Chroniques du Grand Effondrement [Livre 2 – 11-14]

CHAPITRE 11

Une fois qu’une société atteint un certain degré de terreur, elle devient un système dynamique instable aussi imprévisible que peuvent l’être les cyclones tropicaux.
Gilles Groussard, Dynamique de la grande crise. Éditions Démos.

Devant l’institut médico-légal, il s’envoya une rasade d’alcool et se sentit tout de suite mieux. Alex avait souvent eu l’occasion de visiter des morgues. Ça commençait par un voisin qui se plaignait que tout l’immeuble empestait la charogne. En forçant une porte, ils tombaient sur un corps décomposé qu’ils emballaient dans un sac à viande pour l’envoyer dans ces structures à moitié enterrées composées de vastes sous-sols sinistres et d’interminables labyrinthes ne menant nulle part. Une antichambre de l’Enfer, comme si les catafalques devaient être tenus éloignés de la lumière. Sans doute, était-ce lié à la croyance attribuant au soleil la capacité de détruire les vampires ou juste un héritage de l’époque précédant la réfrigération.

Depuis le parking, il perçut le ronronnement de groupes électrogènes. Il entra dans ce bâtiment sombre avec le sentiment de pénétrer dans un espace où les morts gardaient un imperceptible degré de conscience. Tant qu’un corps n’était pas enterré ou incinéré, il restait toujours le vague espoir ou la vague crainte d’un réveil possible. Les jeux ne sont pas faits tant il paraît probable que les âmes aient du mal à s’arracher à ces corps qui les ont si longtemps abritées. Certains peuples pensaient que la mort ouvrait une dangereuse période transitoire pendant laquelle les âmes défuntes rôdaient autour de leurs dépouilles telles des squatters expulsés sans préavis.

Au contact des cadavres, il n’avait jamais réussi à se départir d’un malaise, d’un questionnement qui lui emportait un morceau àchaque fois. Il fut surpris de trouver autant de personnel à l’intérieur du bâtiment. La plupart des administrations étaient désertes, mais, pour une raison obscure, Rempart s’occupait mieux des morts que des vivants. Ces lieux étaient devenus plus importants que les hôpitaux en raison des combats, de la criminalité et des nombreuses épidémies qui se développaient en ville.

Pétri de culture historique, Rochebin se souvenait que lors du siège d’Athènes par Sparte, la peste avait fauché plus d’hoplites que le conflit et qu’en 1918, les ravages de la grippe espagnole avaient dépassé ceux de la Grande Guerre. Dans une ville affaiblie par les privations, la moindre flambée épidémique pourrait faire plus de dégâts qu’un départ de feu dans une garrigue sèche. De vieilles charrettes tirées par des ânes au flanc blessé tournaient en permanence dans les rues pour ramasser les cadavres. Elles revenaient chargées de monceaux de corps que des fonctionnaires tentaient d’identifier. Chaque anonyme donnait lieu à une photo et à des prélèvements de cheveux pour une éventuelle identification ultérieure. Ces manipulations signifiaient également qu’un état existait puisque des actes ne commandant pas la survie immédiate étaient réalisés.

Le message était clair: Rempart s’occupait aussi des morts, à moins que ce soit un moyen de récupérer alliances, chaussures ou dents en or. Malgré le froid, les charrettes mortuaires exhalaient une odeur douceâtre de fruits gâtés d’abord sucrée avant d’être écœurante. Un parfum entêtant qui mettait longtemps à disparaître. Les cadavres étaient entassés sur un parking extérieur. Rive gauche, une pelle mécanique creusait de grandes excavations au milieu des pelouses du Jardin des plantes. Une fois enregistrés, les corps traversaient le pont d’Austerlitz pour remplir les grandes fosses communes aménagées entre les massifs de fleurs. Un manœuvre avec un masque sommaire de coton jetait de temps en temps, d’un geste las, une pelletée de chaux dans les fosses.

Un technicien engoncé dans une blouse blanche lui indiqua un homme assis devant une paillasse encombrée de microscopes polarisants, de classeurs à lame et d’une montagne de dossiers. Une tasse fumante était posée sur le dernier espace libre. Robuste et large d’épaules, il sentit sa présence et tourna vers lui unvisage aux joues larges et au nez saillant. Ses cheveux en brosse et son collier de barbe lui faisaient penser à Monsieur Carle, son prof de philo de terminale: un socialiste qu’Alex n’avait jamais pu encadrer en peinture sans savoir si c’était parce qu’il était enseignant ou socialiste. Sûrement un peu des deux.

À la vue de l’ordre de mission de la sécurité intérieure, le visage de l’homme se ternit. Il retira la lame de son microscope, la rangea avec soin puis, d’un regard résolu, détailla Alex d’une manière assez déplaisante.

— Je dois vous avouer que c’est assez drôle de voir un policier enquêter sur un meurtre quand des centaines de personnes sont assassinées chaque jour.

— Laissez-moi vous expliquer, répondit Alex, piqué au vif par sa remarque, l’enquête est relancée en raison de la personnalité de la victime.

Le médecin le considéra avec froideur avant de parcourir la salle du regard comme s’il la voyait pour la première fois. Il alla jusqu’à une armoire métallique et sortir d’une pochette un dossier.

— Le rapport d’expertise. Signez-moi une décharge et il est à vous. Bien sûr, je me tiens à votre disposition pour toute question.

L’homme faisait le service minimum. Pour qui se prenait cet enfoiré de toubib avec ses grands airs? Avec quelle joie il lui aurait éclaté le nez sur le carrelage de sa paillasse. Il serra les dents pour résister à cette tentation. Toujours dominer ses nerfs.

La dizaine de pages mentionnait l’heure estimée du décès et le détail des blessures constatées sur la victime. Il était précisé que la victime avait eu un rapport sexuel avant sa mort. Un feuillet résumait les analyses: traces de doigts, cheveux, rognures d’ongles, matières fécales et d’autres traces plus difficiles à définir, mais qui avaient donné lieu à une expertise génétique. Selon le rapport, les traces retrouvées appartenaient à deux profils. La victime et un second individu inconnu des services de police. Alex leva le regard vers le médecin:

— Le document parle de traces génétiques principales, mais, ne peut-on pas imaginer que les traces secondaires soient également importantes?

— Généralement, seules les principales importent, les autres peuvent provenir d’un occupant précédent si le ménage a été mal fait ou de la contamination des échantillons.

— Je comprends, dit Alex, mais ne peut-on pas imaginer que des personnes extrêmement prudentes laissent peu de traces?

— On peut toujours tout imaginer, mais l’assassin a passé deux ou trois heures dans cette chambre comprenant au moins un rapport sexuel avec la victime. Croyez-moi, c’est le genre de choses qui laisse des traces.

— Ce qui élimine la possibilité d’un complice?

— Je ne dirais pas cela, dit le médecin prudent, mais c’est probable.

— Et quel est son profil génétique? demanda Alex.

— Et bien, la surprise vient du fait qu’il ne s’agit pas d’une femme.

— Pas une femme?demanda Alex, interloqué, vous êtes certain?

— Vous m’avez parfaitement compris. Les analyses ADN sont formelles. Aucune femme n’était présente sur le lieu du crime.

Alex était extrêmement déstabilisé par ce qu’il venait d’apprendre même s’il savait que les scénarios les plus absurdes pouvaient parfois être vrais.

En sortant du bâtiment, il alluma une cigarette en regardant la Seine. Le fleuve évoquait un égout chargé de matière organique. Il se demandait si l’Institut avait été construit sur la rive pour faciliter l’évacuation des déchets solides et liquides. Il ne pouvait s’agir d’un hasard. Cette idée déplaisante provoqua en lui une légère nausée.

Le dossier ne mentionnait pas une quelconque homosexualité, même si celle-ci était fréquente dans les sociétés arabomusulmanes en raison du confinement des femmes. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle ces pays réprimaient cette pratique. On combat avec d’autant plus de sévérité ce qui nous menace.

D’après le rapport médico-légal, le Qatari avait pourtant eu des relations sexuelles avant son assassinat. Les traces de matière fécale confirmaient un rapport anal. Par ailleurs, les profondes plaies allaient dans le sens d’une puissance musculaire rare chez une femme.Il prit le quai de la Tournelle, se gara près du pont au Double pour aller constater les dégâts sur Notre-Dame causés trois jours plus tôt par un commando suicide. L’insecte fossile était toujours là, comme un grand vaisseau de pierre échoué au centre de la ville en guerre, mais la grande rosace n’était plus qu’un trou béant. Sur la façade, la plupart des statues de la galerie des rois étaient décapitées ou mutilées. Deux blindés AMX 10 stationnaient sur le parvis pour prévenir toute nouvelle attaque terroriste.

Tout comme la basilique de Saint-Denis dynamitée une semaine plus tôt, tous les symboles de la Chrétienté devenaient une cible pour des islamistes qui avaient parfaitement assimilé Orwell: qui contrôle le passé, contrôle le futur.

Il continua le long de la Seine, la coupole de l’Académie française était intacte mais la passerelle du pont des Arts avait brûlé en totalité. Le Louvre et ce qu’il restait d’Orsay après l’attentat semblaient préservés: dès le début des combats urbains, des unités paramilitaires avaient sécurisé ces musées pour empêcher les pillages. Sur chaque pont, un check-point était installé. Les hommes, souvent jeunes et nerveux, contrôlaient les rares véhicules qui circulaient encore.

Alex réalisait qu’en quelques jours à peine, la capitale avait subi plus de ravages que depuis la révolution. Même si la paix revenait un jour, il faudrait des décennies pour effacer les stigmates de ces destructions.

En rentrant chez lui rue de Bagnolet, il se sentit gagné par un profond sentiment de découragement. Il se déchaussa pour sentir la fraîcheur du parquet sous ses pieds. Tout était confus dans ce dossier. En ouvrant un tiroir pour prendre un paquet de Camel, il tomba sur la revue porno du Qatari. Tabatha Cash souriait en couverture de Voluptueuse, les jambes impeccablement galbées.

Le type avait plutôt bon goût. Cette hardeuse maintenant âgée avait été célèbre dans les années 90, elle parlait de son enfance en banlieue, de la difficulté pour une jolie fille de vivre dans ces zones suburbaines. Tabatha était plus intelligente que ce qu’on attendait d’une porno-star. Un regard lointain, un peu triste qui vous transperçait le cœur. Comme si quelque chose s’était brisé en elle,quelque chose que personne ne pourra plus jamais recoller. Alex imaginait que cette mélancolie participait à son charme, à ce qui plaisait aux gars qui se tiraient sur l’élastique en rêvant à sa fente paradisiaque.

La cigarette terminée, il posa la revue sur sa table de chevet. Une petite pensée vrillait son cerveau, faisant son chemin comme un ver, une pensée ne rimant à rien et qui, en même temps, expliquait beaucoup de choses. L’Ambassadeur aimait les filles, pas les mecs. C’était encore plus clair à la lecture de cette revue. Il pensa à un complice, mais alors pourquoi la fille n’avait-elle pas laissé de traces? Tout cela n’avait aucun sens.

En se levant, il vit un ticket rose par terre. Le truc n’était pas là avant, il avait dû tomber de la revue. Dessus, un tampon marqué Ibrahim Hamidovic, jeux et paris, 20 rue Robert Witchitz Ivry avec une somme inscrite à la main.

CHAPITRE 12

Alex jeta autour de lui un regard angoissé. Les fenêtres brisées l’observaient d’un air maussade et une bise balayait la chaussée défoncée pour faire battre des tôles mal fixées. Dans un terrain vague, des fûts éventrés laissaient échapper un jus noirâtre. Ce monde industriel avait été le gagne-pain de millions d’hommes. Puis des experts avaient expliqué que certaines choses devaient finir et qu’il fallait les laisser finir pour que d’autres puissent naître et des millions d’hommes avaient perdu leur emploi.

Dès qu’il se gara, un ivrogne sale comme un peigne surgi du décor trottina vers lui un chiffon à la main.

— Un coup sur le pare-brise et je vous la garde, décréta le vieux.

— Non, dit Alex.

Le pochard oscilla sur ses jambes. Alex enfonça le clou.

— Garde ta serpillière pour te torcher le croupion avec. Je te préviens le charclo: au moindre putain de début de rayure sur ma caisse, tu vas regretter d’être né. J’en ai savaté pour moins que ça.

Le type vacilla avant de s’éclipser, son chiffon cradingue à la main. À l’intérieur, une petite arène dominait une fosse grillagée qui puait le chien mouillé, les excréments et la testostérone. Bien que proscrits, les combats de chiens prospéraient. Les meilleures races de combat étaient les pitts, staffs, mastiffs et autres dogues argentins. Un joueur avec du fric pouvait être tenté de flamber. Un type pansu ramassé comme un bull-terrier se tenait au bord de la fosse. Alex sortit sa carte de flic.

— Ça existe encorrre police, dit l’homme avec un accent slave à couper au couteau, je crrroyais que caillerrras vous tous mangés.

Gros-Lard s’exprimait dans un français de chiotte. Alex ne releva pas ses sarcasmes. Un seul de ses bras pesait dans les trente kilos. Quand il en levait un pour se gratter le nez, la masse graisseuse révélait une large auréole malodorante de sueur. Alex sentit tout de suite qu’il ne l’aimait pas.

— C’est terminé les combats de dogues? demanda-t-il.

— Pas croirrre cela jeune homme, répondit Gros-Lard avec un sourire étrange sur son groin, moins d’une heurrre ici trrrès beau combat. Des champions. Hamidovic vieux, mais encorrre lui donne le la pourrr combats de chiens. Toi cherrrcher quoi dans le coin?

— Je cherche un joueur qui a eu une récente rentrée d’argent.

Le visage aux traits durs se crispa dans une grimace amère. Il appela dans une langue rugueuse. Un type bâti comme un camionpoubelle apparut et s’approcha avec une démarche de primate.

— Écoute fouille-merde, grogna le géant, maintenant tu laisses tranquille Monsieur Hamidovic. Ici y a plus de police qui vaille.

— Écoute-moi face de raie, dit Alex en sortant son Glock, je me fais violence pour rester poli alors que c’est vraiment pas dans ma nature. Et toi, tout ce que tu trouves à faire c’est de mal me parler.

Gros-Lard sortit un grand mouchoir pour s’essuyer la nuque. Sa graisse exsudait en permanence une abondante transpiration. Son visage évoquait une hure de sanglier avec de petits yeux roses et mobiles. Un Dieu-Sanglier se vengeant sur les chiens des millénaires de chasse infligés à sa race.

— Venirrr dans burrreau.

La pièce sentait le tabac froid. Sur les murs des posters de femmes à poil, de bolides italiens, de chiens d’attaque.

— Les paris maximaux se montent à combien chez toi?

— Ici no limit. Attends un peu, public arrrriver bientôt.

— Tu vois quand tu veux, dit Alex en rangeant son Glock.

La salle commençait à se remplir. Un public bruyant d’amateurs qui aimaient se retrouver dans ce genre de lieux. Au bout d’une demi-heure, les gradins furent combles, la tension était perceptible. Si les rues étaient vides, il y avait encore pas mal de monde planqué au creux des immeubles.

Deux puissants pitbulls furent amenés dans des cages séparées. L’un de teinte brune et l’autre tout noir avec un poitrail blanc. Des monstres qui s’étranglaient de rage pendant qu’un employé les excitait en approchant des barreaux une forme vivante tenue en laisse.

L’homme détacha la laisse du bâtard à poils ras, maigre comme un clou qu’il promenait depuis cinq minutes autour des cages. Une proie choisie pour exciter le goût du sang chez les chiens de combat. Une petite victime à déchiqueter comme ces mises en bouche dans les restaurants pour rupins.

Désorienté, le chien offert en sacrifice levait vers le public des yeux inquiets. Alex pensa à Popeye. Le seul but de ce sacrifice était de faire gicler l’adrénaline des bêtes et du public.

Une cage s’ouvrit dans un bruit métallique. Le molosse noir bondit dans la lumière des projecteurs, les crocs luisants en avant. Le bâtard fit face avec courage, essayant d’intimider la masse de muscles en aboyant. La bête tourna quelques secondes autour avant de lancer son attaque. En un instant, les pattes arrière du corniaud furent brisées et son train s’affaissa dans un glapissement de douleur.

Le regard effaré du bâtard aux abois allait vers les spectateurs excités, implorant un improbable secours, se demandant comment tout cela était possible. Pourquoi le punissait-on ainsi?

Alex pensa à ces humains qui s’échinaient dans des vies qui leur demeuraient incompréhensibles. Certains cherchaient en Dieu une réponse à l’absurdité de leurs existences, à l’obscénité du monde. Mais les églises n’offraient aucune réponse, juste un refuge. Si Dieu existait, Alex était convaincu que c’était un dangereux psychopathe qui aurait amplement mérité de purger une peine incompressible de trente ans dans un pénitencier d’état.

Le dogue avait déchiqueté le corniaud sacrifié en moins de deux minutes. Puis, il lâcha la masse sanguinolente, manifestement déçu que le jeu soit déjà terminé.

Le second chien eut droit à un gros chat rayé qui ne pesait qu’un dixième de son poids. Le félin terrifié adopta toutes les attitudes du combat pour assurer le spectacle: gonflant ses poils, montant sur ses pattes pour se faire plus gros afin d’impressionner son adversaire. Un moment surpris, le pitbull brun tourna autour de cette bête mystérieuse qui le décontenançait en crachant. Le chien bavait de rage. Puis, ayant pris la mesure de son modeste adversaire, le molosse mordit cruellement le chat, secouant la mâchoire pour le démembrer. Seul l’arc nerveux solidarisait la fragile structure du corps. D’un coup de mâchoire, le pitbull brisa la colonne vertébraledu petit félin qui hurlait de terreur avec des cris de nourrisson qu’on écorchait vif.

C’était à la fois beau et terrible. La foule en rut l’encourageait depuis les tribunes. La souffrance animale faisait monter une fièvre malsaine dans le public. Le chat fut, à regret, achevé d’un puissant coup de mâchoire. Les crocs dégoulinants de bave et de sang, le pitbull secoua longuement la dépouille en signe de domination.

Le Bosniaque passa alors dans les gradins collecter les paris contre des reçus. Alex paria sur le molosse noir au poitrail blanc dont l’agressivité lui avait semblé de bon augure.

Alex sentait s’épaissir dans sa gorge une impatience qui lui prenait les entrailles. Les masses de muscle aboyaient avec une rage effrayante. Les portes s’ouvrirent enfin dans un fracas métallique, éjectant deux boules de muscles qui se précipitèrent l’une sur l’autre dans une furie terrifiante. Un assaut fulgurant que les spécialistes nommaient attaques de proie.

Alex comprit que les chiens étaient drogués aux amphétamines pour les rendre plus agressifs. Le sang giclait des morsures profondes, ruisselait des ventres déchiquetés. La foule hurlait, chacun encourageant son favori. Dans cette clameur infernale, les yeux des animaux brûlaient d’un feu maléfique comme ceux de monstres échappés de l’enfer. Soudain, le pitbull noir réussit à saisir la gorge de son adversaire, sa mâchoire se referma avec un bruit sec de piège à loups suivi d’un sinistre craquement. L’échine des dogues se tordit sous la puissance des muscles.

Le combat tourna alors au carnage, le noir qui avait pris le dessus accentuait son avantage sans relâcher son étreinte. Des morsures d’une cruauté terrible. Le brun se faisait dévorer vivant, s’agitant en vain pour se dégager, se débattant avec une énergie désespérée, essayant de mordre au hasard, mais ne happant que le vide.

Alex entendit nettement quelque chose se briser. Toute la salle vit la bête s’affaisser, l’échine rompue pendant que l’autre s’acharnait sur le vaincu, s’éclaboussant de sang noir. Un paquet d’intestins verdâtres poussait hors de l’abdomen dans le souffle bruyant de la bête agonisante. Dans un râle, le sang formait des bulles grasses à son museau. Des parieurs exultaient, d’autres, la mine déconfite, insultaient le vaincu.

La cloche sonna. Une partie du public déchira ses billets et gagna la sortie, la mine sombre. Les autres patientaient au guichet. Le Bosniaque avait sorti des lunettes graisseuses, répartissant les gains avec une dextérité impressionnante. Ses doigts gras dansaient sur sa calculatrice. Les parieurs empochèrent leurs gains avant de se diriger vers la sortie.

— Dans une semaine, j’orrrganise un combat de loups sauvages, glissa-t-il d’un air gourmand à Alex qui recomptait ses billets.

Derrière lui, une métisse au châssis d’enfer venait d’empocher un gain important. Quand elle se dirigea vers la sortie du bâtiment, sans vraiment savoir pourquoi, Alex décida de suivre ses yeux veloutés. Dehors, il faisait déjà sombre.

CHAPITRE 13

L’effondrement entraîna un foisonnement religieux comparable à l’explosion radiative observée en biologie de l’évolution après les extinctions massives.
Le crépuscule de l’Occident, ouvrage collectif, Éditions Champs magnétiques.

Le président longeait les rues sombres pour passer inaperçu. Quand il apercevait des phares dans la nuit, il s’immobilisait dans un renfoncement, attendant que le véhicule s’éloigne avant de reprendre son chemin.

Il était presque quatre heures quand il entendit les chiens à deux cents mètres derrière lui. Ils avaient dû leur sentir ses affaires restées dans la voiture. La meute aboyait, les pattes des molosses griffaient la surface froide de l’asphalte. Il avait un peu d’avance, mais s’il s’arrêtait, ne fût-ce qu’un instant, la meute serait sur lui comme un chien sur un lapin.

Il se mit à courir, le cœur prêt à exploser. Derrière les bêtes se rapprochaient inéluctablement. Au bout d’une ruelle, il déboucha dans un terrain vague au sol argileux. Les ronces lui lacéraient la chair des mains.

Le halètement de la meute lui rappela que les dogues se rapprochaient. Il courait jusqu’à perdre haleine. Un sol détrempé, criblé de trous d’eau. L’air sifflait dans ses bronches, lui sciait le cœur. La peur rongeait tout l’intérieur de son ventre, un acide décuplant sa volonté de fuir. Mais son corps ne suivait plus, refusant de se plier à sa volonté.

Il tomba à genoux, incapable d’aller plus loin, effondré, pompant l’air comme s’il était vide d’oxygène. Il était devant une fondrière de chantiers. Il avança une main dans l’eau glacée. Il serra les dents,ferma les yeux et se laissa glisser dans le liquide visqueux. Au loin, des chiens aboyaient dans la nuit.

Quand on le tira du trou, son hurlement fut horrible. Les hommes apparus au bout de la ruelle bousculèrent en riant ce paquet gonflé d’eau glacée. Ce n’était plus le président, juste une bête traquée, violentée, un gibier qu’on venait de forcer. Un frisson de victoire traversa les visages. Vingt-quatre heures d’une battue enragée qui avait essoufflé les poitrines et brisé les jambes. La chasse à l’homme, la plus sauvage de toutes. Ils tenaient entre leurs griffes un être mi-homme mi-bête, les vêtements déchirés, souillés, le visage maculé de glaise avec des yeux tristes et farouches d’animal traqué.

Ils le poussaient, le bourraient de coups, déçus de cette proie sans réaction, couverte de fange, si piteuse, si éloignée du politicien qui paradait sur les écrans pour annoncer, plein de morgue, de nouveaux sacrifices au pays exsangue.

Trempé jusqu’aux os, le président n’avait plus visage humain, juste un regard mobile, inquiet, de bête sauvage, les cheveux collés aux tempes, les yeux exorbités par l’épouvante, le souffle court. Un homme de la katiba se moqua de ses vêtements en lambeaux:

— La vérité, ce gros bouffon de sa race a détalé pire qu’un lapin… ! Tu viens de réaliser mon rêve de gosse, t’as l’air d’une vraie merde comme ça.

La face du président se contracta devant l’ironie cruelle. Un masque halluciné se convulsant d’effroi et de souffrance. Pourtant, s’il avait peur et tremblait, il n’était pas lâche. Il faisait face au groupe, les regardait dans les yeux. Il voulait parler, former une phrase sans y parvenir. Mais les mots n’avaient plus de valeur, leur magie était morte depuis longtemps.

Un grand escogriffe au visage mauvais le poussa vers le coffre ouvert d’une vieille Peugeot 308. Quand le président voulut protester, l’homme explosa.

— Ferme ta grande gueule de kaffir? T’as quoi à la place du cerveau? De la merde? T’as pas compris que désormais t’es moins qu’un chien galeux?

Cette forme trempée représentait tout ce que l’homme détestait: la respectabilité, le pouvoir kaffir, la richesse des Céfrans. Il régnait une excitation sourde dans le groupe qui imaginait déjà leshumiliations qu’ils pourraient lui faire subir. Maintenant qu’il était à leur merci, ils allaient lui apprendre à se dépouiller de toute dignité.

Quand ils fermèrent le coffre de la 308, le président comprit que personne ne pourrait plus rien pour lui.

CHAPITRE 14

Alex frissonna. Un gros ventre de brume froide pesait sur la ville. Une humidité glacée qui se condensait sur sa peau comme une bruine bretonne. Les arbres des squares avaient tous été coupés. Toute la ville périclitait, hantée par des ombres chauves aux yeux de lézards malades, des bouffeurs de cadavres obsédés par la faim et le froid.

Square Ulysse Trélat, deux vieux ahuris sondaient un monticule de détritus à l’aide de longs crochets. Soudain, les yeux d’un des compères s’éclairèrent d’avidité en apercevant un chat mort piqué au bout de son bâton.

Rue Nationale, la métisse entra dans un immeuble dont la porte cochère avait été fracturée. Une situation dangereuse à la nuit tombée. Les patrouilles avaient l’ordre de tirer sans sommations, mais elles étaient trop rares pour enrayer le home-jacking nocturne. Alex s’engouffra dans l’escalier, une porte claqua à l’étage. En montant, il entendait des caquètements. Beaucoup d’habitants empilaient cages à poules ou clapiers sur les balcons et dans tous les espaces disponibles, nourrissant poules et lapins d’épluchures glanées dans les poubelles.

Lorsqu’on frappa à sa porte, Prisca fut surprise. Derrière le judas, un homme massif se tenait droit. Tout en lui respirait la puissance, la solidité, la violence, mais il n’avait rien de commun avec les branques qui attaquaient les immeubles à la nuit tombée. De toute façon, les voyous ne sonnaient jamais, ils faisaient d’abord sauter la porte au pied de biche.

Elle entrouvrit en veillant à ce que la chaîne reste engagée.

— Que voulez-vous? Je n’ai besoin de rien, dit-elle.

— Je souhaiterais vous parler.

Elle était aussi grande que lui et soigneusement maquillée. Il glissa sa carte de police par l’ouverture. Prisca examina l’hologramme infalsifiable.

— Lapolice? Je ne comprends pas.

— Faites-moi entrer et je vous explique.

Elle lui jeta un dernier regard méfiant avant de décrocher la chaînette comme à regret. Sa chambre était petite, mais propre avec un grand lit recouvert d’un dessus bon marché en synthétique dans les tons mauves.

— Je buvais un Cognac quand vous avez sonné. Vous en voulez?

Elle lui tendit son verre pour que l’invite soit plus claire. Un liquide ambré dansait au fond avec un léger roulis.

— C’est pas de refus.

Elle s’éloigna dans la cuisine faisant osciller son cul remarquable, bien moulé dans une robe trop serrée, avant de revenir un verre à la main. Sur le lit, tel un époux démoniaque, un chat noir les observait avec une indifférence hautaine.

— C’est du bon, vous trouvez ça où? demanda Alex en trempant les lèvres.

— Un client, je vous écoute…

— Les combats de chiens à Vitry, je veux savoir d’où vient le fric des paris.

— Vous m’avez suivie, dit la métisse, les prunelles amincies de colère.

— Je fais mon job, et vous allez pas me croire, mais, en ce moment, je suis débordé. Alors ce fric, j’écoute?

— Une rentrée récente…

Elle mentait, c’était évident.

— En devises? Tu te foutrais pas un peu de ma gueule?

Il s’était mis à la tutoyer pour être plus brutal.

— J’ai des clients à l’international.

— Et moi je suis trader de matières premières.

— Dieu m’est témoin.

— Laisse Dieu tranquille, tu sais que je peux tout faire fouiller ici?

— Comme tu veux, répondit Prisca en haussant les épaules, j’en ai strictement rien à foutre. Une lueur de défi brillait dans son regard.

— T’imagines pas les sales connards avec du noir sous les ongles qui vont débarquer avec des chiens puant la pisse. Ces typesnettoient la merde des rues, ils retourneront tout, saloperont tout, tripoteront ta lingerie, renifleront tes parfums. Et tu sais pas le pire?

— Dis-moi Chéri, tu m’intéresses.

— S’il y a un putain de truc à trouver, ils le trouveront. Et plutôt deux fois qu’une. Alors à ta place, j’éviterais tout ce bazar inutile. T’imagines même pas dans quel état ils te rendront ta chambre. Et puis y a autre chose.

— Autre chose?

— Si d’autres keufs sont dans la boucle, ce sera plus dur de s’arranger.

— De s’arranger?

Il finit le reste de son verre avant de le poser sur la table.

— Entre nous… je veux dire entre toi et moi.

Il avait un sourire entendu. Prisca mit en cul de poule deux lèvres si humides, qu’elles semblaient laquées. Elle lui lança un regard aguicheur avant d’aller chercher la bouteille de Cognac, une main sur sa hanche pour mieux faire tanguer son corps somptueux qui sentait le parfum bon marché et la sueur sucrée.

Alex lui trouvait un charme indéniable. Au troisième verre, il s’approcha d’elle, soulevé par la houle noire du désir et l’attrapa par la taille. Elle sentait la courtisane molle et charnue. Il empoigna son bas ventre. Le lourd paquet lui confirma que son instinct ne l’avait pas trompé.

— Maintenant,assez joué, montre-moi ce que t’as pris chez l’Arabe?

— De quoi tu parles? répondit Prisca d’une voix fatiguée.

Il se baissa pour saisir le chat et le posa sur la table. Est-ce que le petit animal était conscient de la tension? Que se passait-il dans son cerveau? Était-il jaloux, envieux, voyeur? La petite bête ronronnait, les yeux sur lui, dans l’attente de quelque chose.

— Tu mens aussi mal que je frappe dur. Je me fous de ce type. Un de ces cafards qui nous détruisent avec le fric qu’ils nous volent.

— Je sais pas de quoi tu parles Chéri… Regarde ma chambre. Je raconte pas de craques, si j’avais de la thune, tu crois que je croupirais dans ce trou à rat?

Elle avait la paupière lourde comme une fille sous acide. Il prit son élan. La claque partit avec une violence telle qu’elle manqua de luiemporter la tête. Prisca fut projetée contre la cloison. Un bloc compact et sombre se forma à l’intérieur de son crâne. Une douleur atroce cogna derrière ses yeux, s’étendit à tout son visage, engourdissant ses lèvres et son nez pour venir irradier toute la colonne vertébrale.

— Tu vas me baladerlongtemps? siffla Alex entre ses dents.

Il l’attrapa par la peau du cou comme il l’avait fait pour le chat et la fixa droit dans les yeux.

— Écoute ma beauté, la prochaine fois, je t’éclate la cloison nasale.

La vie avait déserté son visage laissant place à une expression fermée.

— Que je crève sur place si je mens, se défendait Prisca.

Quelque chose clochait, il était convaincu qu’elle mentait. Son corps dégageait cette odeur de transpiration rance, mais ce n’était pas encore ce relent de peur, cette acidité si violente que celui qui l’a senti une fois, une seule, ne parvient jamais à l’oublier. Elle n’avait pas peur. Pas encore, pas assez. Il devait réveiller la terreur en elle.

— Il y a pire que la mort, je vais te vendre aux baiseurs de chèvre ! Ils te feront vivre dans le fumier à ronger du pain rassis avec des types qui penseront qu’à te baisser ton froc pour t’enfiler à longueur de journée. Je t’assure que tu vas regretter d’être née ! Et quand ils en auront leur claque de ta paire de burnes, ils te castreront pour te fourguer au Turkménistan.

Dans le crâne de Prisca, la douleur était insoutenable, inhumaine. Elle parvenait tout juste à saisir les paroles qui venaient de très loin. Où l’as-tu rencontré? Pourquoi l’as-tu buté? Qui était avec toi? Pourquoi prendre cette valise?Pour qui travailles-tu? Ses bonnes grosses lèvres qui avaient fait le délice de tant de vieux Russes tremblaient. Ses larges joues étaient secouées de tics.

Danger de mort, pensa-t-elle. Respirer lentement, autant que possible.

Le corps légèrement fléchi, elle n’a plus si fière allure, pensa Alex en cherchant dans sa poche intérieure un poing américain qu’il posa sur la table. Quelque chose tinta dans le tumulte du crâne de Prisca, un lointain bruit métallique qui n’annonçait rien de bon.

— Ça c’était juste la mise en bouche, dit-il, maintenant si tu passes pas à table, ce sera le plat de résistance. C’est de l’acier suédois.

Saisie de stupeur, elle savait qu’elle ne pourrait supporter un autre assaut.

— Arrête, supplia-t-elle à l’agonie, je serai ton esclave, ta reine, mais me frappe plus. Je vais tout te raconter.

— T’as intérêt à t’appliquer, ma grande.

Maintenant, la putain d’odeur de trouille était bien là: ammoniacale et dégueulasse. Sa couenne empestait la peur. Les yeux roulant de terreur, Prisca déglutit pour parler plus vite et rattraper le temps perdu. Deux minutes plus tard, elle avait craché le morceau. Elle s’accroupit et sortit une mallette de sous le lit. Alex l’ouvrit. Il y avait un paquet de fric en coupures étrangères et des documents officiels.

— Tout est là?

— Oui tout.

À la vue des documents, tout devint soudain limpide pour Alex. Ce que Cheveux-Gominés cherchait avec ses manières doucereuses et dominatrices de flic, c’était ces documents. Alex avait le sentiment d’avoir été manipulé. Dans son âme, il ne sentait rien d’autre que de la haine: une haine glaciale.

Il quitta Prisca vers trois heures du matin. Le labyrinthe des rues désertes était plus silencieux qu’un tombeau. Il se sentait délivré d’un grand poids. Il fut juste arrêté à un barrage Boulevard de l’Hôpital. Il montra son laissez-passer à des hommes en uniformes dépareillés qui bâillaient avant de rentrer rue de Bagnolet. C’est le lendemain qu’il trouva dans la mallette le disque dur externe.

Plusieurs vidéos montraient la préparation d’attentats à la voiture piégée. L’explosif était introduit dans le centre par la valise diplomatique. Les kamikazes étaient très jeunes, ils venaient de cellules islamistes dormantes qui infestaient le pays, tous semblaient drogués récitant des sourates.

Sur plusieurs plans de coupe, on distinguait nettement le visage de l’Ambassadeur déformé par l’émotion. Des images qui feraient leur petit effet quand elles seraient mises en ligne sur internet. Certains pays pétroliers wahhabites y apparaîtraient pour lesprédateurs qu’ils n’avaient jamais cessé d’être. Mais avant, il y avait peut-être un coup à jouer.

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