La mosquée Notre-Dame de Paris – 17

17 – L’assaut au cœur de l’assaut.

Les flammes léchaient encore les carcasses calcinées des voitures, mais le rideau de fumée s’était déchiré, usé non par les ans comme les vieilles tentures, mais effiloché en quelques heures, au point de devenir translucide. On voyait converger les détachements militaires qui se préparaient à donner l’assaut. On distinguait déjà les éternelles kalachnikovs et les casques blindés qui étincelaient au soleil.

« Et nous n’avons même pas de gilets pare-balles, pensa avec amertume La Rochejaquelein. C’est inconcevable, comment un dépôt d’armes peut-il être dépourvu de gilets pare-balles ? On y a trouvé pourtant des trucs invraisemblables comme des serviettes parfumées à l’eau de Cologne ! ».

« Attendez-vous, d’une minute à l’autre, à une charge si violente que vous en aurez le souffle coupé, dit Sophia en verrouillant la culasse de son revolver. Mais il n’y a pas de nigauds parmi vous, pas vrai ? Vous comprenez bien qui doit être éliminé en priorité ? ».

« Les gradés » marmonna, en pouffant de rire, un adolescent qui dévorait Sophia d’un regard adorateur.

« Et moi qui commençait à redouter que certains n’aient pas tout pigé ! » Un sourire passa dans les yeux singuliers de Sophie. « Privée de son commandement, une armée n’est plus qu’un troupeau ».

Le gamin rayonnait :

« On va tout faire pour les transformer en troupeau de moutons, eux qui les aiment tant ! »

« Très bien. Henri, je vous passe le commandement. Je participerai à la défense comme simple soldat. La nuit va commencer à tomber dans une heure. C’est le moment de se préparer à déloger les flics de Notre-Dame ».

La Rochejaquelein acquiesça d’une inclinaison de tête, avant de coller un œil à la mire de son fusil. Retentit alors le premier coup de feu. Ce fut, comme toujours, la pierre qui déclenche l’avalanche. Et l’avalanche s’abattit.

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Abdoullah faisait tous ses efforts pour se glisser au dernier rang, dans le dos des autres assaillants. Si on lui avait dit, il y a seulement une semaine, le tour épouvantable qu’allait prendre sa petite vie tranquille et bien réglée, il aurait éclaté de rire et décidé qu’il s’agissait d’une mauvaise plaisanterie !

Privé de bienfaiteur, Abdoullah n’avait plus personne maintenant pour l’extraire de cette masse anonyme qui courait à découvert sur le pont, au devant des mitraillettes crépitantes ! Son tour était venu de salir son uniforme en l’accrochant à la ferraille encore brûlante. Il allait falloir, à l’instant, plonger sous la carcasse du bulldozer et ressortir en rampant dans un espace nu, derrière les autres peut-être, mais, quand il émergerait de sous le couvert salvateur du métal chaud, il aurait franchi une limite irréversible…Marche ou crève, il était déjà dans l’engrenage….Tiens, sur le côté, une portière était ouverte. Celle de la cabine écrabouillée d’un camion. On aurait dit le crâne d’une baleine ou d’un morse.

Qui irait jeter un coup d’œil là-dedans ! Abdoullah se glissa en force à l’intérieur, lacérant son uniforme. Il était temps. Au même instant, le soldat qui le suivait, jurant et soufflant, le dépassait en rampant. Et voilà qu’il avait déjà bondi sur l’asphalte nu, à la place d’Abdoullah qui s’apprêtait, quant à lui, à rester planqué dans sa cachette aussi longtemps qu’il le faudrait.

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Les nouveaux assaillants butaient contre les corps de ceux qui étaient tombés. Les cadavres s’amoncelaient surtout au pied des barricades encore fumantes.

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Ne serait-ce pas le moment d’envoyer les tracteurs, pensa Kassim. On pouvait maintenant dégager sans problème ce monceau de ferraille. Son escalade causait trop de pertes humaines. Mais, étrangement, il tardait à donner les ordres nécessaires.

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Grâce à Dieu, nous ne manquons pas de cartouches, pensa La Rochejaquelein. Mais d’où affluaient tous ces hommes ? C’était à croire qu’ils avaient mobilisé des contingents de province.

On déplorait déjà des blessés. C’étaient les chrétiennes des catacombes qui allaient les récupérer sur les ponts pour leur prodiguer les premiers secours. Tâche dont elles s’acquittaient avec assez de compétence, car, dans les ghettos, on manquait de médecins. Les mères de famille avaient pris l’habitude de ne compter que sur elles-mêmes. Mais un observateur extérieur au tourbillon insensé de cette fourmilière aurait pu remarquer que certaines femmes n’étaient pas occupées à panser des plaies. Comme les autres, penchées au-dessus de corps allongés sur le sol, elles se tenaient à genoux, immobiles, la tête inclinée, un chapelet entre leurs mains jointes. La prière une fois dite, elles se relevaient précipitamment, baisaient au front le corps sans vie, et se hâtaient vers les barricades.

Michelle aussi se hâtait, secouée de sanglots, essuyant de la main les larmes qui ruisselaient sur son visage. Elle avait les doigts engourdis et douloureux. Durant plus d’une heure, elle avait serré les mains de Philippe-André Brisseville dans les siennes, avant qu’il n’expulse dans un spasme incroyablement douloureux son dernier soupir. Après quoi, ses lèvres bleuies étaient devenues violettes et, sur son front, les veines gonflées avaient noirci. Ses poumons n’avaient pas résisté à la fumée et aux émanations toxiques du brasier. Comme il avait souffert, ce pauvre monsieur Brisseville !

Ce ne fut pas le cas de Michelle. Elle trébucha soudain sur ses talons-aiguilles, s’affaissa d’abord sur les genoux, puis tomba sur le dos, le tout en moins d’une minute.

« On peut trouver, peut-être, ce qu’il faut dans son sac. Tu piges quelque chose à la médecine ? ». Un adolescent de quinze ans, qui occupait avec Jeanne une position de défense depuis le début des combats, Arthur, avait bondi vers Michelle écroulée au pied de la barricade.

« Plus besoin de piger quoi que ce soit ». Jeanne appuya délicatement, mais sans précautions inutiles, la tête bouclée de Michelle contre la racine d’un platane. « Regagne ton poste de tir et ne te fais pas de souci. Pour elle, c’est un jour de fête ».

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La première attaque s’était soldée par un échec. Les maquisards tiraient maintenant dans le dos des fuyards, et, bientôt, ce fut de loin, juste par mesure d’intimidation. Sur le pont, il n’y avait plus un seul soldat en uniforme bleu qui se tînt sur ses deux jambes.

« Nous avons encore quelques heures devant nous ». La Rochejaquelein s’essuya le front d’un revers de main, ce qui lui donna tout d’un coup la tête d’un fêtard le jour de Mardi-Gras. « Sainteville, méchant petit cochon, arrête de me fourrer ce miroir sous le nez. Revisse le plutôt à sa place, on en a besoin pour des choses plus sérieuses. Et puis, tu ferais mieux de te regarder. Ah, j’y pense, Maurice, tu sais où sont entreposées les boîtes d’aliments pour chiens ? Tu devrais y envoyer quelqu’un. M’est avis qu’il ne serait pas inutile d’en disposer encore quelques unes dans cette ferraille calcinée ».

« Je m’en occupe, La Rochejaquelein. Arthur ! Ramène du dépôt cinq ou six mines de plus ».

Ayant accompagné du regard le gamin qui démarrait en trombe, Maurice Loder décida de ne pas perdre de temps. Disposer les mines à même des carcasses de voitures noircies, sur lesquelles le moindre fil électrique se distingue nettement, lui semblait risqué. Autant rechercher, en attendant, un endroit plus discret.

La kalachnikov à la bretelle, Maurice escalada les tas de sable et de ciment. Sur le pont, il n’y avait plus que des cadavres d’ennemis. De la charogne pour les corbeaux, pensa-t-il.

Parvenu tout près de la casse improvisée, Maurice se mit sur le qui-vive. Venu du fond de l’amas de tôles, il avait perçu comme un frémissement et entrevu un bout d’étoffe bleue. Un individu tentait de s’extirper de l’enchevêtrement, pour filer naturellement en direction de la Seine.

« Ecoute, ordure ». A tout hasard, Maurice s’adressa à lui en sabir français. « Pour sortir, tu vas sortir, mais pas de ce côté, plutôt de l’autre. Et ne t’avise pas de faire un geste douteux ou d’essayer de tirer. De toute façon, tu ne peux pas me voir depuis ta niche carbonisée, mais moi, au moindre mouvement, je te transforme en passoire ».

Abdoullah s’extrayait lentement, très lentement de sa cachette pour retarder au maximum le moment de l’inévitable rencontre, mais il n’osait pas ruser avec le maquisard. Il avait beau lambiner, le temps filait à toute allure. Ses bottes touchèrent l’asphalte, et il fallut bien abandonner cette planque providentielle.

Il ne restait plus qu’à le livrer aux supérieurs pour le soumettre à un interrogatoire, bien que l’envie fût grande de le cribler de balles sur place. Mais, dans le temps, semblaitil, on baptisait « langue » des types comme ça, et on les jugeait précieux.

« Mau- Mau- rice ! » s’exclama la « langue » d’une voix plaintive qui tremblait de joie.

Le visage de Loder, devenu gris, se pétrifia. Lui-même, en frissonnant des pieds à la tête, se mit à scruter du regard sa nouvelle capture.

« Rends toi compte, Maurice, j’étais chauffeur », dit Abdoullah que la jubilation rendait volubile. « Oui, chauffeur ! Et, sans crier gare, ils m’ont enrôlé dans l’armée, et, en plus, pour m’envoyer ici ! Je ne voulais pas, tu sais bien toi, Maurice, que jamais de la vie je n’aurais voulu une chose pareille ! ».

« Je sais, tu tiens trop à ta peau ». Loder parlait d’une voix blanche. « Mais voilà, elle va en prendre un sacré coup, ta peau. Au moment où tu passais chez les salauds, ils emmenaient maman à la fosse commune ».

« Mais qu’est-ce que je pouvais y faire ? C’est elle qui ne voulait rien entendre, elle ne voulait pas ! Elle s’est entêtée à refuser l’islam ! Maurice, tu ne vas pas me tuer, dis ? Tu es mon frère, souviens-toi ! ».

« Il y a frère et frère. Il ne t’est jamais venu à l’esprit que, dans certains cas, Abel pouvait tuer Caïn ? ».

« Pas ça, Maurice ! Maurice, pas ça ! Tu sais bien que nous sommes frères, toi et moi ! ».

« Frères…. ». Le visage décomposé de Loder faisait peur à voir, mais il parlait d’une voix lente et posée, comme quelqu’un qui se concentre sur un épineux problème de conscience. « Peut-être, en effet, Abel et Caïn n’ont rien à voir dans cette affaire. C’est vrai, Caïn s’appelait Caïn et Abel, Abel. Ce sont des évidences difficiles à nier. Mais moi, je n’ai jamais eu de frère portant le nom d’Abdoullah. Non, nous ne sommes pas frères ».

« Ne me tue pas ! ».

« Je ne vais pas te tuer. Si tu avais été mon frère, je l’aurais fait sans doute. Mais là….Non, je vais te conduire où il convient. Mais ne te fais pas trop d’illusions, en fin de compte ça m’étonnerait que quelqu’un ait pitié de toi. Il faut que les choses suivent leur cours, dans l’intérêt de la cause. Le reste m’est indifférent. Allez, ouste ! ». Et Maurice donna une bourrade dans le dos de son prisonnier avec le canon de sa mitraillette.

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Avec son trophée à la bretelle, Eugène Olivier dévalait l’escalier de pierre en spirale qui l’aspirait comme le tourbillon d’un entonnoir. Il pensait, avec une pointe d’envie, que son grand-père Patrice avait gravi ces marches plus de cent fois. Il aurait été curieux de savoir s’il savait aussi sonner les cloches, au moins un peu. Lui, à sa place, c’est sûr qu’il aurait tout fait pour apprendre.

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« Ils passent à l’attaque ! Ils vont nous donner l’assaut ! ». En quelques heures, la voix de l’imam Movsar-Ali s’était complètement éraillée. « Ils attaquent ! Les maquisards attaquent, les kafirs attaquent ! Et ces fils de Satan, là-bas, à l’Etat-major, au gouvernement, sont encore incapables de rien entreprendre ! ».

« Mais les nôtres aussi attaquent, très honorable Movsar-Ali » s’enhardit à faire observer un jeune gardien de la vertu. « D’ici, on entend bien qu’on se bat ».

« Les nôtres attaquent ?! Tu veux dire qu’ils ont battu en retraite dès que le jour est tombé, et, depuis, pas un seul coup de feu ! Et c’est précisément le moment que les kafirs ont choisi pour nous tomber dessus ! ».

Décidemment, l’imam de la mosquée Al-Franconi n’était pas d’humeur à écouter des paroles de réconfort.

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« J’aimerais bien savoir où est passé le fameux sniper au fusil thermique », lança gaiement Paul Germy au moment où il courait à découvert, lors d’une sortie de routine. Bien sûr, les balles crépitaient sur les pavés, mais seuls les ricochets étaient à redouter, car, dans la nuit, les assiégés tiraient au hasard.

« Pourquoi, il te manque ? ».

« Pas vraiment ! ». Paul ne savait même pas à qui il venait de répondre, mais c’était sans importance.

Roger Moulinier tira une grenade de sa poche.

« Je vais tout seul jusqu’à la façade ! Vous allez voir, je vais vous ouvrir les portes dans la plus pure tradition britannique des majordomes stylés ! ».

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Il ne lui restait plus que quelques marches à descendre. Tout allait dépendre de la chance. Les antiques verrous intérieurs étaient coulés dans le bronze, et les vantaux taillés dans un bois de chêne si solide qu’il aurait fallu être idiot pour songer à les barricader davantage. Dans quelques secondes, il allait pouvoir ouvrir tout grand le portail. Ce n’était qu’une question de chance.

Roger Moulinier fixait sa grenade au battant du portail. Voilà qui était fait ! Il détala aussitôt le long du mur, en prenant ses jambes à son cou, c’est le moins qu’on puisse dire ! Une explosion retentit.

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Movsar-Ali, recroquevillé sur un divan du salon, voyait s’écrouler avec horreur la pile de livres édifiée derrière la fenêtre. Il y a une minute, elle servait encore d’abri au policier embusqué là avec son fusil. Mais, dans la mosquée, il y avait maintenant beaucoup moins de policiers et de fusils que de fenêtres. Ces livres n’étaient pas tombés tout seuls. Leur chute fut immédiatement suivie par l’apparition d’un maquisard sur le rebord de la fenêtre. Lequel, sans accorder un regard à l’imam, jeta un coup d’œil circulaire, puis se pencha vers l’extérieur pour tirer à lui un deuxième homme, vraisemblablement celui qui l’avait aidé à se hisser en le prenant sur ses épaules. Ils sautèrent ensemble sur le plancher de l’appartement. Ici et là, dans la pénombre de l’énorme édifice, des coups de feu claquaient en salves désordonnées.

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En entendant le fracas de l’explosion, Eugène Olivier, oubliant toute prudence, déboula de la cage d’escalier. Il faillit recevoir sur lui les battants qui s’effondraient du portail du Jugement Dernier. Roger Moulinier se tenait dans l’encadrement béant.

« Lévêque !! Mais d’où sors-tu ?! Tu n’étais pas avec nous dans le commando d’assaut ! ».

« Et ça, tu l’as vu ? » répondit Eugène Olivier en brandissant son trophée.

« D’accord, je comprends maintenant la disparition du sniper ! Et nous qui nous torturions les méninges ! ».

Roger épaula : un groupe de cinq ou six policiers se dissimulait dans une galerie latérale.

Notre-Dame était maintenant envahie par les maquisards, et, cependant les choses allaient moins vite que nécessaire. Les tréfonds de l’antique cathédrale recélaient trop de recoins, autant de caches idéales qu’il fallait sonder. Les musulmans s’étaient retranchés dans les tribunes réservées aux femmes, dans les appartements de l’imam, dans le chœur et dans la crypte. Le plus facile – cela prit moins d’une heure – fut d’éliminer ceux qui trahissaient leur présence par des tirs. Mais, pour que la messe pût être célébrée sans problème, il fallait passer au peigne fin l’immense sanctuaire, comme une toison pouilleuse. Pendant longtemps, des tirs isolés et des cris retentirent encore ici et là, parfois à une demi-heure d’intervalle.

Le père Lotaire sourit à Sophia :

« C’est la première fois que je me retrouve ici pour de vrai ».

« Votre présence y est quelque peu prématurée, mon Révérend. N’oubliez pas que nous n’avons personne pour vous remplacer ».

« C’est la pire des tentations et la plus nuisible à l’âme que de se savoir irremplaçable quand, autour de soi, les autres risquent leur vie. Ne vous souciez pas de ma sécurité, Sophie. Je pense que le Seigneur désire cette messe. Et, dans ce cas, il me protégera. Inutile de prendre ce soin à notre charge ».

« Oui, comme on dit, il faut espérer en Dieu, mais garder sa poudre au sec ».

« Voilà bien une formule typique de l’hypocrisie protestante qui masque, en fait, l’incrédulité ».

La discussion en resta là : des maquisards sortaient du couloir intérieur en poussant devant eux six personnes. Trois hommes : l’imam et deux adolescents imberbes qui se serraient contre son importante personne, et trois femmes en parandja, dont l’une portait un enfant dans les bras.

« On n’a pas eu le cœur de liquider ces morveux, Sophie », dit un maquisard d’un certain âge que le père Lotaire voyait pour la première fois. On sait ce que vous allez dire, mais, peut-être, cette fois…. ».

« Vous n’aurez pas l’audace de me tuer, kafirs ! ». L’imam Movsar-Ali avait retrouvé toute son arrogance. « Je suis l’imam de la mosquée Al-Franconi… ».

« Tu te trompes sur toute la ligne ». Sophie tira son revolver de sa poche, et, avec un sourire glacial, l’appliqua contre la tempe de l’imam. Elle le maintint ainsi assez longtemps pour voir, dans les yeux noyés de graisse, l’assurance se muer en panique incoercible.

« Tu sais à qui tu t’adresses, fils de chien ? Sophia Sévazmiou, c’est moi. Non, je te dispense de tomber sur tes genoux, encore qu’ils flageolent sérieusement. Rassure-toi, tu vois, je retire mon revolver. Tu peux essayer de te tenir sur tes deux guiboles, si tu préfères, naturellement. Je pense que tu as déjà pigé où réside ta première erreur. De l’audace, pour te tuer, on en aurait à revendre. Mais tu t’es trompé sur un deuxième point : tu es tout, sauf imam de la mosquée Al-Franconi ».

« Vous mentez, je suis l’imam, l’imam de la mosquée Al-Franconi, et ces personnes peuvent en témoigner. Je suis l’imam en personne ! Qui oserait se faire passer pour un personnage aussi important, un personnage qu’on pourrait échanger, qu’il serait avantageux d’échanger contre…. ».

« Ferme la, et écoute encore ». Sophia souffla machinalement dans le canon de son revolver. « Tu n’es pas l’imam de la mosquée Al-Franconi, pour la bonne raison, qu’à partir d’aujourd’hui, il n’y a plus de mosquée portant ce nom. Tu n’es qu’un petit imam obscur au chômage ».

« Quoi ?! Comment ?! ». Les yeux de Movsar-Ali s’écarquillèrent et sa mâchoire se mit à pendre comme s’il voyait un revenant dont les os s’entrechoquaient, alors qu’en fait, il regardait le père Lotaire vêtu de sa soutane noire.

« Tu as bien entendu. Il en est ainsi, et pas autrement. Dorénavant, et pour toujours, ce sanctuaire redevient la cathédrale Notre-Dame ».

« Alors là, tu te fais des illusions, femme ! ». Curieusement, Movsar –Ali semblait résolu à oublier sa frousse, précisément au moment où elle se serait pleinement justifiée. Il ne pouvait la surmonter totalement, mais il essayait de la vaincre avec une réussite inégale.

« C’est toi, femme, qui te trompes grossièrement ! Admettons que vous teniez le siège de l’île une semaine, disons même un mois ! Vous êtes cernés par toute la France ! Par la France soumise à la charia ! Tu t’imagines qu’on va tolérer que vous installiez ici votre nid de guêpes ? Il est bien vrai que les femmes sont sans cervelle, mais ceux qui les écoutent en sont dépourvus tout autant ! Vous avez vu un peu grand ! On va vous enfumer comme des rats et vous déloger d’ici à tous les coups. Et cet édifice redeviendra la mosquée AlFranconi, il ne peut en être autrement ! ».

Sophia rangea son revolver dans sa poche.

« Cela se peut, et comment ! Notre-Dame ne sera jamais plus une mosquée. Maintenant, de quelle façon ce résultat sera-t-il obtenu, tu n’as pas encore à le savoir. Ainsi, ta dernière heure n’a pas encore sonné, sauf, bien sûr, si l’effort de comprendre le pourquoi du comment ne te provoque un coup de sang. Nous te rendons la liberté ».

« La liberté ? ». Sous le coup de l’émotion, l’imam était devenu verdâtre et ses jambes, à nouveau, se dérobaient sous lui.

« Oui. On va vous escorter, toi et toute ta smala jusqu’aux barricades, et là, on vous relâchera. Vous communiquerez aux autres la nouvelle du jour. Nul ne doit ignorer que s’en est fini de la mosquée. Qu’on célèbre, en ces lieux, la sainte messe. Que la croix a vaincu le croissant ».

Sophia fit un petit signe nonchalant de la main. Trois maquisards conduisirent les prisonniers vers la sortie. L’imam titubait. Il était soutenu d’un côté par l’une de ses épouses, et, de l’autre, par ses jeunes gardes du corps.

« Allez, vas-y, vas-y toi aussi ! ». Eugène Olivier encouragea d’un signe de tête la femme qui hésitait avec son enfant, en lui désignant de la main le groupe qui s’éloignait. Sans doute comprenait-elle mal le sabir français, ou peut-être se trouvait-elle encore sous le choc. « Personne ne te fera de mal, tu peux partir avec les autres ».

« Ecoutez….kafirs… » La femme s’exprimait en sabir français avec un drôle d’accent. « Et, est-ce que je pourrais… est-ce que je pourrais ne pas partir ? Vous n’allez pas nous tuer, n’est-ce pas ? J’ai entendu dire que vous ne tuiez pas les femmes et les enfants. Beaucoup me l’ont dit. Je ne sais presque rien sur vous, c’est-à-dire sur les kafirs. Je n’ai pas étudié. Je ne sais même pas lire. Mais, par contre, je peux travailler pour vous, je sais faire plein de ces choses que font les domestiques. Je vous jure, je ne rechigne pas à la tâche ! ».

« Et pourquoi ferais-tu ça ? », bégaya d’étonnement Eugène Olivier. « Tu es bien la plus jeune épouse de l’imam, pas vrai ? ».

La jeune femme fut secouée d’un haut-le-corps.

« C’est vrai… ».

« Ecoute-moi, fillette », dit Sophia avec une inflexion de voix étonnamment affectueuse. « Commence par enlever cette nippe ».

La jeune femme réprima un mouvement de recul, hoqueta un lourd soupir, puis aussitôt, d’un geste brusque, comme si elle se jetait à l’eau, arracha sa parandja. On put alors se rendre compte qu’elle n’était pas seulement jeune, mais vraiment toute jeunette, gracile, avec des yeux bleus, des sourcils clairs et des cheveux blonds, presque blancs.

« Quel dommage de cacher un si joli minois ! Allez, dis-nous ton affaire, mais fais vite, nous sommes terriblement pressés ».

« Je ne pense pas qu’avec les kafirs, ça puisse être pire pour moi que chez les vrais croyants. Mes parents m’ont mariée à l’imam parce qu’ils voulaient à tout prix s’allier à un homme influent, mais lui…Voyez, madame, c’est mon fils. Regardez les jolis cheveux blonds qu’il a. Mon mari voulait…il voulait… ».

Sophia l’aida vivement à achever :

« Il voulait le faire passer pour un enfant du ghetto. Il pensait, si les choses tournaient mal, le sacrifier pour sauver sa peau ».

La jeune femme acquiesça imperceptiblement en serrant plus fort son enfant contre sa poitrine.

Sophia, sans avoir l’air de remarquer les regards qu’échangeaient ses compagnons, poursuivit :

« C’est un vieux truc à eux ! Evidemment, personne ne va t’obliger à les suivre. Lévêque, accompagne cette gamine au métro. Tu l’affecteras à un groupe d’évacués. Enfin, tu verras toi-même, sur place ».

« On y va ! ». Eugène Olivier, bien sûr, se souvenait qu’il ne fallait pas, par exemple, prendre la jeune femme par la main, au risque de l’épouvanter à mort. « Et puis, arrête de trembler comme une feuille, tu parles d’une histoire, tu as prononcé le talak contre ton petit mari ! » (101)

« Une épouse ne peut pas prononcer le talak contre son mari », dit-elle avec un petit rire timide, tout en suivant Eugène Olivier vers les portes largement ouvertes. « Il n’y a que le mari qui puisse le faire ».

« Et voilà, toi, tu as su faire les choses à l’envers ! », sourit Eugène Olivier. « Bon, on y va au pas de course. Tu veux que je prenne le petit ? Il n’a pas l’air d’un poids plume ! Mais non, ne pleure pas, mon petit gars, tu n’as pas perdu ta maman, elle est là, à côté de toi. Après toutes ces péripéties, tu peux te considérer comme baptisé ».

*
**

L’un après l’autre, les maquisards quittaient la cathédrale pour regagner leurs positions. Sur place, il ne restait plus que six ou sept jeunes chrétiens des catacombes qui avaient accepté de prendre les armes, et de Lescure, que Sophie n’avait même pas vu entrer. De loin, elle entendit la voix du père Lotaire :

« Redonner à ce machin informe l’apparence d’un siège épiscopal, ça n’a aucun sens ! De toute façon, il n’y a pas d’évêque aujourd’hui parmi nous ! Je vous demanderais seulement d’évacuer la chose quelque part, le plus loin possible, pour qu’elle ne traîne pas sous nos pieds au moment de la procession. Richard ! Denis ! Arrachez ces micros de malheur, qu’ils aillent au….Pardonne-moi, Seigneur, je ne dirai pas où ! De Lescure, avons-nous assez d’encens ? ».

« Vous m’offensez, mon Révérend,, est-ce que je vous demande si vous n’avez pas oublié votre calice à la maison ? Grâce à Dieu, l’ancien autel est resté à peu près intact. Comme les néo catholiques s’en servaient pour poser des fleurs, les autres ont fait pareil, mais à la place, ils ont mis leurs livres. Sans doute n’avaient-ils pas compris qu’il s’agissait d’un autel, sinon, ils l’auraient mis en miettes ».

« Mon Révérend, qu’est-ce que je fais de ce fourbi ? Venez voir ! ».

Comme, visiblement, sa présence n’était pas indispensable, Sophia ne voulut pas se priver du plaisir de gravir l’escalier à vis pour admirer le panorama de Paris. L’effort en valait la peine, comme le garantissaient les guides touristiques lus dans sa jeunesse. Le spectacle était en effet à couper le souffle, même à cette heure où la ville baignait encore dans l’obscurité. Mais l’aube pointait déjà, les nuits d’été sont courtes. Non seulement on distinguait très bien les silhouettes des monuments qui se découpaient sur le fond d’un ciel nacré, mais aussi les artères parisiennes, pour l’instant asséchées comme le lit de torrents prêts à accueillir le flot humain.

Mais, au fait, les rues n’étaient-elles pas anormalement fréquentées à une heure aussi matinale ? Sophia, cramponnée à la balustrade de pierre fouillait intensément l’horizon du regard, déplorant d’avoir été épargnée par la presbytie sénile.

Oh, là, là, quelle poisse, mais quelle poisse tout de même ! Et dire qu’hier, ils avaient l’impression d’être submergés par les troupes ! Alors qu’on pouvait compter les régiments sur les doigts de la main !

Bref, tout était clair, maintenant. Ces enfants de salauds avaient peur de risquer leur artillerie, mais ils faisaient donner la chair à canon sans états d’âme ! C’est par le nombre qu’ils voulaient écraser, écraser au plus vite, car, en haut-lieu, on commençait à s’agiter, à s’énerver, à menacer…

Un objet brilla sous ses pieds. C’était un portable, providentiellement perdu là par quelque inconnu. Elle avait voulu s’en procurer un dans la journée, mais le temps lui avait manqué. Sans cette trouvaille, elle aurait dû maintenant redescendre quatre à quatre au risque de se rompre le cou. Elle appela.

« Heureux de vous entendre, Sophie ! répondit immédiatement La Rochejaquelein. Justement, je voulais prendre de vos nouvelles ! ».

« Moi, ce n’est pas de mes nouvelles que je voulais vous entretenir, mais des vôtres ! Henri, c’est le moment de sortir de leur cachette les mitrailleuses, les lance-grenades, l’artillerie…En un mot, il n’y a plus aucune raison de dissimuler tout notre arsenal ».

« Mais, dans ce cas, Sophie, ils vont, eux aussi, faire donner les canons ».

« Ils n’auront pas le temps. Ils n’ont même pas eu l’idée de les emmener sur le terrain ».

« Vous en êtes sûre ? ».

« Devinez où je me trouve actuellement, Henri ! Sur le toit de Notre-Dame ».

« D’où je conclue, au moins, que vous êtes saine et sauve ».

« En pleine forme ! ». Sophie rejeta d’un mouvement de la tête une mèche de cheveux que le vent avait rabattue sur son visage. « Je pense que, maintenant, l’église a été remise en état, autant que cela se peut dans les conditions actuelles. Nous avons encore besoin de moins de trois heures en tout et pour tout. Ils ne savent pas, Henri, qu’il nous faut, désormais, si peu de temps, et cela constitue notre seule chance. Je ne sais si nous aurons encore la possibilité de nous joindre. Dans deux heures et demie, vous devez donner le signal de la retraite… ».

« C’est bien noté. Dans deux heures et demie, nous commencerons à délester la ligne de défense ».

« Non, commencez déjà à la délester progressivement d’ici deux heures. Henri, la mêlée risque d’être terrible ! ».

« Nous tiendrons les ponts, n’ayez crainte, Sophie ».

« Je sais. Encore un mot, Henri… ».

« Oui ? ». Sa voix s’était soudain tendue.

« Ne gardez pas de moi un mauvais souvenir ». Et Sophie fit claquer le couvercle de son téléphone.

*
**

« Le plus vexant est que l’on ne peut rien faire, en si peu de temps, avec ces pataugeoires pour ablutions. Au moins, celles qui sont dans les tribunes, on ne les voit pas. De toute façon, on ne va pas réinstaller les grandes orgues. Et où irions-nous les dénicher ? ».

Le père Lotaire répondit à de Lescure :

« Dans la tradition grégorienne102, la messe ne nécessite pas l’utilisation des orgues. A mon goût, cet instrument est d’invention bien trop tardive ».

« Comme les notes ovales que vous ne connaissez pas ? ».

« Pourquoi les connaître, quand tout est parfaitement clair avec les notes carrées »,(103) rétorqua ingénument le père Lotaire. Je n’ai jamais saisi pourquoi vous aviez besoin de cinq lignes pour faire une portée. Non, n’essayez pas de me l’expliquer, de toute façon, je n’y comprendrais rien. Alors, Sophie, vous avez contemplé à satiété le panorama de la capitale ? Nous allons commencer tout de suite ».

« Une minute ! ». Sophia fit un geste impérieux de la main. Le ton de sa voix obligea ses interlocuteurs à se figer, comme les personnages de La Belle au bois dormant : le cuistot, armé d’un couteau, arrêté dans sa course derrière un poulet, le marmiton, avec sa louche pétrifiée au dessus du feu, la servante, portant à bout de bras le tapis qu’elle secouait. En tout cas, le cierge, à peine libéré de son emballage, resta suspendu entre les mains de Lescure et Yves Montoux, chargé d’une pile de tapis de prière destinés au dépotoir, stoppa net devant les portes ouvertes.

« Nous sommes tout ouïe, Sophie », dit avec douceur le père Lotaire.

« Dans quelques minutes, l’ennemi va se lancer à l’assaut des ponts, poursuivit Sophie. Le choc sera tel, que, par comparaison, l’affrontement d’hier aura l’air d’une promenade de santé. Je comprends, je comprends parfaitement que beaucoup d’entre nous souhaiteraient assister à la messe d’aujourd’hui, à la messe de Notre-Dame, à cette messe qui témoigne de notre victoire. Peut-être qu’un homme de plus ou de moins ne pèsera pas bien lourd sur les barricades. Mais….Père Lotaire, combien de personnes doivent être, au minimum, présentes à l’office pour que la célébration puisse se dérouler normalement ? ».

« Il me faut un servant d’autel. Et il serait souhaitable qu’il y ait au moins un fidèle laïc. C’est là le minimum minimorum ».

« Il faut encore un artificier. Je n’ai pas besoin d’assistant pour ce travail. Comme je dois communier, j’assisterai obligatoirement à l’office, de sorte que je remplirai à moi seule la fonction de deux personnes. Ensuite, je le répète, une paire de bras supplémentaire ne changera rien à l’issue du combat, bien qu’il ne faille rien négliger. Je n’ai aucun droit à formuler des exigences. Je n’exige rien. A chacun de décider en son âme et conscience s’il doit ou non assister à la messe au moment où les autres se feront tuer. Cette décision appartient à chacun, et chacun en décidera pour lui-même. Vous pouvez commencer, mon Révérend ».

Thomas Bourdelet, comme un enfant, ne put réprimer un sanglot.

Yves Montoux grinça des dents :

« Pour ce qui me concerne, je retourne aux barricades. C’est vrai, ici, on n’a pas besoin de plus de trois personnes ».

« J’y vais, moi aussi ».

« Rien à dire, tout est clair ».

« Qu’il en soit ainsi. Roger, prends un homme avec toi et foncez vers le dépôt d’armes, dans le métro. Jusqu’à présent, nous ne pouvions prendre le risque de ramener prématurément à la surface nos charges de plastit-n. Maintenant, il n’y a plus une minute à perdre. La sentinelle de service est au courant et vous dira la quantité qu’il faut prendre. Tâchez de ne pas mettre plus d’une demi-heure ».

« D’accord ».

*
**

Après avoir confié l’ex épouse de l’imam à l’équipe d’évacuation, Eugène Olivier sortit en trombe du métro. Déjà, au moment où ils arrivaient, la fusillade avait commencé sur les ponts. Mais les détonations n’étaient plus les mêmes, maintenant, il faut croire que l’ordre avait été donné de mettre les mitrailleuses en action. Il fallait faire vite. Sur les marches, Eugène Olivier était tombé sur Roger Moulinier, accompagné d’un garçon des catacombes qu’il ne connaissait pas.

« Salut ! La messe a commencé ? ».

« Pas encore. Tu te rends compte, ça va être une messe de requiem ! », s’exclama le jeune garçon aux taches de rousseur.

« J’y serais bien allé, mais c’est vraiment pas le moment….Je file vers le Petit pont. Mais je voudrais être là quand le père Lotaire regagnera le métro. Personne ne sait quand il quittera la cathédrale ? ».

Ses interlocuteurs échangèrent un regard gêné.

« Fais pas l’idiot, Lévêque, réagit sèchement Roger. Et n’abandonne tes positions que quand tu en recevras l’ordre ».

« Et le père Lotaire ?! ». Eugène Olivier avait saisi d’une poigne d’acier le coude de Roger pour l’empêcher de s’éloigner ; « Moulinier, ne me cache rien ! ».

« Tu n’as vraiment rien entendu dire ? Le père Lotaire….et Sophie Sévazmiou…resteront à Notre-Dame jusqu’à la fin. Jusqu’au tout dernier moment. C’est eux qui en ont décidé ainsi. Et lâche mon blouson, Lévêque, je n’ai pas que ça à faire ».

Cette injonction était inutile, les doigts s’étaient desserrés d’eux-mêmes. Eugène Olivier prit la direction du Petit pont, d’abord à pas lents, puis en accélérant au fur et à mesure que la situation sur la barricade lui apparaissait plus clairement.

*
**

Le spectacle qu’offrait le Petit pont dépassait tout ce que l’on aurait pu imaginer. Ni les restes de la barricade, ni le revêtement du pont n’étaient plus visibles, enfouis sous des cadavres en uniformes bleus que d’autres soldats en bleu piétinaient, en courant dans tous les sens. On aurait dit une énorme fourmilière qu’on vient d’arroser de pétrole. « Mais qu’est-ce qui leur prend ? On les a drogués ou quoi ? Bon sang, râlait Georges Pernoud, ils foncent comme des enragés ! Juste ciel, quelle charge ils font ! Eh, Bertaud ! ».

Bertaud, sans poser de question, jeta sa kalachnikov et vint s’aplatir, à la place de Pernoud, derrière une mitrailleuse.

« Allô, Paul, allô ? criait Pernoud. Il reste encore des munitions pour les lancegrenades ? Tu as été dévalisé ? Merde ! Tant pis, même si ce sont des grenades à fusils, ou n’importe, ce que tu as ! C’est bon, on prend ! Et contacte La Rochejaquelein. Qu’il retire des gens là où il voudra, là où ça chauffe pas trop, il me faudrait encore dix hommes, au minimum !…Mais je te dis que j’ai perdu la moitié de mes effectifs, et quand je dis la moitié, c’est plutôt les deux-tiers ! ».

Oui, les deux-tiers, et en une demi-heure à peine, songea Eugène Olivier en jetant un bref regard sur la tête fracassée d’Yves Montoux. Il n’était même plus possible maintenant d’évacuer les corps sur le côté.

« Lévêque, en vitesse, ramène des grenades à main, il y en a encore ! ». Le visage de Georges fut illuminé d’un sourire pathétique. Une mèche, noircie de sang, lui collait au front, et nul n’aurait su dire à qui appartenait ce sang.

Eugène Olivier bondit et se mit à courir. Son épuisement, qu’il refusait d’admettre, était tel qu’il n’accordait pas plus d’attention aux balles qui lui sifflaient aux oreilles qu’à des bourdonnements de hannetons. Il avait l’impression de pouvoir courir, tomber, se relever et tirer sans s’arrêter, comme une mécanique. Il lui semblait que cette mécanique était impérissable, que jamais, le ressort intérieur, remonté à bloc, ne pourrait lâcher.

*
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Kassim, à la tête de ses hommes, s’élançait sur le Petit pont, négligeant presque de se protéger de son bouclier pare-balles. Il avait choisi d’attaquer en première ligne, refusant de rester tranquillement à l’abri dans la « bibliothèque Shakespeare », comme il aurait très bien pu le faire. Il menait ses hommes à l’assaut, en se demandant si l’un d’eux allait remarquer, dans le feu de l’action, qu’il s’abstenait de tirer. Lui-même aurait été incapable de dire pourquoi il ne tirait pas et quelle force invincible le précipitait au devant des balles.

*
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« Bertaud, je te remplace ! », cria Georges Pernoud avant même de se rendre compte que la mitrailleuse, derrière laquelle Roger était couché, restait muette. Sans prendre la peine de dégager le corps, il se contenta de le pousser d’un coup d’épaule et s’allongea à ses côtés. Il put tirer cinq minutes environ avant que l’arme ne se taise à nouveau.

*
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La Rochejaquelein avait fait merveille. Eugène Olivier revenait au galop, muni non seulement d’une provision de grenades à fusil, mais accompagné de sept hommes envoyés en renfort depuis le pont Saint-Louis, plus calme.

*
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Ouf ! Kassim sauta en souplesse sur la butte que formait la deuxième barricade. En un clin d’œil, il était déjà de l’autre côté. Ils venaient donc d’investir la Cité ! Qui « ils » ? Il lui fallut une bonne minute pour se rendre compte qu’il se retrouvait seul. Les adversaires, dont les corps s’entassaient devant ses yeux, avaient réussi, avant de s’écrouler sans vie, à descendre tous les assaillants, tous, sauf lui, Kassim. Quelle importance ? Cela leur avait fait gagner moins d’une minute, moins d’une demi-minute. Cependant, soudain, le temps retenait sa course. Il s’écoulait plus lentement que le flot de la Seine, là, sous le pont. Au milieu des morts, il était le seul vivant. Il s’avisa que ce petit maquisard gringalet, avec la visière de sa casquette de base-ball retournée sur la nuque, était une jeune fille. Ou plutôt, une gamine de treize ans tout au plus. A ses côtés, gisait un homme d’âge mûr. Kassim se souvint l’avoir déjà rencontré dans ce garage de hasard à bas prix auquel il avait, exceptionnellement, confié sa voiture. C’était l’un des ouvriers, il n’y avait pas de doute. Il n’aurait jamais imaginé que ce mécano pût être un maquisard. Et l’autre, derrière la mitrailleuse, qui ressemblait tant à Antoine. Antoine ?! Lui ? Non, mais son sosie. Combien de siècles durèrent ces secondes ?

Kassim se jeta derrière une mitrailleuse au moment même où le temps, dans un claquement, reprenait sa course effrénée. Des étrangers, en uniforme bleu, couraient déjà sur le pont, à sa rencontre.

*
**

Eugène Olivier galopait si vite que son cœur, semblait-il, allait s’arracher de sa gorge et s’écraser sur les pavés. Il avait l’impression, tout d’un coup, que la fusillade s’était calmée sur le Petit pont. Oui, il l’aurait juré. Allez, tenez encore quelques secondes, les gars ! Sur les deux mitrailleuses en batterie et la douzaine de kalachnikovs, seule une mitrailleuse continuait à tirer. C’était bien suffisant pour empêcher les assaillants d’escalader la barricade. Le tir était haché, irrégulier. Quelqu’un avait surgi pour occuper la place d’un tireur blessé. Eugène Olivier se pencha sur lui pour savoir comment lui venir en aide.

C’était donc de la sorcellerie ?!

« Merde !! », se mit à jurer une voix stupéfaite derrière lui « Eh, qu’est-ce que c’est que ce bazar ?! ».

« Qu’ils aillent ….se faire foutre…. chez le diable… ». Le blessé, en uniforme d’officier musulman, avait du mal à desserrer ses lèvres bleuies. Ses minutes étaient comptées. « Ils m’appellent Kassim…, mais je suis Xavier ! ».

*
**

« Bien sûr, on a bien fait de retirer des hommes du pont Saint-Louis pour renforcer la défense du Petit pont », pensa Jeanne, en verrouillant la culasse de son fusil. « Sur l’autre île, il est impossible de manœuvrer en vue d’une offensive. Malgré tout, ils n’arrêtent pas d’avancer, au compte-gouttes, mais ils avancent. Bon, c’est pas grave, à ce poste, deux hommes suffisent amplement. D’ailleurs, un troisième doit venir se joindre à nous d’une minute à l’autre ».

Maintenant qu’ils reculaient, c’était le moment d’en griller une. Pas un cigare, hélas, mais quelque chose à fumer, ne serait-ce qu’une de ces gauloises écœurantes. Slobodan décacheta un nouveau paquet. Il n’aurait pas refusé une Belomorkanal, les papirosses de Sophia Sévazmiou, mais comment lui demander de partager un produit de contrebande aussi précieux ?

« Eh, vous savez la nouvelle ?! ». Ni Jeanne, ni, à plus forte raison Slobodan, ne connaissaient ce jeune maquisard.

« Non, de quoi tu parles ? On t’a dit de venir nous rejoindre ? ».

« Inutile, maintenant ! Ils se replient, ils en ont marre de se faire hacher menu ! On a trouvé un téléphone sur un des leurs et intercepté les mots d’ordre. Ils se replient pour une heure, au moins ! Ils veulent engager l’artillerie pour riposter à la nôtre. Ils vont, depuis les berges, mettre des navires à l’eau. Ces lascars nous préparent un vrai travail de pro ! L’ennui, c’est que, dans une heure, il n’y aura plus personne à attaquer. Ils vont en rester comme deux ronds de flan, les malheureux. Bref, l’ordre est donné de commencer à se retirer ».

« Super !! ». Jeanne sauta de joie en lançant les bras en l’air. « Génial !! On a eu ces idiots jusqu’au trognon ! Tenez, je vais vous danser un passage de Gisèle ! ».

Slobodan, qui aspirait avec délice une bouffée de fumée, ne put s’empêcher de rire. Lui aussi s’était levé, et, debout, une jambe appuyée contre un sac, il savourait la liberté de redresser ses épaules. Il jeta son mégot en direction de la barricade, et suivit machinalement du regard sa trajectoire jusqu’au camp ennemi. Le mégot atterrit sur le pavé juste à côté d’un cadavre qui serrait encore son revolver dans la main. Cette main se mit à se soulever lentement. Le revolver reprenait vie et son canon était pointé non pas sur Slobodan, mais sur Jeanne qui dansait sur la barricade.

L’arme se cabra en éructant sa charge. Tressaillit également, dans une ultime convulsion cette fois, le corps qui gisait sur les pavés. Slobodan eut le temps de bousculer Jeanne légèrement sur le côté et de la couvrir, comme il pouvait, de sa poitrine. Je suis fichu, pensa-t-il encore calmement, comme si de rien n’était. Complètement fichu.

« Blessé ?! Eh, cette ordure t’a sérieusement touché ? ».

« Je ne sais pas encore. Cours au métro…et là…envoie-moi…des brancardiers… ».

Très vite, il se mit à articuler avec difficulté, et, tout en parlant, il se laissa choir sur les genoux. Il ne s’écroula pas, mais vint lourdement appuyer son dos à la barricade. Sa conscience, vive jusque là, se brouilla d’un coup, comme une vitre qu’une haleine embue.

« Tu…as entendu…les ordres. On n’a plus à rester ici. Cours ! ».

« Tu débloques ou quoi ? ».

Slobodan sentit le sol se déplacer sous lui, à la manière d’une énorme râpe. Puis, les pavés cessèrent tout d’un coup de lui labourer le dos et sa vue s’éclaircit. Il découvrit qu’il était étendu sur le quai du métro, au pied des escaliers, et il vit, penché sur lui, le visage de Jeanne qu’il n’identifia pas immédiatement. Ce visage, pâle le plus souvent, rayonnait intensément de l’intérieur, à la manière d’un fanal rose à la flamme ardente, et ses cheveux vaporeux s’étaient collés sur son front en mèches sombres et luisantes, comme tracées au crayon. Ah, bien sûr, c’était à cause de la pluie qui ruisselait en gouttes transparentes sur ses joues. Mais il ne pleuvait pas. Jeanne essuya son visage avec la manche de sa chemise à carreaux. Slobodan, horrifié, comprit que la gamine l’avait traîné toute seule depuis le pont Saint-Louis jusqu’à l’entrée du métro. Comment avait-elle pu seulement le faire bouger, lui ce colosse avec ses quatre-vingt-dix kilos !

« Pourquoi….tu…tu vas te crever… ». Les mots, dans sa bouche, avaient comme un arrière goût salé.

« Ne parle pas ! ». Jeanne haletait et sa respiration était sifflante. « Il ne faut pas que tu parles…ça saigne…mais pourquoi t’en es-tu mêlé ? Pourquoi ? Est-ce que je ne suis pas assez grande pour me débrouiller toute seule ?! ».

Slobodan buvait ce jeune visage dont il ne pouvait détacher le regard : une petite Française le morigénait parce qu’il l’avait protégée de son corps. Maintenant, il était blessé, et la petite Française tentait furieusement de l’empêcher de mourir. Et soudain, il se sentit indiciblement soulagé, comme libéré d’un fardeau. Son cœur débordait d’un bonheur presque insupportable, d’un sentiment qu’il croyait perdu sans retour, un bonheur serein, enfantin, tel qu’il avait pu le ressentir lorsque, gamin, il regardait sa mère semer de farine blanche et asperger de vin les bûches de Noël, disposées dans la cheminée.

Il avait compris. Il avait tout compris.

Son âme s’était révélée bien plus intuitive que lui-même.. S’il avait renoncé à son pseudonyme de l’Observateur, s’il était monté sur les barricades, ce n’était pas pour éprouver la volupté de jeter le masque, de le déchiqueter en mille morceaux, de le piétiner. Il n’était pas venu non plus pour faire « des cartons » sur des musulmans, quelque envie qu’il en ait eu durant ses longues années de dissimulation. Sophia avait raison, cela ne peut procurer aucune sorte de satisfaction à un homme normalement constitué. Il l’ignorait jusqu’à présent, mais son âme, son âme elle, le savait. S’il était venu ici, c’était pour partager les périls de l’émeute, côte à côte avec ce peuple qui avait autrefois causé du tort à sa propre nation, mais qui connaissait maintenant les mêmes souffrances, si tant est que l’on puisse faire des comparaisons dans ce domaine. Il était ici pour se trouver aux côtés de ce peuple auquel il avait pardonné. Mais, pour prendre conscience de ce pardon, pour pouvoir éprouver les bienfaits et le bonheur procurés par la miséricorde chrétienne, un déclic infime avait été nécessaire. Il lui avait suffi de voir, penché sur lui, le visage révolté et baigné de larmes de cette gamine française. Pas plus que cela, mais était-ce si peu ? « Vis…je te prie… ». Ces mots résonnèrent intensément, avec une force inattendue.

A ce moment, le sang jaillit de sa bouche, comme un flot qui rompt sa digue.

« Non, je ne veux pas !!! », cria Jeanne avec désespoir. Ce cri parvint à Slobodan comme un écho infiniment lointain, et il cessa de le percevoir avant même qu’elle se tût.

*
**

« Tu as entendu, Lévêque ?! On a donné l’ordre de quitter les positions ! On a tenu le temps indispensable ! Dans la cathédrale, ils ont encore toute une heure devant eux, c’est même plus que nécessaire ! ».

Eugène Olivier acquiesça d’un signe de tête et prit la bouteille d’eau qu’on lui tendait. Il avait surtout compris que l’on pouvait cesser de se battre et de tirer, au moins provisoirement. Ses paupières étaient lourdes. Il faisait noir. Il ne dormait pas, il sentait seulement avec volupté ses muscles devenir flasques et ses pensées se dissoudre dans un vide traversé de vibrations. Une minute s’écoula. Cinq minutes. Eugène Olivier tressaillit. Il se souvint.

(101) Talak, voir note 14 , chapitre 1.

(102) Le chant grégorien ou plain-chant, système de chant religieux mis au point au Moyen-âge dans l’Eglise occidentale. Selon la tradition, il a été institué par le pape saint Grégoire I le Grand (dit le Dialoguiste, 590-604). Au même titre que le latin, le chant grégorien est une composante essentielle de la messe traditionnelle.

(103) Les neumes (NdT).

 

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