Chroniques du Grand Effondrement [13-14]

CHAPITRE 13

Il fut réveillé par une sensation de langue mouillée sur le visage. Complètement ensuqué, il chassa Popeye d’un geste brusque.

— Couché, sale bête!

Il alla uriner bruyamment. Popeye devait avoir la dalle, quand il picolait, il oubliait régulièrement de le nourrir. Malgré la cuite de la veille, il se sentait d’attaque comme souvent au réveil. Il était du matin.

Il contempla en silence la forme respirant faiblement sur le lit. Le noir de la peau tranchait sur la blancheur des draps: une pose d’enfant endormie, les bras légèrement repliés comme pour se protéger d’un danger.

— Fatou…

Il parla à voix basse pour ne pas la réveiller. L’attachement qu’il sentait naître pour cette fille lui donnait le sentiment de tricher, de faire quelque chose d’interdit. Puis Alex fit craquer ses bras musculeux avant de se diriger vers la salle de bain. Il aimait circuler nu, bizarrement cela lui donnait une incroyable sensation de liberté. La douche brûlante le réveilla, sa nuque était si nouée qu’on l’aurait dite bourrée de ressorts d’acier. Puis il se rasa de frais et s’aspergea d’eau de Cologne Mont-Saint-Michel en sifflotant des tubes de la fin des Seventies. C’était sur les Bee Gees ou Supertramp qu’il était le meilleur. Il s’assit au bord du lit. Les odeurs laissées par l’amour des corps parvenaient à ses narines. Il se dit qu’il n’avait jamais rien senti de plus agréable. Puis il considéra sa charpente dans la glace verticale. Même le dernier des enfoirés devait reconnaître que son corps possédait une puissante structure osseuse. Ses jambes dures et massives déformaient ses uniformes. Son seul souci venait de sa tendance récente à prendre du ventre.Il jeta une aspirine effervescente dans un verre d’eau.

— Tu t’embourgeoises, murmura-t-il à son double, tu vieillis.

C’était sans doute cette recherche de confort qui caractérisait le mieux l’âge. Camper face à la glace, il cherchait à défier l’image qui le toisait d’un air méfiant. À l’époque où il bossait en banlieue, il aimait les shoots d’adrénaline, la confrontation avec les prédateurs qui s’y multipliaient comme des mouches à viande sur un macchabée. Un cadavre à la renverse rongé par la vermine.

Il se remplit un bol de céréales, sortit le lait, ferma le frigo avec le coude et fit chauffer un reste de café. Quand il donna des croquettes et de l’eau à Popeye, celui-ci se mit à sauter en jappant. Il l’avait présenté à Fatou, elle avait fait semblant de le trouver mignon. Les musulmans méprisaient les chiens, c’était connu.

Il alluma la radio pour la météo. Au nord de la Loire, ainsi que du Massif central à la région Rhône-Alpes, le ciel sera nuageux en journée. En raison de températures négatives, des flocons sont attendus des côtes de la Manche à l’Auvergne. Le vent sera de modéré à assez fort sur une bonne moitié nord. Les jours suivants, sous l’influence d’une masse froide centrée sur la Russie, des chutes de neige devraient être observées sur le pays avec des cumuls importants sur les reliefs. Décidément, le pays ne finissait pas de s’enfoncer dans un hiver sans fin. Alex bougonna:

— On n’a vraiment pas besoin de ça en ce moment.

Comme une métaphore de la vie, la neige n’était belle qu’au début. La ville d’abord immaculée allait se salir, les arbres noircir. Les façades prendraient un aspect désolé dans ce faux jour de crypte qui donnait le cafard comme au fond d’une tombe oubliée. Sans compter qu’au commissariat, ils se les gelaient en permanence.

Seule consolation: plus le temps était pourri et moins les racailles sortaient de leurs trous à rats. Landrot, un ingénieur de la préfecture, avait même bidouillé une loi empirique dite Loi des températures de Landrot reliant le nombre de crimes à la température moyenne de la journée.

Derrière la fenêtre, la ville était encore plongée dans le noir. Il aimait observer sa ville endormie, prendre le pouls de ce grand corps encore assoupi. Une gigantesque bête qui s’ébrouerait lentement.

Il essaya de deviner d’où viendrait le danger. Le terrorisme islamiste rongeait le pays comme un acide sur une plaie à vif: une humanité livrant un combat acharné au milieu d’un vaste terrain vague rempli des décombres du monde d’avant. Il alla chercher son mobile dans la chambre, elle bougea, creusant légèrement les fesses qu’elle avait si cambrées. Elle aimait se prélasser comme un chat au soleil: une entité tropicale recherchant en permanence la chaleur. Alex était fasciné par la forme rebondie de sa croupe.

La première nuit, ils ne s’étaient endormis qu’au petit matin, lessivés, épuisés. Il n’avait alors eu plus qu’une seule obsession, rester enfermé avec elle, oublier la saison, le jour, l’heure, ne plus quitter le lit et la baiser jusqu’à la fin des temps. Il se sentait bien avec elle, en sécurité dans son odeur, sa chaleur. Autour, le monde sombrait, mais elle était comme une île, dernière terre ferme d’un monde englouti. Il pouvait rester des heures sans débander, en apesanteur, lui dispensant des orgasmes à répétition qui révulsaient ses yeux trop blancs.

Il s’approcha pour caresser ce tendre corps aux seins troublants. Fatou ouvrit les yeux, un peu surprise. Elle regarda ses yeux d’homme embrumés par le désir. Elle s’étira avec un grognement de protestation, mais, quand elle ouvrit la bouche, Alex fourra sa langue entre ses dents. On aurait dit qu’un petit battement d’ailes frétillait dans sa bouche rose vif. Un goût de vanille.

Alex se demanda si ses muqueuses étaient vraiment différentes ou si c’était juste le contraste qui leur conférait cet aspect de corail orangé. Ses aisselles avaient une odeur âcre, une drogue dure. Alex se demandait pourquoi il était autant attiré par les filles noires et arabes. La compétition de plus en plus violente entre mâles de race différente avait-elle pour corollaire une augmentation du désir sexuel pour les femelles des autres races et le désir de soustraire ses femelles à la concupiscence des autres mâles?Fatou posa sa tête sur son épaule et se mit à rire.

— Qu’est-ce qui te fait marrer?

— Je pense à ma daronne.

— Ta mère? Pourquoi? Tu la vois jamais.

— Justement. Si elle me voyait avec un keuf, elle m’arracherait les yeux avec une pince à escargots. Ma tante Khady est cool, mais ma mère est une sombre connasse de négresse raciste. Une fois que je sortais avec un babtou de mon collège à Léo-Lagrange, elle a crisé comme pas possible. Alors je lui ai dit:«Qu’est-ce que les blacks ont que les autres n’ont pas? ».

Alex jeta un coup d’œil à sa montre, il allait encore être en retard. Il avait prévu de déjeuner avec le Crabe. À chaque fois qu’il le revoyait, des souvenirs griffus et tenaces remontaient à la surface de sa mémoire. Il avait fait ses premiers pas à Aulnay avec lui: un patron comme on n’en faisait plus, un flic capable de faire la différence entre le règlement et la vraie vie, pas un scribouillard pondant des mails et des procédures sans bouger le cul de son bureau.

Son côté franc-tireur, le Crabe avait fini par le payer cher: une mise à la retraite anticipée. Dans un déni consternant, le ministère refusait de voir la réalité des choses. Un voile pudique jeté sur le monde. Quand les flics allaient un peu trop au contact, la hiérarchie s’affolait, exigeant une politique d’apaisement pour éviter des points de fixation. En clair, laisser le terrain aux voyous. Ce type avec sa roublardise mêlée d’une pointe de cruauté lui avait tout appris. C’était à Aulnay: un oursin vénéneux qu’il aurait mieux valu laisser tripoter à d’autres poissards. Tout ça en plein milieu du chaudron urbain du 9. 3. Un de ces territoires perdus de la République au bord de l’émeute raciale surnommé Médine pour la partie Sud et le Bantoustan pour la zone Nord. Un commissariat à l’allure de Fort Alamo où les jeunes flics comprenaient vite qu’ils allaient prendre cher.

La plupart remplissaient leur demande de mutation avant même d’avoir défait leurs valises. Certains démissionnaient dès la première semaine. Des journées de quinze heures à lutter contre une marée noire qui envahissait tout. Le Crabe lui avait dit en arrivant:

— Ici mec, tu laisses ta peau ou ta santé. Mais si tu surnages, je peux t’assurer que tu feras ton trou dans la vie. Ne les laisse jamais voir ta peur. Si ces fils de pute sentent que tu transpires, ils ne te respecteront pas et, un jour ou l’autre, un de ces enfoirés finira par avoir ta peau.

CHAPITRE 14

Longtemps gouvernée par les baby-boomers, l’Europe vécut dans une utopie progressiste alors qu’elle régressait sur tous les plans: recherche, industrie, éducation, sécurité. Son effacement ne fut que l’étape finale d’un long processus de décomposition.
L’accélération des mutations, Nathan Lewine, Éditions Sciences sociales

À l’entrée de la rue Traversière, le troquet ne payait pas de mine, mais cette fois, sa vitrine était étoilée par des impacts en forme de toile d’araignée sur lesquels des scotchs transparents avaient été apposés. Une salle bondée, saturée d’odeurs de cuisine, de bruits de vaisselle et de conversations animées. Pamplemousse préparait une cuisine ramassée comme un bullterrier qui changeait des bouis-bouis qui essayaient de faire passer du cuir bouilli pour de la viande. Depuis qu’Alex le connaissait, le cuistot portait la même blouse maculée de sueur. À se demander s’il l’avait passée une seule fois en machine.

En passant la tête en cuisine pour flairer les marmites, il reconnut une odeur de friture. Sous un nuage graisseux, une grande carcasse hirsute aux pattes sales retirait de l’huile un panier métallique débordant de frites.

— Toujours au piano?

Pamplemousse grogna en lui tendant le coude à cause de ses mains grasses.

— Ça fait une paie, dit-il avec un air de reproche.

Le torchon sur l’épaule, assise sur un tabouret trop bas, une grande bringue au teint bilieux épluchait des patates. Généralement,quand le chef ne houspillait pas ses aides, il couchait avec. Bien sûr, il n’arrivait jamais à les garder plus de deux mois. Alex avait toujours pensé qu’il y avait un lien de causalité. Bref que Pamplemousse aurait mieux fait de cloisonner. Une odeur crémeuse s’échappait d’une grosse cocotte en fonte.

— Qu’est-ce que t’as aujourd’hui?

— De la blanquette de veau, de la limousine.

— Qu’est-ce qui s’est passé? demanda-t-il en montrant la vitrine.

La large face du cuistot se tourna vers lui, visiblement énervée.

— Il y a eu une rixe de rue entre Rebeu et identitaires cette nuit, toujours les mêmes cafards, le gérant est furieux.

Il retourna à ses fourneaux surveillant du coin de l’œil le service en salle.

— Au fait, ton pote est arrivé depuis un bail.

Du menton, il désigna le fond de la salle, ajoutant:

— Celui-là, jamais en retard quand il s’agit de bâfrer à l’œil.

Assis devant son bock de bière pâle respirant les odeurs beurrées de cuisine qui embaumaient la salle, le Crabe ne l’avait pas encore aperçu. Alex avait voué à cet homme une fidélité toute sicilienne, bien au-delà de celle normalement due à un officier. Il était déjà orgueilleux, mais l’ignorait encore. Le Crabe lui avait appris à toujours sortir couvert selon son expression: c’est-à-dire le flingue glissé dans le caleçon avec l’acier du canon le long de la queue.

— Ici, même pour aller pisser dans la cour, tu prends ton gun.

De temps en temps, des connards en costard débarquaient en banlieue, accompagnés de ces journalistes qu’en privé ils tutoyaient toujours et avec lesquels ils couchaient parfois. Devant les caméras, ils rencontraient des associations subventionnées, annonçaient un nouveau plan pour les banlieues aussi coûteux et inutile que les précédents, parlaient de rétablir l’ordre républicain. Puis cette mafia d’inutiles repartait dans de rutilantes berlines glissant comme de longs squales noirs. Le bleu des gyrophares s’évanouissait au bout des avenues et rien ne changeait. Les filles avaient toujours le choix entre devenir putes, hardeuses dans des boulards vendus au Pakistan ou bien de se marier, se voiler et pondre des chiards à la chaîne pour toucher les aides sociales. Pourles mecs, hors du deal point de salut. L’âge venant, beaucoup de racailles versaient dans la religion, se mettaient à fréquenter les mosquées salafistes, certains partaient faire le djihad dans les pays en guerre. Les pires étaient ceux qui revenaient.

Quand le boulot se calmait un peu, lui et ses collègues n’avaient plus qu’une idée en tête: le cul des filles. À l’époque, Alex était encore bourré de testostérone. Il en avait tellement envie qu’il aurait fait n’importe quoi pour ça. Un brigadier en rigolait:

— On nous appelle des poulets, mais le terme d’ânes conviendrait mieux. On trime dur et on bande en permanence.

— T’as des plans pour des meufs? avait demandé Alex.

— Si on met de côté les filles en burka, c’est pas les crasseuses qui manquent dans le coin, surtout les toxicos. Mais si je peux te donner un conseil, évite les filles qui se défoncent et trouve-toi une meuf décente qui t’ait à la bonne.

Côtoyer la mort aiguisait l’appétit de vie. Sa brigade s’était dégoté un appartement pas chauffé dans un immeuble promis à la démolition: un F4 ayant servi de nourrice à des dealers congolais dont ils avaient fait une sorte de foyer où se retrouver sans la hiérarchie. Ses collègues disaient:

— Manger seul c’est pas très bon psychologiquement

Dans leur squat, ils se tapaient des belettes ramassées au hasard des descentes de police, histoire de décompresser un peu des Nique ta race à longueur de journée. Surtout que les périodes calmes ne duraient jamais bien longtemps. Le Crabe aimait à répéter:

— Ici dès qu’une embrouille s’éloigne, la suivante est jamais bien loin.

Par un étrange déni de réalité, plus la violence pourrissait les cités, plus les juges devenaient laxistes, ce qui n’empêchait pas les prisons d’être bondées et sous la menace de mutineries provoquées par des caïds islamistes. Pour beaucoup de flics, l’affaire était déjà pliée.

Alex commença à acquérir une conscience politique en réalisant que la situation basculait lentement vers une forme de guerre civile larvée. Droite ou gauche, c’était la même merde. Des baltringues. Mais Alex détestait encore plus les connards de gauche parce qu’ils théorisaient leur lâcheté en donnant des leçons de morale à la Terre entière.

Rester c’était la certitude de finir à la morgue ou à l’asile: cette guerre ne faisait pas de prisonniers. À la motivation initiale avait succédé une profonde perplexité, suivie d’un cruel accablement face à ces combats aussi innombrables qu’inutiles où il ne récoltait qu’amertume et déception. Il venait de comprendre qu’un compte à rebours avait commencé. Un jour tout s’effondrerait, il faudrait alors se battre pour survivre. Certains commençaient à le réaliser.

Un soir sans en parler au Crabe, il était resté plus tard, histoire de remplir sa demande de mutation. Le surlendemain, le Crabe avait débarqué avec la tête des mauvais jours.

— T’aurais pu m’en parler avant, tu crois pas?

— C’est vrai, j’aurais pu, mais t’aurais essayé de me faire changer d’avis et je reviendrai pas sur ma décision, c’est fini les conneries.

— Les conneries? De quoi tu parles Alex?

— Tu tiens vraiment à ce que je développe? C’est pour éviter ce genre de moment pénible que je ne t’ai rien dit.

Il refusait de gâcher sa vie comme les autres gâchaient la leur. Sa décision prise, il se sentit beaucoup mieux. Plus léger. Trois mois plus tard, un mail lui annonça sa nouvelle affectation intra-muros. Il dut relire deux fois le message, tombant presque de sa chaise. Intra-muros. Il savait qu’il devait cette fleur à ce vieil homme dont les yeux mi-clos étaient rivés sur Amina sans qu’Alex parvienne à deviner si c’était sur son cul voluptueux, sur la forme lisse de son cou ou sur les seins qui gonflaient sa blouse. La pauvre ne se doutait de rien, trottant d’une table à l’autre pendant que le Crabe, toujours à l’affût d’une gaillardise, se disait qu’il aurait payé cher le droit de glisser sa langue, ou autre chose, dans chacun de ses orifices.

Alex avait connu le Crabe plus fringant. Il avait pris un sacré coup de vieux; un visage maigre et usé, à l’allure misérable. La vie usait les hommes par à-coups. En le croisant dans la rue, on aurait pu croire à une sorte de clodo sortant de chimiothérapie.

— Étonnante cette fille, dit le Crabe le regard fixé sur Amina.

Alex hocha la tête, mais le vieux, égrillard, ne le regardait pas, les yeux ailleurs, brillants de douloureuse convoitise.

— Arrête de mater. Si ses frangins te voient, t’es un homme mort.

— M’agresse pas, j’admire sa façon de se mouvoir.

Quand Amina courait d’une table à l’autre sur ses longues jambes soyeuses, ses seins bougeaient d’une façon lente trahissant leur jeune fermeté: une danseuse au pas léger.

— De se mouvoir? T’es rivé sur son cul comme un vieux dégueulasse.

— Ça se voit tant que ça? dit le Crabe en levant les yeux vers lui.

Il consentit à regret à quitter ses pensées tumescentes pour avaler une gorgée de bière d’un air pensif.

— Je bande donc je suis. Tu te souviens d’Aulnay?

— Je sais, on avait envie de fourrer tout ce qui bougeait.

Son œil grivois s’était allumé. Le Crabe fit une grimace en sentant un élancement dans une molaire.

— Mes dents pourrissent encore plus vite que le reste. Alors t’es quand même venu, espèce desalopard? Je pensais que t’avais oublié.

Alex se demandait si toutes les vies étaient aussi chaotiques que la sienne ou bien si c’était juste l’époque qui voulait ça.

— J’oublie jamais rien, t’es bien placé pour le savoir. À part mater le cul des serveuses, dis-moi ce que tu deviens, vieux vicieux.

— Rien, je bricole. Le vieux dégueulasse vend des trucs…

— Des trucs? Quels trucs?

Le Crabe lança un regard de biais comme si les tables voisines risquaient de l’entendre. De loin, on aurait pu croire qu’ils trafiquaient des containers bourrés de crack.

— Des combines, histoire de compléter ma retraite de merde, ditil à voix basse, j’écoule de la came tombée du camion. J’ai parfois de bons plans si ça te branche. La semaine dernière j’avais des bananes.

Alex resta figé.

— Putain… des bananes? Tu vaux mieux que ça, merde!

Des bananes… le truc mortel… Putain… Le vieux coupait ses cheveux lui-même et ça se voyait comme le nez au milieu de lafigure, des dégradés foireux. Il avait aussi essayé de se faire une teinture maison, mais le truc avait clairement merdé. Même plus capable de se payer une coupe de cheveux. L’amertume montait en lui, une marée, impossible de lutter contre ça, un sentiment de profonde injustice.

— Avant t’étais le meilleur… Putain des bananes, mec… Là, on peut dire que tu m’as troué le cul le Crabe.

Les yeux étincelants de colère, le vieux inspira profondément et dit d’une voix tremblante de fierté.

— Je t’emmerde, je les emmerde tous. Et je reste le meilleur, et puis arrête de me faire chier avec cette histoire de bananes ou je me casse… Dis petit, t’aurais pas plutôt la dalle?

— J’ai déjà mangé, répondit Alex, rien que pour provoquer sa réaction. Avant d’ajouter, sans lâcher Amina du regard.

— Elle nous enverra tous en enfer.

En regardant le Crabe à la dérobée, il le vit se décomposer en bougonnant dans sa barbe feutrée. Il avait déjà fini sa bière. Son problème c’était la boisson. Une fois, Alex lui en avait parlé, le Crabe avait répondu:

— Ce truc empêche mes mains de trembler, c’est important pour un flic.

Les années étaient passées si vite. Le vieux à l’air maussade assis en face de lui était un de ces types survivant d’expédients comme n’importe quel clochard qui chlinguait; un homme sans amis et qui n’avait pas l’air de chercher à s’en faire. À de rares exceptions près, le Crabe n’éprouvait de toute évidence aucune satisfaction à fréquenter ses semblables. Alex pouvait même l’imaginer fouillant en douce les poubelles dans l’arrière-cour du restaurant en allant pisser. Tout le malheur des hommes venait de leur incapacité à concevoir le temps qui passe, se dit Alex. Lui aussi approchait de ce moment de bascule, cette misanthropie de l’âge où les illusions et les élans de la jeunesse sont retombés.

— Amina! Tu nous amènes la carte? demanda-t-il.

L’expression de colère sourde sur le visage du Crabe fut remplacée par un éclat passager dans la paupière. Une immonde grimace resplendissante et veule s’étala sur toute sa face révélant la couleur nicotine de sa dentition pourrie.

— Tu m’as bien eu, espèce d’enfoiré.

Alex pouvait presque sentir la salive inonder sa bouche à l’idée de la nourriture chaude qu’il pourrait mastiquer longuement en fermant les yeux. Il reconnut dans les yeux du Crabe la même lueur de convoitise que celle qui avait brillé dans le regard de furet famélique de Fatou. Pourtant, cette joie différait de celle du passé, peut-être parce qu’elle était souillée par l’appréhension du lendemain. Même quand les hommes se remplissaient, la peur de manquer ne les quittait plus. Chacun sentait en lui la morsure dégueulasse de l’angoisse. Même absente, la faim jetait une ombre louche et menaçante sur les joies du présent.

— Alors deux blanquettes avec des pommes de terres sautées et une carafe de Bourgueil, résuma Amina.

Plus décharné qu’une tortue cancéreuse en phase terminale, le Crabe attaqua son assiette les couverts à la verticale, avec une férocité intrépide, s’empiffrant de gros morceaux, engloutissant à belle allure la blanquette chaude, crémeuse, beurrée. Le poing serré sur sa fourchette, il appela Amina pour réclamer de la mayonnaise.

— Je te préviens, conseilla Alex, leur mayo est pas top. Moins y a d’œufs, et plus ils la font monter.

Le nez dans son assiette, le vieux haussa les épaules. Amina posa la mayonnaise, son regard croisa celui d’Alex. Il la regarda s’éloigner, pensif, qu’est-ce qu’elle pensait vraiment des clients qui lui mataient le cul en permanence? Dans sa religion, ce genre de truc était haram. Le Crabe se servit deux généreuses cuillères à soupe. Alex le regardait saucer. Lui mangeait plus lentement. Avec la patience des repus, il s’alluma une Camel, se laissant distraire par le ballet aérien que traçaient les jambes d’Amina entre les tables.

— Tu sais j’ai rencontré une loute, confia-t-il au Crabe.

L’autre le regarda, soudain intéressé, mais sans répondre. Alors Alex parla de sa rencontre avec Fatou sans prononcer son prénom. Le Crabe l’écouta en hochant la tête, attentif, lui lançant de temps à autre un regard furtif, se concentrant le reste du temps sur son assiette. Quand Alex avoua que la fille était malienne et s’appelait Fatoumata, le Crabe s’arrêta soudain de mastiquer et avala sa salive. Pour la première fois, il le fixa au fond des yeux.

— Tous les goûts sont dans la nature, mais une pute black sortie du ruisseau ne peut être qu’une source d’emmerdes, crois-en ma longue expérience. Elles sont toujours cool au début, du genre qui mouille leur culotte dès que tu leur mates le cul, sauf que ces petites loutes trimbalent tellement de problèmes que tu te retrouves vite le nez dans leur merde. Trouve-toi plutôt une pouffe décente.

Alex ne répondit rien. Il aurait dit exactement la même chose quelques semaines plus tôt. Le vieux avait raison, mais à vrai dire, ça ne se limitait pas aux Blacks.

— Celle qui me mettra le grappin dessus n’est pas encore née.

Dire ces mots ne l’empêchait pas de penser à sa Princesse Tam Tam. Il se demandait ce qu’elle bricolait en ce moment. L’amour était un sentiment inapproprié dans ce chaos. Il ne voulait pas de régulière. Dès qu’une belette posait sa brosse à dents à côté de la vôtre, c’était la fin des haricots. Il savait juste qu’il aimait se réveiller contre ce jeune corps sombre, si agile qu’il paraissait un grizzli tétraplégique face à l’obscène souplesse de Fatou. Cette petite garce sensuelle savait l’amener au bord du ravissement. Un serpent lubrique toujours pieds nus à l’intérieur. Il n’était pas amoureux, mais son corps souffrait de l’absence de ce chat de gouttière apparaissant et disparaissant sans préavis.

— Là par exemple, elle est où cette fille? demanda le Crabe.

— Je sais pas trop.

— Tu sais pas trop? s’étonna le Crabe en posant sa fourchette.

— Avec elle, ça va, ça vient. Remarque, dans un sens ça me laisse un peu souffler. Elle est chaude comme de la braise, une baise fabuleuse genre comme si c’était la fin du monde.

— Mec, cette fille a pas tort, c’est la fin du monde, tu peux me croire.

— Avec une Black, faut assurer quand ça la démange. Pas question de se contenter de la formule entrée plat.

Le Crabe gloussa. Être repu le mettait de bonne humeur. Alex avait omis de préciser qu’à chaque fois qu’elle disparaissait trop longtemps, il lui arrivait de s’énerver.

— Trois jours! Putain! Où t’étais bordel de merde? C’est pas un hôtel ici.

— Merde,pour qui tu te prends? Encore une scène comme ça, et je me casse pour de bon.

Fatou avait raison. Entre eux, c’était juste sexuel et ça devait le rester. S’il commençait à être jaloux, c’était la fin des haricots.

— Allez viens te coucher Fatou, j’ai envie de toi.

Généralement, ils se réconciliaient sur l’oreiller. Une bonne partie de jambes en l’air. Au lit, ses yeux gorgés de vice c’était la classe totale.

Amina vint remplacer la carafe, Alex plissa les yeux, se demandant si la Kabyle avait des amants, ce qu’elle acceptait de faire avec eux.

Le vieux passa minutieusement son index entre dents et gencive pour récupérer des bouts de viande. C’était le moment où la conversation couvait encore. Tant que le Crabe ne serait pas rassasié, il serait vain de vouloir engager le début d’un échange avec lui.

Le meilleur flic qu’il ait rencontré en vingt ans en était là, à se passer la langue sur ses lèvres luisantes de graisse pour récupérer les dernières molécules de sauce. Un de ces retraités déployant des ruses de gratte-misère pour survivre.

— Le vin tombe bien, dit le Crabe en finissant la carafe.

Alex en commanda une autre pendant que le Crabe s’essuyait la bouche du revers de la main en le fixant avec de la pitié dans les yeux.

— Avoue au moins que t’es raide dingue de cette fille.

Alex faillit se lever de table.

— Tu déconnes le Crabe? Moi, sous l’emprise de cette nana? Pour qui tu me prends? Je peux être dans dix minutes dans un squat et me faire sucer par une petite pute bien foutue sans même devoir raquer. Et si je lui refile une dose de crack, elle serait même prête à se laisser enculer avec le sourire.

Le vieux détourna le regard sans répondre. En voyant la longue cicatrice sur son bras, Alex se rappela les émeutes urbaines qui les avaient mobilisés jour et nuit dix ans plus tôt. Le ministère de l’Intérieur les avait équipés de fusils à pompes anti-émeutes Remington et de casques en composite d’aramide, un dérivé du kevlar. Les bergers allemands étaient fous furieux à cause des cocktails Molotov et des gaz. Un tesson lui avait ouvert le bras.

— Ces attentats-suicides, tu suis l’affaire? demanda le Crabe.

— On la suit tous. Pourquoi? En dealant tes bananes, t’es tombé sur la piste de cellules islamistes dormantes?

— Fais pas chier, c’est la récompense qui m’intéresse, y a pas à chier, faut que je me remette à flot.

— T’es plus dans la banane? C’est pas en fourguant ce genre de came que tu vas y arriver. Je peux te le dire tout de suite. Ce qu’il nous faut c’est monter sur un gros coup, du lourd qui paie vraiment.

— T’as trouvé ça tout seul Einstein?

Alex ne répondit rien. Avec des miettes de pain, il avait entrepris de tracer une ligne sur la nappe en papier. Il se sentait prêt à toutes les patiences, enveloppé par l’odeur des plats mijotés, le bruit des voix animées, les rires des femmes. Le Crabe ajouta:

— Dans la banlieue règne la loi du silence, la horma, mais j’ai encore des indics dans les médinas et je peux savoir comment le C4 a été introduit dans la zone sécurisée. Je voudrais que tu te renseignes à propos de la prime.

— Vas-y je t’écoute.

— Qui peut pénétrer dans la zone sans être fouillé?

— Je sais pas moi?

— Les diplomates. Pense aux valises diplomatiques, Alex. Trois kilos de C4 c’est plus que suffisant pour désintégrer un gros camion.

Alex leva la tête, étonné d’être là. Puis il balaya la salle du regard. Pamplemousse s’était posté devant sa vitrine scotchée regardant la rue avec une inquiétude impuissante mêlée de haine.

— T’as du bol d’avoir une serveuse avec un aussi beau cul, lui dit le Crabe avec un sourire de vieux pirate, je suis sûr que beaucoup de clients viennent surtout pour Amina.

Pamplemousse le fusilla du regard sans répliquer. Tout incident anodin en temps normal prenait un relief inquiétant.

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