Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [31-32]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 31

… Sur l’autoroute du Sud, Clément Dio fonce de toute la vitesse de sa puissante voiture. Il double des convois militaires d’infanterie, camions bâchés ouverts de l’arrière sur de jeunes soldats alignés sur les banquettes. L’armée a bien changé. Elle sue la tristesse. Les soldats ne se penchent même pas pour admirer le magnifique obus rouge au capot démesuré. Iris Nan-Chan est très belle, mais les jeunes soldats n’envoient plus de baisers, pas plus qu’ils ne rient pour se faire remarquer, ne se tapent sur les cuisses, n’échangent de remarques grivoises. Même pas le geste obscène du trouffion désoeuvré qui regarde passer la chair d’ivoire inaccessible à côté de son camion. « Elle a bonne mine, l’armée ! » fait Dio. « On ne peut pas dire qu’elle parte pour la guerre en chantant ! » Il s’en réjouit. C’est un peu son oeuvre. Ah ! le beau combat que ce fut de traîner l’armée en justice, lorsqu’elle s’opposait encore à la diffusion de certaine presse dans les chambrées et foyers du soldat ! Gagné haut la main, le procès ! Depuis dix ans, on lisait La Pensée nouvelle, La Grenouille, et le reste dans tous les régiments de France et de Navarre. Dans les prisons aussi : elles avaient profité de la fournée. Vengé, le petit Ben Souad, dit Dio, qui retrouvait naguère, dans ses papiers de famille, l’acte de revente de sa grand-mère, esclave noire de harem, à un bordel pour officiers français de Rabat. Pourquoi son père, docile fonctionnaire marocain sous le protectorat, avait-il conservé cet odieux témoin du passé ? Pour la haine, mon petit, pour la haine !

Aux postes de péage, des escadrons de mobiles, massifs, noirs, casqués, pas gais non plus : « La route du sud est déconseillée. » « Déconseillée ! Qu’est-ce à dire, lieutenant ? » « Eh bien ! c’est à nous de juger », grommelle le lieutenant décoré, un regard sur le capot rouge, la belle Eurasiate, la peau bistrée et les cheveux élégamment crépus du conducteur, « demi-tour et au trot ! » « Seriez-vous raciste, lieutenant ? » « Raciste ! Moi ? Vous plaisantez ! » Plus personne n’est raciste, aujourd’hui, et heureusement, on en convient bien gentiment. La police encore moins que les autres, elle est payée pour le savoir. La plaque de presse joue les sésames : « Passez, monsieur, avec nos excuses ! » La plaque de presse permet tout depuis quelques années, quand elle est entre bonnes mains, a-t-on assez lutté pour cela !… Sur la voie opposée, le trafic s’anime. Dio regarde sa montre : bientôt samedi. Samedi de Pâques ! Et voilà l’autoroute engorgée dans le sens sud-nord, dos tourné au soleil ! Le week-end à l’envers. Clément Dio méprise cette foule moutonnière, comme il la méprisait dans l’autre sens, d’ailleurs, courant vers le soleil comme bagnards à la soupe. Il sourit. Sa femme sourit. Leurs mains se trouvent un instant. Ils ont inversé le cours du fleuve. Le vase puant du Midi jouisseur se vide, tandis qu’un autre vase, bientôt, y déversera la vie. Était-ce bien évident ? Apocalypse ou naissance ? Nouveau type d’homme, de rapports, de société ? Ou bien l’anéantissement de toute vie supportable ? Dio se rend compte qu’il s’en fout complètement. Un idéal humain qui se place au-dessus des nations, des systèmes économiques, des religions et des races… Il a dit cela, il s’en souvient. Et qu’est-ce que cela signifie ? Rien du tout. Au-dessus de tout cela, il n’y a rien. Et ce rien absolu, c’est quelque chose comme la fission de l’atome, ou bien un vide immense libéré d’un seul coup. On ne manque pas un spectacle pareil qui va reléguer le hideux champignon géant au magasin des accessoires. Le Morvan… La Bourgogne… Dio fredonne au volant : « Car le temps des mille ans s’achève et s’achève le temps des mille ans. » Maître du monde un instant, cela suffît à justifier une vie. L’assassin de Sarajevo, par exemple, mais soudainement doué de la connaissance de l’avenir et achevant passionnément son geste au lieu de le retenir fasciné par la vision du cataclysme qu’il déchaîne.

Passé Mâcon, les lampadaires d’une aire de repos éclairent une colonne de chars arrêtés, comme de gros jouets alignés. Dio ralentit, sort de l’autoroute et range sa voiture le long du char de tête. « Foutez le camp ! » dit une voix. Un colonel pas content du tout. Deuxième Hussard, régiment de Chamborant, trois siècles de tradition militaire. Autour de lui, un petit groupe silencieux : des officiers consternés. Au pied des chars, d’autres groupes plus animés : les soldats discutent. « On passe au vote », dit un hussard. Chamborant ! Trois siècles de gloire ! Et pour finir, la crosse en l’air ! « Presse », dit Dio. « Salaud » répond le colonel. Menaçant, il s’avance, colosse kaki, les poings serrés. Un officier s’interpose, respectueusement. « Allez au diable ! » dit le colonel. Puis il remonte dans son char et l’on n’aperçoit plus, hors de la tourelle, que sa poitrine colorée de rubans et son visage furieux sous le casque. Très joli tableau militaire, baigné par la lumière un peu irréelle des lampadaires. Le char s’appelle Bir Hakeim : vieille lune ! On entend rugir le moteur du char. Un officier hurle : « Mais ils sont toujours là, mon colonel ! Vous n’allez quand même pas faire ça ! » « M’en fous ! » crie le colonel, d’une voix de champ de bataille, « s’ils ne se lèvent pas tout de suite, je les écrase ! » Dio s’approche de l’avant du char. « Ils » sont là, une bonne vingtaine, couchés en travers du chemin de sortie vers l’autoroute. La plupart portent l’uniforme. Fourragère rouge, Chamborant, trois siècles, etc. Cinq d’entre eux sont des civils. L’un est étendu presque sous les chenilles du char. Longue barbe, cheveux bouclés, visage de christ italien. « Qui êtes-vous ? » demande Dio. « FLH », répond le gisant.

Front de libération des homosexuels. « Et vous ? » « Prolétaires anonymes », dit un autre. Dio reconnaît les purs entre les purs. « Il va vous passer sur le corps ! » dit-il. « Il n’osera pas », répond le pédéraste, « encore moi, cela se comprendrait, mais il n’écrasera pas ses propres soldats. » « Mais ôtez-vous de là, bon Dieu ! » supplie un officier, « vous voyez bien qu’il avance ! » La masse d’acier s’est mise en marche. Le mouvement est à peine perceptible, mais les chenilles grignotent des centimètres. « Mon colonel ! » hurle l’officier. « Merde ! » répond le colonel. Iris Nan-Chan ferme les yeux. Sa moitié occidentale ne peut en supporter plus. Lorsqu’elle les ouvre quelques instants plus tard pour satisfaire sa moitié orientale, le christ italien a disparu et les chenilles du char traînent les lambeaux de chair sanglante. Cela n’a fait aucun bruit. L’un après l’autre, les gisants se lèvent, mais au dernier moment. L’esquive sublime du torero devant le fauve de métal. Vifs et souples, les soldats ont roulé sur le côté, comme à l’entraînement, parcours du combattant. Régiment d’élite ! Le char Bir Hakeim a pris de la vitesse et roule vers l’autoroute. Le colonel ne s’est même pas retourné. Trois chars le suivent, dans un bruit de tonnerre. Puis un autre. C’est tout. Revenant de la campagne de Russie, en 1813, les hussards de Chamborant comptaient le double de survivants. Dio ne peut détacher son regard de la boue sanglante, sur la chaussée. Près de lui, un officier ravale silencieusement ses larmes. « Et comment s’appelle ce héros ? » demande Dio. L’officier se méprend sur le ton : « Lui ? » dit-il bouleversé parce qu’il s’aperçoit qu’il montre du doigt la flaque de sang, « je ne sais pas. Il a dit qu’il s’appelait Paul. » « Non », fait Dio, « pas Paul. L’autre là-bas, qui s’en va, l’assassin galonné ! » « Ah ! » dit l’officier, « le colonel ? Colonel Constantin Dragasès. » « Quel nom étrange ! » pense Dio, « Constantinople, 29 mai 1453, Constantin XI Paléologue, surnommé Dragasès, dernier empereur de Byzance. » À l’épithète d’assassin, l’officier n’a même pas protesté. Assassin, assassin, pourquoi pas ? L’idée fait son chemin, tandis que l’officier franchit le grillage de protection de l’autoroute, lui aussi comme à l’entraînement, et s’enfonce dans la campagne, à pied, sous la lune, droit devant lui…

Dio a repris le volant. Il fonce, la voiture vole. Ce n’est pas une nuit à mourir dans une ferraille tordue, bêtement ! Mais non ! Il se sent immortel. Trois kilomètres plus loin, il double les cinq chars du colonel Dragasès. Il rit. Il est heureux. Surgit le péage de Villefranche, oasis violemment éclairée. Nombreuses motos rangées sur le parking. Silhouettes casquées, bottées. Drôles de casques, pour des gendarmes ! Blancs, rouges, bleu vif, barrés de lignes verticales aux couleurs phosphorescentes. « Qui êtes-vous, les gars ? » « Nous, on est les Résistants prolétaires de la Rodhiachimie. » Purs entre les purs, tous dehors par cette nuit exaltante ! Grèves sur le tas, grèves de la faim, séquestrations, sabotages, destruction de laboratoires, pogroms antiracistes, ratonades d’antiratons, pillage de magasins, lutte contre toutes les formes d’oppression, disponibles pour toutes sortes d’actions, ne consomment que des motos, des filles, du tabac, des slogans, cassent tout quand ils sont en colère, souvent licenciés mais toujours réintégrés parce qu’ils ont fini par faire peur à tout le monde, délinquants politiques car on a trouvé pour eux l’expression qui convenait : elle excuse tout. « Et qu’est-ce que vous faites là ? Où sont passés les flics ? » « Disparus depuis une heure ! » dit un magnifique grand jeune homme en jean et blouson galonné de surplus américain (badge sur l’épaule : Panama Rangers). « N’étaient pas assez nombreux, et nous », il fait un geste à la ronde, « plus de deux cents ! Eux ? Des foireux. Troisième légion de mobiles, celle de Mâcon, on la connaît ! L’an dernier, ils nous ont tiré dessus. Une manif pacifique, mais faut avouer qu’ils étaient mal embarqués, un peu étouffés sous le nombre, les cons ! On a eu deux morts. Mais quel bel enterrement ! Cent mille personnes, toutes les usines fermées et les travailleurs défilant derrière les cercueils. Depuis, les gens crachent en passant devant leurs casernes. Les commerçants les servent comme on ne servirait pas un Noir dans une épicerie blanche en Afrique du Sud. Leurs mômes n’ont plus de copains. À l’école, personne leur cause. Leurs bonnes femmes rasent les murs et il y a même un curé qui a dit que, désormais, on leur ferait la messe chez eux, pour ne pas mélanger torchons et serviettes à l’église. Leur commandant a été sacqué. Les pauvres ! Ils ne sont plus bons à rien. Ils attendent la retraite. C’est tout juste s’ils sifflent encore aux carrefours. Alors, quand ils nous ont vus arriver, ils se sont barrés. Ils ont simplement dit qu’ils reviendraient avec des renforts. Nous, pendant ce temps, on se marre ! » Panamá Ranger, quand il rit, dégage une puissance de séduction irrésistible. Beau comme un jeune dieu échappé, triomphant, de la sombre forêt des machines. De la race des conquérants. Conquête pour conquête ! Mouvement pour mouvement ! À quoi cela sert-il ? On s’en fout ! Dio s’est nommé. Il répète : « Que faites-vous exactement ? » « Un peu de tout », répond Panamá Ranger. « Aujourd’hui, c’est gala ! Récupération, d’abord. On tient un poste de péage, alors on fait payer. Pour tous ceux qui viennent du sud et s’en vont vers le nord, dix fois le tarif, cinq cents francs, c’est donné ! Ils payent sans moufeter. Bien trop pressés de filer. Vers le sud, des actions retardatrices, à moins qu’il s’agisse de copains. On a trouvé chez les flics un barrage pliant, avec d’énormes pointes. Le premier convoi militaire nous est passé sous le nez, il allait trop vite, on n’a pas eu le temps de s’installer. Mais le second, on ne l’a pas loupé ! La jeep de l’officier et les trois premiers camions sont venus gentiment s’empaler des quatre pneus. J’ai dit : « Arrêt-buffet, tout le monde descend ! » Les soldats rigolaient. Mais l’officier était un dur. Il a fait aligner tout son monde en formation de combat et il a crié : « Déblayez-moi tout ça ! » Alors j’ai dit : « Regardez-nous bien, les gars ! On a à peu près le même âge. Que tous ceux qui sont ouvriers, paysans, étudiants, travailleurs prolétaires sortent du rang ! » Cela a donné du mouvement ! L’officier s’est retrouvé avec cinq pauvres types qui se sont empressés de le plaquer. Ils doivent courir encore… » « Et l’officier ? » demande Dio. « Il cherche à se placer en stop à un kilomètre d’ici. Je ne sais s’il aura du succès : on l’a foutu complètement à poil ! » Dio rit de bon coeur. Au milieu de l’aire de stationnement, devant les bâtiments de police, une foule de gens, uniformes et blousons mêlés, toutes variétés de casques fraternellement confondues, se chauffent autour de grands feux de bois. On entend des cris de joie, des chants, des plaisanteries où le « cul nu du capitaine » prend des dimensions rabelaisiennes. Tout cela n’est pas bien méchant. Ridelles et banquettes des camions hors d’usage crépitent joyeusement dans les flammes. « Je crois qu’on va filer vers le sud, par des routes secondaires », dit Panamá Ranger. « Il paraît que plus bas, les flics sont assez mauvais. Mais on laisse notre testament. » Il lève le bras, montrant le fronton du péage où s’étale un large calicot brillamment éclairé :

PROLÉTAIRES, SOLDATS, PEUPLE DU GANGE

TOUS SOLIDAIRES CONTRE L’OPPRESSION

« C’est parfait », approuve Dio, « mais ne tardez pas à partir. Tout à l’heure vont passer cinq chars, avec un colonel en furie et celui-là n’hésitera pas à tirer, croyez-moi ! » « C’est bon », dit le garçon, « chao ! on se reverra sur la Côte. » « Quand ? » demande Dio. L’autre sourit : « On n’est pas trop pressé. Avec tous ses cochons qui s’enfuient vers le nord, pour s’offrir des vacances au soleil, le coin ne manquera pas de villas ! J’espère qu’ils n’ont pas vidé leurs piscines. La révolution, pour une fois qu’on la tient, c’est d’abord du bon temps ! » Exactement ce que pensait Dio au même instant. Suit un aimable désordre, deux ou trois tôles froissées par des conducteurs hilares qui font mine de s’injurier à la façon des bons Français au volant, puis tout disparaît dans la nuit, camions et garçons, tandis que parvient encore jusqu’à Clément Dio ce refrain qu’il avait écrit : « Car le temps des mille ans s’achève et s’achève le temps des mille ans… » Un silence de courte durée s’établit, à nouveau troublé par le fracas menaçant des chars de Dragasès surgissant de l’ombre sous les lampadaires du péage. Le canon du char de tête s’élève légèrement et tire quatre coups en rafales. S’écroulent dans un nuage de poussière le fronton du péage et le joli calicot, testament de Panamá Ranger. Le colonel n’aimait pas les slogans. Escaladant l’amas de gravats, sans ralentir l’allure, les cinq chars disparaissent à leur tour, vers le sud, vers le sud…

À l’entrée de Lyon, Dio s’engage sur le boulevard périphérique, désert à cette heure tardive de la nuit tandis que les convois militaires ébranlent les quais de la ville, et prend à gauche la route de Grenoble marquée d’une pancarte de signalisation : Itinéraire touristique. Nice par la route Napoléon. Iris Nan Chan émet un long rire contenu, expression de sa jubilation intérieure : « Mon petit aigle chéri », dit-elle, « toi aussi tu voles de clocher en clocher, mais jusqu’aux tours du Négresco ! Napoléon Dio ! » À Grenoble, de hautes flammes éclairent un faubourg, au bord de l’Isère. « Presse ! Que se passe-t-il ? » demande l’aigle chéri à un capitaine de mobiles, debout au milieu de la route devant un barrage de camions en chicane. « C’est la prison centrale qui brûle. » « Et les détenus ? » « Tous envolés. Plus de deux mille. Si vous allez plus loin, méfiez-vous. Passé Grenoble, nous ne répondons plus de rien. » « Comment est-ce arrivé ? »

« Oh ! très simplement », répond le capitaine. La cinquantaine d’années, des moustaches grises et tristes et l’air profondément écoeuré du fonctionnaire discipliné qui sent la trappe de l’anarchie s’ouvrir brusquement sous ses grands pieds bottés. « J’étais sûr que cela finirait comme cela », dit-il. « Moi aussi, j’en étais sûr ! » répond très sérieusement Dio. « Eh bien ! vous voyez ! cela n’a pas manqué ! La prison a été prise de l’extérieur, les portes défoncées à coups de plastic par une centaine de gars qui criaient : « Prolétaires, prisonniers, immigrés, peuples du Gange, solidaires ! » Puis le feu a pris tout de suite dans le bloc des politiques. Alors les gardiens ont ouvert toutes les portes et ont filé. Faut les comprendre. Voilà vingt ans que l’opinion les accuse. Tout comme nous autres, d’ailleurs. Alors pourquoi risquer sa peau ? Si vous voulez mon opinion, c’est un coup monté. Le Gange, ils ne parlaient que de cela ! Un bruit qui courait chez eux, que l’arrivée des bateaux ferait tomber les murs des centrales. L’année dernière, c’était le pape ! Ils s’étaient persuadés que Benoît XVI viendrait en personne à Noël ouvrir les portes des prisons. Et pourquoi pas, au point où on en est ? La société marche sur la tête. » « C’est bien mon avis, capitaine, aussi faut-il regarder où vous mettez les pieds », répond Dio, imperturbable. « Dites donc ! Vous ! » fait le capitaine de mobiles, « comment s’appelle votre journal ? » Mais Dio a déjà filé… Gap, Sisteron, Digne. Les garnisons de montagne, descendues sans hâte de leurs vieux forts Vauban, ratissent le fond des vallées. Dans la nuit qui s’achève, quand le filet, parfois, se referme sur une prise, s’échangent à voix basse d’étranges dialogues : « Qui êtes-vous ? – Camarades prisonniers ! Soyez chics, les gars !

— Allez ! Barre-toi ! Tu en as assez bavé. Vive la quille !

— Vive la quille et merci ! » Au matin, quatre détenus seulement sont repris, conduits à la gendarmerie du canton. Parmi eux, un condamné célèbre : vingt ans de réclusion pour le rapt de la petite fille d’un riche planteur de lavande de la région. Les tôt levés l’acclament : « T’en fais pas, Bébert ! Tu ressortiras bientôt ! Militaires, salauds ! Vous faites un boulot de flics ! » Blême, un officier jette son képi à terre et s’en va, fendant la foule devenue silencieuse comme sur le passage d’un enterrement…

À Berrême, Dio fait le plein d’essence. « Vous êtes mon dernier client », dit le pompiste. « Après vous, je boucle et je me taille. Trop dangereux. Entre ici et Grasse, déjà cinq collègues dévalisés et les gendarmeries ne répondent plus. Moi, j’avais un chien. Mais depuis cette nuit, il est comme fou. On dirait qu’il a déjà reniflé les huit cent mille types qui arrivent. Tiens ! Vous payez ? Eh bien ! je vous remercie. Parce que la voiture qui vous précédait dans ce sens-là ne s’est pas gênée pour me laisser l’ardoise ! Il y avait huit loqueteux, à bord, tassés comme des anchois, du genre de ceux qu’on voit descendre sur la Côte, en été. Celui qui conduisait m’a dit : « Et pour le fric, peau de balle ! Désormais, tout appartient au peuple ! » Vous comprenez cela, vous ? Moi, je file. Je reviendrai quand tout sera réglé… » Dans le jour qui se lève, en embrayant ses vitesses, Dio aperçoit un grand berger allemand, posté comme une sentinelle oubliée dans la débâcle. Le chien tremble de toute sa peau. Il gémit. Puis se dressant sur son arrière-train, la gueule ouverte, face au sud, il émet un long hurlement. « Voilà un chien qui n’est pas gai ! » constate Iris Nan-Chan en frissonnant. « Continuons, mon chéri, sinon cette sale bête va me gâter ma journée… »

Au col de la Faye, nouvel arrêt. Encore des camions en chicane. L’armée, cette fois. Dio reconnaît l’écusson des commandos de marine. Une unité qu’on ne voit jamais en France et que les reporters de La Pensée nouvelle suivent pas à pas à travers le monde comme un bousier s’attache au taureau qui le nourrit : répression au Tchad, répression en Guyane, répression à Djibouti, répression à Madagascar, le fer de lance prêté aux présidents d’outre-mer cernés par la colère populaire. Un officier se présente, courtois, élégant, découpé directement dans l’affiche si souvent lacérée : « Jeunes hommes épris d’idéal, engagez-vous, rengagez-vous… » Dio ignorait sincèrement qu’un tel type d’homme pût encore exister. « Votre carte de presse », demande l’officier. « Tiens ! » ajoute-t-il, « M. Clément Dio ! Après tant d’années passées à vous mépriser, vous voilà ! » Des paras se sont approchés. Ils entourent la voiture rouge et contemplent silencieusement Dio. Aucun n’ignorait qu’un tel type d’homme pût exister, mais dans leurs lointaines campagnes, n’en avaient jamais vu de près. « Regardez bien ! » dit l’officier à ses hommes, « si vous n’avez jamais eu l’occasion d’examiner comment c’est fait, une ordure, voilà le moment d’en profiter ! S’il n’y a plus que des enculés partout, au moins vous saurez pourquoi ! » Le ton est si calme que Dio, connaisseur en sang-froid, se prend à penser que son voyage se termine. « Ce n’est pas possible ! » songe-t-il en réprimant une forte envie de rire, « c’est trop bête, vraiment trop bête ! » tandis que sa femme, d’une voix suave, tournée vers l’officier : « Monsieur le diplodocus », dit-elle, « vous qu’on croyait disparu depuis l’ère quaternaire, voilà que vous parlez, maintenant ! » La confrontation dure peu, et, détail étrange, ce sont les soldats qui se lassent, comme un organisme vivant rejette un corps étranger. « Vous voyez ! » dit l’officier, « vous ne les intéressez même pas. Bon ! Vous pouvez passer. Je n’ai reçu aucun ordre vous concernant. Je n’ai d’ailleurs aucun ordre d’aucune sorte et cela me fait bien plaisir. Mon commando est seul au monde. Il ne demande que cela. Un conseil, cependant. Devant vous le pays est mort. Ceux qui auraient dû rester sont partis et ceux qui sont restés, ou qui arrivent, n’auraient jamais dû se trouver là. À Saint-Vallier, en bas du col, vous allez rejoindre vos amis. Je ne sais s’ils vous plairont. À Mme Nan-Chan surtout. Il y a un peu de tout. La prison de Draguignan au complet, criminels sexuels et bourreaux d’enfants compris, des prolétaires grévistes de je ne sais quelle usine dégueulasse de Nice, des Arabes de la cité Boumediene, quelques Noirs bon teint qui ne parlent que oualof et une cellule syndicale étudiante pour faire le poids, mais je ne saurais vous en préciser la tendance. Vous ne pouvez pas les manquer. Ils occupent l’hôtel « Préjoly », quarante chambres, salles de bains et waters, bar, ascenseur, rôtisserie, téléphone dans toutes les chambres, piscine chauffée et tennis. Tout au moins, c’est ce qu’indiquait le guide Michelin. Maintenant… (Il eut un geste de doute.) En tous les cas, je puis vous assurer que vos amis sont propres. À la jumelle, on distingue très bien l’eau devenue trouble dans la piscine où ils se sont lavés. En principe, je devrais les déloger de là pour passer, car j’ai oublié de vous dire qu’ils sont armés de fusils de chasse à canons sciés. Il n’y a plus une vitrine d’armurier intacte à trente kilomètres à la ronde. Mais je préfère attendre qu’ils soient tous ivres morts. Question de quelques heures : on les entend d’ici. Monsieur, madame, la visite est terminée, nous vous souhaitons bonne route ! »

Et comment conclure, quand on s’appelle Clément Dio ?

Embrayer et partir pour Saint-Vallier. Ce qu’il fit courageusement…

CHAPITRE 32

Le Président venait à nouveau de hausser le son de son transistor :

— … Après ces déclarations, disait la voix du journaliste, M. Clément Dio a quitté aussitôt la capitale en compagnie de sa femme, l’écrivain Iris Nan-Chan, et de quelques amis, donnant rendez-vous sur la Côte à tous ceux qui l’acclamaient. Il faut noter d’autre part un décalage très net entre les éditoriaux de la presse du soir, dans ses éditions de l’après-midi, et le mouvement spontané d’opinion concrétisé par l’exode des populations du Midi. Tandis que les routes en provenance du Sud deviennent le théâtre d’encombrements d’heure en heure plus spectaculaires, en ce qui concerne la presse, de la gauche à la droite, avec quelques nuances, ce sont principalement des appels à une solution humaine de ce problème sans précédent. Notre confrère Le Monde, sous la signature de…

— C’est bien là le plus étrange, ce décalage soudain, remarqua le Président. Et cependant qui d’entre nous, au gouvernement, ne s’en était pas douté, même et surtout ceux qui refusaient de se l’avouer.

— La force des idées reçues, monsieur le président, dit Jean Perret. Les consciences bouclées sous des camisoles de force. Rappelez-vous ce sondage de la SOFRES, il y a quinze jours : « Dans le monde actuel, pour en respecter l’équilibre, le racisme vous paraît-il : Très souhaitable ? 4 %. Peut-être nécessaire ? 17 %. Plutôt déconseillé ? 32 %. Haïssable et antinaturel ? 43 %. Sans opinion : 4 %. Seriez-vous prêt, s’il le fallait, à supporter les conséquences de l’opinion que vous venez d’exprimer ? Oui : 67 %. Non : 18 %. Sans opinion : 15 %. Et pourtant, aucune pression ne s’exerce sur les personnes interrogées, dans toutes les classes sociales, qui forment l’éventail habituel de la SOFRES. Sinon celle des préjugés imposés. Au fond, cela n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est cette sorte de consécration que le sondage d’opinion apporte à la veulerie de la pensée.

— Je le sais bien, dit le Président. Peut-être ai-je été veule, moi aussi ? Jusqu’à présent, nous gouvernions à coups de sondage. C’était bien commode. Probablement gouvernions-nous le néant… Il est bien tard pour s’en apercevoir.

— … Il est vrai, continuait la voix du journaliste, qu’aucun de ces éditorialistes ne dépasse le stade des mots pour proposer des mesures concrètes. Seul M. Jules Mâchefer, rédacteur en chef du journal La Pensée nationale, écrit, je cite : « Si le gouvernement ne donne pas l’ordre à l’armée de s’opposer par tous les moyens à ce débarquement, c’est le devoir de tout citoyen conscient de sa culture, de sa race, de sa religion traditionnelle et de son passé, de prendre spontanément les armes. Paris, même notre cher Paris est déjà investi par les complices de l’envahisseur. Mes bureaux ont été saccagés et occupés par des commandos irresponsables auxquels s’étaient joints les pires éléments étrangers vomis par les bas-fonds de la capitale. Les équipes de vente de mon journal ont été toute la journée pourchassées dans les rues par des groupes d’extrémistes ouvertement tolérés par la police et, je dois le dire, sous l’oeil indifférent de la population. Dans ces conditions, je me vois obligé d’interrompre jusqu’à des jours meilleurs la parution de La Pensée nationale pour entreprendre un autre combat. Je déclare, moi, vieil homme pacifique, que c’est le fusil de chasse à la main que j’attendrai, dans le Midi, l’armée en haillons de l’Antéchrist. J’espère que nous serons nombreux ! » Fin de citation…

— Ils ont fini par l’avoir, murmura le Président. Et d’ail leurs, qu’importe… L’oeil indifférent de la population… Le néant. Toujours le néant…

— … Enfin, il y a dix minutes à peine, le Vatican vient de rendre publique une déclaration de Sa Sainteté le pape Benoît XVI, reprise par toutes les agences de presse, dont voici le texte officiel. « En ce Vendredi saint, jour d’espérance de tous les chrétiens, nous adjurons nos frères en Jésus-Christ d’ouvrir leurs âmes, leurs coeurs et leurs biens matériels à tous les malheureux que Dieu envoie frapper à nos portes. Il n’existe pas d’autre voie, pour un chrétien, que celle de la charité. La charité n’est pas un vain mot, elle ne se divise pas, ne se mesure pas, elle est totale ou elle n’est pas. Voici venir l’heure, pour nous tous, de rejeter les compromis où notre foi s’est dévoyée et de répondre enfin à l’universel amour, pour lequel Dieu est mort sur la croix et pour lequel il est ressuscité. » Fin de citation. On apprenait également que Sa Sainteté le pape Benoît XVI avait donné l’ordre de mettre en vente tous les objets de valeur encore contenus dans les palais et musées du Vatican, au profit exclusif de l’accueil et de l’installation des immigrants du Gange. Ainsi se termine notre journal de vingt heures. Prochain flash dans un quart d’heure.

— Et voilà ! dit le Président, en interrompant le concerto qui suivit. J’entends déjà Dieu crier, là-haut : « Tu quoque, Filii ! » On ne pouvait rien attendre d’autre d’un pape brésilien ! Les cardinaux voulaient un pape novateur, au nom de l’Église universelle, ils l’ont eu ! Je l’ai bien connu, du temps qu’il était évêque et agitait l’Europe au récit des misères du tiers monde. Je me souviens de lui avoir dit un jour qu’en voulant affaiblir la mère indigne, il n’en frustrerait que mieux les enfants. Et savez-vous ce qu’il m’a répondu ? Que seule la pauvreté est digne d’être partagée ! Il tient ses promesses. Êtes-vous chrétien, monsieur Perret ?

— Je ne suis pas chrétien, je suis catholique. Je tiens à cette nuance essentielle.

— Moi, je ne crois pas à grand-chose. La messe, comme Henri IV, une fois de temps en temps. C’est pourquoi j’ai besoin de vous. À l’heure du choix, il me faut des motifs, il me faut enfin croire à quelque chose. Mon choix sera mauvais, c’est certain… Au fait, puisque vous voilà gauleiter du Midi, vous verrez que ce pape-là vous excommuniera !

— Cela m’est égal, monsieur le président ! Au Moyen Âge, on aurait botté les fesses de quelques cardinaux, élu un nouveau pape et déclaré celui-là antipape. C’est ce que je fais moralement. D’ailleurs, ce sont des mots. Depuis six semaines, nous nous noyons dans un océan de mots. Votre secrétariat en est submergé, monsieur le président. Rien que pour l’heure qui vient de s’écouler, voici ! (Il brandissait une liasse de dépêches.) Trente Prix Nobel militent en faveur de l’armada. Jean Orelle n’a pas signé, mais qui s’en soucie, maintenant ? On a rameuté tous les autres Prix Nobel de la paix, le père Agnellu en tête !… Boris Vilsberg et dix mille intellectuels pétitionnent au nom de la justice égalitaire… Le Comité français de soutien à l’immigration du Gange fait connaître qu’il a recueilli plus de deux millions de signatures… Le cardinal-archevêque d’Aix offre des écoles qu’il fera vider et ses séminaires déjà vides… À l’unanimité, l’ONU vote l’abolition des races, sous-entendu de la nôtre, et nous avons voté cela, sans rire ! Dans ce guignol bigarré, nous en avons voté bien d’autres !… À Genève, grève de la faim du fondateur de Fraternité humaine : Edgar Wentzwiller, leader humanitaire calviniste (le secrétaire d’État lit une dépêche) poursuivant une grève de la faim commencée depuis l’échec de São Tomé, entend se priver de toute nourriture tant que tous les immigrants du Gange ne seront pas installés en Europe occidentale pour y être soignés, nourris sauvés. Il en est à sa troisième campagne diététique, monsieur le président. À quel âge très avancé et après combien d’interminables grèves de la faim Gandhi est-il mort tranquillement assassiné !… Dix mille personnes (Perret lit une autre dépêche) ont jeûné et prié toute la journée du Vendredi saint dans l’abbatiale du Bec-Hellouin en présence de l’abbé Dom Vincent Laréole, revenu spécialement pour cette occasion d’un congrès bouddhique à Kyoto. Dom Vincent Laréole a rappelé ce mot de Gandhi (décidément immortel, monsieur le président !) : « Comment pourrait-on se chauffer au soleil divin lorsque tant d’hommes meurent de faim ? » À l’issue de la journée, une motion a été votée par applaudissements qui demande au gouvernement français de prendre nettement position en faveur de l’accueil sur notre territoire des immigrants du Gange. La dépêche ne précise pas, monsieur le président, si, après tant de macérations, les pèlerins du Bec-Hellouin sont retournés chez eux pour souper… Je vous passe le reste, monsieur le président (les dépêches volent sur le tapis). On frétille dans les cathédrales, les syndicats, les ligues, jusque dans l’école maternelle de Sarcelles où les mioches ont fait la grève des billes « par solidarité avec les petits enfants du Gange qui n’ont plus le coeur à jouer ». Encore une, cependant, qui vaut son pesant d’âme : Le cardinal-archevêque de Paris, le président du Conseil consistorial de l’Église réformée, le grand rabbin de Paris et le mufti de la grande mosquée Si Hadj El Kebir déclarent se constituer en comité permanent…

— Ceux-là, dit le Président, j’ai dû les recevoir ce matin. Le musulman était le seul qui parvenait encore à se contrôler. J’ai éprouvé l’impression qu’il se sentait tout à fait gêné d’être là, comme s’il en savait plus que les autres, mais il n’a pas ouvert la bouche. Le cardinal n’a pas cessé de me corner aux oreilles. II m’a parlé de justice dans la capitale – comme si le Midi menacé ne me suffisait pas ! Il a évoqué les centaines de milliers de travailleurs étrangers attendant l’accession à la dignité d’homme et brusquement conscients des limites de leur patience. Il m’a remis en mémoire – oui ! lui ! cardinal romain ! prélat catholique ! – cette phrase de Sartre qui avait fait tant de bruit autrefois et d’où furent tirés un nombre considérable de spectacles d’avant-garde subventionnés : « Le monde compte deux milliards et demi d’individus dont cinq cents millions d’hommes et deux milliards d’indigènes. » Et pendant ce temps-là, je regardais le visage hermétique du grand mufti. Le cardinal m’a fourré dans les mains le texte d’une déclaration de leur comité permanent.

— La voici, monsieur le président. (Perret a fouillé dans les dépêches.) Elle a été publiée à midi : « … Leur seul crime est de ne pas être de la même race que nous. C’est donc non seulement une question de charité élémentaire, mais de justice que de les respecter. Toute vexation, toute brutalité, tout manque de respect à leur égard constituent des actes d’autant plus odieux que leur condition de migrants les met, à des titres divers, dans une situation plus difficile et plus douloureuse. »

— C’est cela ! Oui, c’est cela ! J’avais envie de lui crier : « Et notre situation à nous, Éminence ! » (Le Président, qui d’ordinaire n’élevait jamais la voix, semblait cette fois emporté de colère.) Tout cela devenait grotesque ! Je regardais toujours le mufti impénétrable et je me disais que s’il avait eu l’hypocrite courage de signer cette déclaration qui constate de façon solennelle l’inégalité des races, c’est qu’il avait probablement quelque chose d’autre dans la tête. Je suppose qu’il devait penser que les races sont inégales, certes, mais pas toujours les mêmes au sommet de la balance, c’est une question de rotation. À la fin, je n’y tenais plus. J’ai demandé au cardinal : « Qui est la patronne de Paris ? » Il a bredouillé je ne sais quoi. « Sainte Geneviève », lui ai-je Précisé. « Quand les Huns sont arrivés aux portes de Paris, elle est sortie des murs en grande pompe et votre prédécesseur l’archevêque l’accompagnait, trop heureux de ce renfort inespéré de caractère divin. » Imaginez-vous ce qu’il m’a répondu ? Que sainte Geneviève n’avait jamais existé. Que tout cela était faribole d’enfants et que la sainte ne figurait plus depuis longtemps au calendrier romain officiel. Déboulonnée pour cause de mythe, paraît-il. Je l’avais oublié. Il est vrai qu’à l’époque, personne n’avait protesté, sauf un doux rêveur du Conseil municipal de Paris dont le nom n’a même pas survécu. Du coup, j’ai donné congé à ces quatre saints hommes. J’étais hors de moi. Une seule consolation, cependant. Celle de savoir que leur comité permanent siégeait à l’archevêché. Depuis que le cardinal a vendu tous ses meubles au profit de je ne sais plus qui et qu’il vit dans un gourbi dont ne voudrait même pas l’évêque rouge de Bahia, c’est bien l’endroit le plus inconfortable de Paris. Siégeant en permanence sur des tabourets de bois, j’espère qu’ils finiront par avoir mal aux fesses. Maigre consolation, n’est-ce pas ? On s’accroche à ce qu’on peut. Quoi d’autre, monsieur Perret ?

— Tout et rien, monsieur le président. Sans fin et déjà fini. Pendant six semaines, tous ceux qui s’imaginent penser, en ce monde, ont pris position, et toujours dans le même sens. Les gouvernements se sont concertés fébrilement. Et pour aboutir à quoi ? À rien ! Nous vivons au siècle du verbe dissolvant. Les mots nous dispensaient d’agir en attendant l’inéluctable, car nous savions que cet inéluctable était au-delà des mots. Et voici maintenant les seuls actes qui comptent, ceux qui expriment la vérité profonde : chrétien ou pas, tout le monde fiche le camp. Et à moins de nous contenter nous aussi de mots, nous sommes seuls, monsieur le président, vous et moi.

— Seuls, pas tout à fait. Il y a ce vieux fou de Mâchefer. Et Pierre Senconac, je viens d’en recevoir la nouvelle par le directeur d’Est-Radio. Jean Orelle sauve in extremis ce qui restait en lui de raison. Et puis, dans l’autre camp, cet activiste de la pensée, Clément Dio. Et tous ces idéalistes de bistrot, de campus et de sacristie qui descendent vers le sud et accordent enfin leurs actes à leurs discours. Pour un peu, d’ailleurs, ceux-là, je les envierais. Enfin, il y a l’armée. Et l’armée de métier, des régiments choisis. Depuis ce matin, sur mon ordre, elle prend position.

— L’armée ! Évidemment, cela fait des milliers de soldats, d’officiers, de généraux ! Des mots, tout cela ! Rien que des mots vêtus d’uniformes et qui s’effaceront au contact de l’action. Il y a bien longtemps que l’armée ne fait plus que jouer à être l’armée et que plus personne ne sait ce qu’elle vaut réellement, car on se garde bien de l’employer de peur que son néant ne soit aussitôt démontré. Monsieur le président, vous verrez que l’armée vous claquera aussi dans les mains !

— Vous ne raisonniez pas comme cela dimanche dernier, monsieur Perret ?

— Monsieur le président, durant toute cette semaine, j’ai rencontré secrètement les rares généraux encore capables de réfléchir et j’ai ouvert les yeux sur un gouffre. Les nations d’Occident croient posséder des armées fortes. En réalité, elles n’ont plus d’armées. Depuis des années, par tous les moyens, on inspire à nos peuples la honte de leurs armées. On a fabriqué des films, par exemple, vus par des millions de spectateurs, sur des massacres d’Indiens, de Noirs ou d’Arabes oubliés depuis cent ans et exhumés pour les besoins de la conspiration. On a travesti des guerres de survie, bien qu’elles eussent été toutes perdues par l’Occident, en tentatives barbares d’établir l’hégémonie blanche. Parce qu’il ne restait pas assez de militaires vivants à haïr, on s’est rabattu sur les fantômes guerriers du passé, lesquels sont innombrables, multipliables à l’infini et incapables de protester, morts muets et abandonnés, livrés sans risques à la vindicte populaire. Ne parlons pas de littérature, de pièces de théâtre ou d’oratorios, destinés à un public restreint. Parlons plutôt des mass media, de l’utilisation scandaleusement faussée d’un instrument de communication de masse par ceux qui, sous le masque de la liberté, pratiquent le terrorisme intellectuel. En dépit des avertissements des survivants de la lucidité, nous avons laissé une frénésie masochiste, hors de toute mesure, nous emporter vers d’hallucinantes aventures, et à force de vouloir tout admettre, nous avons pris le risque insensé de devoir tout affronter en même temps, et seuls. Souvenez-vous, monsieur le président ! Par des opérations de démoralisation nationale et de dissolution civique savamment conçues et diaboliquement orchestrées, on a fait en sorte que la fin des guerres coloniales, Vietnam compris, ne soit en réalité qu’un commencement. C’est irréversible. Désormais, le bon peuple a horreur de son armée accusée de trop de génocides. Quant à la police, depuis Guignol, son destin est marqué et l’on se demande comment elle a pu tenir aussi longtemps sans se vomir dessus. Maintenant, c’est fait. Et l’armée a suivi. Volontaire ou non, de métier ou pas, elle se fait horreur à elle-même. Pour un nouveau génocide, ne comptez pas sur l’armée, monsieur le président.

— Sur qui, alors ?

— Sur personne, monsieur le président. La partie est perdue.

— Il y aura cependant génocide, et c’est nous qui disparaîtrons.

— Je le sais, monsieur le président. Mais c’est une conviction que vous ne pourrez communiquer à personne, car personne n’est plus en état de la recevoir. Nous mourrons lentement, rongés de l’intérieur par des millions de microbes introduits dans notre corps. Cela durera longtemps.

Sans souffrances apparentes. Il n’y aura pas de sang versé, là réside toute la différence. Mais il paraît qu’aux yeux des homuncules occidentaux, c’est devenu une question de morale et de dignité. Allez donc expliquer au peuple, à l’armée, sans compter l’opinion mondiale et la conscience universelle, qu’il faut le jour de Pâques, ou tout au moins le lundi, massacrer un million d’immigrants à peau noire si nous ne voulons pas mourir à notre tour, mais plus tard, beaucoup plus tard…

— C’est pourtant ce que je leur dirai, monsieur Perret, et dans le sud, vous m’y aiderez. Quand partez-vous ?

— Cette nuit, monsieur le président. J’ai quand même trouvé un chasseur à réaction dont le chef de bord ne soit pas en séminaire, en prière, ou je ne sais quel autre exercice mental s’appliquant douloureusement au problème moral de l’aviation de combat face à la flotte du Gange. Mon pilote à moi n’est pas encore trop inhibé. Il a accepté de me conduire d’une traite jusqu’à la préfecture régionale du Midi. Le préfet m’a téléphoné tout à l’heure, complètement affolé. Il s’est retrouvé presque seul car la plupart de ses fonctionnaires l’ont abandonné dans l’après-midi. J’emmène avec moi, comme aide de camp, le capitaine de frégate de Poudis. Il semble qu’il ait réfléchi. Je crois que la mort de son fils est devenue pour lui un compte à régler. Si nous disposions de quelques hommes de sa trempe, mus par une douleur productrice, peut-être serions-nous sauvés ? Hélas, chez nous, la douleur ne produit plus que des revendications syndicales…

— Moi aussi, monsieur Perret, coupa le Président, j’ai beaucoup réfléchi. Il m’est impossible, à long terme, d’autoriser le débarquement des faméliques sur notre territoire. Qu’on les interne dans des camps ou que l’on essaye de les assimiler, le résultat sera le même : ils resteront. Et comme nous aurons ouvert notre porte et démontré notre faiblesse, d’autres viendront, puis d’autres encore, le processus est déjà commencé…

— En effet, monsieur le président, ils viendront de toute façon.

— Je le sais aussi. Mais je vais vous dire quelque chose, une petite phrase éculée que même un homme politique de trente-sixième ordre n’ose plus employer tant elle a déjà servi : j’aurai ma conscience avec moi et pour une fois, ce sera la vérité. Adieu, monsieur Perret, je ne sais si nous nous reverrons…

Laisser un commentaire

Votre commentaire sera publié apres contrôle.



Soyez le premier à commenter