Opération Borodine – 15-16

QUINZE

La révolution du lys est en marche. Presque tous les conservatoires ont été attaqués. Il n’y a pas eu de morts parmi les réfugiés mais des blessés graves, touchés par le souffle des explosions.

Comme le ministre refuse toujours de les transférer vers les maternelles, les révolutionnaires ont tenu une conférence de presse qui passe et repasse sur les réseaux sociaux. Le visage dans l’ombre mais le logo de la fleur de lys sous le feu des projecteurs, ils exigent :

– l’évacuation des conservatoires

– l’interdiction des voiles, niqabs, abaya dans les rues et autres lieux publics

– l’interdiction des abattoirs rituels

– l’interdiction des appels à la prière quelles que soient les circonstances

– la suppression de la viande hallal dans les cantines, les collectivités et l’armée

– la suppression du signe « certifié hallal »

– la suppression des horaires aménagés pour les musulmans dans les piscines ainsi que le vendredi

– la suppression des salles de prière au travail

– la transformation des boucheries hallal en boucheries traditionnelles– la réhabilitation des maternelles en lieux d’accueil de la petite enfance

– le retour de l’alimentation canine, de la viande de porc et de l’alcool dans toutes les grandes surfaces

– l’autorisation des crèches de Noël dans les écoles et les mairies

– la remise en service des cloches des églises de France

– la fermeture de tous les magasins de mode musulmane

La liste est longue. Sur fond de slogan :« La France aux Français, que ceux qui rejettent ses traditions quittent le pays » des témoins, et parmi eux de nombreux musulmans, affirment qu’ils sont là pour protéger les valeurs de la France. On les voit trinquer un verre de bordeaux dans une main, une tranche de saucisson dans l’autre. Suivent des mises en garde contre tous ceux qui exhiberont leur appartenance à l’Islam radical.

Très vite ils mettent leurs menaces à exécution, semant la terreur dans l’espace public. Des femmes voilées se font agresser en pleine rue. Ils les obligent à retirer leur hijab qu’ils brûlent aussitôt ou les découpent quand elles refusent de les enlever. Les vitrines des boucheries hallal sont saccagées et la viande javellisée, les magasins de niqabs pillés et la marchandise détruite, les mosquées-maternelles interdites d’accès.

Des réfugiés logés dans les conservatoires quittent les centres pour tenter leur chance à Calais. Les autres s’installent dans les couloirs, le plus loin possible des fenêtres. Quant aux provocatrices musulmanes qui avaient l’habitude d’afficher ostensiblement leur appartenance religieuse, circulant voilées de la tête aux pieds et forçant les femmes du bled à porter le niqab, elles figurent en tête de liste des cibles de la Fleur de Lys.C’est pendant ces quelques jours de révolte où l’on s’interroge sur l’inertie du gouvernement que Claire organise la réunion des quatre-vingt-dix « relais » du Caméléon dans la cathédrale orthodoxe russe du quai de Branly. Ils ont tous été recrutés et les contrats affluent.

Certains couples, à qui les révolutionnaires ont redonné espoir, reviennent cependant sur leur décision d’envoyer leur enfant en Russie et une petite dizaine de contrats sont ainsi annulés.

Puis brusquement tout change. Les policiers français qui avaient été mis aux arrêts viennent prêter main-forte à leurs collègues de la coopération. Tous ceux qui acceptent de se convertir à l’Islam sont réintégrés et augmentés. Comme Henri IV qui avait déclaré : « Paris vaut bien une messe », ils se convainquent qu’un salaire vaut bien quelques prières, d’autant qu’ils ne soutiennent pas les exactions commises par les membres de Lys-Révolution.

La mode de la conversion est lancée. Les cérémonies s’organisent sur le lieu de travail en présence de deux témoins. Le postulant prononce à haute voix la déclaration de foi en arabe « Achhadou an lâ ilâha illallâhou wa achhadou anna mouhammadan rasoûloullâh » .Il accepte de se conformer aux quatre piliers de l’Islam qui sont : les cinq prières quotidiennes ; verser l’aumône ; jeûner lors du mois de ramadan et aller en pèlerinage à La Mecque au moins une fois dans sa vie. Pour ceux que ces obligations inquiètent, les facilitateurs des conversions express se montrent rassurants : la présence à la mosquée le vendredi soir est suffisante et le jeûne du ramadan n’est pas obligatoire. Il faut, bien sûr, apprendre la prière mais les cours sont dispensés pendant les heures de travail dans toutes les administrations.Avancement, prime mensuelle déductible des impôts, devoirs religieux réduits au strict minimum, tout pousse les fonctionnaires à adopter la foi musulmane.

Pauline a tellement peur qu’en suivant ce phénomène de mode Gaétan compromette le départ de Louise pour Dietski Gorod, qu’elle le supplie d’attendre janvier pour se convertir. Mais il la rassure. Il n’en a nullement l’intention. Il se moque de la prime et préférerait être mis à l’écart pendant quelque temps plutôt que figurer au tableau d’avancement.

Sa collègue Violaine a été l’une des premières à se convertir, soi-disant pour se protéger et montrer que des gens évolués pouvaient aussi être musulmans. Mais elle a posé ses conditions au moment où elle prononçait la déclaration de foi : qu’on ne lui demande jamais de se mettre un foulard sur la tête, qu’elle puisse continuer à fumer chaque jour son paquet de cigarettes et qu’il lui soit permis de boire un verre de temps à autre. L’alcool n’est plus commercialisé mais des réseaux parallèles se mettent en place, notamment au sein des ministères.

Des députés auraient également franchi le pas, sans doute pour obtenir plus de privilèges. Cédric voulait, lui aussi, se convertir pour ne pas voir sa carrière plafonner mais Gaétan l’a convaincu de s’abstenir, affirmant qu’il serait plus exposé que les autres en cas de durcissement du régime. De nouveau, il lui a conseillé de s’expatrier.

Lys-Révolution a réagi avec encore plus de violence face à ces conversions opportunistes. Ils s’en sont pris aux biens des nouveaux convertis, saccageant leur appartement et leurs voitures, jusqu’à ce qu’une vague d’arrestations brutales les coupent dans leur élan.Le ministre Al Misri a annoncé que les forces de l’ordre avaient tué la révolution dans l’œuf et que ses membres étaient hors d’état de nuire.

En dépit de sa fiche « HYPIN », Fatima est toujours libre. Comme si quelqu’un avait fait disparaître cette information des dossiers de la DCRI ou essayait de la protéger. Il est difficile d’imaginer que l’avocate ait incendié des maternelles, jeté des grenades dans les conservatoires et détruit les voitures des nouveaux convertis. Il est encore plus difficile d’associer le nom Benshaib à la fleur de lys. Et pourtant…

Claire la croise dans le hall. Elle s’est mise en veilleuse mais ne se cache pas non plus. Elle a juste changé de look : un carré à la « Louise Brooks » qui fait disparaître d’un coup ses origines. Elle assure la défense de ses camarades. Certains sont en garde à vue, d’autres en maison d’arrêt. Le procureur a laissé entendre qu’un décret allait bientôt priver ses clients de l’assistance d’un avocat. Quelques-uns ont été torturés. Elle craint le pire.

— Dans la série des atteintes à la démocratie, dit Claire, je viens d’apprendre que le Parlement venait de voter le retrait de la loi de 1905 sur la laïcité. Un projet de loi à l’initiative du gouvernement qui compte bien abolir la laïcité à l’heure où l’Islam est en passe de devenir la première religion de France. Les députés auraient obtenu des garanties financières en échange de leur vote. Un recensement serait en cours pour déterminer, laquelle des deux religions, l’Islam ou le catholicisme, rassemble le plus grand nombre de fidèles.

Fatima est catastrophée. Si l’Islam arrive en tête, aucun obstacle n’empêchera plus l’instauration de la charia.

— C’est ce qu’ils veulent depuis le début. Les femmes n’auront aucun droit. Je sais de quoi ils sont capables…

Claire se veut rassurante et l’invite à regarder avec elle le discours du président. Mais l’avocate trouve une excuse pour échapper à des déclarations qui vont légitimer l’instauration d’une dictature religieuse. En réalité, elle n’a pas apprécié d’être tenue à l’écart de l’opération Mary Poppins. Jean-Marc lui en a expliqué les raisons mais elle en veut à Claire de ne pas lui avoir parlé franchement. Elle aurait peut-être compris.

Le discours que le président vient de donner sur le perron de l’Élysée passe en boucle sur toutes les chaînes françaises. L’islamophobie à laquelle les Français se sont livrés ces derniers jours l’aurait incité à demander l’abolition de la loi sur la laïcité, seule solution, selon lui, de protéger l’Islam de France, la première religion de la République française.

Il communique les chiffres. La France compte douze millions de musulmans contre onze millions de catholiques.

— À compter d’aujourd’hui, je déclare l’Islam religion d’État, dit-il.

Des dispositions ont été prises pour que cette grande et belle religion soit respectée de tous. Il évoque des règles élémentaires qui devront être connues et appliquées. Un petit fascicule sera distribué à tous les Français. Il conclut : « Au nom d’Allah, le Tout-Puissant, le Très Miséricordieux, faites que le peuple de France respecte votre loi ».

Depuis une heure, Claire regarde. Comme pour se persuader qu’elle ne rêve pas, qu’elle est bien en France et pas en Irak, au plus fort de l’application de la loi islamique, sur fond de luttes fratricides et interconfessionnelles. On sonne. Ses voisines s’engouffrent dans son salon. Elles sont bouleversées.

— Je pars pour Moscou dès demain, dit Pauline.Claire lui rappelle qu’elle s’est engagée à mener à bien l’opération Mary Poppins. Deux cent soixante-dix familles comptent sur elle. Elle ne peut pas laisser tomber au moment où c’est le plus difficile.

— Mais on ne peut pas rester dans un pays qui, tôt ou tard, va être gouverné par la charia, plaide Viane.

— Attendez janvier, que l’on ait évacué les enfants.

— Et s’il est trop tard ?

— Je ne crois plus dans la mission, lance Pauline. Évacuer deux mille enfants quand c’est le peuple entier qui doit être évacué. C’est une goutte d’eau dans l’océan.

Claire passe une partie de la nuit à les remotiver. Cette évacuation marquera le début de leur sauvetage à tous. Mais les informations, que les quatre femmes glanent sur Internet, sont loin de les apaiser. S’expatrier reste pour elles la seule issue.

— Regarde ce qu’ils écrivent, fait Chloé en montrant un site.

« L’homosexualité devient une infraction pénale, les mariages homosexuels sont dissous, les épouses séparées de leur mari doivent regagner le domicile conjugal dans les quarante-huit heures, le port du niqab est obligatoire pour toutes les femmes de plus de douze ans… »

— Qu’est-ce qu’on va devenir ? se lamente Viane.

— Il nous reste un mois et demi pour récupérer des contrats, dit Pauline soudainement optimiste après quelques échanges de SMS avec Dimitri. Vu l’accélération des événements, les parents n’hésiteront plus à nous donner leur consentement.

Claire appelle Arnaud. Le Caméléon doit se réunir en urgence. Le durcissement du régime va compliquer l’évacuation des enfants. Il le sait. Les chefs d’état-major etles deux amiraux envisagent déjà toutes les possibilités. Il ne faut pas baisser les bras. Il faut se battre. Claire le met sur haut-parleur.

— Comment les députés que nous avons élus ont-ils pu trahir la France ? demande Pauline.

— Cinquante-deux pour cent seulement se sont laissé acheter. Il en reste quand même quelques-uns d’honnêtes, dit Arnaud.

SEIZE

Les écoles, les entreprises, les administrations et les transports publics sont contraints de fermer pour se mettre en conformité avec les règles de l’Islam. Aucun magasin n’est censé ouvrir sous peine d’amende. Les travailleurs indépendants, médecins, dentistes, avocats et autres professions libérales, sauf urgences, doivent respecter ces trois jours de pause nationale. Une camionnette munie d’un haut-parleur passe et repasse pour rappeler aux riverains qu’il est interdit de travailler.

Claire remarque que le mot « charia » n’est jamais prononcé, sans doute pour ne pas choquer la population. Un fonctionnaire de la ville de Paris a livré à la concierge un carton de niqabs noirs et une liasse de flyers intitulés « Savoir vivre en terre d’Islam ». Il l’a chargée de les distribuer contre signature et de noter tout comportement hostile, précisant que l’escalier, le hall et la cour étaient considérés comme des espaces publics et qu’elle devrait faire appliquer les règles. Il l’a prévenue qu’un manque de coopération de sa part entraînerait son éviction de la loge.

Mireille connaît les uns et les autres depuis des années, elle fait le ménage chez certains d’entre eux et n’a nullement l’intention de les surveiller, encore moins de les dénoncer. Elle a tenté de prévenir le fonctionnaire qu’il y avait dans cet immeuble de très fortes personnalités etqu’elle n’était pas payée pour faire la police mais il n’en a pas tenu compte.

— Votre tâche est de nous signaler les récalcitrantes et tous ceux qui refuseront de signer le « savoir-vivre en terre d’Islam », a-t-il conclu.

Il lui a remis le numéro pour les « dénonciations » et l’a laissée entre les mains de sa collègue, une musulmane très voilée qui lui a montré les trois parties du vêtement fabriqué en Turquie : le niqab ample et resserré aux poignets recouvrant la totalité du corps et le foulard composé d’un large bandeau et d’une cagoule qui s’enfile par la tête et retombe sur la poitrine.

— Vous voyez, comme il est facile à mettre, a dit la dame en aidant Mireille à choisir le sien. Il ne nécessite ni épingle ni connaissance particulière des techniques du drapé.

La concierge est effrayée par le reflet que lui renvoie le miroir et attend quelques instants avant d’entreprendre sa distribution. La peur lui serre le ventre. Elle prévoit des réactions exacerbées de la part des douze femmes qui habitent l’immeuble. Aussi commence-t-elle par l’avocat et ses deux filles qu’elle a vu grandir. Mais quand les jumelles la voient attifée de la sorte, elles paniquent.

— Jamais je ne mettrais cette horreur, s’écrie Léa.

— On vous le laisse, dit Chloé.

Il est très difficile à Mireille de leur faire comprendre qu’elle risque de perdre sa loge si elles ne se conforment pas aux règles. Leur père prend les niqabs et signe à leur place. La concierge lui en donne un troisième.

— C’est celui de votre épouse, fait-elle, mal à l’aise.

— Mais enfin, Mireille, vous savez bien que ma femme n’habite plus avec nous.Elle le met au courant du nouveau décret qui oblige les épouses à réintégrer le domicile conjugal.

— Il va falloir que vous la fassiez revenir, chuchote-telle en lui montrant le paragraphe du « vivre en terre d’Islam » qui y fait référence.

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, lance Léa, méchamment.

La concierge la remet à sa place.

— Tu crois que ce travail m’amuse, petite insolente ?

La jumelle s’excuse aussitôt. Elle est juste énervée et pose un baiser sur sa joue pour se faire pardonner.

— Il me faut une dernière signature, réclame Mireille en tendant un papier que Chloé lit à voix haute : « Le niqab doit être porté en toutes circonstances le visage découvert, afin d’empêcher que les contrevenants aux règles de l’Islam ne l’utilisent pour dissimuler leur identité et s’enfuir à l’étranger. »

Cette fois-ci c’est Jean-Marc qui s’oppose à ce que ses filles signent un texte lourd d’ambiguïté.

— Si vous refusez, Maître, j’aurai des problèmes.

Des bruits de voix parviennent du hall. Quatre policiers solidement charpentés montent l’escalier. Le plus insolent les apostrophe avec grossièreté :

— Ils crèchent où les deux pédés ?

Personne ne lui répond. Un deuxième policier cite leur nom et tente d’excuser la maladresse de son coéquipier. Ils ont commencé tôt, les voisins les insultent, les traitent de collabo, leur jettent des ordures alors qu’ils ne font que leur travail.

— Qu’est-ce que vous leur voulez ?

— Ce ne sont pas vos affaires.

— Je suis avocat.

— Ils n’ont pas besoin d’avocat.

— Au troisième, fait la concierge d’une voix hésitante quand l’un des policiers turcs menace de fermer sa loge.

Aussitôt, ils tambourinent contre la porte de ceux qu’ils sont venus interpeller. Inquiet, Rémi réveille son partenaire. Les policiers vérifient leur identité et leurs empreintes.

— Habillez-vous et suivez-nous.

— En vertu de quel mandat ? demande Cédric sans se démonter.

— De votre infraction aux lois de l’Islam. Nous avons ordre d’arrêter tous les homosexuels mariés ou vivant en concubinage.

Jean-Marc essaie d’intervenir mais ils referment brusquement la porte. L’avocat appuie sur la sonnette de façon insistante. L’un des policiers turcs lui ordonne de rentrer chez lui et de se tenir tranquille.

Dans la chambre du couple, Rémi et Cédric s’habillent lentement sans comprendre ce qu’il leur arrive.

— J’aurais dû écouter Gaétan, regrette le magistrat.

Rémi prépare une petite valise.

— Ce n’est pas la peine, fait l’autre policier, visiblement gêné de participer à cette arrestation. Là-bas, ils vous fourniront tout.

— Où ça là-bas ? interroge Cédric.

Il ne répond pas. Son collègue le pousse pour hâter les préparatifs.

— Grouillez-vous !

— On n’a pas à vous suivre, se rebelle le magistrat. Je connais les lois. Je suis juge d’instruction.

— Que vous soyez n’importe quoi on s’en tape, fait le Français. Vous enfreignez les lois de l’Islam et on a ordre de vous arrêter.

Comme Cédric refuse toujours de sortir, ils le traînent de force sur le palier. Jean-Marc est toujours là. La concierge et les jumelles se tiennent près de lui. Il tente de s’interposer et se fait rabrouer.

— Vous n’avez pas le droit d’emmener ces deux hommes, fait-il, scandalisé. En plus, vous utilisez la violence. Je suis leur avocat.

— Maître, on applique seulement les ordres, dit à voix basse le policier dont l’attitude demeure courtoise.

— Où les emmenez-vous ?

— En centre de rééducation, fait l’autre et si vous continuez à nous gêner dans notre travail, on vous embarque aussi.

Les jumelles tirent leur père par le bras pour le forcer à se calmer mais il insiste :

— Vous violez la Convention européenne des Droits de l’Homme.

Le policier arrogant étouffe un rire méprisant et contacte son supérieur par radio.

— Mon lieutenant, un avocat empêche l’arrestation des deux homosexuels de La Verrière qu’est-ce qu’on fait ?

— Tu l’arrêtes !

Jean-Marc est menotté. Chloé se précipite.

— Enlevez-lui ces menottes. Je vous en supplie.

— Vous, enfilez votre hijab, la sermonne l’un des Turcs, l’escalier est un espace public.

— Elle ne l’a pas encore reçu, intervient la concierge.

— Qu’est-ce que vous attendez pour les distribuer ?

— C’est ce que je faisais quand vous êtes arrivé.

— Pourquoi mettez-vous les menottes à mon père ? demande Léa tandis qu’on le pousse pour descendre l’escalier.

— Parce qu’il s’oppose à l’autorité.

Cédric se montre d’un coup plus docile. Les jumelles et la concierge les accompagnent jusqu’au fourgon. Les jeunes filles sont en larmes.

— Allons voir monsieur Fontaine, propose Mireille. Il va sûrement trouver une solution.

Elles sonnent mais personne ne répond. Léa craint que Pauline ne soit partie pour Moscou avec sa fille. Prise de panique, elle se met à taper contre la porte. Viane sort de son appartement, affolée.

— Où est Gaétan ? demande Léa en larmes.

— Au ministère. Ce sont les seuls à travailler. Il est parti tôt ce matin. Que se passe-t-il ?

— Et Pauline ?

— Chez Claire !

Louise et Nathan apparaissent dans le fond du couloir. Les jumelles sont rassurées. Pauline n’a pas pu laisser sa fille.

— La police a menotté mon père et l’a emmené parce qu’il s’opposait à l’arrestation du « mariage pour tous ».

Viane reconnaît soudain la concierge sous son abaya.

— Ce n’est pas possible, fait-elle, consternée. C’est cet horrible chiffon qu’on va devoir porter ?

Son regard fouille le panier rempli de niqabs emballés sous cellophane.

— J’espère qu’il y a des tailles !

— Je suis obligée de les distribuer, se justifie Mireille.

Pendant qu’elles en cherchent un à sa taille, les jumelles foncent chez Claire. La femme de terrain appelle Arnaud. Il va s’occuper de l’avocat mais ne peut rien faire pour Rémi et Cédric.

— Des dizaines de fois Gaétan leur a conseillé de quitter la France, fait Pauline en colère, mais ils ont ignoré ses mises en garde pour prouver je ne sais quel sentiment d’invulnérabilité.

— Ce qui leur arrive est quand même atroce, reconnaît Claire.

La porte est restée ouverte et Fatima risque un œil.

— Mon associé a été arrêté ?

La concierge apparaît sur ces entrefaites, accompagnée de Viane. La mine défaite, les voisines déplient le morceau de drap noir qui va devenir leur prison.

Fatima l’enfile et déclare :

— C’est un « Hijab pour les Nuls », tant il est simple à mettre !

Tandis que les trois femmes cherchent leur taille, sous le regard inquiet de la concierge qui attend ses signatures, Fatima invite les jumelles à prendre un thé à la menthe. Elle les rassure. Leur père sera libéré dans la journée.

— Franchement, les filles, vous vous voyez là-dessous ? fait-elle en jetant le niqab à la poubelle.

Insoumise, elle ajoute :

— On devrait aller les brûler sur les Champs-Élysées.

Son idée séduit les jumelles qui l’aident à rassembler cinq cents filles en moins de deux heures et à peindre une dizaine de banderoles.

À quinze heures, vêtues du niqab noir réglementaire, les militantes défilent au beau milieu de l’avenue des Champs-Élysées pour défendre leurs droits. En chœur, elles scandent : « Je suis chrétienne, musulmane, juive, athée, bouddhiste, peu m’importe, car ma seule religion est la liberté », phrase reprise sur leurs banderoles.Les rares automobilistes ralentissent pour les laisser passer. Au croisement de l’avenue George V, alors que la chanson « This is a man’s world » jaillit d’une sono, elles s’arrêtent, tendent les bras à l’horizontale en signe de croix et retirent d’un coup leur hijab. Une chorégraphie originale et rythmée qu’applaudissent les passants. Quand tous les niqabs jonchent le sol, elles les piétinent rageusement puis forment un immense tas auquel elles mettent le feu. Les niqabs s’embrasent. Elles dansent devant les flammes en chantant sur la même mélodie : « Ma religion est ma liberté. Ce monde ne serait rien sans les femmes. Nous combattrons avec force toutes les formes d’asservissement ».

Des hommes sortent des voitures pour les prendre en photos, freinant ainsi l’arrivée des forces de l’ordre. Certaines ont juste le temps de disparaître dans le métro – la seule ligne qui fonctionne –, d’autres sont sauvées par des riverains. Cinquante sont malheureusement coincées entre l’incendie des niqabs qui n’en finissent pas de brûler et les policiers qui s’avancent et frappent, parfois tellement fort que les victimes, couvertes de sang et d’ecchymoses, restent à terre.

Le chauffeur d’une camionnette qui a déjà secouru une quinzaine de filles, dépose les jumelles devant leur immeuble. Paniquées, elles se réfugient chez Claire.

— Et si vous aviez été arrêtées, les gronde la femme de terrain. Et les caméras de surveillance, vous y avez pensé ?

Les jumelles sont mal à l’aise, surtout pour Fatima qu’elles ont abandonnée sur place.

— Et Viane et Pauline ? J’espère que vous ne les avez pas entraînées là-dedans ?

— On ne leur a même pas proposé, avoue Léa.

— Mais arrête d’appeler Fatima avec ton portable, s’énerve Claire en le lui prenant des mains. Si elle a été arrêtée, la première chose que fera la police sera d’identifier les appels entrants.

— Je n’y avais pas pensé, s’excuse la jeune fille.

— Et le tien, il est où ? demande Claire à Chloé.

— Je ne le trouve plus, dit-elle. J’ai dû l’oublier dans la camionnette, à moins qu’il ne soit tombé quand on a pris la fuite.

Claire consulte les horaires des trains de grandes lignes qui roulent malgré l’arrêt de travail obligatoire. Elles doivent se faire oublier, quitter Paris au plus vite et s’occuper de la sélection des enfants depuis leur zone de responsabilité.

— Et papa ? demande Chloé.

— Ils l’ont relâché, dit Claire. Il dort ce soir chez Arnaud.

Elles partiront sans l’avoir revu. Claire leur laisse le choix de la ville où elles souhaitent s’établir mais leur impose une nouvelle apparence.

— Je propose pour Léa une coupe courte et brune et pour Chloé un carré roux.

— Jamais ! crient les jumelles en cœur. On ne touche pas à nos cheveux.

— Mais vous risquez d’être repérées, s’énerve la femme de terrain.

Elles veulent bien mettre des perruques, des lunettes, s’enlaidir, se vieillir mais refusent catégoriquement de couper leurs cheveux.
Claire appelle l’une des costumières-maquilleuses qui l’avait aidée à grimer les parents des petites victimes et lui demande d’apporter, en même temps que les accessoires, des niqabs supplémentaires.

— Je ne regrette rien, avoue Chloé. Le message est passé. C’était l’essentiel.

— Mais quel message ?

— Notre refus de la soumission et celui de milliers d’autres femmes.

Claire se tourne vers la télé qui n’a pas encore relaté l’événement.

— Aucune chaîne française n’en parlera. Ils ont déjà censuré le sujet. Mais je peux vous assurer que leur logiciel de reconnaissance faciale épluche toutes les vidéos que les gens ont postées sur les réseaux sociaux. Est-ce qu’on vous a filmées ?

Les jumelles sont au bord des larmes. Elles n’en savent rien. C’est possible. Le public photographiait, filmait mais il y avait tellement de fumée, une fumée noire.

— C’était quand même grandiose, se souvient Léa. Tous ces hijabs qui brûlaient…

— Je n’en doute pas, dit Claire, mais ce coup d’éclat vous met en danger, et nous avec, pour un résultat contreproductif.

Léa veut défendre l’associée de son père qui combat le fanatisme religieux depuis des années.

— C’est une guerrière, dit-elle.

Claire revient sur leur rôle au sein de la mission Mary Poppins. Elles ont maintenant la responsabilité de deux cent soixante-dix enfants chacune et ne peuvent se laisser aller à leur émotion. Elles sont devenues un maillon trop important de la chaîne. Les deux jumelles hochent la tête en silence.

— On est désolées. On n’a pas pensé aux conséquences.

La sonnette retentit trois fois, comme un message de morse. Les jumelles se figent mais Claire ouvre sans crainte. Florence, la costumière-maquilleuse se réjouit d’enlaidir de si jolies créatures.

— Ne les fais pas trop moches quand même, plaide Claire mais rends-les aussi différentes que possible.

Le lendemain aux aurores, le taxi dépose d’abord Léa à la gare d’Austerlitz puis Chloé à la gare de Lyon. À sept heures, entièrement relookées et disparaissant sous leur hijab noir réglementaire, les jumelles prennent place dans les TGV à destination de Toulouse et de Marseille.

Dans la journée, le bureau et l’appartement de Fatima sont perquisitionnés. Elle a été arrêtée mais aucune information n’est communiquée sur son lieu de détention.

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