Opération Borodine – 4

QUATRE

Claire compte les jours. Il en reste encore sept à supporter ces engins militaires qui semblent être devenus des sculptures en plein Paris tant ils sont inutiles, une exposition avant-garde d’acier et de béton. Il ne se passe rien. L’armée n’a pas arrêté le moindre terroriste. L’encerclement des zones de non-droit, situées en périphérie de toutes les grandes villes de France, ne donne aucun résultat. Les blindés ont pourtant reçu l’ordre de riposter en cas de tir et même de détruire les habitations après en avoir évacué la population.

Mais les militaires découvrent des banlieues méconnaissables : les niqabs ont disparu du paysage, les barbes ont été rasées, les trafiquants se sont dispersés. Tout est calme, serein. Les enfants se rendent à l’école en tirant leur cartable comme de vrais écoliers français, les plus jeunes font de la balançoire, les mères promènent leur bébé en jean, les cheveux dans le dos ou rassemblés en queuede-cheval. Pas le moindre foulard. L’un des officiers qui gère l’opération de Saint-Denis n’en croit pas ses yeux. Ont-ils payé des figurants pour jouer cette comédie de l’assimilation ? Les écriteaux en arabe indiquant la vente de produits hallal ont également disparu. Il a l’impression de revenir vingt ans en arrière. Pourtant l’ennemi est là, plus invisible que jamais. Pourquoi rester ? La population civile se mêle aux combattants d’Ouroub al Islamioun. Elle les couvrira, quoi qu’il arrive.Qui les a prévenus ? Cette opération d’encerclement était classée secret-défense. Les blindés devaient les surprendre au petit matin.

Dans les autres villes de France, c’est le même stratagème : l’image d’un peuple paisible, vivant en accord avec les principes républicains. Tout juste s’ils n’ont pas amené le pique-nique, le litre de rouge et la serviette à carreaux.

L’opération a échoué, les chars d’assaut ont été rappelés mais les checkpoints sont toujours présents dans les rues. Claire en a marre de ne pas pouvoir prendre son café matinal à la terrasse du Pierrot et surtout son kir, face au soleil couchant. Elle s’est réfugiée à l’intérieur du Suffren, situé presque en face de chez elle mais d’où elle n’aperçoit aucun militaire ou véhicule blindé. Là, elle oublie quelque temps cet état de siège qu’elle juge parfaitement inefficace, une mascarade.

Elle a ouvert son ordinateur et consulte ses mails. Sur Facebook ses amis russes s’inquiètent de la situation politique française. On lui pose des questions auxquelles elle ne peut répondre. Elle se contente de mettre des « like » ou des « dislike » et de regarder ce que les autres ont posté : des photos de blindés en plein Paris, des murailles de sacs de sable et certains sont arrivés à insérer des vidéos de fouilles à corps. Même les passants et les utilisateurs de vélib’ sont contrôlés. Les boutiques de cycles ont multiplié par dix leur chiffre d’affaires et des points de vente s’improvisent à chaque coin de rue, bradant trottinettes, gyropodes, skate-boards et SMART Board volés.

Claire aimerait être ailleurs, dans une ville sûre et préservée. Elle pense à Moscou, Genève ou Londres. Elle se prend à rêver quand son portable sonne. Les initiales DGSE s’affichent sur l’écran.

— Salut Claire, c’est Arnaud. On peut se voir ?

Elle n’a pas le temps de répondre qu’il surgit devant elle et s’assoit à sa table.

— Tu ne manques pas d’air, fait-elle, agacée.

Il appelle le serveur et commande un café.

— On a besoin de toi et ça urge, dit-il tout bas.

— Tu m’as déjà fait le coup il y a deux ans avant de disparaître.

— La situation est différente. Là il faut restaurer les liens avec la Russie et il n’y a que toi qui puisses le faire.

Elle ferme son ordinateur et l’observe un moment. Son regard ne la laisse pas indifférente. On sent qu’il y a eu entre eux un flirt, une amourette ou davantage. Il caresse sa main mais elle la retire aussitôt.

— Dans ce cas, j’exige trois mois de salaire payés d’avance. Je ne vais pas bosser pendant dix jours pour m’entendre dire que le Cabinet a changé d’avis et qu’on ne coopère plus avec les Russes.

Arnaud dit oui à tout ce qu’elle demande. Il ouvre son ordinateur. Son contrat est déjà prêt. Elle peut le signer sur l’écran.

— Pas avant que tu n’aies effectué le virement.

Il est d’accord.

— Sur le même compte ?

— Non, ce coup-ci je préfère être payée sur mon compte en Suisse.

— Ah, la vilaine ! Elle a un compte suisse !

— Mon compte salaire courant de l’UBS sur lequel me payait le CICR, je l’ai gardé. Ce n’est pas interdit que je sache !

Elle a raison. Par les temps qui courent il vaut mieux mettre son argent à l’abri. Elle lui adresse un regard dur.Elle n’a pas aimé qu’il disparaisse comme il l’a fait il y a deux ans. Dans la minute où son contrat a été annulé, elle ne pouvait plus le joindre, ni sur portable, ni par mail.

— Je suis désolé. Tu sais comment on travaille. Mais tu vas être contente, on t’a augmentée.

Elle boit une gorgée de café et déplie de son papier le biscuit que le serveur a posé dans la soucoupe.

— Qui me dit que votre désir de coopération va perdurer au-delà de l’état de siège ?

— C’est sûr que l’idée de recoller les morceaux avec les Russes ne vient pas du président de la République, ni du Premier ministre qui est hors-jeu mais du chef d’état-major des armées. C’est lui qui est en charge du pays maintenant.

— Il ne lui reste que sept jours. Heureusement que tu me payes d’avance. En tout cas, sache que si vous annulez, je ne rembourserai pas un centime !

— L’état de siège sera sûrement prolongé.

Un homme se tient devant le café. Il porte une gabardine, un costume classique et fume une cigarette. Il semble regarder en direction du checkpoint mais observe en fait le couple que forment Claire et Arnaud dans le rétroviseur d’un scooter.

— Tiens, regarde, dit-elle, tu vois ce type ?

Arnaud se retourne.

— C’est un membre des forces spéciales russes.

— Tu le connais ?

— Non mais j’en ai croisé plusieurs depuis le début de l’état de siège.

— Il ne fait pourtant pas très russe.

— Il est tatare ou bachkire.

— Tu es incroyable ! Moi qui après toutes ces années arrive à peine à garder en tête le nom de leurs vingt et une républiques…

— Vingt-deux ! La Crimée est la vingt-deuxième !

Claire a reposé ses mains sur la table et Arnaud les effleure du bout des doigts.

— Claire, des spécialistes de ton niveau on n’en a pas deux.

Il plonge son regard bleu acier dans ses yeux verts d’eau.

— Alors, tu acceptes ?

Gênée par son attitude ou peut-être pour se trouver une contenance, elle continue de regarder l’homme dans la rue.

— Tu vois de quelle façon il tient sa cigarette ? Entre le pouce et l’index. C’est cela qui le trahit. Et cette coupe de cheveux, cette nuque…

L’infiltration de forces spéciales russes d’ethnie tatare ou bachkire, garantit, selon Claire, l’accès aux mosquées de France. Même celles de la première vague.

— Ils sont musulmans, dit-elle, lisent le Coran et connaissent les rites.

Arnaud fronce les sourcils, l’air songeur.

— Tu crois que les Russes auraient monté une mission d’intervention au cas où l’on se planterait ? Mais pourquoi agiraient-ils sans nous en parler ?

— Je ne sais pas mais ces hommes que je croise depuis cinq jours ne sont pas des agents dormants ; ils sont bel et bien des membres actifs des forces spéciales russes.

— Cela voudrait dire que quelqu’un chez nous leur a demandé d’intervenir…

Arnaud repense à la réflexion de l’amiral : « Approfondissez la solution russe ».

— Tu crois que le chef d’état-major des armées serait derrière tout ça ?

— Dans un sens ça collerait car il était formellement opposé à l’état de siège dont il a maintenant la responsabilité, ensuite il sait que le ver est dans la pomme et qu’on ne peut plus avoir confiance dans nos forces armées…

— …Et il dirige le pays.

Arnaud fait glisser plusieurs fois son index sur son menton comme si ce geste l’aidait à réfléchir.

— Il est trop brut de fonderie. Je le crois incapable de monter une affaire de Rens.

L’homme au regard très bleu touche le bout du nez de Claire.

— C’est un point qu’il va falloir que tu éclaircisses rapidement, dit-il.

Le contrat de la femme de terrain apparaît sur l’écran de l’ordinateur. Elle en prend connaissance.

— Quatre mille euros ! Tu disais que vous m’aviez augmentée ? J’étais déjà à quatre mille la dernière fois.

— Non, tu étais à trois mille et des poussières !

— Trois mille neuf cent cinquante ! Cinquante euros d’augmentation ! C’est cinq mille ou rien. Je sais ce que touchent les autres.

— Claire, cinq mille, ce ne sera pas possible.

Furieuse, elle se lève mais il la force à se rasseoir.

— Attends ! On reste sur le même salaire mais je peux te virer six mois d’un coup.

Elle se détend.

— Alors fais-le tout de suite.Il finalise le contrat, indiquant un paiement initial de 30 000 euros, correspondant aux six premiers mois de salaires.

— Tu veux quel statut ? On te réactive lieutenant colonel ou tu préfères un contrat de collaborateur du ministre ?

— Collaborateur occasionnel du ministre m’ira très bien.

Elle relit son contrat avec attention tout en regardant s’éloigner l’homme à la gabardine.

— Il vient de nous prendre en photo. Les Russes ne vont pas tarder à savoir que la DGSE a repris contact avec moi. Dimitri Zaïtsev devrait m’appeler.

— Il bosse toujours pour l’administration présidentielle ?

— Indélogeable.

Arnaud demande un code d’accès et effectue le transfert des 30 000 euros sur-le-champ. Claire se connecte sur son compte UBS. Un sourire illumine enfin son visage. Ils se tapent dans la main.

— Buvons un verre à ton premier jour de travail.

Arnaud commande deux flûtes de champagne.

— Je rends compte à qui ?

— À moi, directement, sur cette adresse mail sécurisée, même si tu découvres que d’autres militaires français plus gradés sont en contact avec les Russes. Tu as compris ? Je suis ton seul référent.

— Et ce numéro de portable est toujours valable ?

— Oui, je l’ai réactivé.

— Et tu ne vas pas t’évaporer dans la nature comme tu l’as fait la dernière fois ?

— Cela ne dépend pas de moi tu le sais. Mais ce coup-ci tu as six mois pour voir venir.

Elle se rappelle soudain que les frais qu’elle avait engagés lors de sa dernière mission avaient été remboursés très tardivement. Elle demande donc un accès au compte « mission » pour le paiement de son hôtel quand elle sera à Moscou, de ses billets d’avion, du visa et des taxis. Il écrit une adresse mail et un mot de passe sur un Post-it.

— Tu pourras tirer sur ce compte-là mais fais gaffe, la moindre dépense doit être justifiée et les factures scannées. Et pas de palace, ou alors tu te fais payer la différence par les Russes. Il lui caresse la joue doucement. Elle l’arrête.

— Arnaud ! Restons professionnels.

— Et avec ton Dimitri Zaïtsev, tu as toujours été professionnelle ?

— Toujours et on est même arrivés à bâtir une belle relation amicale.

— Je sais, je sais, on t’a suivie tellement souvent, dit-il en posant un baiser sur ses lèvres.

Elle le rabroue gentiment mais on sent que ce contact l’a troublée.

— Bon, comme d’hab’ ?

— Comme d’hab’.

« Comme d’hab’ » consiste à sortir du café ensemble mais à s’ignorer sur le trottoir.

En raison du checkpoint, Claire n’a pas d’autre solution, pour regagner son domicile, que d’emprunter le passage souterrain qui conduit normalement au métro. Dans l’ascenseur de son immeuble, elle rencontre Pauline qui l’informe que la direction du « Vivre Ensemble » que son mari dirigeait a été dissoute.

— Il était temps ! fait Claire soulagée. Il n’y a jamais eu autant de niqabs qu’après l’apparition de ce concept ridicule !

— Si tu savais comme j’ai pu me disputer avec Gaétan sur ce sujet ! Son vivre-ensemble lui était littéralement monté à la tête. Il y a quelques jours, j’ai même pensé le quitter.

Claire l’invite à prendre un café. Il lui reste des craquelins achetés à l’épicerie russe Gastronom. Elles s’installent dans la cuisine, aménagée en bar avec de hauts tabourets.

— Et maintenant il bosse où ? demande Claire en mettant l’eau à chauffer.

— Il reste au ministère. Le Dantec l’apprécie. Je suppose qu’il va lui créer une direction bidon. Tu sais comment ça marche !

Elles rient. Pauline remarque son humeur joyeuse.

— Je viens juste de boire une coupe de champagne avec le plus séduisant et le plus mystérieux des hommes !

Tu vois, les affaires reprennent, fait Claire avec un petit air sibyllin.

Pauline la charrie : « Les affaires reprennent sur le plan sentimental ou sur le plan professionnel ? »

Claire a un temps d’hésitation.

— Sur le plan professionnel ! Et il était temps car je commençais à racler le fond des caisses.

Pauline a l’air inquiet.

— Ne me dis pas que tu repars en mission ?

— Au pire, je m’absenterai trois ou quatre jours de temps en temps, pas plus.

— Tu nous abandonnes dans ce bourbier !

— Mes déplacements resteront sporadiques. Je serai là la plupart du temps.

Pauline regrette de n’avoir pas profité de sa présence et de sa disponibilité pour prendre des cours de russe. Claire lui tend un manuel de débutant qui traîne sur le bar.

— Tiens, je te le donne. Tu peux commencer toute seule.

Pauline est ravie, d’autant que ce sera un nouveau sujet de discorde entre elle et son mari.

— Il est tellement antirusse, tu n’as pas idée.

— À ce point-là ?

— Ce sentiment est ancré en lui comme une espèce de répulsion obsessionnelle.

— Il y a une raison ?

— Pas vraiment. Comme le reste de la population, il adhère au matraquage médiatique.

Des années que les journalistes s’acharnent à présenter la Russie sous son jour le plus noir : corruption, absence de droits, dictature, dopage, crimes de guerre mais quand les auteurs sont américains les mêmes faits deviennent des frappes chirurgicales ou des dommages collatéraux. Pauline est lasse de ces partis pris systématiques qui s’apparentent à de l’hystérie collective.

— Oui, c’est étrange, dit Claire. On préfère courber l’échine sous le joug islamiste plutôt qu’attraper la main que les Russes nous tendent.

— Les militaires sont différents, affirme Pauline.

Son frère, qui est lieutenant-colonel dans les troupes d’infanterie de marine, ne partage pas du tout les idées de son mari. Ils sont d’ailleurs tellement opposés que Pauline leur a interdit d’aborder le sujet quand ils se rencontrent. Mais elle revient à Claire. Elle veut en savoir plus sur cette nouvelle mission. Combien de temps restera-t-elle éloignée ? Où sera-t-elle pendant ces quelques jours d’absence ? Avec quelle organisation ?

— Encore trop tôt pour en parler mais je te tiendrai au courant dès que cela sera possible.

Pauline l’envie de quitter un temps cette ville qui ne ressemble plus au Paris qu’elle aime.

— Que vont-ils nous inventer quand l’état de siège se terminera ? Tu seras là ?

— Je ne sais pas, dit Claire.

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