Chroniques du Grand Effondrement [9-10]

CHAPITRE 9

L’Anguille la suivait depuis une quinzaine de minutes entre les rayons, incapable de détacher les yeux de cette gamine super sexy. Un frisson lui parcourut l’échine en se rapprochant pendant qu’elle déchiffrait les prix avec son copain. Comment cet empaillé avait fait pour attraper ce petit lot hors catégorie? Une tarlouze avec ses yeux trop beaux pour un homme et sa coiffure à la Jim Morrison. Georges l’Anguille haïssait les cheveux longs. Ça donne le look pédé, pensait-il.

Le Lidl était bondé à cause des rumeurs de banqueroute. La veille, des émeutes urbaines avaient éclaté la veille à la suite d’un contrôle de police à Sevran où un jeune sans-papiers algérien avait trouvé la mort. Les violences urbaines s’étaient alors propagées comme un feu de brousse à plus de deux cents communes à travers le pays. Certains voyaient la main du Califat derrière les centaines de voitures brûlées et les dizaines de bâtiments détruits. La peur gagnait les esprits et elle poussait les gens à stocker de la nourriture.

En venant, il avait croisé un attroupement à Nanterre Préfecture des salariés manifestant contre la fermeture de leur entreprise ruinée par la concurrence chinoise. Georges n’avait jamais travaillé et n’avait aucune intention de le faire. Les salariés étaient de pauvres types payant leurs impôts et se faisant enculer à sec par le système. Le libéralisme vendu par l’Amérique à la Terre entière ne consistait qu’à cela enculer son voisin pour augmenter son excédent brut d’exploitation. Tandis que le couple se querellait à propos de biscuits polonais, il fit semblant d’examiner les pâtes.

— Je préfère ceux au chocolat, insistait la fille.

— C’est chimique ton truc. Prends-les avec des produits qui existent vraiment en Pologne comme les fraises.L’homme insistait sur le vraiment.

L’Anguille pensa Qu’est-ce que t’en as à foutre sac à merdeque la came soit bidon, si ça fait plaisir à ta chérie?.

Entre les piles de conserves, il les observait. Le type était sacrément mordu. Il fallait reconnaître que la gamine stupéfiante de beauté aimantait tous les regards. Elle irradiait quelque chose de la beauté surnaturelle des vierges du Nord. Jamais de toute sa vie, il n’avait vu une femme aussi ravissante dans les vingt ans, un sweat de la marque hype Kuztneztov Theory, une chevelure blonde attachée en queue de cheval et de grands yeux plus bleus qu’un ciel d’été. Même sous la lumière blafarde des ampoules basse consommation du Lidl Market, elle semblait bronzer sous un étrange ciel de Provence.

Il devait se rendre à la terrible évidence jamais il n’avait côtoyé une bombe aussi absolue. S’il ne parvenait pas à en faire sa chose, jamais il ne survivrait à cet échec. Posséder cette perfection aux seins ronds et durs devait vous remplir mieux que n’importe quelle drogue de synthèse. La petite peste faisait exprès de contrarier son copain, juste pour l’obliger à se coucher. À sa place, Georges l’aurait matée. Elle n’attendait que cela, ça crevait les yeux. Les filles, même superbandantes, ne respectaient que la force, les mâles dominants. Georges avait lu que ça venait de très loin, d’avant la préhistoire.

En tournant la tête, elle croisa son regard. Georges fut terrassé par une bouffée de désir aussi soudaine qu’étonnamment puissante. Un instant, sa chérie le toisa comme s’il était le plus immonde des serpents.

Il devait à tout prix éviter de se faire repérer. Les lèvres sèches de désir, il attrapa au hasard une brique de lait demi-écrémé avant de se replier derrière le rayon des œufs. L’Anguille avait senti le délicieux frisson du danger se muer en terreur. Le plus prudent était d’attendre sur le parking. Il se dirigea vers les caisses. Il n’avait sur lui que des tickets volés la semaine dernière. Il s’en souvenait avec délice une mémé voûtée qui sucrait les fraises, tétanisée par la peur. Elle avait mauvaise haleine et avait mal à son dentier à force de serrer les mâchoires. Depuis longtemps, il avait compris que l’âge ne diminuait en rien la peur de la mort.

— Ne me faites pas de mal, je vous en supplie.

— Je suis pas venu tenir la main des mémés, ferme les yeux, vieux sac à foutre, tu vas rien sentir.

Il avait embrassé ses cheveux en broyant sa nuque entre ses mains puissantes. Le cuir chevelu de la vieille était clairsemé de croûtes comme celles des nourrissons. Un crâne à la légère odeur fade un relent de morte. Incommodé par cette odeur, il avait serré plus fort. Sa nuque de lézard avait craqué un bruit de biscotte trop sèche.

— La décalcification, avait expliqué le Pointu, avec l’âge tout part en couille, c’est normal.

La vieille avait fermé les yeux avant de s’éteindre. Le corps plus léger que l’air avait glissé sur le carrelage, délicatement, sans bruit un oiseau mort. Une fin douce et calme, un soulagement. Il y avait une grandeur dans le fait d’infliger la souffrance et la mort. Une grandeur à laquelle seuls de rares élus étaient sensibles. Dans la douleur des autres, le troupeau ne voyait que l’image de la leur à venir alors que, comme le sexe, la souffrance était une sensation pure, exempte de la souillure des civilisations qui s’étaient succédé une épice rare donnant à la vie une intensité prodigieuse.

Derrière les caisses, le vigile à l’allure souple de brute paisible demanda à un vieux tentant de masquer sa calvitie avec une perruque de le suivre pour une palpation. Comme un fidèle assistant à la messe, le retraité tenait de ses mains un bonnet rouge. Il protestait vaguement, sans conviction, l’air de ne pas croire à ses propres mensonges.

— Je ne comprends pas… je viens souvent.

Bref, le genre de limace déprimante qui donnait à Georges envie de tirer dans la foule à l’AK 47. Sans s’énerver, le visage tranquille, le colosse lui demanda d’ouvrir son pardessus. Il avait dû en poisser plus d’un dans les rayons. Du chocolat était planqué dans une poche intérieure doublée d’aluminium. L’homme se décomposa. De plus en plus de retraités volaient pour manger.

Georges cracha sur le goudron du parking. Déjà tout petit, il avait eu envie de tirer dans le tas. Une pulsion brutale qui le prenait comme ces vagues scélérates qui se forment en plein océan sansprévenir, le temps d’avaler navires et plateformes pétrolières avant de disparaître aussi soudainement qu’elles étaient apparues.

Dans ces moments, il serrait les dents. Il avait arrêté les pilules prescrites par le docteur. Il ignorait les effets que ces cachets produisaient chez les autres, mais chez lui c’était radical il lui suffisait d’avaler la dose prescrite pour être toute la journée dans le coaltar; un zombie fraîchement déterré; un tube digestif. Alors, il avait un truc avec la langue pour faire croire aux infirmiers qu’il les avait avalées. Ensuite, il filait tout recracher aux toilettes. Le mieux pendant ses crises, c’était de rester accroupi dans le noir, jusqu’à ce que la tempête sous son crâne finisse par s’apaiser.

Une fois, un infirmier l’avait surpris en train d’ouvrir le ventre d’une souris avec un rasoir pour observer ce que le petit animal cachait dans ses entrailles. Il avait piégé le rongeur avec du fromage avant de le disséquer vivant. C’était une étrange expérience métaphysique de tourmenter cette matière vivante en lui infligeant d’infinies souffrances.

Généralement, passée l’enfance, les gosses abandonnaient ce genre d’expériences répugnantes. Pourquoi persévérer? Perfectionnant ses tortures avec le fer et le feu, allant toujours plus loin dans l’exploration de la souffrance, fouillant avec délice la glèbe tiède et primitive du monde. Il y avait du religieux à s’approcher ainsi de la mort.

Le directeur l’avait convoqué dans son bureau en merisier, le fixant longuement avec un profond dégoût.

— Vous êtes un monstre. Même les bêtes ne trouvent pas grâce à vos yeux. Avec l’âge, les perversions s’aggravent. Comptez sur moi pour ne jamais sortir d’ici autrement que les pieds devant.

Ce vieux sac à merde n’avait rien compris aux secrets de la vie. Un jour, il le tuerait avec une cuillère à dessert, mais en attendant, il ne pouvait que baisser les yeux.

Maintenant qu’il était loin des quartiers de haute sécurité, s’il avait croisé un de ces bâtards en blouse blanche, il se serait amusé un peu avec. Le sang d’un toubib devait sentir l’éther ou le graillon des cantines d’hôpital. Il avait lu quelque part que les sultans turcs introduisaient des rats affamés dans l’anus de condamnés. C’était nettement mieux qu’un tisonnier. C’était ces hommes pleins decertitudes qui pleuraient le plus quand la lame du rasoir s’enfonçait profondément dans la chaleur palpitante d’un muscle.

À travers la vitrine, il vit sa petite beauté s’impatienter en caisse, espérant qu’on la laisse passer parce qu’elle avait peu d’articles. Pour gagner du temps, elle s’était mise dans la file pendant que son manche-à-couilles finissait de chercher les produits manquants. Adossé à un grillage, l’Anguille alluma une cigarette pour se réchauffer, puis fit semblant de vérifier sa monnaie quand le couple sortit enfin de la supérette. Il ne pourrait pas profiter d’elle tout de suite. Il devait être patient, les suivre pour savoir où nichaient les tourtereaux. Après il convaincrait les autres en inventant un truc bidon selon lequel il les avait vus avec plein de maille à la supérette. Georges suivait des yeux le déhanchement plein de luxure de la petite putain cruel supplice. Il avait faim d’elle, faim de lui, tremblant déjà à l’idée de les voir le supplier. La faim grandissait dans son ventre comme un méchant bébé assoiffé de sang. Il imaginait leurs visages tachés d’hémoglobine, le goût métallique du sang sur ses lèvres.

Le quartier pavillonnaire qui longeait la rocade n’avait rien de riant, ça ressemblait à ces villes industrielles de province sinistrées par la crise. Des maisons basses et laides, avec en face des barres d’immeubles habitées par une population basanée hostile. L’homme avait saisi la taille de la fille pour mieux l’attirer contre lui. Georges serrasi fort les poings dans ses poches qu’il fit craquer une couture. Comment ce porc osait-il? Il en était malade. Il passa la paume sur le tranchant de son rasoir jusqu’à ce qu’un liquide chaud et gluant excite ses terminaisons nerveuses. Puis il s’arrêta pour reprendre ses esprits.

Il suffoquait, les paumes pleines de sang et de sueur grasse. Il essayait de ralentir sa respiration pour chasser le chagrin, comme quand maman lui refusait un jouet. Il tua le sanglot dans sa gorge, imaginant comment punir ce sale type. Il devait être patient comme un alligator, attendre son heure tel le saurien embusqué. En réalisant que le couple avait disparu de son champ de vision, il courut jusqu’à l’angle de la rue, paniqué, maudissant sa négligence. Quel imbécile, il les avait perdus à jamais et maintenant il ne les retrouverait plus.Il eut juste le temps de voir le couple disparaître dans un pavillon isolé.

CHAPITRE 10

À partir de 2017, l’activité solaire déclina entraînant une succession d’hivers rigoureux et d’étés pluvieux qui provoqua d’une part des mauvaises récoltes, et d’autre part une hausse de la demande énergétique mondiale.
Une brève histoire du climat, John Hansen, Éole éditions

Alex aimait s’installer dans un des bars de Belleville sentant le tabac, histoire de se vider une bouteille, de se chercher une femme pour passer un bon moment dans ce chaudron métissé plein de vice et de cafés criards. Ce soir-là, il y avait du monde dans les rues mendiants crasseux aux visages sans âge, Arabes aux pattes frôleuses, unijambistes, vendeurs de cigarettes à l’unité, proxénètes surveillant leur écurie d’un œil ténébreux, joueurs de bonneteau. Sans compter les petits culs bien juteux de filles très jeunes qui mâchonnaient des graines de tournesol en promenant le long des trottoirs la morgue de leur adolescence.

À leurs yeux vitreux, il reconnaissait les camées. Jeans taille basse hypermoulants et seins gigotant sous des hauts minuscules dont ils cherchaient en permanence à s’échapper. Beaucoup de nichons, de toutes les couleurs du noir bleuté des Sénégalaises aux seins blancs et froids des rousses. Des culs montés sur roulements à billes et des carrosseries customisées sacrément bien ajustées. Un ramassis vicieux de chairs perverses qui lui plaisait parce qu’elles fleuraient bon l’humanité.

La première fois qu’il était passé par là, il en avait voulu à cette foule d’échapper à l’ambiance pesante de la capitale. Ici, le sang circulait plus vite une ivresse magique. Ici, on s’amusait parce queles problèmes à affronter étaient trop sérieux pour ne pas s’en foutre complètement. Ceux-là n’avaient plus rien à perdre ou le croyaient. Ce qui au fond revenait au même. Il aimait l’atmosphère insouciante de fête perpétuelle qui régnait à Belleville. L’air y était plus léger qu’ailleurs une absence de gravité.

Il avait envie de se bourrer tranquillement la gueule pour faire taire le bruit dans sa tête quelques verres, histoire de relâcher la pression. Passer un peu de temps à rêvasser en observant la rue, en mâchonnant la tiédeur de l’alcool.

Serge vendait la vodka la moins chère de tout le quartier un jus de contrebande officiellement russe, mais en réalité une méchante contrefaçon industrielle importée de Serbie.

— Trente francs le demi en ZS, ces enfoirés devraient avoir honte, maugréait Serge derrière son comptoir.

Installé derrière la vitrine, Alex matait le ballet des tapins en se laissant gagner par l’ivresse. À quelques mètres, les phares d’une berline aux vitres fumées éclairèrent un adolescent qui se débraguetta sur le trottoir. Un garçon boucher soupesant de sa large paume un rôti de veau, laissant le client apprécier le grain de la viande, promesse de baises conséquentes.

Dans la salle, une télé en sourdine diffusait un programme de téléréalité survivaliste. À la table voisine, l’œil vide et muet, une vieille s’acharnait avec une pièce sur une pile de jeux de grattage. Une Kabyle couverte de tatouages magiques des mains au visage. Des lignes paranormales de couleur bleue comme si son visage était cousu à la machine à coudre.

Couvant sa bouteille, Alex commençait à sentir sa pensée ralentir. L’alcool était, avec le sexe, un des seuls moyens de se sentir vivant. À part la dope bien sûr, mais ça, Alex n’y touchait jamais. Sa première descente dans un squat rempli de cancrelats l’avait vacciné le brouillard de la défonce, des junkies affalés sur des sommiers infects, nègres et fromages, hommes et femmes mêlés, accouplés. L’écorce bombée des cafards craquant sous ses Doc Martens comme des coquilles d’œufs. Une sinistre partouze chimique réunissant une trentaine de zombies fumeurs de crack ou de crystal meth.Quand sa lampe leur tombait dessus, leurs yeux comme des huîtres s’écarquillaient, la pupille rétrécie. Leurs bouches affamées aux dents pourries s’ouvraient sur un vide abyssal. Des gouffres. Ce n’était déjà plus des êtres humains, à peine des zombies perdus dans la nuit, rongés par l’acide. Des spectres édentés détalant le long des couloirs en vomissant partout, avec dans la poche un aller simple pour l’Enfer.

La vieille marmonnait toute seule. Sous ses traits fins, on devinait un crâne osseux plus dur que du tungstène. Les yeux mi-clos, Alex évaluait les jeunes putes installées joyeusement à l’angle de la rue de Ménilmontant. Fresh meat, disaient égrillards les rares touristes qui s’aventureraient hors zone sécurisée, attirés par ce hard discount des chairs femelles. Dans les regards brillants des filles, le désir avait la couleur du fric. Chassées de chez elles par l’indigence, elles faisaient de leur mieux pour soulager les hommes de leur tension, de leur mal de vivre. Il se sentait mieux, réussissant à percevoir le plaisir qu’il y avait à être vivant. Une membrane se dissolvait progressivement. Il devenait capable de voir des choses invisibles en temps normal, de toucher la véritable nature des choses. Un état fragile où il était à la fois assez lucide pour profiter des sensations inondant son cortex et assez ivre pour se sentir en communion avec la foule indécise des rues racoleuses.

Ce soir, il avait envie de quelque chose de sincère, d’authentique. La vieille avait abandonné près du cendrier ses tickets déchirés. Un homme aux cheveux gris nettoya la table avec une éponge sale. Le même regard d’hépatique que Serge, sûrement son daron ou un truc dans le genre. Côté cuisine, une cliente assise seule à une table le jaugeait sans en avoir l’air. Grande, bien bâtie, un manteau défraîchi. Il ne l’avait pas remarquée en entrant. Une de ces femmes seules que le manque d’homme poussait à sortir la nuit.

L’alcool lui lubrifiait le cœur, il la trouvait presque séduisante. La seule chose qui clochait c’était ses pompes flambant neuves d’un rouge vif curieusement assorti à la banquette. Il la fixait, allant même jusqu’à changer de position pour mieux l’avoir en ligne de mire.

— Je vous offre un verre? demanda-t-il une fois à moitié torché.

Sans attendre la réponse, il fit un signe à Serge en montrant le verre de la cliente. Quand il buvait, il savait se montrer généreux. Surtout s’il avait envie d’une femme. Il ne la quittait pas des yeux une fausse blonde trahie par ses racines, la quarantaine bien tapée, de bonnes grosses miches et un visage un peu masculin. Plus une première jeunesse, mais pas encore une couguar. Malgré une dizaine de kilos en trop la garce peroxydée avait encore de l’allure avec son style volontaire brûlé par la vie. Elle s’était assise dans une position provocante lui permettant de vérifier qu’elle ne portait pas de culotte. Vers la fourche des cuisses, l’ombre du delta paradisiaque ne laissait aucune place au doute. Le côté vieille pute un peu négligée, Alex n’était pas contre les vieilles putes avaient leur charme. Elles n’attiraient plus la lumière, mais étaient souvent plus moelleuses que les jeunettes des soleils d’automne. Il se sentait durcir dans son pantalon. Elle passa sa main dans ses cheveux, l’accrochant au passage de ses beaux yeux ardoise. De profondes aisselles poilues. Une tonne de vice extrabrut. En levant son verre pour le remercier, elle désigna la place vide à sa table et Alex, qui n’attendait que ça, vint glisser sa grande carcasse sur la banquette rouge.

— Alex, dit-il en tendant une main épaisse aux doigts carrés.

— Thérèse, répondit-elle en la lui serrant.

Le rauque de sa voix trahissait la nicotine. Sous son maquillage, les rides avaient entamé leur lent travail de sape. Pourtant, il s’est aussitôt mise au garde-à-vous une trique monstrueuse en acier trempé, les bourses comme des grenades dégoupillées. Elle sortit une cigarette qu’il alluma en gentleman. Elle tira une taffe lui offrant son cou en cambrant la nuque puis tendit les jambes qu’elle avait un peu fortes.

— Vous les aimez? demanda-t-elle en regardant ses souliers.

— Beaucoup, ils sont neufs?

— C’est le cadeau d’un homme, japonais.

— L’homme?

— Non les souliers.

— On voit tout de suite que c’est de la qualité. Pas du made in Ethiopia.

— Ils font pute?

— Juste ce qu’il faut.

Elle esquissa un sourire. Le regard d’Alex remonta des souliers pour vers ce pubis entraperçu, une touffe sombre qu’il imaginait brillante comme du crin avec la fente au milieu un abricot trop mûr, profond, gorgé de miel.

— À mon âge, mieux vaut faire un peu pute quand on veut plaire.

— Pourquoi? Vous n’êtes pas si vieille, vous avez quel âge?

— On ne demande pas son âge à une femme.

— Désolé, mais c’est vous qui en avez parlé la première.

— Je plaisantais, quarante-trois. Déjà le mauvais côté de la pente.

— Moi aussi, si ça peut vous consoler.

Une jolie moue gonfla le fruit pulpeux de ses lèvres.

— Oh pour un homme, c’est pas pareil…

— À ce qu’on dit. Je crois qu’au final c’est pareil pour tout le monde.

Une soirée dans le trouble, légèrement flottante. Il recommanda à boire, se racontant leurs vies. Thérèse était aide-soignante.

— Tout le temps debout, à laver les vieillards. Vous allez rire, mais j’ai jamais vu autant de vieux cochons, des cinglés.

— Alors vous sortez prendre l’air quand vous avez une soirée de libre?

— Exactement, pour m’aérer la tête. Mon fils vit au Brésil, je le vois jamais. Il m’envoie un peu d’argent de temps en temps.

Ses yeux brillaient d’une drôle de façon. Alex se demandait s’ils allaient s’enflammer ou verser des larmes. L’alcool aidant, il avait pris sa main sous le prétexte de lui en lire les lignes un vieux truc de drague, le contact physique. Leurs doigts, complices, s’étaient noués sur le formica. Puis il avait flairé son odeur et Thérèse lui avait donné sa bonne grosse langue tiède. Un long baiser de femme un peu ivre. Chaud comme du bon pain. Le temps de finir sa bière au goulot, il l’avait prise dans les toilettes des hommes, relevant sa jupe façon porno trash, la remontant bien haut pour la rouler en boudin autour de sa taille, découvrant ses cuisses un peu fortes et son large ventre de femme blanc, bombé. Ses mains fouillant sa chair, ses doigts cherchant le pot de confiture. Cette béance rose perdue dans le crin noir dont ilséparait grandes et petites lèvres entre l’index et le médium pour faire dresser le clitoris comme un museau de chaton coléreux. De sa main, il caressait l’intérieur très doux des cuisses à la lisière de l’obscène toison. Elle l’aspira avec lenteur, un homme dans une femme, une chair crémeuse, profonde comme un puits, un corps robuste et ferme sans être pesant. Un corps épais, chaud sous la douceur de la peau. Il finit de déboutonner son chemisier pour mieux caresser sa poitrine. Les mains plaquées au mur, Thérèse ondulait comme une possédée un râle rauque de lionne, la voix voilée, méconnaissable, poncée par l’alcool, le tabac, hachée par ses coups de reins.

— C’est ça. Me lâche pas… J’en pouvais plus d’attendre un homme…

Ils s’embrassaient comme pour la fin du monde sans voir que le monde était déjà mort. Quand il la sentit partir, il lâcha les chevaux dans un spasme brutal laissant le vertige déferler. Accroupie sur la cuvette des toilettes, l’air déçue et égarée, elle réclama du papier pour essuyer l’intérieur de ses cuisses moites. Elle sentait la sueur, le sperme frais et l’ammoniaque. Il ne voyait plus que ses souliers rouges souillés, la vilaine cicatrice de la césarienne, la peau d’orange des fesses.

Dans cette ville obsédée par la survie au jour le jour, les gens avaient beaucoup de mal à faire des rencontres sexuelles nouvelles; et pourtant, même après un certain âge, ils en éprouvaient toujours le besoin, le désir sexuel était un besoin qui ne se dissipait que très lentement avec les années. Le désir assouvi, seul restait le réel avec pour décor les toilettes de chez Serge. Ils restèrent un moment comme ça, sans rien dire. Puis elle se mit à sangloter lui reprochant de l’avoir prise à cru, sans capote.

— Tous des salauds, toi comme les autres, pire que les autres même.

Des gouttelettes perlaient sur son maquillage. Des cernes de chouette folle mangeaient ses yeux. La fête des sens virait à la soirée pourrie. Pourquoi ça finissait toujours ainsi? Il avait en horreur les effusions post-coïtales. Il se passa la tête sous l’eau dulavabo, histoire de se remettre les idées en place avant de lâcher, énervé.

— Maintenant faut vraiment que je rentre.

Incapable d’ajouter quoi que ce soit. N’exigeant rien, il demandait en retour la même faveur. Un torchon sur l’épaule, l’homme de ménage traversait le café en portant un seau d’eau sale. Derrière le comptoir, Serge s’emmerdait ferme à côté du présentoir où séchaient des sandwiches fatigués. Un rade miteux. Il voulait rentrer cuver dans son lit.

Une clope à la main, Serge encaissa les consommations.

— T’as une sacrée descente, hein, Alex?

— Je tiens plutôt bien l’alcool. Je buvais déjà avant de sortir de ma mère. Alors, me dis pas ce que j’ai à faire.

— Qu’est-ce qu’elle branle aux chiottesla Miss?

— Elle se pomponne, tu connais les femmes.

— Elle est comment?

— Bonne, pas de première fraîcheur, mais bonne. Bon, j’y vais.

— Tu l’attends pas? s’étonna Serge.

— Et pourquoi je l’attendrais? Toi tu leur tiens le crachoir après les avoir enfilées?

— T’en as déjà ta claque?

Il sortit sans répondre et rentra à pied pour se dégriser. Un simple besoin de se dégourdir les jambes. Son appartement rue de Bagnolet n’était qu’à une vingtaine de minutes.

Dans le parfum des merguez, de jeunes visages encadrés de mèches noires attendaient un client. Il marchait dans une belle ivresse mordorée, avec un sentiment de liberté absolue, ne cherchant ni l’amour ni la baston. Les traînards s’écartaient prudemment devant sa puissante carcasse. Le poids dans sa poche lui rappelait qu’il possédait une assurance tous risques en cas d’embrouilles. Plus loin, un chien se mit à suivre sa démarche incertaine au milieu des putes qui racolaient. Une de ces bêtes comateuses qui n’ont même plus la force d’aboyer et que les gens abandonnent parce que les nourrir revient trop cher. Un animal trop chétif pour être fourgué à un restaurateur chinois par ces junkies qui dealaient des clébards pour se payer du mox. Décidément, c’était son jour.

Le matin, il s’est réveillé la bouche pâteuse. Une fois dessaoulé, il s’étonna de trouver le clébard endormi au pied de son lit. Il voulait le ramener dans la rue. Cet animal c’était un vrai réservoir à bactéries, mais il n’en avait pas le courage alors il le baptisa Popeye. Depuis il avait appris à l’aimer. Les chiens étaient plus fidèles que les humains, l’amour qu’ils vous donnaient était inconditionnel. Il enviait les chiens, sincèrement. Zéro responsabilité, pas de boulot, une gamelle pleine, un endroit où dormir au chaud, et même pas à se soucier du paradis ou de l’enfer, une fois le petit tour terminé.

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