Operation Borodine – 19

DIX-NEUF

La sonnette retentit. Montesquieu aboie, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Bénédicte ouvre la porte avec sa clef mais reste sur le seuil à cause du chien. Les enfants se faufilent et jettent leur cartable dans l’entrée. Trop occupée à boire avec ses deux voisines, Viane n’a pas vu passer l’heure. Elle se précipite.

— Tu es virée pour avoir abandonné le chien, dit-elle à l’étudiante.

— Il n’a jamais été question du chien dans mon contrat.

— Rends-moi tes clefs. De toute façon ce gouvernement islamiste que tu as soutenu interdit aux femmes de travailler.

— Je vous rendrai les clefs quand vous m’aurez payé mon mois.

— Tu n’as travaillé que dix jours.

— Je veux le mois complet.

— Tu seras payée pour ces dix jours, pas un de plus.

Bénédicte serre la clef dans sa main.

— Alors tant pis pour vous. Vous ferez changer la serrure.

— C’est quoi ce chantage ?

— Vous n’aviez pas le droit de m’imposer votre chien !

Viane lui attrape le poignet.

— Rends-moi cette clef.

L’étudiante la repousse et file. Montesquieu la rattrape par son niqab et le déchire. Elle s’arrête net. Il lui barre le passage en montrant les crocs. Prise de panique, elle jette la clef sur la marche et demande à Viane de rappeler son chien. Viane ramasse la clef et tire Montesquieu par son collier.

— Viens mon bon chien, dit-elle.

— Et mon argent ?

— Repasse demain, dit Viane en refermant derrière elle.

Bénédicte tambourine contre la porte.

— Vous allez le regretter, crie-t-elle comme une furie.

Montesquieu recommence à aboyer puis rejoint sa maîtresse au salon. Les enfants racontent leur journée, les nouvelles mesures comme la séparation des filles et des garçons, la suppression des cours de gymnastique et de piscine pour les filles, l’apprentissage de l’alphabet turc et de la graphie arabe puis ils caricaturent leurs professeurs qui parlent à peine le français…

Nathan sort le manuel qu’on lui a remis. Louise a la version « fille » qui, au vu des images et des photos, présente des thématiques très différentes. Les deux manuels restent malheureusement incompréhensibles pour les trois voisines.

— J’ai une collègue qui a fait turc aux Langues O, dit Pauline. Je lui dirai de passer pour qu’elle nous fasse une traduction sommaire.

— En attendant Dietski Gorod, il faut qu’on les inscrive en école privée catholique, fait Viane.

— C’est quoi Dietski Gorod ? demande Louise.

Pauline fustige Viane du regard.

— C’est un enseignement à distance qui commence en janvier, fait la diplomate pour rattraper la gaffe de sa voisine.

— Comme le CNED ? interroge Louise.

— C’est cela, intervient Sophie qui a été mise au courant de l’opération Mary Poppins.

Elle ajoute, l’air grave :

— Si vous en parlez autour de vous, vos mamans seront arrêtées et jetées en prison. Vous comprenez ?

Louise et Nathan hochent la tête. Oui, ils comprennent. Ils ne diront rien. Mais ils n’ont pas envie d’aller dans une institution catholique. L’enseignement y est trop sévère. Ils préfèrent rester dans leur école, même si les filles et les garçons sont séparés. Nathan remarque que c’est même mieux pour jouer, quant à Louise, elle trouve amusant de dessiner les lettres arabes et les cédilles du turc. — On a appris à dire bonjour et au revoir. C’était chouette, s’enthousiasme Nathan. Le maître a même dit que le turc était maintenant plus mportant que le français.

— Et c’est beaucoup plus facile que ce qu’on faisait avant, remarque Louise.

Pauline et Viane soupirent. Si au bout d’une journée les enfants adhèrent déjà au nouveau système éducatif, la partie est loin d’être gagnée. Il faudra que Dietski Gorod recèle des trésors d’ingéniosité pour qu’ils acceptent de partir. Viane leur demande d’aller jouer.

— On nous a dit qu’il ne fallait plus jouer avec les filles, se rappelle Nathan.

— Tu ne vas quand même pas les croire, réagit Louise. Nous, ils nous ont dit que si on parlait aux garçons, on pouvait attraper des maladies ! Tu vois bien qu’ils racontent n’importe quoi.

Sophie les met en garde. Chaque soir, ils devront oublier ce qu’on leur aura dit à l’école. Tout n’y est que mensonges et propagande. Leurs nouveaux enseignants essaient de les monter les uns contre les autres. Louise a raison. Il ne faut pas les croire. La seule chose à prendre en compte est l’enseignement du turc et de l’arabe qui leur servira peut-être un jour. Les langues sont toujours utiles.

— Mais on n’a pas envie d’aller en école privée catholique, insiste Nathan.

— Tu n’iras pas, dit Pauline car le gouvernement les a déjà fermées.

Ce retour à la réalité a brusquement dessoûlé les trois voisines. Viane ne cache pas son inquiétude. Nathan est un petit garçon sensible qu’un rien effraie. Elle a très peur qu’il partage l’idée de la ségrégation filles-garçons, préconisée par ses maîtres. Certes, les théories du genre qui amalgamaient les deux sexes étaient ridicules mais celles qui transforment la petite fille puis la femme en propriété de l’homme sont encore plus pernicieuses.

Louise entraîne son camarade de jeu vers sa chambre. Il a reçu un circuit électrique pour son anniversaire et elle a très envie de l’essayer.

— Dans un mois et demi, ils seront en Russie, dit Claire à voix basse.

— On peut faire beaucoup de dégâts en un mois et demi, surtout à cet âge, prévient la psychiatre.

— Et qu’est-ce que tu conseilles ?

— De les garder à la maison.

Sophie réfléchit à l’aspect subliminal de cet enseignement qu’elle juge dommageable pour une personnalité en devenir. Elle s’interroge sur les méthodes dont ils se servent pour manipuler les esprits. Les enfants sont des cibles idéales qui absorbent vite et le manuel doiten fournir la quintessence. Mais qu’en est-il des adultes ? Comment les amènent-ils à réduire à néant leurs convictions ?

Elle pense souvent à Fatima internée dans ce centre de réislamisation. Elle connaît sa personnalité. C’est une combattante. S’ils parviennent à la changer, c’est que leurs procédés sont révolutionnaires. Les identifier aiderait à mettre en place une thérapie qui permettrait de restituer à ces cerveaux abîmés une partie de leur substance. Hélas, elle ne travaille plus à Sainte-Anne mais elle pense pouvoir amener Hussein, son remplaçant, à collaborer à ce projet.

Les méthodes utilisées par l’armée américaine sur les prisonniers irakiens pendant la guerre de 2003-2007 l’avaient, à l’époque, fortement traumatisé. Et puis il y a ces centres pour homosexuels. Que font-ils subir à leurs voisins du troisième ? Quelqu’un a-t-il eu des nouvelles ? JeanMarc a essayé de les voir mais le procureur n’a pas donné suite. Certains pensent qu’ils sont détenus en unité psychiatrique mais Sophie craint qu’on les ait internés dans des structures spécifiques qui serviraient de laboratoires d’expérimentation.

— Pour ce qui est de la partie arabe du manuel, Hussein n’aura aucun problème à la déchiffrer, dit-elle. Il nous aidera.

Claire longe la rue Nikolskaya en direction de la place Rouge, lorsqu’elle reçoit le message alarmant de Pauline : « Les nouvelles mesures interdisent désormais aux femmes de travailler. Nous avons toutes été licenciées sans indemnités et remplacées par des hommes, des Turcs ou des réfugiés musulmans. Cette mesure touche tous les milieux professionnels, le public comme le privé, les commerçants et toutes les professions libérales. Parles-en à Moscou. Il faut qu’ils nous sortent de là ».

Claire n’est pas étonnée. Dimitri l’avait prévenue.La neige qui tombe à gros flocons étouffe ses pas. Elle coupe par le GOUM, le passage marchant construit à la fin du 19e, formé de longues galeries parallèles. Décoré de balcons Art nouveau, il abrite, sous une verrière parfaitement restaurée, de magnifiques boutiques de luxe, du rez-de-chaussée au premier étage. Si différent du GOUM qu’elle a vu pour la première fois, avec sa classe, en octobre 1991. Tout y était délabré. Des robes, cousues grossièrement dans un tissu identique, pendaient çà et là sur des cintres inadaptés. De partout, des jeunes harcelaient les touristes pour acheter leurs jeans, leur vieux maquillage, leurs collants. Incités par la propagande occidentale qui énumérait chaque jour le moindre signe de désintégration de la Russie, Claire et ses camarades prenaient les Russes pour des citoyens de troisième zone, en dépit de leurs nombreux musées et théâtres. Ils avaient l’arrogance des riches et s’échangeaient leurs coordonnées sur des billets de cent roubles qui ne valaient plus rien.

Plus de trente ans plus tard, Claire constate. Le sablier s’est inversé. La France s’est appauvrie, empêtrée dans des problèmes politiques et identitaires qu’elle ne parvient plus à combattre. L’Islam a dissous ce qu’il restait de valeurs démocratiques, déjà bien érodées par des années de bienpensance. Les femmes se retrouvent en pleine régression, placées sous tutelle, dans l’incapacité totale de travailler et surveillées en permanence par la police religieuse.

Moscou, à l’inverse, est devenue une capitale dynamique, aux milliers de bulbes d’or, aux églises savamment restaurées, aux trésors d’architecture classés par l’UNESCO. Une ville de lumière, grouillant d’animation et encombrée de voitures hors de prix. Les quelques Jigouli piquées de rouille qui circulaient rue Tverskaya ont disparu ! Disparues aussi les Volga noires garées le long des trottoirs qui semblaient n’avoir pas roulé depuis des mois ! Disparues ces avenues vides dont la poussière figée évoquait les lendemains d’une attaque nucléaire. 1991…

Claire découvrait la Russie. L’Union soviétique s’était désintégrée quelques jours plus tôt. Tout a changé si vite. Elle visualise les innombrables métamorphoses qu’a subies le pays, elle qui n’a jamais cessé de suivre son évolution. De jour en jour, d’heure en heure, mois après mois, année après année. Elle qui a vu les Russes s’adapter avec un naturel désarmant à l’élégance, au raffinement, aux logements de standing, comme si les appartements communautaires où la baignoire et le lavabo partageaient le même robinet, n’avaient jamais existé.

Elle trouve encore plus surprenant que la nation, qui interdisait l’accès à la propriété privée, ait produit le plus grand nombre de propriétaires, la plupart des Russes étant parvenus à acheter pour quelques roubles symboliques l’appartement d’État dans lequel ils vivaient.

Oui, le sablier s’est véritablement inversé. Désormais, ce sont les Russes qui la font vivre. Ce sont eux qui viennent sauver la France, victime du reniement de son histoire et de ses valeurs.

Tandis que la patrie de Tolstoï se développe tous azimuts, la France azimutée s’enfonce dans l’acculturation, avec une langue dégradée dont on supprime les mots et la syntaxe. « Après tout, pense Claire, supprimer ce français appauvri en classes de primaire n’est pas une grosse perte ! »

Après avoir contemplé l’immensité de la place Rouge terminée par la basilique Basile le Bienheureux aux bulbes torsadés et multicolores, Claire franchit l’entrée du café l’Izba du Tsar où Dimitri lui a donné rendez-vous. Les murs, le plancher et les meubles de bois, rappellent le décor d’une maison d’autrefois où le poêle central, construit en maçonnerie, ménage une plate-forme à mi-hauteur sur laquelle on faisait dormir les enfants.

Elle s’assoit près du feu et commande un Bortch pour se réchauffer. L’odeur et la couleur rose vif de la soupe parsemée de brins d’aneth la ramènent des années en arrière quand elle se croyait immunisée à jamais contre l’autocratie, protégée par le rempart des institutions républicaines. « Quel camouflet ! », songe-t-elle en regardant tomber la neige derrière les vitres à petits carreaux.

Dimitri la rejoint pour le thé, accompagné de l’architecte de Dietski Gorod et de la directrice du centre, Tatiana Mikhaïlovna. La visite est prévue pour le lendemain car le temps prévoit d’être dégagé. Une voiture attendra Claire à son hôtel.

Lorsqu’elle se retrouve seule avec le conseiller du Kremlin, elle décrit le drame que traversent les Françaises depuis quelques jours. Comment faire pour qu’elles retrouvent leurs droits et leur identité ? Il l’écoute un moment puis lui confie l’existence d’un projet encore confidentiel qui consiste à préserver la langue et la culture françaises en recréant un morceau de France à l’intérieur de la Fédération de Russie. Concrètement, il s’agit de fonder la vingt-troisième République de la Fédération dont le territoire sera pris sur l’un des krais (5) ou oblast et qui portera le nom de « République de la France libre » ou de « Nouvelle République de France ».

— Comme nos autres républiques, elle disposera de sa propre Constitution, de son propre Parlement tout en étant rattachée au Pouvoir central. En attendant de récupérer leur territoire, les Français pourront y émigrer.

Claire trouve l’idée formidable. Elle espère juste que cet espace ne sera pas pris sur les krais de Sibérie centrale ou extrême orientale.

— Mon souhait est de la placer dans la partie européenne de la Fédération mais je ne suis pas le seul à décider.

— Promets-moi juste d’éviter de nous donner le Dombas qui est toujours ukrainien, dit Claire en riant.

Dimitri se fige. Ses yeux de loup brillent d’une manière inhabituelle.

— Si tu fais allusion à la Crimée, je ne trouve pas ça drôle, fait-il, vexé. Tu sais qu’elle était russe depuis des siècles et que c’est tout à fait légitime que nous l’ayons récupérée.

Claire n’a jamais vu Dimitri si ombrageux. Elle le rassure. Elle voulait juste plaisanter. Il sait qu’elle a toujours soutenu la « russification » de la Crimée et qu’elle a même organisé une grande fête lorsqu’elle est devenue la vingt-deuxième République de la Fédération.

Il pose une main sur son épaule et la prie d’excuser son attitude.

— Pauline nous juge sur ce sujet et ça me blesse, avoue-t-il.

Claire s’étonne. Pauline n’a jamais critiqué le retour de la Crimée dans la Russie. Sans doute, a-t-elle découvert un moyen de pimenter leur relation en aiguisant son patriotisme. Son flegme d’homme du froid doit la désorienter.

Le lendemain, Claire se déplace dans les allées de Dietski Gorod à bord d’une voiturette électrique qui l’arrête devant chaque izba construite en bois peint. Du jaune, du bleu, du vert, du mauve, de l’orangé, des couleurs qui donnent au lieu un aspect féerique. L’intérieur est chaleureux. Le rez-de-chaussée se compose d’une pièce pour les jeux et les devoirs, d’un salon-salle à manger, d’une cuisine et d’une salle de bains ; le premier étage compte trois chambres à lits jumeaux, une salle de douche et la studette de l’éducatrice.

Les izbas sont disséminées au milieu d’un immense parc et rassemblées par groupe de cinq autour d’un petit cabanon qui comporte le sauna, la pièce commune des éducateurs et le local technique. Aucune clôture ne sépare les habitations et les animaux se promènent en toute liberté entre les grands arbres et les maisons, broutant des brins d’herbe sous la neige. Claire aperçoit trois ânes, des chevreuils et quelques lapins.

— Ils ont été réintroduits après les travaux, dit Dimitri. Le site était autrefois une forêt.

Claire visite également le centre de sport, ses deux piscines, ses six courts de tennis, sa patinoire et son gymnase, le conservatoire avec ses classes de musique équipées de pianos et de harpes, ses deux salles de danse, ses boutiques de chaussons, ses ateliers d’instruments à cordes et à vent, le théâtre, l’infirmerie centrale, les magasins d’alimentation où se fourniront les éducatrices chargées de préparer les repas des enfants, les deux cafésrestaurants et le cinéma.

Elle est impressionnée par le concept, d’autant que tous les bâtiments semblent sortis d’un conte de fées, en bois peint, en verre ou recouverts de tons pastel et disposant d’un système d’éclairage qui projette des étoiles et des dessins d’enfants sur les façades.Elle traverse rapidement l’école primaire et ses salles de classe dotées d’un matériel informatique performant.

— La chapelle est au fond du parc, annonce la conseillère d’orientation. Voulez-vous la voir ?

— Nous n’avons plus beaucoup de temps, l’informe Dimitri qui ne veut pas manquer la rencontre avec les éducateurs.

Les fameuses tiotias et les diadias sont rassemblés dans le gymnase. Dietski Gorod compte une éducatrice pour cinq enfants et un éducateur pour cinq izbas, tous vêtus d’un uniforme beige qui rappelle à Claire celui du ministère des Situations d’Urgence (6).

— Très juste, la félicite la directrice. Ils ont été formés par ce ministère et continuent d’en faire partie. Éducateurs, sauveteurs, psychologues… ce sont les meilleurs.

— Les professeurs en dépendent également ?

— Non, le personnel enseignant art et sport compris, relève du ministère de l’Éducation.

Mais bien d’autres ministères sont impliqués. Tatiana Mikhaïlovna évoque les infrastructures et des jardins, les animaux qui vivent en liberté dans le parc mais pour lesquels il faut des soigneurs, des vétérinaires, des endroits chauds pour se réfugier, du foin… Les allées de Dietski Gorod, même si elles sont étroites et dépourvues de circulation automobile, nécessitent de l’entretien, tout comme les voiturettes. La sécurité du site est primordiale. Dietski Gorod est classé « très secret-défense ». Nul ne doit connaître son existence pour ne pas faire échouer l’opération Mary Poppins mais dès que les enfants seront là, la Russie compte bien montrer au monde sa réalisation et accueillir sur le site la presse internationale.

— Leur système de protection est digne d’une base aérienne, note Dimitri.

— Tout comme le choix des enseignants et des éducateurs, précise la conseillère d’éducation. Tous sont contrôlés par le FSB. On ne peut pas se permettre un deuxième Beslan (7).

— Dietski Gorod est un concentré de ministères, résume la directrice.

Elle les cite : l’Intérieur, le FSB, les Situations d’Urgence, la Défense, l’Éducation, la Culture, la Faune et la flore, la Santé, les Transports, les Sports, les Religions…

— Et j’en oublie ! Mais le ministère le plus représenté en nombre est celui des Situations d’Urgence.

— C’est une magnifique réalisation, reconnaît Claire. J’ai hâte d’y voir les enfants.

Lors du buffet, la femme de terrain a l’occasion de discuter avec des éducateurs. Il leur tarde aussi de commencer.

— Nous nous attacherons, c’est inévitable, dit une jeune femme. Nous avons un contrat de mission de deux ans renouvelables mais vu la situation de la France, les enfants seront peut-être amenés à faire toute leur scolarité à Dietski Gorod.

— La perspective de jouer la maman de substitution pendant dix années de votre vie, ne vous effraie-t-elle pas ? interroge Claire.

Elle la corrige immédiatement :

— Nous ne sommes pas des mamans mais des éducatrices. Il est d’ailleurs prévu qu’ils nous changent de « famille » la deuxième année pour éviter l’attachement dans un sens comme dans l’autre.

— Encore un mois, dit une gradée et j’accueillerai les enfants à bord de l’un des deux navires.

Claire n’a pas l’air de comprendre. Persuadée que son français est en cause, l’éducatrice reprend sa phrase en russe.

— Je serai sur l’un des deux navires de la marine russe qui acheminera les enfants depuis les côtes françaises jusqu’à la Russie, dit-elle. Je n’ai jamais mis le pied sur un navire de guerre et je suis sûre que ce sera une expérience extraordinaire.

Occupée à gérer les problèmes liés aux femmes et à vérifier les contrats avec son équipe, Claire a manqué de nombreuses réunions. Certes, elle aurait pu se tenir au courant mais les rencontres du Caméléon ont lieu presque tous les soirs et il ne lui est pas toujours possible d’y assister. C’est aussi le devoir d’Arnaud de l’informer quand une décision la concerne. Seulement son amant s’est fait très discret ces derniers temps. Elle s’est même rendue à Issy-les-Moulineaux, il y a deux jours, seulement pour le voir. Il pleuvait. Les bus fonctionnaient mal. Elle a longé la galerie souterraine en terre battue jusqu’à leur repaire. Elle s’est assise à la table de réunion. Elle a rencontré de nouvelles têtes : des militaires pour la plupart. Son cœur s’emballait chaque fois que la porte s’ouvrait jusqu’à ce que le général De Langlas annonce qu’aucun des membres de la DGSE n’assisterait à la séance. Quelque chose s’est alors brisé en elle. Elle ressent chaque fois la même douleur quand elle l’attend et qu’il ne vient pas. Comme un sentiment d’abandon.

— Tu aurais pu m’en parler, reproche-t-elle à Dimitri en le prenant à l’écart.

— Cela vient d’être proposé, dit-il. La moitié des enfants seront évacués depuis la base navale de Brest, l’autre moitié depuis la base navale de Toulon. Les deux amiraux se sentent capables de relever le défi.

— Et pourquoi les éducateurs sont-ils déjà au courant ?

— Parce que le ministère des Situations d’Urgence participe aux réunions « logistiques » du Caméléon. Jusqu’à maintenant, ils échangeaient par vidéo-conférence sécurisée mais cinq d’entre eux viennent d’être envoyés sur place pour prêter main-forte à vos militaires.

— Tu veux dire qu’ils sont déjà à Paris ?

— J’allais t’en parler. Vous vous êtes quasiment croisés à l’aéroport.

Claire montre des signes de mécontentement.

— Je t’assure qu’ils sont particulièrement bien entraînés pour ce type d’opération, intervient Dimitri.

— Mais je n’en doute pas. C’est le fait de n’avoir pas été prévenue que je n’apprécie pas.

— Tout s’est décidé très vite et tu as manqué de nombreuses réunions.

— Tu exagères ! Dis plutôt que Pauline t’a fait oublier de me parler de l’essentiel.

Il l’admet. Son absence de nouvelles, sa garde à vue, sa mise sous tutelle, cette burka qui l’avilit, son licenciement, la présence quotidienne de Gaétan à ses côtés sont autant de facteurs qui le déstabilisent.

— Qu’est-ce qui a encore été décidé dans mon dos ? demande Claire.

Des navires de la marine russe achemineront les enfants de Brest vers le port de Kaliningrad et ceux deToulon vers celui de Sébastopol. La Société des Chemins de Fer russe prendra ensuite le relais. Des trains entièrement dédiés les transporteront jusqu’à Moscou. Les quais ressembleront à des théâtres. Les wagons scintilleront de milliers de guirlandes. À chaque gare les enfants apercevront père Glace (Dièd Maroz) dans son grand manteau bleu et son assistante Petite Neige (Snigoureshka), vêtue de sa jolie robe de velours bleu ciel bordée de blanc. Le traîneau et les rennes seront au rendez-vous. Les trains quitteront les gares de Krasnodar et de Kaliningrad le 31 décembre pour que les enfants rencontrent la nouvelle année sur leur terre d’accueil.

— Il est même question que des ours soient du voyage.

— Des ours ?

— Oui, des ours dressés. Les enfants vont les adorer. Leur premier contact avec la Russie doit être un moment fabuleux.

Claire a toujours aimé les trains russes, leur mystère, la musique qui accompagne leur départ, le luxe suranné des compartiments à l’ancienne, l’épaisseur des matelas, le samovar au fond du couloir, le wagon restaurant… Sur le chemin du retour, Dimitri lui propose de revoir les familles des petites victimes. Deux mois se sont écoulés depuis leur exfiltration. Deux mois déjà qu’ils vivent en plein cœur de la capitale russe, face au monastère de Novodievitchi. Vu de l’extérieur, l’immeuble ne paye pas de mine – une construction Khroutchev des années soixante – mais l’intérieur a été entièrement rénové.

Chaque famille occupe un appartement de quatre pièces. Les trois logements vides des cinquième et sixième étages ont été transformés en école de langues, centre de soutien psychologique et salle de gym.Le rez-de-chaussée abrite quant à lui les bureaux du personnel affecté à la protection et à l’encadrement des résidents. Un salon a également été aménagé pour recevoir la presse. C’est dans cette pièce qu’a lieu la rencontre.

Claire serre les mains de ces gens qu’elle a connus en plein désarroi. Elle se souvient de la difficulté qu’elle avait eue à gagner leur confiance et de l’énergie qu’il lui avait fallu déployer pour les convaincre mais aussi pour les surveiller.

Ils sont à peine assis qu’ils l’assaillent de questions sur la France, les conversions de masse, la police religieuse, le port du niqab, la mise sous tutelle des femmes, le licenciement du personnel féminin, les centres de réislamisation, de rééducation, l’apprentissage du turc et de l’arabe dans les écoles primaires et, ce qui les scandalise au plus haut point – la création des appartements communautaires. Comment ont-ils osé ?

Claire promet de répondre mais veut d’abord prendre de leurs nouvelles. Ils aiment Moscou, ses théâtres, ses musées, ses attractions. Leurs enfants sont heureux et c’est le principal. Non, ils ne cherchent pas encore de travail car ils restent fragiles. Certains surprotègent leur petit rescapé, l’étouffent. Les frères et les sœurs sont jaloux. C’est très difficile à gérer. Et ils continuent à confondre la réalité et le mensonge d’État.

Brusquement ils se mettent à parler sans tabous. Une conversation à bâtons rompus qui prouve que le faux drame les a détruits en profondeur. Oui, Jules est bien là. Au début, c’était un grand rêve puis le passé les a rattrapés. Alice ! Mais si, c’est Alice ! Ce jour de mai… aucun d’entre eux n’arrive à l’effacer. Heureusement qu’ils ont des psys. Formidables ces psys ! Ils les voient chaque jour. Ils les reçoivent à tout moment de la journée. La nuit, il y en a toujours un qui assure la permanence. Ils les forcent à parler, organisent des rencontres individuelles, des rencontres collectives, des rencontres entre parents, entre frères et sœurs. Ce sont eux les plus atteints. Les parents les ont délaissés pendant le drame, après le drame et les ignorent depuis que les pseudo-victimes sont revenues d’entre les morts.

— Les seuls qui ont échappé au traumatisme sont nos petits rescapés, dit la mère d’Alice. Ils gardent le souvenir d’un jeu, d’une espèce de colonie de vacances.

Claire veut savoir ce que leurs appartements parisiens sont devenus. Pourront-ils les vendre ? Sont-ils parvenus à récupérer leurs meubles ? Non ! Accusés d’intelligence avec l’ennemi, tous leurs biens ont été placés sous séquestre.

— C’est psychologiquement intolérable, s’insurge la maman de Samuel. Non seulement ce sont eux qui méritent la prison, vu ce qu’ils nous ont fait subir, mais c’est nous qu’on accuse et qu’on vole.

La Russie a accordé à tous le statut de réfugié politique et ils peuvent obtenir la citoyenneté russe s’ils la demandent. Mais ils attendent, espérant secrètement que la France redevienne la France.

La maman d’Alice regarde les visiteurs et lâche brutalement :

— Ce que je vais vous dire va vous choquer mais savoir que les femmes françaises aient perdu leur autonomie et leur travail, qu’elles soient obligées de porter le niqab et qu’elles ne comprennent pas ce qui leur arrive me remplit de joie… La roue tourne. La souffrance a changé de camp.

Sa remarque jette un froid. Son mari tente de l’excuser. Elle est à bout. Il faut lui pardonner. Mais la maman d’Arthur vole à son secours. Elle ressent la même chose.Elle ne plaint pas ces Françaises qui ont préféré valider le mensonge d’État plutôt qu’assumer la vérité, ces femmes qui se sont créé une souffrance artificielle en dépeçant leur douleur, qui ont transformé les maternelles en lieu de prières mais dont les jérémiades n’étaient qu’un amas d’apitoiements égoïstes.

— Elles auraient préféré que nos enfants soient tués pour de bon, plutôt que de renoncer à leur feuilleton favori.

— Tu as raison, réagit la maman de Simon. Elles vivaient notre souffrance comme on regarde une série télé. Pourquoi on ne l’a pas compris avant ?

— Mais les hommes ont aussi participé à cette hystérie collective, rectifie la mère de Clémence. Le peuple entier s’est enflammé et plus ils croyaient nous aider plus ils nous mutilaient… Les paparazzis nous harcelaient jour et nuit, guettant une éventuelle tentative de suicide… un plongeon dans le vide. C’est pour cela qu’ils dormaient sous nos fenêtres.

— Il a fallu qu’on leur colle un niqab sur la tête pour que les femmes reconnaissent enfin la perversité du régime, ajoute la maman de Jules.

— Et qu’elles souffrent à leur tour et pour de vrai cette fois-ci ! conclut un père.

Ils restent un moment silencieux, l’air gêné puis une ébauche de sourire se dessine sur le visage des femmes.

— Merci pour votre franchise, dit Claire. Je crois qu’à votre place, j’aurais dit la même chose.

Dans l’avion de la compagnie Aéroflot qui la ramène sur Paris, elle écoute d’une oreille distraite l’annonce faite par la chef de cabine qui rappelle que le niqab est obligatoire pour les femmes, quelle que soit leur nationalité. Les aéroports français en fournissent. Il suffit de demander à l’hôtesse. Claire l’appelle.

— De quelle couleur sont les vôtres ?

— Bleu nuit.

— C’est toujours moins lugubre que le noir. Vous l’avez en 36 ?

L’hôtesse dépose le niqab sur le siège libre à côté d’elle. Claire se replonge dans la consultation de ses messages. Toujours rien d’Arnaud. Elle commence la rédaction d’un SMS, l’efface, le réécrit, le relit, change des mots. « Reste professionnelle ! » C’est ce qu’il lui rabâchait quand il la briefait : « Sois factuelle, indifférente, insaisissable mais sympathique ». Elle n’en peut plus de ses jeux. Il passe une semaine à rester blotti contre elle jusqu’au matin puis il disparaît. Où est-il ? Il lui suffirait de joindre Laurent pour le savoir. Elle pourrait bien sûr l’appeler mais le ton de sa voix susciterait trop d’interrogations. Elle préfère lui écrire : « Je rentre de Moscou. J’ai vu le Centre et les familles. Je t’en parlerai. » C’est bref, clair, sans émotion. Il lui répond : « On se voit ce soir. Sois au Caméléon à 22 h. Nous avons cinq Russes du ministère des Situations d’Urgence, trois hommes et deux femmes. Je compte sur toi. » Ne pas s’attacher. Ne jamais espérer qu’il sera à elle. Prendre juste les quelques miettes qu’il lui donne, quand il veut, quand il l’a décidé. Et s’il se disait la même chose ?

Elle non plus ne montre jamais rien. Et pourquoi fallait-il que les Russes envoient des femmes ? Claire redoute leur beauté froide, leurs yeux clairs qui seront immédiatement attirés par ceux de son amant. Comment lui résister ? Elle espère que leurs trois collègues mâles seront séduisants, juste assez pour qu’Arnaud se tienne sur ses gardes. Mais même quand elle essaie de le rendre jaloux, il contrôle tout. Il lit dans ses pensées. Il joue la vie, il joue la mort, il jouela passion. Il est comme Dimitri. Lui aussi joue la vie, l’amour, la mort mais elle a l’impression que cette fois-ci, il s’est fait prendre au piège de l’attachement.

(5) Circonscription administrative russe

(6) Appelé en russe par son abréviation МЧС qui se prononce M-TCHÉ-S Министерство по делам чрезвычайным ситуациям (МЧС)

(7) La prise d’otages de l’école de Beslan (Sud de la Russie) par des combattants islamistes en septembre 2004 se termina par la mort de 186 enfants

 

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