Chroniques du Grand Effondrement [18-19]

CHAPITRE 18

En période de crise, les masses désorientées cherchent à constituer un mouvement capable de cristalliser le capital émotionnel en cours de formation. Dans ces conditions, même un groupe limité peut s’emparer du pouvoir comme l’a théorisé Lénine.
Cyrus Rochebin, prophète post-moderne, Jack Lanoux, Éditions du Sphinx

Quand Alex coupa le contact, les Bee Gees s’arrêtèrent brutalement au milieu de How deep is your love. L’averse tambourinait sur la carrosserie. Sans les essuie-glaces, Alex n’aurait même pas pu distinguer l’entrée de l’immeuble. Il était pile neuf heures quand ils se présentèrent avenue de l’Opéra à la réception de la résidence.

— Ça change des garnis pourris où les crevards tringlent des putes de banlieue à moitié soûles, dit Alex.

Le directeur d’Opéra Prestige les attendait, fébrile.

— C’est la femme de ménage qui l’a trouvé.

— Quel étage? demanda Alex.

— La suite du dernier, dit l’homme, les bras ballants.

— Alors qu’est-ce qu’on attend? Prenez votre passe et montons.

Alex pénétra seul dans la chambre. Il avait pris soin d’enfiler des gants en latex. Ses yeux se promenaient sur les surfaces avec l’air de chercher quelque chose. Il y avait du sang partout, une boucherie. Il remarqua des traces suspectes : sans doute du sperme et des matières fécales. Les gars de l’identité judiciaire allaient se régaler. En fouillant le type, il tomba sur un passeport diplomatique au nom du Prince Khalifa ben Abdallah, ministre plénipotentiaire du Qatar.

— Et merde, lâcha Alex.

À part le passeport, le seul truc intéressant c’était le dernier numéro de Voluptueuse, une revue porno-chic qui traînait sur la table de chevet, le genre papier glacé luxueux avec des beautés à couper le souffle pénétrées par tous les orifices et dans toutes les positions imaginables. Il jeta un coup d’œil vers la porte avant de la glisser sous son blouson et de ressortir.

— Le bordel mec, le vrai bordel. Le macchabée est déjà raide.

— Merde, c’est qui ce type? demanda Lucas pendant que le directeur boutonnait sa veste pour cacher les auréoles sous ses bras.

— Ce type, comme tu dis, c’est le Prince Abdallah, le frère cadet de l’émir du Qatar, dit Alex en lui tendant le passeport.

Le directeur devint blême.

— Il était enregistré sous un faux nom. J’imagine que c’est facile pour un ambassadeur de se procurer un faux passeport.

— Hier soir, après la réception donnée par l’émir, il aura ramené une fille ici, ajouta Lucas.

— On est dans une merde noire, dit Alex en appelant le central.

Ils attendirent dans le lobby pour éviter de contaminer la scène de crime. Vingt minutes plus tard, le fourgon de l’identité judiciaire se garait. Les techniciens coururent jusqu’à l’entrée sous l’averse. Tout le monde en avait assez de cette humidité qui enveloppait la ville depuis des mois. Il semblait que le ciel ne dut jamais s’ouvrir et que, derrière les nuages, le soleil ait déserté cette partie de l’univers. Des climatologues affirmaient que le Gulf Stream s’était arrêté, d’autres parlaient des taches solaires. Un ciel si sombre que Lucas avait perdu conscience de l’heure. Sans sa montre, il aurait été incapable de dire si c’était l’obscurité de cette pluie d’hiver ou le crépuscule qui venait sur la ville.

Des lampes s’allumèrent. Ils avaient rarement l’occasion de voir à l’œuvre les types de l’identité judiciaire. La plupart des meurtres ne donnaient lieu qu’à un formulaire d’une page, un fourgon déglingué venait charger le corps et généralement les choses s’arrêtaient là. Les techniciens enfilèrent des combinaisons blanches, des gants chirurgicaux, passèrent des surchaussures avant d’ajuster leurs masques. Le supérieur inspectait la pièce avec une lenteur calculéecomme s’il espérait voir le coupable sortir d’un placard. Ça devait faire partie de la routine. Chaque métier avait la sienne, plus ou moins justifiée.

Avec un appareil numérique 3D, l’homme tourna autour du cadavre pour le saisir sous tous les angles possibles. Ensuite, des techniciens relevèrent les empreintes, aspergeant d’aérosol poudreux les moindres surfaces, puis ils collectèrent tout un tas de débris.

— Merde alors, on a droit à la totale, remarqua Alex.

Il se dégageait de ce lent ballet de cosmonautes une autorité glaciale, proche du rite funéraire tant chaque geste semblait obéir à une chorégraphie millimétrée. Le corps nu gisait sur un matelas gorgé de sang.

— Le matelas est foutu, du Dunlopillo… regretta Lucas.

À côté du crâne fracassé, une substance rosée était visible sur le drap.

— Quelle heure? demanda Alex au patron des hommes en blanc.

— D’après la rigidité cadavérique post-mortem, il est probablement mort entre deux et trois heures du matin. Il n’y a aucune trace de lutte. Il a été tué sur le coup.

À chaque enquête, la même sensation saisissait Alex. Il aimait cette odeur de traque qui aiguisait ses sens. Au fond, c’était pour cela qu’il restait dans la police, la fièvre du chasseur. Au bout d’une demi-heure, le supérieur releva son masque. Il transpirait abondamment.

— C’est bon pour moi, sortez le sac à viande, on envoie au légiste, dit-il à deux types qui patientaient dans le couloir avec un brancard.

Le directeur attendait, nerveux, les pupilles dilatées. Alex pensa qu’il prenait des trucs genre coke ou amphètes pour tenir le coup. Il en circulait de plus en plus en ville. Du Captagon, le même que celui qu’on retrouvait dans le sang des djihadistes qui se faisaient exploser de temps en temps devant une école ou une église.

— Bordel de merde, dit Lucas, je les comprends pas ces types. Ils ont assez de fric pour remplir un gros porteur de call-girls de luxe, mais ils préfèrent ramasser une pute de rue dont ils ne savent rien.— Je commence à les connaître, dit le directeur, ce qu’ils aiment le plus c’est s’encanailler. Pour eux le top c’est de marcher la nuit dans une rue de Paris et de rencontrer une belle inconnue. L’imprévu garde un parfum inimitable.

Alex le regarda. Cette histoire n’allait pas arranger ses affaires. Il y aurait des questions sur l’entrée sans caméra. Il allait devoir expliquer que justement c’est parce que les clients ramenaient des mineures ramassées dans la rue.

CHAPITRE 19

Alex gara la Peugeot dans une rue proche du Stade de France rebaptisé Abou Dhabi Arena. Il tira la bouteille de la boîte à gants, téta une gorgée de vodka puis s’alluma une cigarette pour faire passer le goût de l’alcool. Le corps agréablement détendu, il se sentait prêt à écouter le lider maximo. Des gros bras surveillaient les entrées. Il y avait déjà pas mal de monde, la masse des perdants enflait un peu plus chaque mois.

Il salua un géant chauve en bomber noir. Joshua était tatoué jusqu’à la nuque et aux replis graisseux de la base du cou. En remarquant ses mains puissantes couvertes de cicatrices, il se souvint que dans le civil, Jo était dans le bâtiment.

— T’as entendu les dernières nouvelles? demanda Alex.

— Les caisses sont vides, ça risque de chauffer dans les jours qui viennent, dit Jo avec de la joie dans les yeux.

— Il parle à quelle heure?

— Dans une heure. Regarde, voilà sa voiture qui arrive. Il ne va pas tarder. C’est blindé ce soir.

Une Mercedes 600 graphite s’arrêta devant la porte métallique menant au parking VIP. Un costaud bâti comme un camion-poubelle en sortit, des bras comme des bouches d’incendie. Son regard balaya les abords avec suspicion puis il fit ouvrir et la voiture disparut dans un tunnel noir.

Les tribunes étaient décorées Sang & Or : les couleurs de Rempart. Les gradins étaient bondés de ceux que les sociologues appelaient les petits Blancs. C’est la première fois qu’Alex assistait àun meeting au Stade de France, la dernière fois c’était à Villepinte, mais désormais la salle était beaucoup trop petite.

Les vieux partis avaient beau dénoncer le populisme de Rempart, pour beaucoup, ils n’étaient que des syndicats de notables, des hyènes se gavant de la charogne pourrissante du pays. La détresse dans laquelle vivaient les gens les avait complètement disqualifiés. Personne ne voyait comment sortir du cercle infernal de la paupérisation sans rompre brutalement avec les politiques du passé.

Au milieu de la pelouse trônait une grande scène comme pour un concert. Rochebin était à l’heure. Il ne faisait jamais attendre son public, répétant que c’était une question de respect. Le béret militaire qu’il ne quittait jamais lui donnait un air de guérillero avec sa barbe d’une semaine. Avant même qu’il ne se mette à parler, de toute sa personnalité émanait une audacieuse sérénité, une force en marche.

Depuis la création de Renaissance et Partage, les observateurs politiques avaient suivi son ascension avec un mélange d’inquiétude impuissante et de fascination morbide. L’homme était d’une maigreur d’apôtre avec des bras musculeux et des yeux d’une brûlante jeunesse qui étincelaient dans son long visage.

Depuis les gradins, le public fasciné regardait son vaste front, ses yeux clairs luisants d’une intelligence implacable : le nez plein d’autorité et les lèvres au dessin ferme disaient sa volonté sèche, inflexible.

Rochebin n’était pas issu du peuple comme il le prétendait, mais de la classe moyenne. Très tôt, les enseignants avaient remarqué cet élève brillant et excentrique. Personne n’avait été surpris quand il fût admis major à dix-sept ans à l’École Normale Supérieure. Son engagement était venu sur le tard lorsque son père au chômage s’était pendu dans sa salle de bains. Il avait alors quitté son travail dans une banque d’affaires de Londres pour s’engager en politique corps et âme, dénonçant avec violence les tenants du capitalisme financier qu’il surnommait les fossoyeurs.

Rochebin faisait de la souffrance des pauvres l’étendard de sa douleur de fils, cristallisant le malaise identitaire dans un discours rappelant les droits ancestraux et inaliénables des Français sur la terre de leurs ancêtres.Pour ses ennemis, un démon se cachait derrière ce Messie, un théoricien de la guerre civile qui se drapait habilement dans des idéaux de partage pour mieux tromper son monde. Mais, même ceux qui s’élevaient contre sa propension à faire de la violence un moyen d’action politique, lui reconnaissaient des fulgurances et un incontestable talent de tribun quand il répliquait aux attaques sur sa cohérence programmatique :

— Puisque la raison et la modération ont échoué, il est temps d’essayer la folie sans laquelle aucune révolution n’aurait jamais eu lieu.

Il s’inspirait de la Commune de Paris et de l’extrême droite dans une audacieuse synthèse unissant Vallès et Maurras. À ceux qui soulignaient l’incohérence de sa doxa, il renvoyait le désastre où avaient conduit les anciennes idées. Il appelait à un usage raisonné de la violence comme instrument de rupture.

Cyrus attendit qu’un silence total se fasse avant de prononcer ses premiers mots. Un grand écran restituait son visage en quatre mètres sur six. La situation était grave : les émeutes urbaines se multipliaient dans tout le pays, des quartiers entiers passaient sous contrôle islamo-mafieux, partout la police débordée reculait. Chacun sentait les signes annonciateurs de la dislocation, de l’effondrement final. Celui tant de fois auguré, craint ou espéré. Une époque s’achevait sans que personne ne soit capable de dire à quoi ressemblerait celle qui venait.

Soudain, il se mit à parler avec une clarté et une puissance de conviction extraordinaire.

— La France est un jardin longtemps négligé par ceux qui en ont reçu la charge. Il nous faut couper les branches mortes, tailler pour que la sève remonte vers les feuilles et produise de nouveaux fruits. Depuis des décennies, ceux que nous avions accueillis ont organisé une contre-société, rejetant nos valeurs, préparant une forme de guerre civile larvée faisant fuir les Français de souche des quartiers dont ils ont pris le contrôle. Le temps de la patience est terminé, celui de la reconquête est venu.

Il parlait de remettre de l’ordre, de trancher dans le vif. D’après lui, il n’y avait pas d’alternatives à la grande faux de l’histoire, la lame aveugle qui rase le présent pour mieux le régénérer.

— N’est-ce pas justement à l’homme malade de l’Europe d’inventer le monde de demain?

Il mêlait l’analyse politique la plus acérée au lyrisme le plus poétique citant Hölderlin, Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve, moquant ceux prônant l’émigration vers les nations riches comme solution pour la jeunesse.

— Pourquoi quitter le plus beau pays du monde?Pour le laisser à qui?

Une profonde note d’assentiment monta de la foule comme d’un chœur.

— L’exil est une mutilation. C’est ici, et nulle part ailleurs, que nous bâtirons notre futur. Sommes-nous devenus un pays du tiersmonde pour qu’un jeune n’imagine son avenir que loin de sa terre natale? Quelle mère indigne accueille les enfants des autres tout en chassantles siens?

La foule massée dans le stade gronda, comme dotée d’une voix unique, puissante. Les visages tournés vers le grand écran éprouvaient une profonde émotion que l’on aurait presque pu qualifier de religieuse.

Rochebin ferma les yeux pour mieux sentir vibrer la multitude qu’il manœuvrait avec de simples mots. Une impression d’ivresse, d’euphorie s’épanouissait en fleurs sombres dans l’esprit des spectateurs.

Ses paroles réveillaient un flot d’émotions dans le cœur de chacun. Et c’est justement ce mélange improbable de rêve et de possible, qui donnait au peuple massé dans les tribunes l’étrange impression que, pour la première fois depuis des décennies, un dirigeant politique leur parlait d’autre chose que de comptabilité publique et de nouveaux sacrifices pour lui proposer un horizon vers lequel marcher.

Il ne s’adressait pas à la multitude, mais à chacun comme s’il était unique, faisant mentir l’idée qu’aimer les foules c’est mépriser les individus.

Il dressa une peinture affreuse de la gangrène du pays accusant six décennies d’avoir ruiné la France en raison d’une immigration massive qui ne s’était jamais assimilée au corps de la nation.

— Renoncer à soi-même est aussi illusoire que cruel, disait-il.Il dénonçait l’ultralibéralisme globalisé, les élites dévoyées et cette contre-culture importée qui insultait l’humanisme des vieilles sociétés européennes. Il disait comprendre la profonde amertume nourrie par le déclassement social, par une délinquance effrayante et par le terrorisme aveugle.

— Nous sommes un peuple vaincu dans une guerre que nous n’avons pas menée. Où sont les défaites qui nous ont jetés dans cette misère noire?

Il fustigeait la trahison des clercs, les Diafoirus s’épuisant à proposer des remèdes de bonne femme pour mieux détourner le peuple des véritables solutions. Il s’élevait contre les séparatismes qui tenaillaient des régions laissées en déshérence.

— L’Alsace lorgne vers la prospère Allemagne et les Bretons rêvent à la duchesse Anne, mais ceux qui pensent s’en sortir en quittant le corps sacré de la nation se trompent. Si nos maux sont communs alors les solutions le sont aussi.

Il refusait les certitudes commodes de l’amertume. Il ne s’agissait plus désormais de traitements homéopathiques, mais de médecine lourde, invasive, de chirurgie de guerre : amputer pour sauver ce qui pouvait encore l’être.

Il parla des quatre cavaliers de l’Apocalypse : immigration, globalisation, dette et prix de l’énergie. Ses traits se durcissaient en évoquant la rente pétrolière.

— Une poignée de nantis s’arroge la propriété de ressources fossiles formées avant même que l’apparition de l’homme.

Le stade explosa en applaudissements.

— Tout ça pour quoi? continuait-il, pour développer les pays pauvres? Pour aider ceux qui souffrent? Non, pour nourrir une caste inculte d’émirs crasseux et d’oligarques mafieux qui nous narguent jusqu’au cœur d’une capitale qu’ils ont fait interdire au peuple qui l‘a édifiée. Qui finance les groupes qui posent des bombes devant nos églises et nos écoles?

Une fois dressé le constat d’une civilisation dont le diagnostic vital était engagé, c’est à peine s’il s’attarda sur les conséquences de cette situation tant il semblait acquis que sous sa forme actuelle le capitalisme globalisé était à l’évidence condamné.Cyrus préféra évoquer le récit national : les rois de France, la Révolution, la Commune. Il invoquait les mânes des Anciens : Saint Louis, Jeanne d’Arc, Jaurès, Clemenceau, Blum, de Gaulle, mêlant avec habileté les références. Il parlait des espérances que la République avait fait naître et que l’illusion démocratique, qualifiée de mascarade, avait trahi.

— Pourquoi voter si c’est pour choisir le maître qui poursuivra votre asservissement. Pouvoir changer de gouvernement, mais pas de politique n’est qu’un sournois déni de démocratie.

Sa voix se fit plus douce quand il parla de liberté : la véritable, celle qui s’inspirait du christianisme primitif et des idéaux socialistes. Il voulait rompre avec les marchés financiers qui n’étaient que l’instrument de l’oppression des peuples. En prophète halluciné, il annonçait des catastrophes imminentes si les hommes ne se libéraient pas de la féroce dictature du libéralisme mondialisé Les plus critiques dénonçaient son populisme. Généralement, Rochebin reprenait les arguments qu’on lui opposait pour les faire apparaître sous un nouveau jour, forçant le trait, en accentuant les faiblesses pour mieux en souligner le ridicule avec un humour dévastateur à la grande joie de ses partisans.

Il ignorait la rhétorique volubile lui préférant une certaine lenteur, se servant du silence pour donner du relief à ses discours et exciter l’intérêt du public. Il pesait chaque mot, les choisissant avec soin, les polissant comme un armurier affine des balles pour en décupler la force de pénétration.

Certains le comparaient à un alchimiste génial et dangereux s’inspirant de concepts libertaires datant de Proudhon, d’un nationalisme affirmé, les mêlant à une conception chrétienne de la rédemption et de la résurrection. Les plus ironiques parlaient d’une politique de Café du commerce.

Nul n’était capable de dire s’il allait faire sauter le pays ou transformer le plomb en or. La seule certitude était dans ces milliers de regards fiévreux séduits par ce souffle qui manquait aux autres politiciens qui parlaient en experts-comptables réglant les détails d’une liquidation judiciaire.

Cyrus enchaîna sur les derniers évènements.

— Les caisses sont vides, même minuscules, salaires et retraites ne seront pas versées à la fin du mois. Nous devons imposer un moratoire aux usuriers pour avoir les moyens d’éradiquer le cancer islamiste.

Puis, il annonça l’organisation d’une manifestation monstre après l’allocution présidentielle fixée par le Palais de l’Élysée. Défiler intra-muros était strictement illégal. Jusqu’à présent, Rempart n’avait jamais osé franchir la ligne jaune craignant que cela ne serve de prétexte à son interdiction. Le mouvement indiquait des rassemblements autour de la ville sans ignorer le risque que cela faisait peser sur la paix civile.

D’une simplicité brutale, le programme de Rempart prônait la dissidence et l’expulsion des minorités allogènes responsables de complaisance envers le terrorisme. Un jour, dans l’enthousiasme de son discours, Rochebin parla même un jour de Reconquista. Le lendemain, toute la presse de gauche le caricatura en Don Quichotte chevauchant une Rossinante décharnée représentant la France, moquant ce conquistador en peau de lapin. Pour beaucoup, Rempart était incapable de mettre en œuvre les politiques agressives qu’il prônait.

Quand Rochebin en sueur leva les deux bras en signe de victoire la foule entonna La Mort : un vieux chant parachutiste, un hymne lent qui n’était pas triste, mais joyeux et superbe.

La mort chevauche à travers le pays
Frappant sans choix les héros, les bannis.
Fuyez ennemis, sinon vous mourrez!

Le discours les avait galvanisés. Les yeux rougis par l’émotion, tous comprenaient que le grand soir était proche.

La mort fauchant, rasant et dévastant.
Décime nos rangs, frappant les survivants.

À la sortie du meeting, Alex tomba sur d’anciens élèves du lycée Adolphe-Chérioux à Vitry. La plupart avaient été bien meilleurs que lui en classe. Certains avaient même été brillants et bûcheurspendant qu’Alex ne pensait qu’à se piquer la ruche et à peloter des pétasses délurées qui ne demandaient pas mieux. Les packs de Faxe, la bière des clodos, les premières clopes, les filles aussi, les filles surtout. Son meilleur souvenir restait Nathalie : une bombasse plus canon que toutes les autres bimbos d’Adolphe-Chérioux réunies. Le genre à se tortiller en permanence en débardeur hypermoulant, histoire d’allumer tous les puceaux du bahut.

En cours, il n’écoutait plus, matant la belle pour apercevoir son cul moulé ou un bout de culotte quand le soleil entrait pour caresser la peau ambrée de Nathalie. Un corsage plein à craquer d’une chair chaude, si tentante. Quand elle pénétrait quelque part, toute la salle se mettait à vibrer. Il n’en dormait plus la nuit. Raide en permanence, des cernes sous les yeux, ses premières branlettes, à s’astiquer dans les toilettes chaque fois qu’il avait un moment.

Très vite, la sexualité n’avait plus eu aucun mystère pour lui, des capotes dans la poche, plus affranchi que ceux des grandes sections qui depuis des mois tournaient autour de Nathalie avec des airs de chacals sournois. À chaque fois qu’ils avaient piscine, un grand pignouf qui terrorisait toute sa classe faisait boire la tasse à Nathalie, histoire sans doute de faire l’intéressant. Une vraie pourriture qui urinait dans l’eau pour marquer son territoire. Faut dire que tous les mecs en bavaient pour elle.

Une fois, il avait suivi ce connard dans les toilettes de la piscine municipale, sortant sa queue pour pisser bruyamment à côté de lui. Au moment où l’autre s’était reboutonné, Alex lui avait empoigné la nuque pour lui éclater le nez sur la faïence de l’urinoir.

— Ouvre bien tes oreilles de fils de pute, si tu t’approches encore une seule fois de Nathalie, je t’éclate la tronche à coups de barre de fer.

Les bruits circulent vite dans une caserne d’ados en rut. Nathalie avait appris ce qu’il avait fait pour elle. Le vendredi suivant, elle accepta un rancard. Le rêve devenait réalité. Il venait de comprendre qu’on obtenait toujours ce qu’on désirait si on y mettait suffisamment de volonté.Pour la première fois, il revoyait ceux qui avaient sacrifié leur jeunesse pour des promesses que la vie n’avait pas tenues. Lui, l’abruti de service qui n’apprenait jamais une seule leçon, ne faisait pas un seul devoir, opposant l’inertie la plus désarmante à des enseignants plongés dans la consternation.

Des années blanches à dépérir comme un rat mort. Ce connard de principal qui recevait les parents d’élèves avec ses Méphisto et son pantalon en velours côtelé. Quand sa mère plus grise qu’une souris avait prononcé Alexandre, le professeur avait secoué la tête avec un long soupir affligé, égarant ses doigts dans sa barbe broussailleuse.

— Pour être franc avec vous, avait-il commencé sur un ton paternaliste en se tournant vers lui, Alex, les études c’est pas son truc…

Tout juste si le barbu n’avait pas rajouté qu’il ne manifestait pas la moindre disposition pour quoi que ce soit, hormis l’alcool et la branlette. La vérité c’est qu’il était trop sauvage pour supporter une laisse aussi courte et ce putain de dressage. Toutes ces saloperies destinées à vous casser et à faire d’un ado vivant, un adulte soumis, un type déjà mort.

Sa mère horrifiée découvrait soudain avoir nourri en son sein un monstre genre Alien ou Predator : un truc à se pendre. Pire que s’il venait de découper une veille dame à la tronçonneuse après l’avoir enculée jusqu’à la garde.

C’était quoi son crime? S’emmerder en classe? Refuser d’écouter des losers sous-payés incapables de lui faire aimer leur matière et dont la vie prouvait chaque jour l’échec? Si on le respectait, c’était parce qu’il était costaud pour son âge. Sa hargne lui donnait le dessus dans les bagarres de rue, personne de son gabarit ne l’avait jamais mis au tapis. Mais personne n’avait rien à foutre de ce genre de qualité. À l’époque, seul le désir des filles l’avait sauvé. En rentrant chez lui, son père avait allumé une cigarette avec un sourire sarcastique.

— Alors Einstein, qu’est-ce que tu comptes faire plus tard?

Les poings serrés, il avait regardé son daron droit dans les yeux.

— Assommer les vieilles biques pour leur piquer leur sac.

Il avait reçu une branlée historique avec son ceinturon de l’armée, croyant même y passer avant que son père ne prenne peur. La vérité c’est qu’à part se battre, être respecté et sauter des pouffes, rien ne l’intéressait dans la vie, mais désormais, ses muscles plus durs que du teck et sa poitrine solide valaient cent fois plus que tous les diplômes de la Terre.

Ils s’étaient arrêtés au McDonald de la Plaine Saint-Denis, un endroit glauque mais ouvert toute la nuit. Sous les néons blanchâtres, quelques zombies crépusculaires arpentaient la salle crasseuse. Les usual suspects du 9. 3 : jeunes Blacks se restaurant entre deux deals demox; putes se réchauffantentre deux passes; un échalas en djellabadécortiquant un menu Royal Hallal; des junkies, des sans-abri, des silhouettes vacillantes de soûlards.

Alex arrosa généreusement son burger de mayonnaise et de ketchup pour masquer le goût de cadavre du steak. Un boucher militant pour Rempart lui avait raconté que toute la barbaque était hallal, parce que ça coûtait moins cher d’avoir une seule ligne de viande hachée. C’est ensuite que les magasins mettaient hallal et normal, histoire de faire croire aux Céfrans qu’ils mangeaient une nourriture différente de celle des Rebeus.

Il engloutit rapidement deux Royal Menu Cheeseburger, sans quitter des yeux sa voiture garée devant le Fast food. Il revoyait sa vie d’avant de flic de banlieue : les putes victimes de macs violents, les traits tuméfiés, les arcades ouvertes à coups de chevalière, les visages ensanglantés des suspects qu’il avait lui-même secoués. Et soudain, c’était un univers encore plus ancien qui croisait sa route : le monde ranci d’Adolphe-Chérioux.

Ils discutèrent politique. Antoine, le petit génie de la classe, parlait de la France comme d’un pays ayant rejoint le tiers-monde.

— La France c’est le Malawi doté de la bombe nucléaire.

L’expression plut à Alex, mais il n’avait aucune envie de ressasser des phrases toutes faites. Le merdier français, il le connaissait mieux que tous les autres pour avoir raclé la merde des rues jusqu’à la nausée. Il avait envie de leur dire :«Arrêtez de vous raconter des histoires, de ressasser vos espoirs déçus. Ce monde est foutu, ce que nous avons connu et aimé a disparu corps et biens dans l’océandu temps. Rideau! Arrêtez de dire que c’était mieux avant, tout le monde le sait. Mieux, sans l’islam, sans les réfugiés, sans le chômage, sans la globalisation. Ce qu’on veut savoir, c’est si ce sera mieux demain. Et comment faire pour qu’au moins ça ne soit pas pire. On en est rendu à ça. Pas pire. Et si nous sommes venus ce soir, c’est parce que Rochebin est le seul capable de tracer un chemin vers le monde qui va naître de ce cadavre en décomposition».

Il aurait voulu leur dire tout ça. Et plus encore. Mais il ne dit rien parce que tout ça ne servait plus à rien. Alors il leur demanda ce qu’ils devenaient, pour tout connaître de leurs vies, de leurs succès, de leurs échecs aussi, de leurs échecs surtout. Sans surprise, la plupart se débattaient dans une merde noire.

— Tu sais, dit Antoine, à part ceux qui se sont barrés à l’étranger, peu s’en sortent. Il y en a même pour qui ça s’est vraiment mal terminé.

— Ah bon qui ça? avait demandé Alex avec une curiosité si avide qu’elle lui parut aussitôt indécente. Comme si leurs échecs justifiaient en quelque sorte a posteriori sa scolarité chaotique. Il réalisait en les revoyant que son passé scolaire foireux l’avait marqué plus qu’il ne l’avait cru. Sans doute avait-il essayé des années durant de l’oublier.

— Et Nathalie, tu l’as jamais revue? demanda Antoine.

— Non, pourquoi tu demandes ça?Pourquoi je l’aurais revue?

— Pour rien, n’empêche tu l’aimais bien.

— Y a pas que moi qui la kiffait bien, à ce qu’il me semble, reconnais-le.

— Paraît qu’elle s’est mariée et qu’elle porte le voile.

— Qui ça? Nat? Qui t’adit ça? Je suis sûr que c’est des crasses.

— Non c’est Mouss, c’est lui qui m’a dit ça, tu te souviens? Le Black qui te mettait une minute sur deux mille mètres, il m’a fait l’autre jour «Nathalie tu risques pas de la croiser, elle s’est mariée et elle est bâchée».

— T’es resté en contact avec ce connard? Nat mariée avec un bédouinen plus?… Tu déconnes… De qui il parlait?

— Je sais pas moi qui, comment je pourrais le savoir? C’est lui qui l’a vue, pas moi. Mais paraît qu’elle est énorme, ce que les médecins appellent obésité morbide. T’imagines, les jambons, tout ça. Qui aurait jamais pu penser ça à l’époque?

— J’te crois pas, Mouss n’est qu’un putain d’enfoiré de nègre. Nat, il a jamais pu se la serrer et c’est pas faute d’avoir essayé.

— C’est pas des conneries, je t’assure.

— Comment qu’il peut le savoir Mouss?

— Laisse tomber, c’est pas important.

Dans sa mémoire, Nat resterait toujours svelte et bien gaulée. Quoi qu’en disent tous les sacs à merde de la Terre : il ne fallait pas trop remuer les souvenirs, les vieilles choses sont plus fragiles que de la porcelaine chinoise. Il était si facile de briser les reliques du passé.

Il les avait regardés droit dans les yeux : une belle bande de têtes de bite. Il avait payé l’addition, grand seigneur, histoire de montrer qui était le boss. Personne n’avait moufté, le regard baissé. Eux rentraient en métro. À la vue de sa voiture, l’envie éclatait comme des taches d’encre noire dans leurs yeux blêmes. Une sacrée revanche.

— Je ramène personne, hein! Histoire de pas faire de jaloux.

En tournant la clef de contact, un frisson d’orgueil l’avait traversé comme une balle à ailettes. Ces crânes d’œuf fringués comme l’as de pique avaient mangé leur pain blanc, les jours sombres arrivaient. Quelque part, des armées de démons fourbissaient leurs armes dans des cavernes inexplorées.

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