Guerilla – Tome 2: 57-60

IV – LE VENT

TROISIÈME SEMAINE

Au fou et au vent il faut livrer passage.
– Proverbe espagnol

– 57 –

COUTEAU, subst. masc.
Instrument tranchant formé d’une lame emmanchée.

PARIS 17e,
LE DIX-SEPTIÈME JOUR, 1H01.

À son avis, le monde était devenu drôlement bizarre. Il y avait des gens qui couraient, qui volaient, qui se battaient, et puis beaucoup d’autres qui se cachaient. Il n’y avait plus de lumières, Idriss l’avait remarqué, et plus de circulation dans les rues. Et il y avait des incendies. Il était allé chercher sa nourriture et son argent, au centre social de la Réaffirmation de soi à travers l’autre, et personne n’avait levé les rideaux. Ça l’avait mis en colère. Il ne pourrait pas acheter ce pantalon fluo.

Il aurait voulu retrouver la dame, celle qui lui avait parlé, avant de mettre au monde son bébé. Il l’avait cherchée longtemps, un peu partout, dans des quartiers qu’il ne connaissait pas. Il ne l’avait pas trouvée. Il n’avait trouvé personne. Les gens ne se promenaient plus, ne voulaient pas lui parler. Ils regardaient son couteau bizarrement.

Idriss en était fier. Il leur faisait envie. Mais Idriss commençait à avoir froid, et sommeil. Il devait retourner au foyer. Il regarda autour de lui. Il n’était pas sûr de savoir où il était. Il réfléchissait, ce qui pour lui était un haut fait. Idriss était le mystère d’un cerveau sans arborescence. Un OUI, un NON, même pas de PEUT-ÊTRE. Pas de lien entre causes et conséquences, pas d’hier ni de demain. On ne pouvait pas parler d’idées. Idriss était livré à la fibrillation de ses instincts. Il allait encore devoir dormir dans un hôpital. Mais pas tout de suite. D’abord, il allait venger ses ancêtres, avec son couteau. Les voix le lui ordonnaient.

Encore fallait-il trouver quelqu’un. Il avait repéré ce brasero,encore fumant. Il devait y avoir du monde par ici. Il suffirait d’attendre. Mais Idriss, à son tour et sans le savoir, était devenu une proie. La proie d’un chasseur d’un genre nouveau. Celui-là n’avait personne à venger, mais une offrande à faire. Son couteau n’était pas le plus long, mais son geste celui d’un assassin véritable. Idriss ne l’entendit pas approcher, à pas feutrés, dans son dos. Il ne sentit que le froid s’emparer de sa gorge, et la vie gicla de là, comme d’une digue de chair rompue par une mousson de sang.

Idriss tomba à la renverse dans ce flot bouillonnant, cherchant de ses longs doigts noirs à agripper les rebords de la blessure, comme pour en refermer l’entaille, mais le couteau avait tranché carotide et jugulaires, et le vidait de son sang. Et dans ses yeux exorbités s’éteignait peu à peu le signal de la vie.

« Désolé petit gbi-gbi, fit Donatien à voix basse, derrière son masque respiratoire maison, fait de filtres à air humides. Il fallait inverser la tendance. »

Était-ce l’un des esclaves ? Ils se ressemblaient tous. Donatien lui sectionna l’oreille et la fourra dans sa poche. Voilà tout ce qu’il lui fallait, pour prouver à cette femme sa valeur. Celui qui fut récompensé il y a un mois de cela du prix Vanhoenacker de l’objectivité journalistique, pour son reportage sur la construction sociale du stéréotype, venait de trancher l’oreille d’un Noir, qu’il croyait membre d’un gang de Togolais, pour rassurer la fille aux cheveux verts quant à sa capacité à la protéger aussi bien qu’un gang d’Albanais.

L’ancien journaliste avait ce qu il voulait. Il essuya sa lame sur sa manche, et laissa la sa victime, aux jambes encore agitées de spasmes.

– 58 –

HURLEMENT, subst. masc.
Cri prolongé, aigu et violent, poussé par une personne.

PARIS 13e,
LE DIX-SEPTIÈME JOUR, 1H43.

Le colonel était sorti. La rage au ventre, le fusil bien en évidence. Il avait contourné le pâté de maisons, et maintenant il attendait, planté dans un froid sidéral, sous l’éclat limpide de la lune, face à un immeuble fermé, qui paraissait vide d’occupants. Sans trop savoir que faire.

Le coup de sang lui avait pris chez le Chinois, après quelques verres supplémentaires, le cerveau en orbite autour du salon, les pensées mauvaises tournoyant comme un carrousel halluciné, sans qu’il parvienne à les arrêter, à les dominer, à les digérer. Il avait décidé de les noyer. De boire encore, de faire ça bien, jusqu’à l’évanouissement. Jusqu’à noyer sa honte de boire.

Et au milieu de cette torpeur, il y avait eu ce hurlement. Glaçant, terrible. Interminable. Le genre de cri censé arrêter la marche du monde. Le colonel s’était redressé, les yeux écarquillés sur le vide. Il avait attendu, écouté. Rien. Il crut un instant avoir rêvé. Puis il l’entendit de nouveau. Une plainte effroyable. Un cri d’enfant atrocement torturé. Le monde était sans pitié, et il ne pouvait pas le supporter. Il n’avait pas les nerfs de Pol Pot pour se contenter de trouver ça « désagréable » et se retourner dans son lit. Il n’avait pas sa sagesse.

Et l’honorable officier avait réagi en déplorable occidental : par une soif irrépressible de violence. Il avait pris son fusil, fourré dans sa poche une vingtaine de cartouches, et s’était rué dans la nuit, pris d’une rage folle contre ce qui devait se passer ici, depuis des jours, dans l’impunité duchaos et de ce quartier de lâches. Il voulait débusquer le monstre qui s’y terrait, lui faire payer ses crimes au prix fort. Mais dans le froid, face à l’immeuble suspect, il n’entendait plus rien, n’observait pas le moindre signe de vie. La ruelle était déserte, et l’horreur restait muette.

Sur la neige, quelques étrons gelés. COMPLICES, accusait un graffiti sur la façade opposée. C’était vrai. Cet endroit était tellement silencieux. Le colonel eut l’impression d’être parfaitement seul au monde.

Que faire ? Il faisait très froid. Le sas, haute sécurité, était blindé, il n’y avait aucun moyen d’entrer là-dedans. Et la police n’existait plus dans ce monde-là.

Il fut soudain rattrapé par un pressentiment affreux. La fillette. Dans son accès de fureur, il l’avait laissée, seule, avec Pol Pot et son ectoplasme de bonne femme. La proie pour l’ombre, la fillette pour un fantôme. Henri, se dit-il. Mais enfin Henri. Le colonel se détourna de l’immeuble maudit, et s’éloigna à grandes enjambées dans le sentier de neige tassée du trottoir, là où cheminaient parfois les ombres de cette ville.

– 59 –

POURPARLERS, subst. masc. plur.
Discussions entre parties opposées en vue d’arriver à un accord.

PARIS 12e,
LE DIX-SEPTIÈME JOUR, 1H59.

On exigeait des explications. On parlait de scandale, de gestion autocratique, de réponse « totalement disproportionnée ». Les légionnaires du 2e REP venaient de repousser une procession de « Conciliants ». Une trentaine de personnes, terrées dans le voisinage, venues les appeler à déposer les armes et à ouvrir leurs portes et leurs cœurs à une vie apaisée, postconflictuelle.

« Le très-bien-vivre-ensemble ne peut avoir lieu avec des armes, des groupes définis et des portes closes, proclamait le cachectique jeune homme qui leur faisait office de porte-parole. La fraternité vraie ne peut exister sans ouverture totale et inconditionnelle des corps et des esprits. »

Danjou avait fait armer ses hommes, et les Conciliants s’étaient dispersés. À l’intérieur du POPB, certains civils n’avaient pas apprécié la manœuvre. La conséquence de plusieurs jours de tensions : le territoire des militaires s’était nettement réduit ces dernières heures. De l’autre côté du fleuve, les incendies avaient repris leur vigueur, emporté la Pitié, Austerlitz, jusqu’à son viaduc tressé de fer, et sans doute une bonne partie du 5e. Au nord, la gare de Lyon était sous contrôle djihadiste. Et il n’y avait plus rien à piller dans les centres commerciaux du sud, dont une poignée de gangs se disputaient le contrôle.

Les « progressistes vigilants » du POPB avaient désigné trois délégués, pour transmettre au capitaine leurs doléances. Le premier était doctorant ensociologie, pigiste dans l’événementiel, équitable et fluide jusqu’à son prénom, Cyriel, mais selon lui « pas caractérisable ni réductible ».

La seconde était enseignante, présente elle aussi depuis les premiers jours. Elle s’était récemment découvert une vocation pour l’inclusion, en organisant des ateliers dédiés aux alter-sociaux, qui n’avaient jusque-là attiré que Jean-Claude, cinquante-trois ans, paraphile notoire, qui passait son temps à fouiller les poubelles du voisinage à la recherche de serviettes hygiéniques usagées.

Le dernier délégué, et aussi l’un des derniers arrivés au POPB, était « administrateur de territoires » et « élu de la République ». C’est lui que le sergent qualifiait de meneur – repéré par ses sourires et ses soupirs lorsque les soldats chantaient La Strasbourgeoise. Et c’est lui qui parlait pour les autres.

Dans le désordre, leurs critiques portaient sur le manque d’informations, l’inorganisation générale, la lenteur des secours, les conditions de vie « déplorables et inadmissibles », et le caractère « antidémocratique » voire « carrément putschiste » de l’autorité militaire, incarnée par le capitaine.

L’officier les avait reçus, tous les trois.

« Vous devez nous consulter ! disait l’administrateur. C’est nous qui payons vos salaires. C’est vous qui êtes à notre service. »

Le capitaine gardait le silence. Ces gens représentaient le cancer qui avait eu la peau de son pays. Il ne devait pas laisser ses métastases lui survivre. Pas ici.

Cyriel tenait à ajouter que les militaires devaient d’urgence se montrer plus tolérants, nombre de personnes retenues dans cette salle étant heurtées dans leur diversité émotive, et vivaient l’atmosphère non-inclusive comme une offense. Pour lui, le capitaine était l’archétype du « non-sensible », c’est-à-dire un indifférent motivé, une sorte de pervers narcissique volontaire, pas du tout safe, ce qui était très grave. La prof ne disait rien, mais elle hochait vigoureusement la tête.

« Et l’autre grande question, c’est : quand allez-vous donner aux minorités les moyens de se faire entendre ? »

S’il avait été rompu à l’art de la communication moderne, le capitaine aurait dans l’instant présenté ses excuses et sa démission à celles et ceux qu’il avait pu choquer, tout en regrettant un manque de discernement et des dysfonctionnements dans la chaîne de décision dont il était le premier responsable, le tout en écrasant une petite larme. Il remercierait sincèrement ses accusateurs, leur promettant de corriger son comportement et de mieux œuvrer pour le bien de tous, en commençant par faire preuve de plus de vigilance sur la commune voie vers le très-bien-vivre-ensemble, si souvent parsemée des embûches obscures de la division et des tentations populistes.

Coupez, elle est bonne. Mais le capitaine Danjou n’était pas ce genre de personne.

« Je vais essayer d’être clair, commença-t-il. Je ne suis pas un chargé de mission. Je ne suis pas l’adjoint aux travaux de votre mairie. Je ne sais pas ce qu’être safe veut dire. Je ne suis pas ici pour apporter la démocratie. Je suis un officier sous régime de loi martiale. Par conséquent votre commandant.

Dans quelques jours, peut-être quelques heures, nous subirons un nouvel assaut des djihadistes, mieux préparé, beaucoup plus violent. Ils sont là, à Gare de Lyon. Ils se préparent. Et s’ils gagnent, nous aurons et vous aurez la gorge tranchée, et ils violeront nos cadavres. Si vous souhaitez incarner une alternative diplomatique à la solution militaire que je représente, vous le pouvez. Allez donc négocier. En attendant, mes hommes et moi continuerons à défendre cette enceinte. Et quiconque s’opposera à leur marche et à mes ordres sera désormais jeté dehors. C’est clair ? »

Un silence. Les trois autres ne bronchaient pas. La prof hésita à s’indigner, Cyriel fut à deux doigts d’invoquer les droits de l’Homme, mais un restant de flair les avait retenus. Ce n’était plus à l’ordre du jour.

Danjou le savait. Il était expert en hommes, et ceux-là n’en étaient pas.

Il les impressionnait. Il avait l’ascendant moral de son calme au feu, de ses galons, de son autorité. Et il savait mieux que personne établir de tels rapports de force.

« Cette enceinte n’est pas Berlin-Est. Vous êtes libres de partir, personne ne va vous tirer dans le dos. Et dehors vous appliquerez ces règles qui vous semblent primordiales. En attendant, grâce à mes hommes, qui travaillent dur pendant que vous dormez et notez vos doléances, nous avons du chauffage, de la nourriture, des vivres et des armes. Dans Paris et en France peu de gens peuvent en dire autant. Dehors à l’heure qu’il est on doit manger du rat. Pas ici. C’est un privilège. Et ceux qui ne souhaitent pas se battre pour le défendre n’en sont pas dignes, et doivent quitter cette enceinte, sur-le-champ. Que décidez-vous ? »

Les plaignants se regardèrent, comme pris en faute. L’administrateur se décida.

« Je souhaite rester. »

Les deux autres étaient du même avis.

« Très bien, fit le capitaine en se levant. J’ai été ravi de cette discussion. Nous reparlerons de l’inconfort ambiant quand ce siège sera terminé. »

Il les avait matés, mais savait que ça ne réglait rien. Une fois de plus, il se posait la question la plus douloureuse de sa vie d’officier, celle que se posaient avant lui tant de policiers et de galonnés, quand tous servaient ce régime.

Pourquoi se battre pour de tels individus ?

Ses nobles principes de sauvegarde des civils, quelles que soient leurs opinions, venaient de se heurter au mur de la justice sociale. Bien sûr, tous ici n’étaient pas cette minorité parlante. Il y avait ces flics, cet armurier, ces civils pleins de bonne volonté. Il ne pouvait pas les laisser tomber, eux. Mais qu’est-ce qui justifiait, dans de telles conditions, de sacrifier les meilleurs de ses hommes pour permettre la survie d’une poignée de nuisibles, dont le premier objectif, une fois la crise passée, serait de venir à bout de gens comme lui ?

La question revenait le hanter toutes les heures, et la réponse ne venait toujours pas.

– 60 –

ANTHROPOPHAGIE, subst. fém.
Fait de manger de la chair humaine, par nécessité ou dépravation.

PARIS 13e,
LE DIX-SEPTIÈME JOUR, 2H05.

Son pressentiment se vérifiait. La porte était ouverte, et ils étaient une trentaine, devant la boutique, à s’acharner sur une forme au sol. Le colonel approcha. Il mit du temps à comprendre que cette meute humaine se disputait un corps, et que ce corps était celui du Chinois. Ces zombies étaient en train de bouffer Pol Pot. Éventré, en voie de démembrement, fumant de toutes ses viscères. Pourquoi diable leur avait-il ouvert ? Peut-être avait-il entendu le hurlement, lui aussi. Il s’était levé, avait constaté que le colonel était sorti. Alors il avait ouvert sa porte, et était tombé sur eux. C’était une explication.

Le coup de feu rompit net le bruit affreux des mastications. Tous se tournèrent vers le colonel, le nuage de poudre et l’œil noir du canon qui les fixait. Il avait tiré en l’air. Les uns reculèrent d’un pas. Les autres, badigeonnés de sang chaud et fumant, ne bougeaient pas d’un millimètre, inexpressifs et blêmes, comme des mannequins de tailleur. Des êtres sans provenance ni consistance, rompus à l’horreur, rendus fous par la faim. De leurs yeux sans regard, mornes, emplis d’instinct, ils avaient l’air de se demander s’il s’agissait d’une arme à feu véritable. Si cet homme aurait le courage de les tuer. Si ça avait une réelle importance.

Face à eux le colonel était droit et seul, tenant son arme à deux mains, planté dans le sol comme un héros américain. Mais ils étaient une trentaine, et dans le fusil il ne restait que sept cartouches. Il n’aurait pas le temps de recharger. Un jeune avança verslui, comme pour le tester. Il portait une longue veste de manga noire et avait du sang jusqu’aux coudes. Le colonel tira à lui la pompe de son arme, la cartouche vide s’éjecta en tourbillonnant dans les airs. Il ramena la pompe vers l’avant, et le retour de la culasse verrouilla une seconde cartouche dans la chambre de tir. Sous son doigt la queue de détente avait repris sa place. Il épaula, visa la tête. Le jeune homme s’était arrêté, à cinq mètres. Une poignée de secondes.

Puis il avança de nouveau. Les neuf grains de chevrotine Winchester traversèrent les airs à près de quatre-cents mètres par seconde. Chaque bille de cuivre mesurait huit millimètres de diamètre, l’équivalent de neuf balles d’un revolver d’ordonnance. Dispersées en une gerbe d’une quinzaine de centimètres à l’impact, elles perforèrent simultanément et de part en part la boîte crânienne du jeune homme, disloquant son contenu dans les airs. Une charpie d’os, de cervelle, de sang et de chair, aspergeant ses compères sur une dizaine de mètres. Le corps privé de tête tomba, dans un gargouillis de sang et d’air.

Le colonel avait réarmé, visant de nouveau, mais l’orgie cannibale était terminée. Les convives s’éloignaient, en regardant d’un œil noir et un peu effrayé ce trouble-fête.

Sun Tzu disait qu’il fallait en tuer un pour en terrifier un millier.

Arme toujours épaulée, le colonel avança vers la boutique. Deux corps mutilés et fumants gisaient sur le trottoir. Pol Pot, et son prédateur. Article 122-5, pensa-t-il. N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte.

Dans ce monde-là, il n’y avait plus de Code pénal. Plus d’huissiers, de témoins, de flics, de justice, ni même d’éthique. Le chaos profanait toutes les morales. Le colonel était seul juge de tout ce qui vivait à portée de son tir.

Il entra dans la boutique, verrouilla la porte, la bloqua avec le madrier, remit deux cartouches dans le magasin tubulaire de son arme, et se précipita dans l’escalier. La fillette était debout à côté de son lit, les bras en croix sur la poitrine, terrifiée. En le voyant, elle se mit à pleurer. Il la prit dans ses bras.

« C’est fini, lança-t-il d’une voix de rogomme. C’est fini. Ils ne viendront plus, je te le promets. Je ne te laisserai plus jamais toute seule. Je ne laisserai personne te faire du mal.

— J’ai peur, dit la fillette.

— Je sais.

— J’ai très peur.

— Ça va aller. »

Il la serrait contre lui.

« Tu te sens mieux ?

— J’ai peur.

— Ça va aller. »

Après quelques minutes, ils descendirent.

« Le Monsieur aux yeux bizarres, il n’est plus là ?

— Non.

— Est-ce qu’il est mort ?

— Oui. »

Le colonel ouvrit la porte menant à cette chambre, où il n’avait jamais mis les pieds, pour ne pas déranger la soi-disant femme de Pol Pot. Il ne trouva qu’une poupée, assise sur le fauteuil, face à la télévision éteinte. Pol Pot n’avait pas de femme. Il n’en avait jamais eu. Existait-il sur cette Terre encore quelqu’un de normal ? Jocelyne. Jocelyne était normale. Jocelyne aurait su quoi faire.

Le colonel regagna la cuisine.

« Tu veux boire quelque chose de chaud ?

— Je veux bien », dit la fillette.

Le colonel mit de l’eau dans la casserole, et la posa sur la cuisinière. Il réalisa qu’avant cette nuit il n’avait jamais eu besoin de se servir d’une arme. Il réalisa qu’il avait tué quelqu’un. L’espace d’un instant, l’adrénaline avait fait de lui une machine, un exécuteur, tout son être réduit à son acte, tout le reste renvoyé au néant. Mais ça allait refroidir, il allait redescendre. Et il savait déjà que sa conscience, ce vautour, ne lui laisserait aucun repos. Il se servit un grand verre de whisky.

« Est-ce qu’on va rester longtemps ici ? »

Il vida son verre.« Le moins de temps possible. Mais il fait très froid dehors. Il faut que tu reprennes des forces. »

Le colonel pensa au corps de Pol Pot. Que pouvait-il en faire ? Les errants reviendraient sans doute s’en partager les restes. Il en frissonna. Ils étaient peut-être déjà là. Il ne pouvait pas le conserver ici, à l’intérieur. Il décida qu’il n’y avait rien à faire pour en sauver la dignité. Il décida de laisser la porte fermée. Et de se resservir un verre.

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1 Commentaire

  1. “Celui qui fut récompensé il y a un mois de cela du prix Vanhoenacker de l’objectivité journalistique, pour son reportage sur la construction sociale du stéréotype”…

    Très beau clin d’œil destiné à l’autre connasse subventionnée avec notre pognon de dingues. Salope !