La mosquée Notre-Dame de Paris – 14

14 – Les barricades

Il eut du mal à faire son créneau. D’abord, il était monté sur le trottoir, ensuite il avait sérieusement accroché l’aile d’une estafette minable portant le logo d’une chaîne de blanchisseries. C’était ennuyeux, le chauffeur avait dû s’étonner que le propriétaire de cette superbe Ferrari se soit abstenu de l’engueuler. Bien sûr, il était dans son tort, mais, dans ces cas là, c’est toujours celui qui a le bras long qui crie le plus fort.

Kassim se retourna comme un voleur. La cabine de l’estafette était vide, et il n’y avait personne alentour. En vacillant, comme s’il était intoxiqué par de la fumée (on ne peut pas dire « comme s’il était ivre », quand il s’agit d’un croyant), Kassim claqua la portière, oubliant complètement qu’il laissait traîner, en vue sur les sièges, sa sacoche en cuir, un lecteur de CD, et un parapluie de marque.

S’étant glissé, au milieu d’une haie de draps, dans une cour à double entrée, Kassim, en écartant de son visage la lessive encore mouillée, émergea dans la ruelle voisine. Il fallait choisir un endroit d’où l’on ne pouvait apercevoir sa voiture. Il ne manquerait plus que quelqu’un s’avise de relever son numéro d’immatriculation.

Mais qu’est-ce qui lui avait pris de ne pas cacher ses affaires dans la voiture ? Ce n’était pas le problème des objets dont il se moquait comme de l’an quarante. Mais si des malfrats venaient à briser la vitre, ça serait bizarre qu’il n’en fasse pas la déclaration. Et bien sûr, impossible alors d’esquiver la question gênante concernant le lieu du sinistre. Or, il n’avait strictement rien à faire dans ce quartier du Marais. Bref, des complications à n’en plus finir. Ne valait-il mieux pas revenir pour tout planquer par précaution ?

Et puis flûte après tout ! Il en arrivait à avoir peur de son ombre, pourquoi ?

Kassim jeta autour de lui un regard décidé. Un petit magasin retint son attention. On y vendait de l’épicerie, des produits d’hygiène et de consommation courante. Il y avait beaucoup de ces bazars dans les quartiers pauvres. Tout à fait ce qu’il cherchait. Comme on pouvait s’y attendre, il n’y avait que la patronne dans la boutique. Cette énorme matrone vêtue d’une parandja noire, s’affairait, derrière son comptoir, à faire l’inventaire de pochettes de feutres pour écoliers.

« Je vous demande pardon, hanoum (86) », lui dit-il en turc. Dans ces quartiers, on ne comprend même pas le sabir français, et l’arabe n’est utilisé que pour prier. « Mon portable ne marche plus. Pourrais-je me servir de votre téléphone ? ». Pour appuyer sa requête, il sortit de sa poche son mobile, préalablement éteint, et il le tourna dans sa main avec une grimace de désappointement.

La patronne se mit à s’agiter, flattée, bien entendu, de pouvoir rendre service à un bel officier si haut gradé, mais, par contre, déçue qu’il n’achète rien. Elle ressortit précipitamment de l’arrière-boutique munie d’un combiné.

Il fallut une bonne dizaine de sonneries avant qu’on ne décroche, ce qui n’inquiéta pas particulièrement Kassim. Il se souvenait parfaitement qu’à l’autre bout du fil, il y avait une échoppe pas très différente de celle où il se trouvait. Que cette échoppe était saturée d’un mélange d’odeurs, extravagant et trop capiteux pour un local si exigu. S’y exhalaient pêle-mêle des senteurs de cannelle, de girofle, de cumin, l’odeur caoutchoutée des lessives en poudre bon marché, les relents d’ammoniaque échappés d’une ampoule malencontreusement écrasée, l’arôme du café, le parfum doucereux de l’eau de Cologne, tout cela baignant dans une poussière qui vous prenait à la gorge. Kassim avait l’impression d’inhaler autant les effluves qu’il imaginait au bout du fil que celles qui l’enveloppaient réellement.

« Allo ? ». Cette voix, cassée par l’âge, le surprit par sa vigueur.

On pouvait tranquillement parler français sans craindre d’être compris. Et personne n’oserait se demander en quel idiome doit s’exprimer un officier des compagnies de sécurité intérieure. Pas de souci non plus à se faire du côté d’écoutes éventuelles : personne ne surveillait les téléphones du ghetto. Qui aurait pu s’intéresser à ce que pense du bétail, destiné tôt ou tard à l’abattoir. C’était autre chose pour les lignes privées des fonctionnaires.

« Excusez-moi de vous déranger, monsieur. A l’appareil, un ami de votre voisin du haut, monsieur Antoine Thibault. Auriez-vous l’amabilité de le faire venir au téléphone ? ».

« D’accord ». On entendit les marches d’escalier grincer sous des pas mal assurés.

L’attente fut longue, très longue. Kassim avait l’impression qu’il aurait suffi de passer dans l’arrière-boutique pour se retrouver là-bas, face à face avec son interlocuteur et s’éviter ainsi un échange, toujours plus délicat, au téléphone.

« Thibault. Je vous écoute ».

Kassim fut, sur le coup, incapable de s’exprimer.

« Allo ? ».

« Antoine… C’est ton cousin…Ton cousin du côté de ta mère… ».

Kassim avait la bouche sèche. Il n’avait pas osé articuler son nom. Mais, quelle importance ? Antoine devait comprendre, même s’il ne reconnaissait pas la voix, ce qui était probable, puisque la dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés, Iman avait un an.

La réponse fut longue à venir.

« C’est un peu inattendu, non ? ». Dans la voix du cousin, on sentait une ironie amère.

« Antoine, je ne peux pas parler longtemps, bredouilla Kassim. S’il te plaît, tu peux me dire si tu as une carte d’autorisation pour quitter la ville ? ».

« Je ne l’ai pas fait faire cette année. Et pourquoi ? ».

« Tu pourrais la faire établir ? Tu pourrais partir avec ta famille chez nos parents de Compiègne ? Si tu n’as pas l’argent, je te ferai un virement ».

Il calcula qu’effectivement, c’était possible, car les transferts de petites sommes ne laissaient pas de traces. Quant à la somme nécessaire pour faire le voyage de Compiègne, elle était insignifiante, même si, pour une famille du ghetto, cela représentait six mois d’économies. Mais comment pouvaient-ils vivre dans ces conditions : deux petites pièces au dessus de la boutique, pas de téléphone personnel, une douche minuscule dans le coin cuisine ? Un plancher collé, râpé par des milliers d’allées et venues, des carreaux de faïence décollés, un bric à brac de meubles du XXe siècle….

« Dis-moi, mon cher cousin, qu’est-ce qui me vaut une si touchante préoccupation concernant mon repos estival ! ».

« Arrête, Toto, ce n’est pas drôle ! ». Kassim essuya son front qui ruisselait de sueur.

Il lui semblait que la vieille le fixait avec une attention bizarre, allez savoir à travers tous ces voiles… Mais non, elle était repartie en se dandinant d’un pas lourd dans l’arrière boutique d’où s’échappait l’odeur d’un couscous. « Je ne plaisante pas, tu entends ? Je n’ai pas beaucoup de temps! ».

« Te fâche pas. Je n’ai pas besoin d’argent, j’ai quelques économies. J’ai l’intention d’acheter une petite Ford d’occasion. Et tu proposes que je renonce à ce projet pour aller faire un tour du côté de Compiègne ? ».

« Oui, ça vaut vraiment la peine, Antoine. Dès que tu auras tes papiers, pars sans tarder ».

« C’est bon, j’ai compris. Je peux avoir des ennuis, c’est ça ? »

Si ce n’était que toi, pensa Kassim avec un morne accablement. Mais c’était la chose à ne pas dire : si les habitants du ghetto se mettaient à quitter Paris en masse, on enquêterait sur l’origine des fuites. Et l’enquête aboutirait sans aucun doute.

« Oui, tu pourrais avoir des ennuis ».

« Dans ce cas… ». Antoine marqua une pause embarrassée. « Merci. Dans trois semaines, nous serons à Compiègne ».

« Pas dans trois semaines, mais dès que tu te seras mis en règle ».

Antoine eut un petit rire narquois :

« Facile à dire. Ici, les fonctionnaires sont devenus complètement enragés. Pas plus tard que ce matin, ils ont placardé de nouveaux règlements. Imagine un peu, pour le moindre papier miteux, il faut faire une demande à peu près un mois à l’avance ! Et ce n’est pas tout. A partir d’aujourd’hui, tous les documents anciens sont périmés, tout est à refaire ! De toute façon, s’il le faut, en glissant une pièce, ça prendra deux semaines. Qu’est-ce que tu en penses : glisser la pièce ou non ? ».

« Mais non….c’est inutile ».

« Tu as raison, même sans ça, j’y laisserai des plumes. Et combien de temps nous devrons rester à Compiègne ? ».

« Le plus longtemps sera le mieux. Je ne peux en dire davantage. Excuse-moi ».

« Entendu, Babar ». La voix d’Antoine s’était radoucie. « Et la petite famille, comment ça va ? Tout le monde est en forme ? ».

« Merci, ma femme et les petites sont en bonne santé. Salut, je dois arrêter ».

Kassim interrompit la communication et jeta l’appareil sur le comptoir comme s’il lui brûlait les mains.

Il sortit de la boutique en oubliant qu’il avait prévu d’acheter quelque chose pour amadouer la patronne. Que de risques pris….pour rien. A quoi bon toutes ces précautions insensées, ces sueurs froides, à quoi bon s’être infligé l’humiliation de constater que lui, militaire de la sixième génération, il avait la trouille, une trouille qui lui donnait la tremblote, comme au premier dégonflé venu, et peut-être pire.

Car, c’était évident, ces satanés bonnets verts étaient déjà à l’œuvre. Il ne s’était pas écoulé vingt-quatre heures depuis la mise au point du plan de liquidation, qu’il en avait été lui-même informé, et que tous les Abdolvahid s’étaient jetés sur les leviers d’exécution. Que le diable les emporte ! Que le diable les emporte ! Autant arracher le pain de la bouche d’un mourant par temps de famine ! Qu’est-ce qu’un unique sauvetage, celui d’Antoine, de sa femme, de ses gosses aurait bien pu changer pour eux, trois fois rien !

Mais pour lui, Kassim, ç’aurait été si important. Quel soulagement il ressentirait maintenant, s’il avait sauvé ne serait-ce que Antoine…Et ce n’était pas tellement en raison de leur enfance commune ou des liens du sang, même si cela comptait aussi, mais simplement, Antoine était la seule personne qu’il pouvait prévenir….

Bien sûr, si l’on s’en tenait aux aspects pratiques, cette décision était mille fois justifiée. Le ghetto était la condition sine qua non pour qu’existe le Maquis. Si, à l’origine, le mot « maquis » signifiait végétation buissonneuse, ces buissons s’enracinaient dans les ghettos. En tant que militaire, il ne pouvait qu’approuver la mesure, et, il exécuterait les ordres, évidemment.

Mais, d’un autre côté, si l’on considérait la jeunesse des ghettos, elle était largement contaminée par les préjugés imbéciles des parents, mais avec déjà moins de conviction. Quant à leurs enfants, ils pourraient bientôt s’intégrer normalement à la société. Et plus les générations défileraient, plus le fanatisme s’éloignerait. Aujourd’hui, beaucoup n’étaient pas encore prêts, mais demain, ils en auraient assez d’être laissés pour compte, au bord du chemin. Mais il n’y aurait pas de lendemain. Tous ceux qui refuseraient la conversion forcée, dans les jours qui suivent, seraient voués à la mort. Antoine, serais-tu capable de faire une pareille connerie, pense à tes fils tout de même ! Tous ces gens qui vont y passer seulement parce que les préjugés sont encore puissants, et, qu’en haut, on ne veut plus attendre leur disparition naturelle !

Les maquisards, tout était de la faute des maquisards ! Sans leurs attentats contre de hauts dignitaires parisiens, le ghetto aurait fondu de lui-même, d’année en année, et personne n’aurait organisé le carnage !

Les maquisards, tout était de la faute des maquisards.

Quand avait-il repris le volant ? Apparemment, cela faisait déjà longtemps qu’il roulait. Il n’avait aucun souvenir d’être remonté dans sa voiture.

*
**

Kassim ne remarquait rien, ni circulation, ni décor. Il avait le regard planté sur la vitre avant comme sur une vidéo interdite. Il voyait sur l’écran deux gamins qui, après avoir joué au croquet jusqu’à épuisement, quittaient la pelouse et couraient, affamés, vers une demeure à fronton…Les voilà dans la salle à manger, le soleil qui entre à flot par de grandes baies vitrées dore le plancher ciré, les portes fenêtres sont largement ouvertes sur le balcon, la table est mise, et, devant chaque couvert, une rose thé est placée dans un mince vase de cristal où se diffracte la lumière….Dans sa robe d’été toute blanche, tante Odile ressemble tant à maman.

« Ma chère, je te l’avais pourtant rappelé ! ». Oncle Dominique fronce le sourcil, il arrête d’un geste impatient l’assiette qui effleure déjà la nappe. Sur la porcelaine à filet bleu, au milieu des pommes rissolées et persillées s’étale une escalope de porc toute dorée et si fine que les bords en sont translucides. Sur le visage de tante Odile, une ombre passe : « Excuse moi, mon petit, je suis vraiment étourdie ! Attends, je t’apporte tout de suite une croquette ».

Et tante Odile retire précipitamment l’assiette de sous le nez de son neveu. Pourquoi devrait-il manger une croquette alors qu’on sert des escalopes à tout le monde ? Vexé, il regarde Toto se saisir avec énergie de son couteau et de sa fourchette. La croquette arrive sans tarder, il est vrai, mais il s’y attaque avec dégoût. Il se sent confus, humilié.

« Tu sais bien que Léon nous a laissé des consignes précises en nous confiant le gosse. Nous n’avons pas à nous en mêler. Il faut être plus vigilant ».

« Ecoute, tu prends vraiment tout ça au sérieux ? ». Tante Odile lorgne du côté des enfants, absorbés, semble-t-il, par le contenu de leur assiette. Le cousin, en effet, est bien trop affamé pour s’intéresser, au moins pendant dix minutes, à la conversation des adultes, mais lui….Cette viande hachée de dépannage, tirée du congélateur dans son emballage carton et réchauffée à la hâte au micro-onde, n’a rien pour exciter l’appétit. De plus, il sent confusément que ce qui se dit, et dont il ne saisit pas le sens, le concerne directement.

« Très au sérieux, hélas », répond l’oncle à mi-voix. « Tu connais notre Léon, il a toujours été un virtuose de l’arrivisme. Et, maintenant encore, je ne peux que tirer mon chapeau devant le flair dont il fait preuve ».

« Mais c’est absurde, ces affrontements d’idées. On est en plein vaudeville. Non, vraiment, je ne pourrai jamais prendre ça au sérieux ».

« Tu as bien tort. Odile, tout cela est extrêmement grave. Aussi grave que notre départ de cette maison, où nous passons l’été pour la dernière fois. Et que faire ? Léon n’est pas comme moi, il ne veut pas casquer pour la loi de 1976 (87). Et je le comprends, c’est rageant d’avoir à payer sur le dos de ses propres ancêtres… ».

« Oui, il vaut mieux perdre une résidence secondaire, que de participer à cette pantalonnade ridicule… ».

« Je crains, Odile, que nos sacrifices ne se limitent pas à cette maison. Mais, pour une fois, je crois être plus clairvoyant que Léon. Tu vois, quand on commence à faire des concessions, on ne peut plus s’arrêter ».

*
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Kassim écrasa la pédale du frein pour ne pas brûler un feu rouge. Voilà donc d’où sortait cette phrase que sa mémoire d’enfant avait enregistrée ! Mais en quoi avais-tu été clairvoyant, oncle Dominique ? Avais-tu pressenti que tes petits-enfants vivraient dans la misère, privés de tout ce dont nous jouissions Antoine et moi, autrefois : maison de vacances, jeux informatiques, water-polo, croquet, tennis ?

Mes propres enfants – ne parlons pas de petits-enfants – n’avaient pas accès, eux non plus, au polo, au tennis ou aux jeux de rôles sur Internet. Et ce n’était pas une question d’argent.

Quand on commence à faire des concessions, on ne peut plus s’arrêter. Mais, au moins, les petites filles de mon père ne périront pas cette semaine ! Elles ne périront pas. Mais, ses arrières petits-enfants seront-ils vraiment les siens ? Seront-ils vraiment mes petits-enfants à moi ? Ils seront des étrangers, qu’on le veuille ou non.

Il n’y a que des perdants. Tout est absurde. Et la cocaïne n’arrangera rien. Il était militaire, il devait exécuter les ordres.

Kassim prit soudain conscience qu’il remontait les Champs Elysées. Il passait précisément devant l’endroit où avait eu lieu, ces jours derniers, l’attentat contre le cadi Malik. La galerie marchande qui avait souffert de l’explosion était fermée, bien entendu, le trottoir avait été ceinturé par un filet, et des ouvriers turcs faisaient nonchalamment tomber des restes de revêtement mural. Il suffisait de remettre les vitres et de remplacer les plaques de parement, mais ils n’avaient même pas commencé le travail.

Il fallait téléphoner à Assette, il le lui avait promis. Sa femme avait les nerfs à vif. On aurait dit qu’elle avait pressenti, hier, qu’on l’appelait pour une raison ignoble. Elle n’avait pas posé de question, mais son regard tendu, étrangement coupable en disait long… Kassim jura entre ses dents. Il n’avait pas rallumé son mobile depuis qu’il l’avait éteint pour donner le change, plus d’une heure auparavant. Il fallait se secouer. Rêvasser, il n’y a rien de pire.

A peine connecté, le téléphone sonna. Et l’appel venait du boulot. Mais qu’avaientils donc à le harceler ces derniers temps, comme s’ils ignoraient qu’aujourd’hui, il était de service l’après-midi ! Et il était déjà en route, il n’avait pas attendu leur coup de fil.

« Ordre à tous les officiers de rejoindre leur poste d’urgence ! Indépendamment de leur emploi du temps habituel ! Branle-bas de combat ! Exécution immédiate ! ».

En voilà une histoire, ce message, lancé sur le réseau général, ne lui était pas personnellement destiné ! Qu’est-ce qui avait encore bien pu arriver ? Kassim forma aussitôt le numéro d’Ali Khabiba, son collègue de subdivision.

« Est-ce qu’on a apporté des changements au plan 11-22 ? J’ai eu des problèmes avec mes piles, je viens juste d’entendre le message, Je suis sur les Champs-Elysées, je fais demi-tour ».

« Pas des changements, il semble que, pour le moment, le plan 11-22 soit mis aux oubliettes ! ».

Il eut un coup au cœur. Quoi qu’il en soit, la liquidation du ghetto était remise à plus tard. Ouf ! Il avait même du mal à y croire.

« Et alors, quoi ? ».

« Je ne sais pas. C’est du délire. Il y a des combats en ville ».

Pour du délire, c’était du délire. Est-ce que, par hasard, les Russes auraient directement attaqué Paris ?

Kassim fonçait maintenant rue de Rivoli. Il pensa qu’il valait mieux prendre par le pont Neuf, et il leva le pied en raison de la foule qui, débordant des trottoirs comme le café d’une tasse trop pleine, avait envahi la chaussée. Un flic black se jeta en travers de sa route.

« L’accès est interdit ! L’accès est interdit. Fais demi-tour ! »

Par la vitre baissée, Kassim exhiba sa carte plastifiée.

L’agent fit le salut militaire.

« Mon capitaine, de toute façon, vous ne pourrez pas passer par le pont Neuf ! »

« Mais, bon sang, il s’est effondré ou quoi ? » se mit à râler Kassim.

« Voyez vous-même ».

Kassim, c’est vrai, n’avait jamais vu pareil carambolage. Un grand autobus, de ceux qui servent à ramener en banlieue les écoliers de la madrasa après les cours, était renversé en travers du pont, et pas seulement couché sur le côté mais les roues en l’air. Sur sa gauche, une voiture particulière était coincée, le ventre en avant. A droite, un énorme camion avait fait basculer sa benne vide. Comment avaient-ils pu s’encastrer de sorte que le pont soit totalement barré ? Non, c’était impossible, carrément impossible.

« Ils sont rusés, les salauds, vous ne les trouverez pas là, derrière les voitures » dit le Noir avec un sourire qui lui découvrait les dents.

« Qui ça, ils ? ».

« Comment, capitaine, vous n’êtes pas au courant ? Les maquisards ».

*
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« Ce dispositif porte le nom de péribole ». La Rochejaquelein, couché à plat ventre sur un sac de ciment, extirpa un paquet de Gauloises incroyablement écrabouillé et entreprit de l’explorer, à la recherche improbable d’une cigarette intacte. « Satané boulot que d’avoir l’œil sur tout ce qui comporte un réservoir d’essence. L’avantage, c’est qu’on est tranquille comme Baptiste. S’ils escaladent les voitures, tu devines ce qui va leur arriver. Si nous crevons nous-mêmes un réservoir sans le vouloir, aucune importance, nous serons protégés par un rideau de feu. Cet espace vide entre deux barricades, c’est vraiment un truc super. Il faudra qu’ils fassent venir les bulldozers pour déplacer toute cette masse… ».

Jeanne laissa échapper un petit rire. Elle piaffait littéralement d’impatience que les Sarrasins passent enfin à l’offensive.

« La Rochejaquelein, ce n’aurait pas été mieux de faire carrément sauter les ponts ? ». Cette question qui lui brûlait la langue depuis quelques heures, Eugène Olivier avait enfin l’occasion de la poser.

La Rochejaquelein, d’un air triomphant, venait d’extraire une cigarette, légèrement vidée de son tabac, mais entière.

« Réfléchis un peu, Lévêque. D’abord, en épargnant les ponts, nous les canalisons vers les endroits névralgiques. Tant que les ponts sont intacts, bien entendu, ils n’auront pas l’idée d’attaquer par l’eau. Mais, s’ils y étaient obligés, c’est eux qui choisiraient le point où donner l’assaut. Voilà la première raison, mais il y en a une deuxième ».

« Oui, ils n’ont aucun besoin de savoir à l’avance de combien d’explosif nous disposons ! »

« Moins l’affaire leur semblera sérieuse, plus longtemps nous résisterons ».

Eugène Olivier acquiesça. Sous ses côtes, le sac de ciment lui semblait étonnamment moelleux et ses paupières s’alourdissaient. L’accalmie, précédant une nouvelle phase de l’action, lui jouait un mauvais tour. Bien que la nuit fût avancée, le sommeil, qu’on le veuille ou non, n’était pas prévu au programme.

L’assaut de la Cité commença au point du jour. Depuis la veille au soir, dix-huit heures, les insurgés se regroupaient peu à peu en détachements armés dans les souterrains avoisinant la station de métro de l’île. Les usagers musulmans, s’engouffraient dans les escaliers du métro, jouaient des coudes pour occuper une place assise, ouvraient tranquillement les journaux du soir et les paquets de chips, à mille lieues d’imaginer que le spectre impitoyable de la ville profanée les hantait de si près.

Presque personne ne descendait à la station Cité. En général, les gens y prenaient le métro en direction de Cluny, de Concorde, de Maubert-Mutualité, bref, vers les quartiers résidentiels, riches ou pauvres. Vers vingt heures, le torrent des usagers qui affluaient des quatre coins de l’île commença à se tarir, à se diviser en maigres ruisseaux. Puis ce fut le tour des retardataires isolés qui n’avaient plus à se presser pour arriver à temps pour le repas du soir. Vers vingt et une heures, des Noirs en combinaison orange envahirent les quais avec leurs balayeuses sans se soucier autrement de la gêne qu’ils pouvaient encore occasionner.

De luxueuses limousines aux chauffeurs empressés avaient, entre temps, pris en charge leurs éminents propriétaires. Elles s’éloignaient par le pont Neuf, le Petit pont, le pont de Fer, autrefois pont Saint-Louis. Les résidents des Champs Elysées et de Versailles se hâtaient eux aussi vers leurs logis.

Vers minuit, quand la nuit diaphane de mai eut enfin enveloppé la ville de son voile léger, la station Cité ferma. L’île était déserte, depuis le square fleuri de la pointe orientale où s’élevait jadis, à ce qu’on disait, un mémorial aux Français victimes des fascistes, jusqu’à son extrémité occidentale écrasée par la masse énorme du Palais de Justice.

Quelques fenêtres y étaient encore allumées, c’était inévitable, comme à la Conciergerie et sur la longue façade en béton du siège français d’Europol, édifié à l’endroit même où s’élevait la Sainte-Chapelle. Les wahhabites avaient rasé ce miracle de verre irisé au moment de leur coup d’Etat. Mais ces lueurs disséminées de façon aléatoire sur les sombres silhouettes des bâtiments ne faisaient qu’accentuer l’obscurité ambiante. NotreDame, comme un roc sculpté par les vents, s’élançait vers les nuages qui floconnaient au firmament nocturne. Les appartements de l’imam, aménagés dans l’ancien Trésor de la cathédrale, étaient eux aussi éclairés. Le nègre Mustapha extrayait nonchalamment des poubelles les sacs plastiques qu’il vidait dans un conteneur sur roulettes. Au reste, il n’était Mustapha que pour les imbéciles, son vrai nom avait une consonance toute différente dans la langue (88). Sur ses lèvres épaisses jouait un sourire de satisfaction. Il portait sans cesse la main à la poche pectorale de sa salopette où se trouvait un stylo à bille minable à moitié vidé de son encre. Il avait aujourd’hui fait sortir de ses gongs son patron en tentant d’émarger pour sa paye avec un crayon à la mine cassée. Le patron avait piqué une colère :

« Par Allah, quelle maudite engeance ! Tiens, prends ce stylo, tête d’abruti, et tu peux le garder ! ».

Mustapha attendait ce moment depuis au moins quatre mois, mais en vain. C’est que le respectable Charif-Ali était sacrément pingre. Il n’aurait pas lâché même une boîte d’allumettes. Et cette fois, il s’était laissé rouler, ce blaireau. Pas plus tard que cette nuit, Mustapha se rendrait, dans le quartier du Marais, chez une vieille femme très experte qui était au service des guèdes, les loas (89) des cimetières, de la pourriture, des croque morts et de la fornication. C’est à elle qu’il allait remettre l’aimable présent de son respectable patron. Et là, il serait coincé : qu’il le veuille ou non, il faudrait bien qu’il augmente Mustapha de trente euros, pas moins, et, par-dessus le marché qu’il lui donne sa fille comme épouse. Qui serait de taille à défier le baron Samedi (90) en personne ? La vieille (dont il vaut mieux ne pas répéter le nom), à ce qu’on disait, l’avait vu de ses propres yeux. Pas difficile de reconnaître le baron Samedi au milieu de la foule. Il porte un costume noir avec un lacet noir comme cravate, des lunettes noires. Il fume le cigare et aime bien plaisanter. Il mange comme quatre : il ne ferait qu’une bouchée d’une dizaine de pites farcies à la viande de mouton, accompagnées d’autant d’assiettes de couscous. Tu peux tout obtenir dans la vie pour peu que tu honores non pas le vendredi, mais le baron Samedi, le jour de l’agonie. Et quel idiot irait deviner que tel arbre a été planté spécialement dans l’arrière cour, ou que telles écuelles d’argile n’ont pas été disposées sur les étagères de la chambre pour faire joli ! On raconte que sous les catholiques, jadis, c’était moins commode. Dans les colonies, leurs curés avaient du flair pour ce genre de choses. Il fallait se tenir à carreau sinon, gare au châtiment. Mais où étaient-ils passés, ces curés, aujourd’hui ? Les hommes Noirs étaient les plus rusés, ils savaient attendre leur heure en douce…..

Si Mustapha n’avait pas rendu un culte au baron Samedi, il se serait bien gardé de travailler dans le métro. On racontait tant de choses sur les stations désaffectées. Par exemple, qu’elles traversaient des cimetières souterrains, pleins d’ossements de Blancs, impropres aux envoûtements. Ces os étaient gardés par des esprits blancs au service des morts qui, autrefois, régnaient sur la ville. Les esprits blancs s’infiltraient aussi dans les vieilles lignes de métro, ils allaient où ils voulaient. Mais lui Mustapha, il serait toujours protégé par le baron Samedi, il n’avait rien à craindre d’un quelconque esprit blanc….

Mustapha venait de jeter un sac dans le containeur, lorsqu’il se redressa. Qu’est-ce que c’était encore que ce bruit qui venait de là-bas, dans le tunnel ? Ah-a-a-a !! Le fantôme blanc avait de longs cheveux argentés, ondulés, rejetés dans le dos, il tenait une mitraillette, au fait à quoi bon une mitraillette pour un fantôme, on nageait en plein fantasme, c’était clair ! Et les esprits ne font pas de bruit avec leurs semelles, alors qu’on entendait du fond des ténèbres s’approcher la rumeur sourde d’un piétinement. Encore un autre fantôme, avec comme une mitraillette lui aussi, et un autre encore, et encore….

Mustapha renversa la poubelle, tomba, s’écorcha durement les mais sur le béton, bondit et se mit à filer à toutes jambes vers les escaliers en poussant des hurlements… C’estce qui le perdit, car personne n’en voulait à la vie de cet inoffensif éboueur. Mais on ne pouvait pas non plus lâcher dans les rues cette sirène vivante alors que l’opération en était au tout début. Un coup de feu claqua. Mustapha n’eut même pas le temps d’éprouver, pour de bon, du ressentiment à l’égard du baron Samedi. Eugène Olivier rengaina son revolver.

A la sortie du métro, les détachements d’avant-garde s’étaient séparés, comme prévu, en deux groupes. Le premier, avec toute la vélocité qu’autorisait un équipement lourd, courut s’emparer du Palais de Justice et de la Conciergerie. L’autre se hâta d’aller couper les ponts.

L’arrière garde, que commandait Brisseville, fut également répartie en deux contingents. Il fallait, d’une part, transborder sur le quai du métro les armes lourdes qu’on ne pouvait faire monter qu’après la prise de l’île. D’autre part, on devait établir une ligne de défense souterraine dans les tunnels des trois stations ouvertes, à savoir Châtelet, SaintMichel et Pont-Neuf. Et pour ce faire, on ne disposait, en tout et pour tout que de quatre heures. Brisseville, en se mordant la lèvre, cassa précipitamment le bout d’une ampoule d’adrénaline. S’injecter de l’adrénaline était un procédé ancestral qui remontait aux années trente du siècle passé, mais c’était mieux que rien. L’essentiel était de réussir dans les temps, peu importait le reste. Aussi bien le problème des médicaments serait résolu, du même coup, une bonne fois pour toutes.

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Au premier étage du Palais de Justice, quelques pièces spacieuses étaient vivement éclairées, bien qu’à cette heure, le secrétariat fût désert. Le cheik Saïd al-Masri, resté seul, alors qu’il faisant les cent pas dans son bureau lambrissé de chêne vernis, avait déjà fait tomber au passage un tabouret à vis et un bonzaï en pot. Et personne pour les ramasser, il n’avait pas envie de faire monter son chauffeur. Du coup, dans le passage, traînait, au milieu de fragments de céramique, ce bout de ferraille, dans lequel il s’était encore douloureusement cogné. Avec ses semelles, il écrasait la terre qui s’était répandue sur le tapis.

En temps ordinaire, il déambulait lentement, avec toute la dignité seyant à son rang et à son tempérament. C’est l’émotion qui le rendait maladroit. Des dizaines de photocopies encombraient les bureaux. L’écran d’un ordinateur iffusait une lumière blafarde. Depuis des temps immémoriaux, le cheik Saïd ne saisissait plus ses textes lui-même. Mais le rapport qu’il s’efforçait de rédiger maintenant ne pouvait être confié à personne, pas même au secrétaire le plus sûr.

Un fiasco. Un fiasco insensé, inimaginable, impossible. Son agent de Moscou l’avait informé que le réseau de sabotage, entraîné avec tant de soin, venait d’être démasqué, mis hors d’état de nuire, complètement démantelé. Ensuite, il avait interrompu le contact. Cela faisait vingt-quatre heures que le cheik Saïd avait perdu le sommeil, l’appétit et négligeait la prière. Il tentait de vérifier, de faire des recoupements, d’avoir au moins un début de précision. Etait-ce vraiment la vérité ? Cela en avait, hélas, toute l’allure.

La démission. C’était la meilleure solution. Et la présenter lui-même sans attendre. Mais comment, comment pareille chose avait-elle bien pu advenir ? Cela dépassait l’entendement, c’était résolument impensable. Est-ce qu’il n’y aurait pas, dans les tiroirs, quelque chose contre la tension ? Ou, à défaut, contre la tachycardie. Il n’allait pas appeler un docteur, faire naître lui-même des rumeurs prématurées. Par contre, s’il pouvait trouver un cachet…Il y en avait, bon sang…non, pas ça, c’était de l’aspirine, et ça, pour la digestion…. Contre les brûlures d’estomac….Mais, que diable, il en avait eu sous la main, il y a peu, quand il n’en avait nul besoin !

La porte s’ouvrit trop doucement, c’est pourquoi le cheik entendit, perçut avec son dos le léger frémissement de l’air, l’imperceptible pivotement des charnières bien huilées….

Il n’attendait pas du tout ce visiteur, mais il ne s’étonna nullement de sa présence. En ces lieux, le patron des laboratoires de recherche atomique, n’était pas non plus, à proprement parler, un intrus.

« Vous voulez me voir, effendi ? Qui vous a mis au courant ? ».

« Quel intérêt cela peut-il avoir maintenant » prononça Ahmad ibn Salih, en pesant ses mots.

C’était évident. Donc, il savait tout. Le cheik Saïd, pris d’une soudaine faiblesse, se laissa choir dans un fauteuil. Ahmad ibn Salih restait dans l’embrasure de la porte, peu pressé, visiblement, de la refermer. Au contraire, il la retenait de la main.

« Il me semble qu’il serait plus curieux pour vous d’apprendre qui a mis Moscou au courant ? ».

« Quoi ?! » Le cheik Saïd avala sa salive de travers et se mit à tousser. « Vous savez déjà d’où vient la fuite des informations ? ».

« Des fuites d’information aussi totales, aussi exhaustives, cela n’existe pas ». Les lèvres d’Ahmad ibn Salih se plissèrent en un rictus mauvais. « Il ne peut s’agir que d’une transmission systématique et préméditée. Autrement dit, cela ne peut être que le résultat de l’action d’un agent secret infiltré au cœur même du dispositif. Très profondément infiltré et connu de vous personnellement ».

« Qui ?! ». Le cœur du cheik cognait quelque part dans ses tempes comme un marteau sur une enclume. De toute façon, sa carrière était fichue, mais quelle satisfaction tout de même si ce fils de Satan pouvait en prendre au maximum. Oh, il aurait été le premier à lui sauter à la gorge…Si seulement… « Il est toujours vivant, j’espère, il n’a pas eu le temps de se brûler la cervelle ? Effendi, au nom d’Allah, dites-moi qu’il vit encore ! ».

« Non seulement il est bien vivant, mais il est frais comme un gardon ».

« Ouf, vous me rassurez, dans la mesure où l’on peut encore me rassurer, qu’Allah vous bénisse. Mais qui est-ce ? ».

« Moi ».

Slobodan se sentit soudain léger, comme dans un rêve où tout devient possible : nager en eau profonde, admirer algues et coraux sans avoir à se soucier de sa respiration, survoler les villes à tire d’aile, passer à travers les murs…Depuis combien d’années il s’était interdit, même en rêve, de leur jeter la vérité au visage….

Ahmad ibn Salih ouvrit la porte toute grande. Le cheik avait l’impression de délirer, de devenir fou, et on le comprend, sous le coup de tels désagréments. A peine le savant avait-il proféré son absurde réponse, qu’une femme âgée, vêtue comme une kafirka, fit son entrée dans le bureau. Cela aussi était surréaliste que, dans le cabinet de travail d’un haut fonctionnaire, une mécréante en jeans noirs, tête non seulement découverte mais cheveux épars sur les épaules, entrât avec insolence.

« Tu as parfaitement entendu, fils de chien » laissa-t-elle tomber gaiement, comme avec négligence. « Il est vraiment un espion russe, et Serbe de surcroît. Et maintenant, devine qui je suis. Allez, je te donne un indice : tu connais la berceuse qu’on chante à tes petits enfants ? »(91).

Tentant de s’arracher à cette hallucination, le cheik, en titubant, se jeta vers l’alarme. Mais il continuait à s’engluer dans la logique délirante du cauchemar : personne ne fit un geste pour l’en empêcher. En un éclair de conscience, il imagina que le système avait été mis hors d’usage. Mais non, tout était en ordre, rien ne clochait, le signal rouge clignotant indiquait que le message était bien passé.

Il appuyait, il appuyait comme un fou sur le bouton, et les deux autres le regardaient faire tranquillement.

« Il n’y a plus personne pour répondre, précisa la femme. Vos gardes sont déjà en train de peloter avec ardeur les houris aux yeux noirs ».

« Sévazmiou ! ».

« Vous avez enfin pigé. J’ai finalement demandé à notre ami de Russie de me faire voir le type qui avait décidé d’empoisonner nos retenues d’eau. Je vous vois, et je me pose à nouveau la question : comment se peut-il que des nullités puissent provoquer des malheurs monstrueux, incalculables ? Qu’une montagne accouche d’une souris, on peut le comprendre, cela n’offense pas la logique. Mais que le contraire se produise, je n’arriverai jamais à l’admettre, j’en ai peur. Je crains que la malheureuse histoire du genre humain durant les cent cinquante dernières années ne soit qu’une succession ininterrompue de montagnes mises au monde par des souris…. Par chance, je vois devant moi une souris qui n’a pas eu le temps d’accoucher ».

« Comment….comment êtes-vous ici, comment êtes-vous entrés, kafirs ? Où sont les gardes ? Où est la police ? ». L’effort désespéré du cheik pour comprendre au moins
quelque chose de ce qui se passait avait même chassé sa peur.

« Si tu veux savoir, c’est la Neuvième Croisade qui a commencé » lança Sofia avec un éclair de malice, tout en arrêtant Slobodan de la main. « Nous avons mis un peu de temps à la mettre sur pied, par contre on a fait les choses en grand. Il n’y a plus d’Euroislam, et bientôt, il n’y aura plus d’islam du tout. Voilà, Slobo, vous pouvez en finir avec lui, vous verrez que cela ne vous procurera pas une sensation aussi fabuleuse que vous imaginiez ».

Le cheik Saïd se tenait debout, sans essayer de se sauver. Il avait le regard vitreux d’un aveugle et peut-être, inconscient de la menace, il se contentait de se balancer, sur un rythme étrange, d’avant en arrière.

Slobodan dégaina son revolver. Curieusement, ne jaillit pas entre eux cette proximité qu’allume la haine. Ils étaient devenus transparents l’un pour l’autre, chacun d’eux se mouvant dans la dimension de son propre rêve. Mais le rêve de Slobodan était léger et lumineux, alors que celui du cheik Saïd était un cauchemar dont l’absurdité lui donnait des sueurs froides.

Mais quand le corps du cheik s’écroula, heurtant lourdement le tapis de la nuque entre le tabouret renversé et les débris du pot de céramique, Slobodan reprit ses esprits. Il considéra avec un désenchantement bizarre ce visage figé dans la même perplexité fielleuse, avec un petit trou au dessus du sourcil gauche. Effectivement, ce qu’il ressentait n’avait rien à voir avec ce qu’il avait imaginé depuis tant d’années. Juste un léger dégoût, une sensation de froid au creux de la poitrine, comme s’il avait touché un cafard de sa main nue.

« Sonia, vous n’avez pas l’impression d’avoir un peu dérapé ? ». Slobodan s’exprimait maintenant facilement et naturellement en russe comme s’il n’avait jamais cessé de le pratiquer des années durant. « Vous n’auriez pas légèrement grossi le trait ? ».

« Mais qu’est-ce que vous avez tous, on dirait que vous n’avez jamais joué au poker ! Il y a des fois où un peu de bluff aide à mettre les points sur les « i ». Bon, le Palais de Justice est à nous, par contre ça mitraille encore du côté de la Conciergerie. Vous entendez ? ».

Des coups de feu crépitaient, en effet, derrière les fenêtres obscures. Ils ne faisaient pas plus de bruit que le chant des grillons…Preuve de l’efficacité des doubles vitrages modernes.

(86) Madame (turc)

(87) Il s’agit de la loi dite du « regroupement familial ».selon laquelle toute personne immigrée était autorisée à faire venir ses parents depuis les anciennes colonies françaises.

(88) Dialecte africain Fon. (NdT).

(89) Les loas sont des esprits dans le culte vaudou (NdT).

(90) On a utilisé ici certains éléments du culte vaudou tel qu’il est pratiqué en Afrique occidentale et dont le personnage mis en scène est un adepte.

(91) Voir chapitre neuf. (NdT).

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