La mosquée Notre-Dame de Paris – 16

16 – L’accalmie

« La petite Valérie avait bien raison d’être fâchée contre nous », dit le père Lotaire. Il marchait, vêtu de sa soutane noire, en compagnie de Sophia et de Lescure entre les marronniers en fleurs, tout resplendissants de leurs chandelles roses. « Nous avons mis trop de temps à résoudre un problème simple dont la réponse semblait évidente à son intelligence d’enfant. Si l’on est incapable de préserver une relique, mieux vaut l’anéantir de ses propres main que de la livrer à la profanation ».

« Eh oui, quand on a affaire à des sots », sourit Sophia.

A la lumière dorée du soleil mêlée à la clarté rose des marronniers, le père Lotaire remarqua soudain avec stupéfaction que les yeux de Sophia Sevazmiou n’étaient pas noirs comme il lui avait toujours semblé. Seule la pupille était noire et pas plus développée que la normale. D’ailleurs, une pupille anormalement dilatée est le signe d’une pathologie de l’œil et non l’attribut d’une femme fatale. Alors, d’où lui venait cette impression, partagée avec d’autres il en avait l’intuition, que l’iris et la pupille se fondaient chez Sophie dans une même couleur ? Or, cet iris était plutôt gris à l’intérieur et vert glauque sur les bords. Il en vint à conclure que cet éclair noir qui jaillissait comme d’un lance-flamme, c’était juste son regard, c’était juste l’expression de ces yeux incroyables.

« Dites-moi, Sophie, continua le prêtre, seriez-vous d’humeur à faire quelques pas dans la Cité en compagnie de monsieur de Lescure et de moi-même ? Nous aimerions réfléchir avec vous à certaines questions. Vous vous souvenez sans doute que, dès le départ, je m’étais réservé la possibilité de poser certaines conditions ? ».

« Je m’en souviens ».

« Le problème, Sophie, vient de ce que Notre-Dame est une relique bien trop monumentale et bien trop sacrée ».

« Ce que vous dites est assez évident » répartit Sophie d’une voix tendue.

« Mais vous avez compris tout de suite que c’est justifié ».

« Ecoutez, mon Révérend, il me vient comme des pressentiments complètement idiots. Parlez sans détour ».

« J’avais admis que certaines circonstances pouvaient rendre possible la destruction de Notre-Dame. Rendre nécessaire cette destruction…. ».

Sophie rejeta la tête en arrière :

« Et vous allez me dire maintenant, qu’après avoir fait sauter Notre-Dame, il n’est plus légitime, il n’est plus possible de demeurer en vie ? ».

« Comment cela, il n’est plus possible, rétorqua le père avec amertume. C’est vous qui le dites ! Et vous tentez en plus de me faire endosser cette absurdité ! Saint Pierre, après avoir trahi le Sauveur, après l’avoir renié trois fois, a continué à vivre ! Notre-Dame n’est pas le Sauveur, mais juste l’un des mille reflets splendides de son enseignement dans notre monde pécheur. Peut-on comparer le fardeau qui m’est dévolu à celui qui pesait sur l’Apôtre ? ».

« Alors, où est le problème ? Vous croyez, mon Révérend, que je n’ai pas compris où vous vouliez en venir ? Vous ne voulez pas quitter la cathédrale, c’est bien ça ? »

« C’est bien ça », confirma le père Lotaire en inclinant la tête comme font les enfants têtus.

« C’est de la folie ! Vous êtes en pleine contradiction avec vous-même ».

« Oui. Avant même, Sophie, que vous ayez évoqué cette idée, j’avais déjà compris qu’une célébration, une unique liturgie, justifiait à elle seule l’entreprise. Mais, au même moment, j’ai eu la conviction – sachant que la cathédrale allait sauter – qu’il me serait impossible de la quitter. Littéralement impossible, mes jambes refuseraient de me porter. Si Dieu le veut, j’aurai le temps de dire cette messe. Les fidèles qui voudront y assister pourront quitter la Cité par les couloirs du métro. Moi, je resterai pour prier, prier jusqu’au bout ».

« Vous êtes chrétien, pour vous, le suicide est interdit ! » lança sèchement Sophia.

« Peut-être que je me trompe, peut-être est-ce faiblesse de ma part. Mais j’ose tout de même espérer que le Seigneur ne tiendra pas pour un suicide cette prière dans une cathédrale condamnée. Notre faiblesse peut tout attendre de sa miséricorde : peut-être ferat-il en sorte que toute issue me soit coupée ? Cependant, si je perds mon âme par faiblesse, ce sera un péché dont il me faudra répondre. En France, Sophie, il est des cathédrales plus belles que Notre-Dame, on le sait. L’édifice est massif, encore trop chargé de son héritage roman, le dépouillement austère en moins. Et la cathédrale de Reims est encore plus disgracieuse. Mais, c’est précisément entre les murs de ces deux sanctuaires que l’on sent le souffle de ce pays, de cette terre que l’on nommait jadis « la fille aînée de l’Eglise ». Sophie, on ne peut pas abandonner Notre-Dame dans le malheur. Si l’on est dans l’incapacité de détourner le fléau, il faut demeurer avec elle jusqu’à la fin ».

« Et puis, un soldat ne laisse pas tomber son officier, ajouta doucement de Lescure, pour reprendre visiblement un débat précédemment entamé avec Lotaire. La place d’un servant d’autel est d’être aux côtés du prêtre jusqu’au bout. Les rapports de féodalité furent toujours l’âme de notre nation, aussi longtemps que cette âme est restée vivante. Certaines choses échappent aussi à mon pouvoir. Et, de plus, je suis déjà trop vieux, tout simplement ».

« Et moi, bien entendu, je suis une jeunette » ironisa Sophia.

Le père Lotaire leva la main en signe d’avertissement :

« Ce n’est pas le moment de dire des sottises ».

« Rassurez vous, ce que je vais dire est on ne peut plus sensé. Que vous le vouliez ou non, c’est tout de même moi qui vais vous faire sauter. Alors, en tenant compte de la donne que nous tenons entre nos mains, le plasticage de Notre-Dame est-il ou non un péché ? ».

« Oui et non ».

« Pour le non, je comprends. Mais il y a un oui, et ce oui suppose un lourd péché, n’est-ce pas ? Trop lourd pour que j’en charge les épaules d’un jeune garçon qui a toute la vie devant lui. C’est moi qui minerai l’édifice, et je ne me ferai assister de quelques personnes que pour les travaux de manutention annexes. Mais je prends sur moi l’entière responsabilité morale de cette explosion. Vous avez tout calculé en fonction de votre petit confort, et moi, je n’ai plus qu’à me débrouiller comme je peux ? C’est d’une galanterie exquise, tout à fait à la manière masculine. Je devine ce que vous allez me rétorquer : que je viens juste d’échafauder mon plan, à l’instant même où vous exposiez vos décisions.
Mais, en fait, cela ne change rien. Tout simplement je n’avais pas eu le temps de réfléchir auparavant. De toute façon, dans la cathédrale, cela m’aurait semblé évident. Les arguments que vous avancez pour refuser de quitter la cathédrale sont aussi valables pour moi que pour vous. Peut-être même, plus valables. Mais, sur ce dernier point, je suis prête à faire des concessions ».

« Sophie, vous a-t-on déjà dit que vous étiez un monstre ? Assez sympathique, il faut le reconnaître, mais un monstre intégral tout de même ».

« On me l’a dit, n’en doutez pas ».

« Je savais bien que je n’étais pas original ».

« Arrêtez ces salades de sacristie ! Espérez vous sérieusement, mon Révérend, me circonvenir avec vos histoires ? ».

« Pas sérieusement, Sophie, soupira le père Lotaire, mais ça ne m’empêche pas d’espérer ».

« Voyez-moi ça ! ». Dans les yeux de Sophia passa une lueur joyeuse, et le père Lotaire constata, non sans étonnement, que ces yeux étaient bien noirs, comme il lui avait toujours semblé. « Vous devriez avoir honte, à la fin. J’ai l’impression d’avoir affaire à un gamin de trente ans… ».

« Trente-trois, si vous permettez ».

« La différence est énorme, en effet. Avez-vous calculé, même approximativement, quel âge je pouvais bien avoir ? Figurez vous que je suis née avant Internet ! Est-ce que vous pouvez seulement l’imaginer ? Bien sûr que non, vous ne vous souvenez même pas du temps où, en Europe, le Web n’était pas filtré. Par rapport à vous, je suis vieille comme Hécube. Et cependant, je ne me permets pas de vous contredire, bien que l’âge m’en donne le droit. Monsieur de Lescure, n’est-ce pas que nous avons le droit, vous et moi, d’exiger des jeunes qu’ils ne sacrifient pas leur vie ? ».

« Cela s’appelle racoler des alliés dans le camp de l’adversaire, de plus en plein dans le feu de l’action, répondit le bouquiniste que secouait un petit rire de vieillard. Non, madame Sevazmiou, j’ai un autre sujet de préoccupation, sans rapport avec le nombre des années vécues. Les fidèles vont se retrouver sans pasteur ».

« Grâce à Dieu, je ne suis pas encore le seul prêtre en France ! », rétorqua sèchement le père Lotaire.

« Mes amis, chacun de nous voudrait bien convaincre les deux autres » suggéra de Lescure avec un de ces sourires dont on attribue la finesse, comme on dit, à la perspicacité du grand âge. Et Sophia pensa qu’en réalité, le sourire des vieillards était fin du fait de l’amincissement naturel de leurs lèvres. Elle se dit qu’elle-même n’échappait pas à la loi qui transforme les stigmates des ans en simulacre d’esprit. Mais, chez de Lescure, c’était dans ses petits yeux bleus délavés, enfouis sous la broussaille des sourcils grisonnants, que se cachait la véritable sagacité. Ce vieillard n’était pas ordinaire, et même tout à fait singulier, comme Sophia l’avait déjà remarqué l’avant-veille.

« Remettons les cartes biaisées dans nos manches. Même vous, Sophie, vous n’êtes pour moi qu’une gamine. Internet, pensez donc un peu ! Quand je suis né, il fallait une salle de belles dimensions pour loger un seul ordinateur. Que chacun de nous fasse ce que lui dicte sa conscience ou son cœur. Pour notre père Lotaire, cela ressemble au devoir d’un capitaine envers son navire, pour moi, ce serait plutôt celui du soldat envers son commandant qu’il ne saurait quitter… Quant à vous, Sophie…Soit dit sans vous offenser, dans cette histoire, vous figurez, depuis le début, comme l’archétype de la Mort. La Mort ne peut demeurer vivante, ce serait illogique ».

« Voilà encore un des privilèges du grand âge. Nous avons eu le temps de nous imprégner de livres détruits, à ce jour, jusqu’au dernier… Voyez, monsieur de Lescure, comme notre cher père Lotaire fait la grimace ! C’est qu’il a grandi dans ces années où « ils » avaient usurpé l’image de la mort. Souvenez vous comment ils avaient commencé : Vous aimez la vie, nous, c’est la mort que nous aimons. Mais c’était déjà une imposture. Ce n’est pas la mort qu’ils aiment, mais seulement l’absence de vie. L’apparence cadavérique, la décomposition, la putréfaction dans tous les sens de ces termes. Je me souviens ce que disaient les gens de la génération de mes parents : qui aime la vie ne redoute pas la mort. La mort n’éprouve que celui qui n’aime pas la vie. Reconnaissez qu’un chrétien ne doit pas avoir peur de la mort, mon Révérend, et ne faites plus ce visage chagrin !

« Il ne le doit pas, Sophie, il ne le doit pas… ». A en juger par l’expression changeante de son visage, le père Lotaire semblait plongé dans une sérieuse réflexion, dans un intense débat intérieur. « Finalement, je suis d’accord avec monsieur de Lescure en ce qui vous concerne, Sophie, mais, une fois de plus, mon accord est lié à une condition. Pas vraiment une condition, plutôt un souhait ».

« Que vous faut-il encore ? Le marchandage est en train de tourner, je le crains, à votre avantage et il est vraisemblable que j’accepte, même si je lis dans vos yeux que vous tramez je ne sais quelle machination diabolique ».

Le père Lotaire éclata de rire de si bon cœur et si joyeusement que Sophia et de Lescure en firent autant sans comprendre de quoi il s’agissait. Le rire vint dissiper l’atmosphère pesante de cette difficile conversation.

« Vous êtes une vraie malédiction, vous, les gens des années vingt, une vraie malédiction, Sophie ! « Diabolique » est, sans doute, le terme le plus adéquat dans votre esprit pour qualifier la proposition que j’ai l’intention de vous faire ! Je ne peux m’empêcher de rire ! Hélas, on ne vous a pas assez frotté les oreilles dans votre enfance ! ».

« Je vous demande pardon. Ce terme est stupide appliqué à un prêtre, et il est vrai que jurer par le diable est une habitude détestable. Mais, de mon temps, personne ne le prenait au pied de la lettre, c’était une simple plaisanterie ».

« Mais un véritable tic chez certains. Mais passons, il est un peu tard maintenant pour refaire votre éducation, surtout dans les circonstances actuelles ».

Sophia fit comprendre par un sourire qu’elle appréciait l’humour du propos.

« Je me souviens parfaitement que vous êtes orthodoxe, poursuivit le père Lotaire. En fait, pas vraiment orthodoxe, bien sûr, car vous demeurez tranquillement hors de l’Eglise, mais tout de même…. Je peux, malgré tout, donner la communion in extremis (95) à une personne se trouvant dans la déplorable situation spirituelle qui est la vôtre, sans trop redouter d’encourir l’accusation d’œcuménisme. Nos Eglises ne contestent pas qu’elles se situent l’une et l’autre dans la continuité apostolique ».

« Hélas, je ne sais plus. Mais il suffirait que cela vous soulage pour que j’accepte. Je commence d’ailleurs à penser que cette raison n’est pas la seule ».

« Je n’ose espérer davantage, je suis réaliste. Et donc ? ».

« Je communierai à cette messe. Et même, je me confesserai préalablement, quoique toute ma confession, comme dans le roman de votre grand écrivain français, se résume aisément en deux mots ».

« Ce roman est impie, mais cette scène est forte, on ne peut le nier, songea de Lescure. Très forte même, en dépit de tous les immondices dont était bourré le crâne de cet auteur. Voyons, comment était-ce donc ?

« Que chacun, dit Grand-Francoeur, confesse ses fautes à haute voix. Monseigneur, parlez ».

Le marquis répondit :

« J’ai tué ».

« J’ai tué », dit Hoisnard.

« J’ai tué », dit Guinoiseau.

« J’ai tué », dit Brin-d’Amour.

« J’ai tué », dit Chatenay.

« J’ai tué », dit l’Imânus.

Et Grand-Francoeur reprit :

« Au nom de la Très Sainte Trinité, je vous absous, que vos âmes aillent en paix ».

« Ainsi soit-il » répondirent toutes les voix.

Le marquis se releva.

« Maintenant, dit-il, mourons ».

« Et tuons », dit l’Imânus.(96)

Ma mémoire, soit dit en passant, est encore fidèle, je ne crois pas m’être trompé en reconstituant cette citation. Il est vrai que ce passage où les personnages prennent si ostensiblement le dessus sur l’auteur lui-même est inoubliable. Cela a toujours été mon péché mignon de chercher dans les livres confirmation de ce que la vérité artistique l’emporte toujours sur une idée fausse. Mais pourquoi se soucier des livres en ce moment ? Je suis comme un Romain, implanté en Gaule depuis la troisième génération qui remuerait des rouleaux de parchemins dans sa villa pavée de mosaïque chauffante sans remarquer que les canalisations commencent à fuir et, qu’alentour, des colosses crasseux, des Francs, s’affrontent à coups de hallebardes. Ce n’est pas la première fois que notre monde s’ensauvage, et ce n’est pas davantage le moment de se tourner vers les poètes du passé. Il faut observer avec lucidité la naissance, sous nos yeux, d’une nouvelle épopée ».

« Monsieur de Lescure, vous planez dans vos rêveries, dit le père Lotaire. Voilà au moins une minute que nous vous observons ».

Il souriait. Souriait aussi Sophia Sévazmiou.

*
**

Le sniper était bien embusqué, top bien même pour que ça ne pose pas problème. Encore heureux qu’on ait eu du temps à revendre pour cogiter, l’ennemi ne se hâtait pas de donner l’assaut. Eugène-Olivier voyait sur la quai d’en face, de l’autre côté de la Seine, les uniformes bleus qui commençaient à grouiller, il entendait le vacarme des camions.

« Pour le moment, nous gagnons du temps, dit Jeanne. Dis-moi, tu n’aurais pas vu Valérie, par hasard ? ».

« Non. Et il ne te vient pas à l’esprit que nous voyons Paris de jour pour la dernière fois ? ».

« Ca, il n’y a que Dieu qui le sache ».

« Tu ne m’as pas compris, répliqua Eugène Olivier avec agacement. Tout est en train de changer. Grâce à Dieu, on procède en ce moment même à l’évacuation des gens du ghetto, mais, sans ghetto, il n’y aura plus d’organisation clandestine. Demain matin, si nous sommes encore en vie, nous nous planquerons dans les catacombes. Il faudra peut- être y croupir, sans voir la lumière du jour, un mois entier, deux peut-être. Ensuite, nous gagnerons les forêts de Vendée, mais ils se mettront alors à persécuter encore davantage les paysans. Les citadelles souterraines sont immenses dans ces bois, elles existaient déjà à l’époque des Blancs qui, du reste, ne les avaient pas non plus creusées eux-mêmes. Et pourtant, elles ne seront qu’une halte sur la route des frontières de l’Euroislam ».

Jeanne serra ses petits poings.

« Oui. C’est l’exode ».

« C’est quoi ? ».

« Bon sang, ce que tu peux être ignorant ! ».

« Attends, tu parles de quoi là, de la Bible ? ».

« Bien sûr. L’Exode. Mais pas seulement la fin de la captivité, mais aussi l’adieu à la terre natale ».

« Qui sait, peut-être reviendrons-nous ici un jour. Sur des tanks ».

Eugène Olivier voulait tellement remonter le moral de Jeanne, et il avait, semblait-il, trouvé les mots justes. Le visage de la jeune fille s’illumina.

« Sur des tanks russes ? » demanda-t-elle en marquant une certaine hésitation.

« Tu sais bien que Sophia Sévazmiou est russe, rappela Eugène Olivier ».

« Alors, il ne sera pas difficile de s’entendre avec eux, je pense, pour peu qu’ils ressemblent à Sophie. Mais à part ça, il ne me plaît pas du tout que personne n’ait vu Valérie. Bon, je cours, je vais la chercher ».

C’était vraiment du Jeanne tout craché. Elle ne pouvait pas rester en place une minute. Eugène Olivier plissa les yeux pour essayer de repérer la silhouette qui se dissimulait sur la galerie. Il se camouflait, le salaud, avec son fusil à infrarouges. Si l’on pouvait seulement prendre position sur le toit, ce ne serait pas compliqué de lui régler son compte. Il observait ce qui se passait en bas sans s’attendre à subir une attaque. La surprise serait complète.

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Le père Lotaire et de Lescure étaient assis sur un banc devant un parterre planté le long de la Conciergerie. Le vieux bouquiniste tournait entre ses doigts les grains en porcelaine d’un chapelet encore plus vieux que lui, tandis que le prêtre regardait des moineaux effrontés qui, en sautillant, se disputaient un morceau de brioche tombé par terre. De Lescure, après avoir embrassé la croix, enfouit le chapelet dans sa poche.

« Je commençais à m’inquiéter de ce que le jour ne compte que vingt-quatre heures. Vous vous rappelez combien de fidèles se sont présentés hier à la confession ? Et tout s’est bien passé, je ne sais comment, tous ont réussi à se confesser ».

« Tous, répéta le père Lotaire sans quitter des yeux la bande bagarreuse des moineaux. Tous, sauf un. Et celui-là, je ne puis guère lui venir en aide ».

« C’est vrai, vous ne le pouvez pas. Tout s’est déroulé trop précipitamment comme sur ces vieilles vidéos que l’on visionnait en mode accéléré. Je comprends votre affliction, Lotaire. Mais peut-être me confierez-vous ce qui pèse sur votre âme ? Evidemment, je n’ai pas le pouvoir de remettre vos péchés, mais, qui sait, vous vous sentirez quelque peu soulagé ? ».

« Vous êtes très bon. Mais je ne voudrais pas, le dernier jour de ma vie (du moins, j’espère qu’il sera le dernier) ajouter un nouveau péché à ceux qui n’ont pas encore été absous : celui de me décharger sur autrui de mes douloureuses pensées ».

« Mon Révérend, j’ai l’impression que vous poussez le scrupule jusqu’à l’absurde ! Depuis combien d’années vous portez dans votre cœur les souffrances les plus secrètes de tous les fidèles de notre communauté. Serait-ce un crime que l’un de ces nombreux pénitents prît sur lui une part infime de votre fardeau ? ».

Le père Lotaire, sans se tourner vers son interlocuteur, continuait à regarder fixement devant lui, bien que les moineaux se fussent égaillés depuis longtemps sans laisser une seule miette. Et dans la dignité de son maintien, le maintien d’un homme qui ne faisait plus qu’un avec son habit de prêtre, il y avait quelque chose de militaire.

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Sa visite à Ahmad ibn Salih, alias Knejevitch, avait tourné à la courte honte d’Eugène Olivier. C’était maintenant de l’histoire ancienne. Tout de même, on l’avait choisi pour cette mission non pas tellement en raison de ses compétences en informatique mais à cause de sa maîtrise de l’escalade artificielle. En l’occurrence, cette aptitude s’était avérée presque inutile car l’affaire était plus simple que bonjour. Pour cette paroi de vieilles pierres, il n’en allait pas de même, mais ce n’était pas non plus un surplomb à franchir. On pouvait grimper facilement par les arcs-boutants. Il était plus logique et moins risqué de tenter l’escalade côté est, puisque cette brute était postée sur la galerie.

Encore fallait-il parvenir jusqu’aux arcs-boutants. Les fumiers retranchés à l’intérieur en couvraient les abords par des tirs de barrage. Attendre l’obscurité ? Mais l’autre, sur la galerie, n’attendait que ça, lui aussi. Et puis zut, advienne que pourra !

Quand il était gosse, il plongeait bien dans l’eau glacée. Seulement, il valait mieux aujourd’hui ne pas fermer les yeux comme alors. Eugène Olivier se glissa furtivement jusqu’au dernier buisson décoratif derrière lequel il se tapit, attendant un moment propice pour se lancer dans l’espace découvert. Car, toute la pointe orientale de l’île avait été, par les soins de ces maudits, totalement engazonnée et semée de fleurs, comme s’ils y avaient déroulé leur stupide tapis de prière. Il songea que les vrais seigneurs de Paris, les rois, ne redoutaient ni le peuple ni les venelles étroites. Que c’était Bonaparte qui, le premier, avait entrepris de dégager de vastes espaces. Les musulmans n’avaient fait que l’imiter. Comme d’habitude, ils ne pouvaient rien imaginer par eux-mêmes. Bon, tout ça, c’était de l’Histoire, et il avait à résoudre un problème autrement crucial : enlever ou non ses baskets ? Pour grimper, ce serait plus facile, sûrement. Mais il ne pouvait pas les suspendre à son cou, il faudrait s’en débarrasser. Dans ce cas, il ne lui resterait plus qu’à souffrir des pieds jusqu’au matin. Non, il se débrouillerait avec. Allez, en avant !

Eugène Olivier courait en louvoyant, se pliait en deux, zigzaguait. Des balles ricochèrent sur l’allée toute proche, heureusement, elles ne provenaient pas d’une arme automatique. Si le but de la course avait été un mur, ce jeu du chat et de la souris eût été moins risqué : il lui aurait suffi de s’aplatir le nez contre la surface plane pour échapper aux tireurs embusqués derrière les fenêtres. Mais c’était un arc-boutant qu’il devait atteindre. Il fallait, à tout prix, déloger le sniper de sa passerelle. Faites, Seigneur, que son accostage passe inaperçu !

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Le père Lotaire serrait entre ses mains un vieux bréviaire aux signets défraîchis et aux angles de cuir râpés.

« Les privilèges mexicains (97) représentent une redoutable tentation. Vous voyez mon bréviaire de Lescure ? Apparemment, il n’a rien de particulier, n’est-ce pas ? ».

« N’oubliez pas, tout de même, que vous parlez à un bouquiniste ». De Lescure prit avec précaution le livre du père Lotaire et l’ouvrit à la page où la date de parution figurait en chiffres romains. « Oui, 1901. Doré à la feuille, bien entendu ».

« Je ne sais rien de la dorure, sauf qu’elle ne s’est pas écaillée avec le temps ».

« Et vous savez pourquoi ? Ce n’est pas de la peinture. Sur la tranche du livre, on appliquait une feuille d’or extra-fine que l’on frottait ensuite avec de l’ivoire jusqu’à ce que les feuilles commencent à se décoller. On savait faire ça. Ceci dit, il s’agit d’une édition ordinaire, à fort tirage. De la maison Fréderic Poustet à Ratisbonne, je m’en étais douté immédiatement ».

« Il est bien vrai que chacun mesure les choses à son aune. Mais que de problèmes m’a valu, à Flavigny, ce bréviaire « ordinaire ». Nous portions le nom de Fraternité Saint-Pie X, et quelle vénération nous ressentions pour ce pape, rien que pour son Serment contre l’hérésie du modernisme (98). Qu’il ait été le premier à réformer le Bréviaire, qui, durant mille ans, n’avait suscité aucune réserve, de cela personne ne soufflait mot. Les laïcs, dans leur majorité, ignoraient même que le bréviaire n’était plus celui qu’utilisaient leurs grands-parents. Je m’étais incliné alors. Sur quoi repose l’Eglise, sinon sur l’obéissance ?

Je m’étais soumis en me faisant violence. Ce bréviaire que vous voyez, je l’avais alors remisé au fond d’une malle pour adopter la nouvelle mouture. Mais, quand on reste des mois entiers sans voir son évêque et, dans certains cas, quand on a perdu tout contact avec lui….. Cela fait longtemps que j’ai repris mon vieux bréviaire. C’est bien la façon la plus hypocrite qui soit d’interpréter les privilèges mexicains ! ».

« N’est-ce pas justement le bréviaire de saint Pie X que l’on considère comme antérieur à la réforme ? ».

« Effectivement, le bréviaire de saint Pie X que nous utilisons a été adopté soixante ans seulement avant la parution de cette inimaginable Liturgie des Heures ! Mais, Lescure, s’il n’y avait que le bréviaire ! Une pensée ne cesse de me tarauder : pourquoi avons-nous si obstinément considéré Vatican II comme le commencement de la fin ? Bien sûr, c’est après le Concile que le catholicisme n’a plus été qu’une parodie de lui-même avec ces petites dessertes en lieu et place des autels, avec cet abandon du latin, cet œcuménisme, cette mutilation du canon de la messe. Mais si, avant Vatican II, tout avait été si idyllique, d’où serait-il sorti ce Concile ? Vous connaissez le principe des chirurgiens : éradiquer la tumeur en incisant tout autour dans le tissu sain. En rompant avec le pape, n’est-ce pas dans un tissu malade que nous avons incisé ? L’Ordre des dominicains, jusqu’au XIXe siècle a combattu le dogme de l’Immaculée conception (99), il l’a combattu tant qu’on ne lui a pas rompu l’échine ! Et alors, et si, à la suite de ces dominicains authentiques qui avaient traversé les siècles, je considère ce dogme comme absurde ? Ah, Lescure, si l’on pouvait réunir un véritable Concile, si l’on tentait de comprendre à quel moment nous avons défiguré la foi de nos ancêtres ! D’où vient cette fracture à partir de laquelle le catholicisme a volé en éclats ? ».

« Il est trop tard pour nous, Lotaire, prononça gravement le vieillard. Mais peut-être que d’autres le feront après notre disparition. Je ne sais si vos interrogations sont légitimes ou si elles vous sont envoyées comme une tentation. Je ne peux rien dire, vraiment, c’est trop complexe pour moi. Ce qui nous attend maintenant, c’est de purifier notre âme par le repos éternel. Vous avez toujours été un bon soldat de l’Eglise, ne dites pas le contraire, je le vois mieux que vous, de l’extérieur. Dans la souffrance peut-être, mais vous vous êtes soumis. A l’exception, disons, du bréviaire. Le Seigneur est miséricordieux. Si nous faisons fausse route, que nos égarements disparaissent avec nous dans les flammes qui anéantiront notre cathédrale ».

« Amen », dit le père Lotaire avec un sourire.

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Les unités militaires ne cessaient d’affluer. Pas la police, pas les compagnies de sécurité, mais de véritables divisions armées. A quoi bon ce déploiement contre une ridicule poignée de maquisards, songea involontairement Kassim. Mais l’ordre d’attaquer n’arrivait toujours pas.

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Bon, parfait, la culée de l’arc-boutant dissimulait maintenant Eugène Olivier. Mais, aussi bien, personne ne regardait dans cette direction, comment auraient-ils deviné l’objectif qu’il se proposait ? Il grimpait comme qui traverse un pont de pierre, il avait même envie, là où c’était possible, de se dresser de toute sa taille et de marcher normalement. Mais c’était de l’enfantillage. En général, le plus redoutable n’est pas de grimper, c’est deux fois plus facile que de descendre. La descente, c’est une autre paire de manches. Mais quelle que soit l’issue de l’entreprise, il n’aurait pas à redescendre par le même itinéraire. Comme déjà la chaussée, en bas, lui semblait loin…

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Il commençait à avoir des crampes. Ayant délicatement déposé son arme, Vali-Farad entreprit de se dégourdir les jambes. C’était agaçant de n’avoir plus rien à faire et encore plus vexant d’avoir raté le maquisard quand il avait trahi sa présence. Personne ne bougeait maintenant, ils attendaient que la nuit soit tombée. Pour lui, aucune importance, ils ne pouvaient se douter de quel type de fusil il disposait. On allait bien s’amuser. Et dire que ses camarades s’étaient moqués de lui quand il avait demandé à son père de lui offrir, pour ses dix-huit ans, un SB-04. En effet, à quoi aurait pu servir un fusil thermique à un gradé subalterne de la police ? C’était un cadeau hors de prix, et, de toute façon, il n’était pas réglementaire de patrouiller avec cette arme. Il ne l’avait jamais emmené en patrouille, mais il gardait son fusil sur son lieu de travail. Et, en fin de compte, qui avait raison ? Il allait s’en servir maintenant, et comment !

Le visage poupin, habituellement boudeur de Vali-Farad, rayonnait de bonheur. Sur ses lèvres, que soulignaient des moustaches encore trop clairsemées pour être taillées, errait un sourire béat. Il venait à peine de se résigner aux directives draconiennes de son père : pas d’opérations dans le ghetto, pas de chasse aux maquisards tant qu’il n’aurait pas reçu la formation adéquate. Et, avant de suivre cette formation, il fallait encore s’embêter tout un an comme simple contractuel, même si c’était dans un quartier chic, ce qui fait quand même bien dans un CV. D’ailleurs, les ambitions de Vali-Farad dépassaient de beaucoup la simple traque des maquisards en France. Il rêvait d’aller combattre dans le Dar al-Harb (100). En effet, la guerre sainte n’était-elle pas suspendue que provisoirement ? Tu parles, la bombe ! Il suffirait de l’extorquer, cette bombe, aux mécréants et puis de repartir en guerre encore et encore…

Depuis toujours, Vali-Farad rêvait de combattre les infidèles. A l’âge de treize ans, il avait constitué avec ses copains une petite « brigade ». Les gamins avaient arrêté leur choix sur le ghetto d’Austerlitz. Ils avaient réussi à s’amuser seulement cinq fois, mais ils s’en étaient donné à cœur joie. D’abord, et c’était une idée de Vali-Farad, ils cernaient une maison en pleine nuit et se mettaient à pousser des grognements de cochon devant les portes et sous les fenêtres. C’était génial, les kafirs sont bien des porcs, n’est-ce pas ? Les lieux une fois reconnus, ils faisaient irruption dans le logis sans distinguer – comme l’auraient fait de véritables fidèles – ce qui était autorisé de ce qui ne l’était pas. Ils avaient envie de se défouler et, après tout, les kafirs n’ont pas le droit d’exister en ce monde ! Ils cassaient carrément la vaisselle, sautaient sur les lits pour les défoncer, pelotaient les femmes, surtout les filles de leur âge car ils redoutaient quelque peu les adultes. Par contre, déchirer le pyjama d’une fille qui hurle et qui griffe, c’était jouissif. Ils n’osaient pas aller jusqu’au viol, dissimulant derrière des plaisanteries leur appréhension d’échouer et de perdre la face devant les copains. Ils n’étaient encore que des jeunots. Les kafirs adultes le comprenaient aussi d’une certaine façon. Ils se contentaient de les attraper par les bras, de leur faire la morale, de les menacer, sans aller jusqu’aux coups. Ils se doutaient bien, ces ordures, qu’on n’allait tuer ni violer personne ! Mais, tout de même, quel plaisir de leur filer entre les pattes avec des cris de sauvages et de s’éparpiller dans toute la maison. Va-ten mettre la main sur six galopins dont l’un crache dans les casseroles, l’autre pisse sur le tapis, le troisième casse les vitres à coups de gourdin, le quatrième court après la fille de la famille, le cinquième saute à pieds joints sur une pile de hardes arrachées à la penderie et le dernier assiste au spectacle en faisant des grimaces….

L’affaire fut vite ébruitée. Les copains n’hésitèrent pas, bien sûr, à donner le nom du meneur dont la responsabilité – en tant qu’aîné – était évidente. Il leur en cuisit, mais modérément. Pour Vali-Farad, il était clair que, même si son père jugeait nécessaire de réprimer les pulsions de son fils, il n’en reportait pas moins sur lui ses plus grands espoirs.

Maintenant, bien sûr, il avait mûri, s’était rangé. Il s’était sincèrement résigné à se morfondre, et, soudain, cette divine surprise. C’est vrai que les maquisards n’allaient pas faire long feu, mais il aurait tout de même le loisir de faire quelques cartons. Et il n’y avait aucune inquiétude à se faire : la mosquée était imprenable, les défenseurs tiendraient facilement jusqu’à l’arrivée des renforts. Vali-Farad tira de sa poche une friandise au chocolat qui tombait à pic.

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Un grand merci à vous, vénérables architectes, aimables tailleurs de pierre de n’avoir ménagé ni votre temps, ni votre peine pour doter la cathédrale de son décor sculpté foisonnant ! Si vous aviez été des adeptes convaincus du classicisme, rien que de penser aux à-plombs qu’il resterait encore à escalader fait froid dans le dos ! Néanmoins, Eugène Olivier avait été, à deux reprises, sur le point de dévisser. Mais il n’avait même pas eu le temps de prendre peur. La première fois, il avait trouvé un appui pour le pied, et, la seconde, une prise commode. Ce n’était pas pour rien qu’il avait passé, quand il était gosse, des journées entières à crapahuter sur les ruines des monuments de banlieue. Ses mains déchirées laissaient sur la pierre des traces de sang. Il avait été bien inspiré de ne pas enlever ses baskets. Même si, nu-pieds, on sent mieux la moindre aspérité, il lui aurait été insupportable d’avoir maintenant les pieds dans le même état que les mains. Il avait de quoi être fier, tout de même, peu de gens auraient été capables de grimper sur le toit de la cathédrale dans les mêmes conditions que lui. Mais pour les fanfaronnades, on verrait plus tard !

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Brisseville laissa retomber ses jumelles : on voyait très bien à l’œil nu que les choses sérieuses commençaient de l’autre côté de la barricade. On avait mis en branle les gros engins de déblaiement : bulldozers, super tracteurs. Il fallait s’y attendre. Pour les voitures de pompiers, c’était bien vu. Mais de quelle utilité seraient-elles ?

« Cette fois, on y est » souffla un jeune inconnu, couché à côté de Jeanne. Comme fasciné, il observait un bulldozer qui s’approchait de la première ligne des barricades.

« C’est pas trop tôt, pouffa Jeanne. Ils ont dû se torturer ce qui leur tient lieu de cervelle pour en arriver là ! Pourquoi est-ce que nous économisons les cartouches ? ».

Le bulldozer progressait lentement vers l’enchevêtrement des carcasses de voitures. Jeanne pouvait voir maintenant, à travers les vitres de la cabine, le visage gris de peur du conducteur black. Il faut croire qu’ils ne fabriquaient pas de cabines blindées.. Le godet gigantesque de la pelleteuse s’abattit brutalement sur la Citroën qui gisait, les roues en l’air.

Par bonheur, Jeanne eut le temps d’entrouvrir la bouche, avant que la déflagration ne vint frapper durement ses tympans, ce qui en adoucit le choc. Les mines dissimulées, qui truffaient de bas en haut l’amas métallique, explosaient les unes après les autres. Les réservoirs d’essence prirent feu instantanément, et pour commencer, celui du bulldozer qui avait été renversé sur la chaussée. La muraille de flamme qui s’élevait maintenant vers le ciel interdisait de voir les pertes subies par l’ennemi. Mais, à en juger par le vacarme ambiant, les grincements, les grondements et les cris d’effroi, le résultat était encourageant. Et littéralement dans la seconde qui suivit, une nouvelle série de détonations assourdissantes se fit entendre sur l’autre bras de la Seine, à peine atténuée par la distance.

Et puis, à nouveau de ce côté-ci, mais plus à l’ouest.

Jeanne riait sans même remarquer qu’elle versait aussi des larmes de bonheur.

« C’est classe ! c’est vraiment classe ! Hé, tu as pigé qu’ils avaient reçu l’ordre d’attaquer tous les ponts à la fois ? ».

« Par parenthèses, je m’appelle Arthur », dit le jeune homme en tendant la main.

« Jeanne ».

« Dites, vous n’avez pas de blessés ? ». C’était Michelle, la petite Africaine. Elle portait cette fois une robe rose pâle ornée de feuilles d’érable argentées ce qui jurait quelque peu avec l’énorme sac de soins d’urgence qu’elle traînait sur l’épaule.

« Pour le moment, rien à signaler, répondit Jeanne. Ecoute, tu aurais pu, au moins aujourd’hui, t’habiller comme tout le monde. C’est à pleurer de voir comme tu sautilles sur tes talons-aiguilles ! ».

Michelle leva le menton d’un air résolu.

« Et s’il faut aujourd’hui donner sa vie pour Notre Seigneur Jésus ? ».

« Quel rapport avec les talons-aiguilles ? ».

« Pour une telle fête, on sort ses plus beaux habits ».

Jeanne fit l’étonnée.

« C’est sans doute pour ça que, même dans le ghetto, tu étais si bien pomponnée ? ».

« Bien sûr, chaque jour pouvait devenir mon jour de fête. Excuse-moi, j’y vais, puisque chez vous tout est OK ».

Jeanne ne put s’empêcher de l’accompagner d’un petit sifflement admiratif. Elle se sentait loin d’une telle piété.

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« Bon, pour quelques « Stinger », passe encore, mais les mines, d’où les sortent-ils ? D’où sortent-ils ces mines ? Des mitraillettes, des fusils, on peut à la rigueur l’expliquer ! Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’ils vont encore nous sortir, et d’où le tirent-ils ? ».

La voix du général s’enrageait dans le combiné comme un fauve dans sa cage.

« Je ne pense pas tout de même que ça vienne de Russie, répondit Kassim avec lassitude. Et puis, mon général, ce n’est sans doute pas le meilleur moment pour engager une enquête judiciaire. Mais il doit y avoir quelque part un dépôt d’armes qui a été sérieusement dévalisé ».

« On est en train de contrôler l’état des stocks. Il faudrait au moins savoir ce que nous mijotent encore les kafirs. Et l’imam Movsar-Ali, il a cessé d’appeler ? ».

« Exact, mon général ». Cette réponse sembla rassurer le général.

« Ce n’est pas plus mal comme ça. Même si ça doit faire scandale, je n’ai pas l’intention de mobiliser des tas de soldats pour le sauver à tout prix. Le personnel des mosquées n’est pas de mon ressort ».

Kassim rit sous cape. Le général n’était pas français, mais issu d’une famille aisée installée à Paris depuis quatre générations. Il ne se serait jamais permis de tenir des propos aussi équivoques en présence d’un autre Arabe.

« Il y a beaucoup de pertes ? ».

« Difficile à évaluer pour le moment. Mais elles sont significatives tant pour le matériel que pour les hommes ».

« Quels sont vos plans ? ».

« On s’est replié à distance de sécurité. Les hommes du génie calculent la façon d’enfoncer ce qui reste du barrage avec le minimum de pertes. Il serait dangereux d’engager les sapeurs qui devraient travailler sous le feu de l’artillerie. Plus vite les mines exploseront, plus vite les barricades seront anéanties par les flammes. Les maquisards n’auront gagné que quelques heures ».

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« Nous ne gagnons que quelques heures, dit La Rochejaquelein à Sophie, mais, dans la situation où nous nous trouvons, ce n’est pas si mal que ça. Sophie, j’ai eu vent d’un bruit assez stupide qui est en train de se répandre… ».

« Plus tard, Henri, plus tard. On n’a pas la tête à ça pour le moment. Les forces mises en action sont bien plus importantes que prévu. Il faut s’attendre à des pertes sévères lorsque les barricades auront fini de brûler ».

*
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Quand la pétarade avait éclaté, Eugène Olivier se trouvait assis, le dos appuyé à la dentelle de pierre. Il tentait de vérifier s’il ne s’était pas sérieusement foulé le poignet. Il avait du mal à y croire : la première phase du combat venait de s’engager. L’assaut était donc imminent. Il fallait faire vite. Encore heureux que son poignet fonctionne normalement, même si ça faisait un peu mal.

Une odeur âcre de cramé avait étouffé les effluves printaniers et les exhalaisons humides du fleuve. Dans l’air tourbillonnaient d’épaisses particules de suie, aussi denses qu’une pluie de confettis à la noce du diable. Elles se déposaient sur les flammèches roses des marronniers, sur la robe de soie de Michelle qui se penchait au-dessus de Brisseville, lequel, plié en deux, était assis par terre, le corps secoué par les effroyables convulsions de l’asphyxie. Michelle tremblait de peur en lui faisant sa piqûre, une simple sous-cutanée heureusement. Mon Dieu, même elle avait la gorge irritée, il fallait le transporter dans un endroit clos. Pourvu que la piqûre le soulage un peu…

*
**

Plus Eugène Olivier s’approchait de la galerie, plus il ralentissait l’allure. Il ne redoutait plus du tout de dévisser, mais de faire du bruit. Du calme, du calme, c’était encore trop vite.

Un coup de chance ! Le jeune flic, assis sur le sol de la galerie, somnolait en piquant du nez, son fusil posé juste à côté de lui. Eugène Olivier rampait, s’interdisant même de respirer. Il ploya le buste, tendit la main et, avec une infinie prudence, une insoutenable prudence, il serra entre ses doigts le canon de l’arme. Il fallait maintenant tirer, tirer vers le haut, comme un chat qui pêche un poisson rouge dans un aquarium. Encore un peu, et il pourrait s’aider de l’autre main, ce serait plus sûr, le fusil étant trop lourd pour que l’on pût longtemps le soulever du bout des doigts.

Ah, la poisse ! Son poignet droit venait d’être traversé par une douleur fulgurante. Il ne lâcha tout de même pas sa proie, mais la crosse vint frapper la pierre avec un bruit qui le trahit.

« Oh, oh, oh !! ». Le jeune policier, les yeux encore égarés par le sommeil, sursauta, et se mit à tirer la crosse de toutes ses forces. Comprenant qu’il allait devoir lâcher prise, Eugène Olivier sauta dans la galerie, ou plutôt se jeta de son haut sur le flic.

Le fusil, devenu inutile pour l’un comme pour l’autre, tomba avec un bruit mat. Inutile tout autant que le revolver d’Eugène Olivier et le pistolet de son adversaire, inaccessibles dans leurs étuis respectifs. Ils luttaient corps à corps, se pressant contre la pierre, s’efforçant de ne pas relâcher l’étreinte, même un instant.

« Kafir, salaud, porc », haletait le policier, la respiration sifflante.

Eugène Olivier se battait en silence. Il avait assez de professionnalisme pour ne pas se permettre de gaspiller son souffle de façon aussi improductive. Le gars se révélait costaud, bien découplé, bien nourri. Il pesait dix bons kilos de plus qu’Eugène Olivier, et il était parfaitement conscient de cette supériorité.

« Je vais te mettre en bouillie, sale kafir ! Tu ne vaux même pas la balle pour te tuer, ce serait trop beau pour toi ! Je vais t’égorger de mes propres mains ! Tu vas te fendre d’un grand sourire qui ira d’une oreille à l’autre ! ».

Le flic était visiblement mortifié qu’Eugène Olivier ne réplique pas aux invectives qu’il éructait en crachant des postillons répugnants entre ses lèvres pulpeuses et vermeilles.

Insensiblement, par petits mouvements successifs, Eugène Olivier ramenait son menton contre sa poitrine. Il étreignit son adversaire plus énergiquement, comme pour relancer le combat et releva brutalement la tête qui alla percuter le menton du policier, peut-être moins violemment qu’il n’y paraissait. Mais, sur le coup, celui-ci se tordit de douleur, ses muscles se débandèrent et il relâcha son étreinte. Eugène Olivier s’accroupit brusquement, saisit le musulman aux jarrets, rassembla ses dernières forces, se releva sans desserrer sa prise, souleva le corps et le fit basculer sur la rambarde à hauteur des épaules.

Et là, il se mit à pousser…

« Non !! ». La tête du policier pendait dans le vide, mais il faisait des efforts désespérés pour glisser en arrière, vers l’intérieur. Eugène Olivier pesait sur lui de tout son poids et poussait, poussait de toutes ses forces.

« Fais pas ça !! Fais pas ça !! Mon père va t’écorcher vif, il va te planter sur un pal, arrête, crétin, tu ne sais pas qui est mon père, il peut… ».

Un dernier effort et le corps plongea en avant si impétueusement qu’Eugène Olivier eut à peine le temps de lâcher prise. L’écho faisait rebondir le cri et le corps pirouettait dans sa chute à la façon d’un mannequin de bois déjà privé de vie.

Des paillettes éblouissantes dansaient devant les yeux d’Eugène Olivier, le sang cognait follement dans ses tempes. Une sonnerie maigrelette et ridiculement martiale retentit à proximité. Elle lui sembla tout droit sortie de son rêve délirant. Un petit mobile à clapet, du genre haut de gamme, dont l’existence avait si malencontreusement échappé à l’imam Movsar-Ali, gisait à ses pieds, tombé à terre au cours de la bagarre. Il pouvait bien sonner, que le diable l’emporte. Les paillettes lumineuses commençaient se raréfier devant ses yeux. Et puis non, il ne pouvait pas ignorer cet appel. Ceux d’en bas auraient-ils compris ce qui venait de se passer ? Il fallait en avoir le cœur net. Eugène Olivier ouvrit le téléphone.

« Allo ? ».

« Vali-Farad ? Comment ça se passe pour vous, tout va bien ? Eh là ! Qui est à l’appareil ?! A moi, vite, quelqu’un de la mosquée ! Appelez mon fils ! ».

« Vali Farad n’est pas disponible. Il est très pressé ».

Eugène Olivier referma le mobile d’un coup sec et regarda vers le bas. Vali-Farad, puisque c’est ainsi que se nommait cet enflé, n’avait plus à se presser nulle part. Son corps, minuscule vu d’en haut, gisait sur le sol, les jambes et les bras désarticulés.

Depuis les ponts, tous sans exception, montaient vers le ciel des tourbillons gigantesques de fumée noire. Les eaux argentées de la Seine miroitaient calmement. Jadis, à l’endroit où se trouvait Eugène Olivier, une maîtresse cloche était suspendue. Elle avait aujourd’hui disparu, mais même sans elle, il était bon d’être là et le coup d’œil sur l’immensité des toits de Paris restait fabuleux. Hélas, pauvre gargouille décapitée ! Tu étais autrefois une Chimère…. Avec quelle audace tu t’élances encore vers le firmament, NotreDame ! Quelle joie, sur cette galerie haute, de sentir le vent jouer dans ses cheveux et de respirer à pleins poumons.

Eugène Olivier souleva le fusil avec précaution. C’était un objet superbe qu’il aurait tout le loisir d’admirer, car l’assaut de Notre-Dame ne serait pas donné avant le crépuscule.

Il lui faudrait donc patienter ici quelques heures encore. A la nuit tombante, il descendrait par ce fameux escalier à vis dont il avait tant entendu parler depuis qu’il était gosse. S’il jouait de malchance, on le liquiderait avant qu’il ait pu venir à bout du verrouillage intérieur. Mais la chance pouvait très bien lui sourire. Dans ce cas, il ouvrirait les vantaux du portail du Jugement Dernier pour livrer le passage aux siens. Bien sûr, d’un point de vue strictement pratique, il pourrait tout aussi bien ouvrir l’un ou l’autre des portails latéraux. Cela ne ferait aucune différence, mais il préférait le portail central. Car, dans un certain sens, le Jugement Dernier avait déjà commencé.

(95) Ici, dans des circonstances exceptionnelles (lat.).

(96) Du roman de Victor Hugo Quatre vingt treize, livre V, ch. XI.

(97) Privilèges mexicains : à l’occasion des persécutions sans précédent qui s’abattirent sur l’Eglise catholique mexicaine dans les années 1920-1930, persécutions comparables par leur ampleur à celles auxquelles les bolcheviks soumirent l’Eglise russe, le pape Pie XI (1922-1939) octroya au clergé mexicain des prérogatives particulières : dans des cas extrêmes, les prêtres étaient autorisés à interpréter le droit canon selon leur conscience, sans en référer à l’évêque titulaire du diocèse.

(98) Institué le 1 septembre 1910 par le pape Pie X, ce serment se présentait sous la forme d’une confession de la foi catholique en Dieu et en la Révélation divine, en la sainteté et en l’origine divine de la fondation de l’Eglise. Il contenait également une réfutation des thèses modernistes sur l’évolution du magistère, sur « l’incompatibilité des dogmes avec l’enseignement authentique du Christ », sur la nécessité d’une révision critique de l’Histoire du christianisme etc… Tous les candidats au sacerdoce étaient tenus de prononcer ce serment avant leur ordination et de le renouveler ensuite chaque année.

(99) Ce dogme affirme que Marie, dès sa conception, a échappé au péché originel (NdT).

(100) Territoire de la guerre (arab.). NdT.

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2 Commentaires

  1. POUR QUI, POUR QUOI LE GLAND (remplacé):
    .
    «L’IMMIGRATION fait baisser ainsi les salaires [smicardisation], et abaisse la condition morale [profs tabassés] et matérielle de la classe ouvrière […] une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles [archipel de Fourquet], les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais [imaginez avec musulmans/chrétiens] Le SECRET de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise [souchienne], en dépit de son organisation […] grâce auquel la classe CAPITALISTE maintient son pouvoir. Et cette classe [Soros] en est parfaitement consciente.»
    .
    MARX, lettre à Meyer et Vogt, 1870
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    Aussi le laquais de l’Argent nowhere, mime politique, ira contre la volonté du peuple pour servir ses maîtres.
    .
    “Dans les aéroports il y a des gens ordinaires… et des gens qui ne sont rien, dans les salons VIP, suçant les Mackinsey, GE, Uber, Bill, Blackrock…” souchien anonyme

  2. « Les fauves urbains de l’économie souterraine qui brûlent rituellement des voitures ne sont pas des enfants d’ouvriers en révolte qui se battent par haine de la marchandise, mais des paumés incultes adorateurs du fric, de ses modes insanes et de toutes ses grossières insipidités. Bien loin d’être des persécutés en rupture, ce sont les enfants chéris du système de la discrimination positive de l’anti-subversif, les talismans médiatiques de l’ordre capitaliste à révérer »
    .
    « Si les US [-WOKE] investissent de plus en plus de temps et d’argent dans les banlieues françaises [du Boobaland], en région parisienne notamment [Paristan], pour y développer les mythes du rêve américain, c’est qu’ils savent bien évidement que la jeunesse des cultures urbaines [colonies] du hip hop et de la bêtification marchande [rappeur en Rolex]constitue un point d’accroche essentiel pour le spectacle de l’aliénation générale renforcée . »
    Francis Cousin L’Être et l’Avoir