Guerilla – Tome 2: 35-40

III – LE FEU

DEUXIEME SEMAINE

In girum imus nocte ecce et consomimur igni.
– Virgile
Nous tournoyons dans la nuit et nous voici consumés par le feu.

– 35 –

MÉTAMORPHOSE, subst. fém.
Changement de forme ou de nature si important que l’être ou la chose qui en est l’objet n’est plus  reconnaissable.

PARIS 17e,
LE ONZIÈME JOUR, 9H10.

Donatien venait de réussir une nouvelle sortie, et avait l’impression de devenir enfin lui-même, dans son antre glacial aux relents putrides, dans ce dehors tuméfié, cet enfer sans sursis que se partageaient les prédateurs, où la seule règle était de survivre. C’était dur. Sa literie ressemblait à une litière.

Les serviettes humides moisissaient. L’eau était glaciale. Il avait renoncé à se laver, mais il apprenait à vivre. À aimer le sommeil. À écouter le silence. Durant ses longues méditations solitaires, allongé les yeux fermés, il lui arrivait de repenser au monde d’avant. À ce qu’il avait été, sans jamais s’en défendre.

Il avait été ce condensé de paranoïa sociale, perclus de tocs, grand angoissé des conversations, maladivement terrorisé par les postillons, les pellicules, les gargouillis digestifs et les fronts huileux. Il avait été ce traumatisé conjugal, forcé par sa femme à se « cultiver » sur les malheurs des minorités, incessamment rabaissé, s’appliquant à supporter les dommages collatéraux de sa « psychologie positive », à haute teneur névrotique.

Il avait fait une croix sur la paternité parce qu’elle n’était « pas qu’un utérus », ne voulait pas devenir une « pondeuse allaitante » et préférait se consacrer aux itinérants. Il avait fait une croix sur sa personnalité, sa volonté et sa fierté. Et si longtemps, il avait été celui qui croyait nuire… Persuadé de déranger, alors qu’il ne savait que servir, et imiter. Il n’avait été qu’un suiveur, exalté, conditionné de tout temps au très-bien-vivre-ensemble, amputé de ses défenses et de sa pensée, comme tous ceux de sa condition, comme tous les enfants de son temps. Comme le cobaye d’une monstrueuse expérience sociale, qui n’aurait pas dû avoir de fin.

Il venait seulement de le comprendre.

Et voilà qu’il devenait un héros, allié des ténèbres, sortant la nuit pour piller la ville. Toujours il avait eu l’impression d’avoir ce Hyde en lui. Il avait brisé le miroir de Roméo, pour ne plus voir sa peau, et surtout sa face de lâche, sa gueule d’avant. Il pouvait s’inventer une tête de guerrier, jouer le rôle qu’il voulait. Il n’avait plus de femme, d’horaires, de famille, d’agenda, d’amis, de collègues, de travail, et il ne s’était jamais senti aussi bien. Il connaissait l’odeur de la mort, et apprenait la puissance que procurait la liberté. Le monde se juxtaposait à lui. Il était maintenant ce chasseur. Ce survivant. Cet être double, à la fois diurne et nocturne, cathéméral, qui se pensait capable de tuer.

– 36 –

MALENTENDU, subst. masc.
Divergence d’interprétation entraînant un désaccord.

EN MER MÉDITERRANÉE,
LE ONZIÈME JOUR, 11H04.

Au large de la Catalogne, la neige avait cessé, le brouillard tombait. On naviguait aux feux. Les marins du Balasko aperçurent soudain ces deux navires de guerre, tapis dans les brumes par tribord avant, silhouettes menaçantes, hérissées de canons, de radars et d’antennes. Des frégates de défense côtière. Elles ne répondaient pas aux appels radio.

Stef les observait du pont, leur gris mat se confondant à la mer agrégée de brumaille. Le capitaine allait donner l’ordre de stopper les machines, quand la première frégate ouvrit le feu. L’eau explosa aussitôt en colonnes, trois geysers en pleine mer, devant la proue du Balasko. Un tir de sommation, à l’obus de 6o livres.

Le message était clair. Elvis stoppa les machines. La radio restait muette, mais un ordre morse scintilla sur le pont de la frégate espagnole.

« Déroutez immédiatement. »

Le capitaine contrôla ses jauges. Il restait dans les soutes pour six-cents milles marins de mazout. Il fit émettre un message d’urgence, mais l’armada répéta son injonction, précisant qu’il s’agissait d’un « dernier avertissement ». Les autorités espagnoles avaient pris la mesure de la crise française, et ne toléreraient aucune incursion sur leur territoire. Alors que faire ?

Le capitaine voulut mettre le cap sur la Tunisie. Stef était d’avis de revenir en France, d’échouer le navire sur une plage, et de débarquer à la sauvage. Hors de question pour le capitaine. Les deux hommes eurent leurs partisans, l’équipage du côté du commandant, les itinérants de l’avis du radio.

Le capitaine trancha, et ordonna à Elvis de relancer les machines. Les frégates les escortèrent au large, et virèrent de bord. Sur le pont, les itinérants protestaient. Pour eux pas question de retourner en Afrique. Monique fut bousculée, et se perça une varice. Une bagarre éclata. Trois Érythréens s’en prenaient au Somalien qui avait cherché à s’interposer, en l’accusant de « collaboration ». Le cuisinier les sépara, et Stef parvint à calmer la situation, en leur promettant de parler au capitaine.

Aldebert était inquiet. Ancien agent de restauration pour l’armée, il avait passé trois années au cœur des crises centrafricaines, tchadiennes et somaliennes, et pensait que ces entreprises de sauvetage étaient tout sauf raisonnables. Kouyon et danjéré, aurait dit son père, dans son plus beau créole.

En pleine nuit, Stef fit appeler le capitaine sur le pont. Il y fut ceinturé par une poignée d’itinérants, et jeté à la mer. On l’entendit hurler un moment dans le noir avant que le bruit des moteurs et le vent du large n’emportent à jamais sa détresse. Stef avait pris le commandement. Il convoqua l’équipage, leur expliqua que le capitaine venait d’être tué par des itinérants révoltés, une colère que l’on pouvait déplorer mais que l’on devait comprendre, et le capitaine, homme du lointain, reposait maintenant à jamais dans son élément, il fallait donc avoir une pensée émue pour ce marin dévoué et sincère.

Tout le monde fut de cet avis, le navire mettrait maintenant cap sur la France, et chacun garda pour soi ses réflexions. Et longtemps, sur le silence froissé des eaux, l’étrave se berça des pulsations du large.

Stef n’en était pas à son premier coup d’éclat. Il y a quelques années de cela, une jeune étudiante en journalisme avait été violée lors d’une traversée, par un groupe d’itinérants. Le radio l’avait harcelée pendant des mois pour ne pas qu’elle porte plainte, ni qu’elle écrive à ce sujet, ni même qu’elle en parle aux équipes de Marée noire. Il la traita de fabulatrice, de malade, de raciste, jusqu’à la pousser au suicide. Mais cette fois-ci, rien ne se passa comme prévu.

Le Balasko maintenait son cap, en pilote automatique. Le premier officier, Anton, que nul n’osait plus appeler « il » ou « elle » – « c’est ni Monsieur ni Madame », disait-il d’un air pincé –, n’avait aucune compétence en matière de navigation, et ne savait pas comment débloquer la barre. Lesmilitantes à bord, pas plus qu’Aldebert le cuisinier, ou Elvis le machiniste, ne savaient piloter un tel navire. Les machines coupées, Stef cherchait à reprogrammer la consigne. Les itinérants se joignirent aux discussions, investirent la cabine. Qu’attendait-on pour aller en France ? L’équipage prétendait faire de son mieux.

La situation était tendue, la confiance rompue, les conventions plus fragiles que jamais. Des itinérants pensaient qu’on se moquait d’eux, que l’équipage cherchait à gagner du temps. Stef prit de nouveau la parole, promit que ce n’était qu’une question d’heures, et une fois encore parvint à ramener un semblant de calme. Les itinérants finirent par quitter la cabine, et les militants soufflèrent. Mais les heures passaient, et les humanitaires ignoraient qu’un monde sans loi se préparait dans leur dos.

D’un bout à l’autre du navire, des rumeurs violentes circulaient contre les Blancs. On parlait de trahison, d’esclavage. Puis on parla de vengeance.

Des miliciens somaliens prirent les choses en main. Le massacre commença dans les cales, par les mécanos et les machinistes. Avec tout ce que l’on trouvait à bord. Une hache de secours, des grappins de sauvetage, et même des couverts. Les marins furent jetés par-dessus bord, Anton et les militantes pourchassés dans les coursives, et violés. Les sauver, c’est nous sauver, pensa jusqu’au bout Monique, persuadée qu’ils n’avaient pas les codes et étaient le fruit d’une frustration post-coloniale légitime.

Sur la passerelle, le charisme mystique de l’homme aux dreads rouges ne le sauva pas. Stef succomba sous des coups plus violents et vicieux, comme pour le déposséder de son aura ensorcelée. Il eut le temps de se réjouir de cette prise d’autonomie, puis on trancha son sexe et son scalp, on se battit pour eux et on jeta son corps sans identité à la mer.

Aldebert, le « traître », le seul qui se défendit, en assommant trois hommes à mains nues, eut droit à un traitement particulier. Il fut déshabillé, lacéré, et attaché à la grue hydraulique. Puis les tueurs s’injurièrent, se battirent entre eux. Et au milieu du chaos l’aumônier de bord appelait à s’approprier tout l’amour de son prochain pour en cultiver son cœur.

Les itinérants furent incapables de contrôler le navire. Ils parvinrent à remettre les machines en route, full speed ahead, mais le mazout brûlait et le navire sans cap décrivait des cercles immenses. Les Somaliens, « peuple de navigateurs », revendiquèrent la barre, et voulurent réserver les machines à ces « chiens d’Érythréens ». Des affrontements violents éclatèrent.

Un incendie se déclara dans les cuisines. On parla de mettre à l’eau les canots de sauvetage, mais nul ne savait comment s’y prendre. Certains s’y installèrent tout de même, attendant comme une sorte d’intervention divine pour les faire descendre à la mer. Et le navire en feu dériva ainsi, perdu dans l’immensité indifférente.

– 37 –

SURVIVRE, verbe.
Rester en vie dans des circonstances où d’autres périssent après des événements rendant la vie insupportable.

QUELQUE PART DANS LA SOMME,
LE ONZIÈME JOUR, 13H58.

Le bois de merisier fraîchement coupé craquait et sifflait dans le poêle. Cédric avait manqué d’incendier la maison en allumant son premier feu, dans la cheminée obstruée par l’extracteur électrique. Il avait dû le démonter. Et depuis, il renouait avec ce compagnon oublié, que nous connaissions avant d’être des hommes. Il passait des heures envoûté par les flammes, qui persistaient dans les rétines et la nuit dans les pensées. Il fallait l’entretenir en continu, et les réserves de merisier baissaient vite.

Cédric parlait de débiter les appentis. Il songeait aussi au stock de bois du père Duval, en lisière de forêt. Probablement déjà acheté, sinon volé. Les campagnes bruissaient de rumeurs de tortures et d’écorcheurs, d’équipes de pillards armés séquestrant, violant, massacrant les habitants isolés. Les secours finiraient bien par arriver, c’était certain. Une simple question de temps.

Voilà ce que l’on avait pensé les premiers jours. La nuit on veillait, on tendait l’oreille, et le jour de derrière les fenêtres on épiait. Et on tournait en rond, et on attendait. Mais rien n’arrivait. Pas d’hélicoptères. Pas de secours. Pas de miracle. Dehors on n’entendait plus battre que l’artère du vent, qui faisait trembler les maisons et frémir leurs occupants. Et les jours passèrent, comme autant d’aubes blanches de fin du monde.

Alice et Cédric, comme beaucoup d’autres, étaient devenus pionniers de la nécessité de survivre. Ils se lavaient dans une bassine de neige fondue, sentaient le feu de bois et ingurgitaient de petites rations de pâtes, bouillies sur le poêle deux fois par jour. L’étage, privé de sa VMC double flux, sentait le moisi.

Durant les premiers jours, personne ne s’était manifesté. On avait bien frappé aux volets, une nuit, mais ils n’avaient vu personne. Alice s’occupait du bébé, le nourrissait, le langeait, l’exposait dès que possible à la lumière du jour. Cédric occupait son temps à sécuriser la maison, à surveiller les environs, à cuire les pâtes, à bricoler, à optimiser tout ce dont ils disposaient, et il se relevait la nuit pour mettre du bois dans le feu.

Alice pensait à ses parents, qui vivaient loin d’ici. Elle n’avait pas pu leur annoncer la naissance de cet enfant, béni du ciel, qu’elle avait baptisé Benoît. Que devenaient-ils ? Elle avait feuilleté son dernier album photo, et les larmes lui étaient montées aux yeux.

Cédric avait réussi une sortie, à la tombée de la nuit, découvrant tout englué de neige un univers qu’il ne connaissait pas. Vigilant comme un fauve en pleine chasse, il avait tendu l’oreille, observé les traces dans la rue. Au loin les fumées de quelques cheminées. Il ne s’était pas éloigné, avait vidé une partie du garde-manger des voisins, qui n’étaient pas là, et dont la maison n’avait pas été visitée. Il avait aussi ramené un sac de courses, oublié dans une voiture, dont il avait brisé la lunette arrière d’un coup de pierre. Ils purent agrémenter leurs pâtes d’un peu de riz, et de plats à réchauffer gorgés d’eau.

En se durcissant, la vie se simplifiait, plus conforme aux premiers âges. L’essentiel était de dormir, de manger, de se soigner, de se protéger, d’entretenir le feu. Et plus rien d’autre n’avait d’importance.

Lors de sa deuxième sortie, Cédric constata qu’un des garages du lotissement avait été forcé. Ils devaient se méfier. Ils semblaient seuls, pourtant. Mais en rentrant, il avait vu ces traces dans la neige, chez eux. On avait traversé leur jardin. On avait rôdé là. Peut-être en son absence. Le bébé dans une main et le fusil dans l’autre, Alice lui avait fait jurer de ne plus jamais sortir.

Lors de sa troisième excursion, la plus audacieuse, en direction du centre, Cédric avait rencontré leur ancien propriétaire, un vieil homme aux petits yeux gris, toujours à bout de souffle, qui traînait dans la neige un plein sac de provisions, et semblait un peu honteux d’en avoir autant, pour lui seul. Ils avaient parlé, échangé leurs impressions. Cédric évoquait l’organisation du quotidien, l’absence d’informations. L’autre prétendait qu’un voisin avait réussi à capter une radio hollandaise, avec son vieux poste à piles, et qu’elle diffusait en français des messages d’appel au calme, prêchant la concorde et l’harmonie entre les hommes, et qu’elle s’apprêtait à donner des consignes pratiques quand les piles avaient lâché.

Le propriétaire éclata de rire, comme s’il trouvait que c’était une très bonne blague, puis il parla des engins de déneigement sabotés, et de sa pompe de relevage des eaux usées en rade, faute d’électricité, qui dégageait une odeur abominable. Il parla aussi des « errants », des groupes « pacifistes » et un peu menaçants qui allaient et venaient, réclamant partout de la nourriture. Et d’autres, armés, qui se constituaient en gangs, et rançonnaient l’habitant. Emplis d’une méfiance réciproque, les deux hommes n’osèrent rien se proposer.

« Il paraît que les petits villages s’en sortent mieux, avait dit le propriétaire. Qu’il y existe encore une vraie solidarité. »

Ils s’étaient serré la main avant de se quitter, sans être sûrs de jamais se revoir. Et le vieux avait dit ce qu’il disait toujours : « Allez, va. On n’est pas les plus malheureux. »

– 38 –

HOSPITALITÉ, subst. fém.
Action de recevoir chez soi l’étranger qui se présente, de le loger et de le nourrir gratuitement.

PARIS 13e,
LE DOUZIÈME JOUR, 12H02.

Le colonel avait les pieds sous la table, un grog entre les mains, et rien n’était plus réconfortant que le feu de cette vieille cuisinière à bois. On lui préparait un entier plat de pâtes. C’était une sorte de miracle de Noël. Alors qu’ils passaient dans sa rue, le Chinois les avait appelés, dans leur dos. Rendu nerveux par l’épisode des trafiquants au caddie, le colonel fut à deux doigts de l’envoyer rejoindre Confucius. L’homme était petit, décoiffé, souriant, tenant devant lui ses mains jointes, comme un blanchisseur dans un Lucky Luke.

« Voulez-vous entrer vous restaurer ? » C’est ce qu’il avait dit. Il portait une chemisette à fleurs. Derrière lui, la porte était ouverte. Le colonel avait hésité, embastillé dans sa méfiance. Le legs philosophique majeur de son père, revenu traumatisé des rizières d’Indochine, tenait en un précepte :

« Toujours se méfier des niakoués. »

Mais la petite était malade, lui épuisé, et ils ne savaient où dormir. L’appel du confort eut raison de sa prudence. Il renifla tout de même son grog avant de le boire. Il n’avait pas l’air empoisonné. Il décida que les pâtes ne le seraient pas non plus. Le petit Chinois ne quittait pas son sourire, ni le colonel des yeux, sauf quand le colonel levait les siens vers lui. À l’étage, en haut d’un petit escalier de bois très raide, la fillette dormait dans un vrai lit, sous plusieurs couvertures.

« Je ne vous présente pas ma femme », avait dit le Chinois à voix basse, en désignant la porte restée entrouverte au fond du salon. « Elle reste devant sa télé, elle espère qu’elle va se remettre en marche. »

Il avait éclaté d’un petit rire nerveux.

« Je préfère ne pas la contrarier, elle est un peu soupe au lait. »

Dans sa petite boutique, à peine dix mètres carrés, le colonel s’était dit qu’il pouvait vendre du tissu aussi bien que de la viande de chien. S’entassaient à la lueur des bougies des estampes, des lanternes, des amulettes, des statuettes et des dragons miniatures. La fumée d’encens flottait au plafond et une vieille horloge à balancier battait les secondes.

Le colonel pouvait dormir sur le canapé du salon, au pied de l’escalier menant à l’étage, ce qui lui convenait parfaitement, notamment pour empêcher le Chinois d’aller manger l’enfant durant la nuit.

« La petite elle doit se soigner ! Il fait froid dehors. Et il y a les errants ! »

Le Chinois ponctuait ses paroles de grands gestes saccadés, comme pour convaincre le visiteur de l’importance de ses dires. Le colonel, qui venait de finir ses pâtes et aurait bien repris un grog, n’avait pas encore décroché un mot. Pour garder la main, il s’efforçait de conserver sa mine austère d’officier de la Coloniale en visite de dispensaire, contenant derrière ses dents une avalanche de questions.

« Vous resterez ici aussi longtemps que vous le voudrez », avait dit le Chinois.

Le colonel ne cherchait pas à comprendre le pourquoi de cette générosité.

« Qi-Guài il est comme ça », disait le Chinois, comme pour s’en justifier.

Avait-il dit « Tchi-Tchuaï » ? Dans le doute, le colonel le rebaptisa Pol Pot. Et il décida qu’en effet, il devait être comme ça.

– 39 –

ÉTEINT, adj.
Qui n’est plus en combustion.

QUELQUE PART EN LOZÈRE,
LE TREIZIÈME JOUR, 9H31.

En Gévaudan aussi, la neige ne tombait plus, et l’incendie de la stationservice s’était enfin éteint, après avoir abruti le chef et ses trois djihadistes plusieurs jours durant dans son rayonnement hallucinatoire. Leurs fronts en étaient rougis, et leurs dos brûlés alors qu’ils cherchaient le sommeil, dans ces interminables nuits glaciales, et soudain brûlantes, et de nouveau glaciales, à la merci des sombres fantaisies du vent. La neige avait fondu sur près de cent mètres à la ronde. Tout était détruit. La Jeep, la boutique. Leur matériel. Leurs films… L’unique preuve de leurs exploits. La preuve vidéo de ce qu’ils étaient. Et c’était le retour implacable du froid. Du noir. Du rien.

Il ne restait plus ici qu’un aveugle et trois hommes seuls, hagards, assis sur le goudron fondu, les regards noirs et perdus, saisis par leur néant. Comme débarqués ici d’un quelconque météore. Ils allaient mourir, les uns après les autres, avec leurs armes dérisoires et leurs rêves de puissance, ignorés de tout, dans ce paysage désolé, si loin de chez eux, nulle part. La violence du froid, cette autre brûlure, bien plus profonde, à laquelle ils ne pourraient échapper, allait les contraindre à marcher, et marcher encore, jusqu’à l’épuisement. Ils ne pourraient que brûler leurs précieuses calories, faire circuler leur sang, fatalement s’affaiblir. Partout autour d’eux il n’y avait que cette craie pâle, ce désert de sel. Ils décidèrent de s’éloigner d’ici, de tenter de suivre la route, de chercher ailleurs le salut, quitte à se battre contre cette neige, ses dunes, ses congères hautes comme le ventre, en donnant à cet ailleurs tout entier de bonnes chances de les tuer.

Alors les quatre hommes semirent en route et marchèrent, chacun à son rythme et sans parler, l’un d’eux précédant l’aveugle. Et ils iraient ainsi jusqu’à la fin de leur force. La neige changeait leurs pas en pas de forçats et réverbérait sur eux les éblouissants rayons d’un soleil qui semblait glacé. Il y avait quelque chose de biblique dans la marche de ces hommes égarés, pèlerins d’un blanc désert qui n’avait pas de fin.

– 40 –

DROIT, subst. masc.
Prérogative permettant d’exiger des prestations ou des abstentions.

PARIS 12e,
LE TREIZIÈME JOUR, 16H34.

Pour repousser l’assaut des soldats du Califat, les douze légionnaires retranchés à Bercy avaient vidé une soixantaine de chargeurs. Il leur restait donc à chacun un bon millier de munitions en 5,56, plus les conséquentes réserves de l’armurerie en .223 Remington. Seule la 12,7 serait bientôt à court. De l’avis du capitaine Danjou, la victoire était totale. Pas un blessé à déplorer dans leurs rangs. Juste le malaise d’un civil, au plus fort de l’engagement.

En face, les cadavres se comptaient par dizaines, et l’ennemi les avait laissés là, aux pigeons et aux corbeaux. Ils n’y reviendraient pas de sitôt. Et il faisait de plus en plus froid. Les légionnaires avaient des munitions, des vivres en quantité, et un chauffage rudimentaire.

Dehors, on devait être en mode survie. Les sentinelles postées sur les toits n’observaient plus le moindre mouvement dans les environs. Un parfait silence. Une ville transie, en état de stase.

Cette tranquillité relative n’était pas forcément bon signe. Sans ennemis les empires dégénèrent… On avait rapporté au capitaine l’agacement de certains civils. Que faisait le reste de l’armée ? Pourquoi n’avait-on pas davantage d’informations ? Pourquoi se battre plutôt que dialoguer ? Que faisait-on pour leurs proches ? Allait-on tous mourir comme des rats dans cette salle ? Le poison de la contestation se répandait dans les coulisses du POPB.

Un coach en gestion de perplexité avait demandé au sergent ce qu’il comptait faire pour les personnes à mobilité réduite. Un peu de confort, et l’on reparlait déjà de droits de l’Homme…

Un ennemi intérieur que Danjou connaissait bien, et se devait de ne plus sous-estimer.

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