La mosquée Notre-Dame de Paris – 12

12 – Le chemin des squelettes

Les phares de la Harley firent surgir de l’obscurité un enchevêtrement blanchâtre d’ossements humains.

« Six millions de squelettes, tu parles, comme si quelqu’un avait pu les compter », ricana Jeanne non sans irritation, et elle diminua les gaz. « Il y a de fameuses ornières par ici, juste ce qu’il faut pour culbuter par-dessus le guidon ».

« Si l’on y réfléchit, c’est tout de même scandaleux de faire du moto-cross à travers un cimetière si démesuré, et vous, les ancêtres, vous pourriez en prendre ombrage. Mais, à votre place, je trouverais plutôt agréable le spectacle de cette super moto, et puis nous ne sommes pas des étrangers vous et moi ».

Chevaucher un deux roues à l’intérieur du gigantesque ossuaire à vitesse pas trop ridicule n’était possible que sur de rares tronçons. Dans le temps, c’est-à-dire lorsque Jeanne était enfant, ses parents faisaient visiter les catacombes, et les itinéraires étaient alors entretenus. Par contre on ignorait une grande quantité de ramifications. C’est plus tard que les archéologues du Maquis les avaient reconnus, et ils avaient pour cela de bonnes raisons. Autrefois, on pouvait trouver le plan des catacombes dans n’importe quel kiosque à journaux, on le diffusait par centaines d’exemplaires sous forme d’albums, de dépliants et de guides touristiques. Et les Sarrasins disposaient, aujourd’hui encore, de toute cette documentation. Tôt ou tard, ils s’en prendraient aux catacombes pour de bon. Ils ne les inonderaient pas, c’était trop risqué sur une surface aussi grande. Ils auraient peur d’un effondrement de terrain qui entraînerait les immeubles. Mais ils pouvaient très bien, mine de rien, y couler du béton, organiser des patrouilles de surveillance ou lâcher des gaz toxiques. C’est pourquoi, il était vital qu’il y eût des tunnels postérieurs à la période touristique, des passages, creusés au cours de la dernière décennie, qui faisaient communiquer l’ossuaire avec les égouts, et ces derniers avec les lignes de métro abandonnées. Et puis, il y avait des endroits absolument secrets, comme celui vers lequel elle se dirigeait.

Pour la dixième fois en quarante minutes, Jeanne avait été obligée de mettre pied à terre pour tirer sa moto dans un goulet d’étranglement. Mais l’engin, bien qu’en matériaux allégés, pesait quand même un âne mort ! Ah !

La Harley, tout d’un coup venait de perdre les deux tiers de son poids.

« A la pétarade qui s’entend de loin, j’ai compris que c’était le méchant petit cochon nommé Sainteville qui chevauchait son manche à balai ! Qu’on sorte de ce boyau, et il va voir comment je lui tire la queue ! ».

« Qu’est-ce que j’ai encore fait ? ».

Henri La Rochejaquelein avait l’habitude de s’adresser à Jeanne comme à un gamin, comme à un petit frère. Avant, cela ne lui déplaisait pas, mais, depuis quelque temps, elle en ressentait parfois de l’irritation, sans savoir pourquoi.

« Tu ne t’en doutes pas ? ».

« Pas du tout ».

La Rochejaquelein reposa la roue arrière sur le sol, attrapa Jeanne par le col de son blouson et lui flanqua sur les fesses une claque un peu trop rude pour n’être qu’une simple plaisanterie. Jeanne se dégagea d’autant plus facilement qu’il ne cherchait pas sérieusement à la retenir.

« Je te signale que ma mère s’est foulé la main comme ça. Moi, je n’ai rien senti, mais elle s’est promenée pendant une semaine avec deux doigts bleus et enflés. Comment ça va, toi ? ».

On entendait, dans l’obscurité, les efforts infructueux de La Rochejaquelein pour étouffer un fou rire. L’orage n’était pas tout à fait passé, sinon il aurait donné libre cours à son hilarité.

« J’ose imaginer, petite peste, que ma poigne est un peu plus solide que la main de ta mère ».

« Oui, mais, depuis, mes fesses aussi sont devenues plus dures. Je suis quand même contente que tu ne te sois pas blessé, La Rochejaquelein ».

La torche électrique, que La Rochejaquelein avait éteinte pour ne pas trahir sa présence avant d’avoir identifié le visiteur du tunnel, fit jaillir à nouveau son faisceau de lumière. Seul apparut son visage au front trop régulier barré par une boucle de cheveux de lin, son treillis de camouflage continuait à dissimuler son corps dans l’obscurité.

« Bon, maintenant, je parle sérieusement. Qu’est-ce que tu t’es permis de faire ? Qui a fait sauter l’imam ? Ce n’est pas toi peut-être ? ».

« Alors, on peut zigouiller un cadi, mais un imam est intouchable ? ». Depuis toujours, Jeanne avait considéré l’attaque comme le plus sûr moyen de se défendre.

« Le cadi a été liquidé parce qu’ainsi en avaient décidé des adultes raisonnables, capables de calculer les conséquences de leurs actes. Et un moment particulièrement favorable avait été choisi. Pas besoin, je pense, de te faire un dessin, pas vrai ? Ecoute, Jeanne Sainteville, je te parle comme ton commandant : encore une connerie comme celle là, et je te nomme responsable de la cueillette du muguet au bois de Fougères. Tu en as marre peut-être d’être un soldat ? Le plus vexant, c’est que ça crevait les yeux que c’était idiot de faire ça. Tu sais tout ça évidemment, mais tu ne veux pas le reconnaître ».

« D’accord, La Rochejaquelein, c’était idiot, c’est vrai. Mais lui, c’était un super salaud ».

« Pas de doute, ce vieux birbe était une ordure exceptionnelle. Il avait sur la conscience, outre une profusion de sang innocent, la destruction de la plus riche collection de violons Amati. En vue de ses expéditions, il organisait des brigades de gamins issus de familles « socialement » intéressantes. Les «jeunes murids »74, c’est ainsi qu’il les nommait, je crois. Et pour commettre ses forfaits, il trouvait une énergie invraisemblable, à croire que le diable lui-même le portait sur son dos. N’empêche que tu es inexcusable ».

« Je ne le ferai plus ».

« C’est un engagement que tu prends ? ».

« Ecoute, c’est pas possible de mettre les gens, comme ça, au pied du mur ! ».

« Tiens, à propos de mur, retourne toi et regarde ».

La Rochejaquelein éclairait avec sa torche une croix sculptée dans la pierre noircie. C’était une croix celtique inscrite dans un carré. Il y avait au dessous une minuscule ouverture par laquelle on n’aurait pas pu glisser la tête.

« Mais, c’est la cellule d’un reclus » dit soudain Jeanne en baissant involontairement le ton. « C’était par là qu’on lui passait l’eau et le pain sec. Et ça fait combien de temps ?

Mille cinq cents ans, peut-être ? On aimerait savoir quel homme il était, et ce qu’il avait fait avant de se venir ici s’isoler du monde…. ».

La Rochejaquelein répondit, lui aussi à mi voix :

« C’étaient les Mérovingiens qui nous gouvernaient alors. Des rois chevelus au sang de magicien. Tu te souviens pourquoi ils ne se coupaient jamais les cheveux ? ».

Jeanne, fascinée, ne pouvait détacher son regard de cette ouverture irrégulière, comme tracée au charbon.

« Je pense bien, leur force magique résidait dans leur chevelure ».

« Tu sais le sort que Clotaire réserva aux petits fils de Clodomir ? »75

« Rappelle le moi ».

La Rochejaquelein fut lui-même surpris de se laisser entraîner dans ces considérations sur le passé, alors qu’il avait tant d’autres choses à faire.

« Clotaire avait fait porter à Clotilde par son serviteur un glaive et des ciseaux accompagnés du message suivant : ma chère maman, que dois-je faire avec mes neveux, leur couper la tête ou les cheveux ? ».

« Ah, oui. Et Clotilde, furieuse, avait crié : Va dire à mon fils que je préfère voir mes petits fils morts que tondus ! Mais je pense qu’elle ne croyait pas Clotaire capable d’une telle noirceur ».

« Comment, elle ne croyait pas. La vieille Clotilde, plus que quiconque dans sa vie, en avait vu de toutes les couleurs. Non, elle préférait vraiment. Un Mérovingien, privé de sa force magique, était-ce toujours un Mérovingien ? Il n’aurait plus été que l’ombre de lui-même. Elle avait établi des priorités. Quant à Clotaire, couper la tête ou la chevelure, ça lui était tout à fait égal. En général, le temps des Mérovingiens, c’est plein d’histoires de cheveux. Ildico étouffa Attila avec sa tresse pour se débarrasser de ses avances. Evidemment, on ne l’aurait jamais laissé entrer dans la chambre nuptiale armée d’un couteau. Mais c’est avec ses cheveux qu’elle l’a étranglé, pas avec ses mains. Et les filles, dans ce temps, elles ne manquaient pas de poigne. Sérieusement, tout cela avait un sens qu’on a oublié ».

Le faisceau de la torche effleura la tête de Jeanne dont les cheveux resplendirent à la façon d’une auréole.

« Moi, ce que je préfère, c’est quand sainte Radegonde réussit à se réfugier dans une église, une paire de ciseaux à la main, avec son mari à ses trousses. Elle lui balance ses tresses dans les jambes en s’exclamant : Tiens, scélérat, voilà ce qui te revient, le reste appartient à Dieu ! Franchement, j’adore Radegonde.

J’ai vu des femmes que l’on traînait en esclavage
Leurs bras étaient entravés, leurs cheveux dénoués.
L’une, de son pied nu, marchait dans le sang de son mari,
Une autre trébuchait sur le corps de son frère.
Chacune pleurait les siens, moi, je les pleurais tous
Les vivants autant que les morts.
Mes larmes sont taries. Mes soupirs se sont tus. Ma douleur est toujours la même.
J’écoute le vent, porte-t-il des nouvelles ?
Mais non, les ombres chères m’ont à jamais quittée
Un gouffre s’est ouvert qui nous a séparés.
J’interroge le vent, les nuages qui passent : où sont-ils désormais ?
Oiseau, oiseau, me parleras-tu d’eux ?
Ah, si je n’étais pas retenue par mes vœux,
Voguant vers eux, je défierais vagues et tempêtes
Les marins frémiraient. Pas moi.
Le navire brisé, resterait une planche
Sinon, c’est en nageant que je les rejoindrais ».

« Chapeau, tu sais ça par cœur ! »

« Bien sûr, c’est sainte Radegonde qui a écrit ces vers (76), s’exclama Jeanne en se signant devant la croix de pierre. Et si cet ermite l’avait connue ? Tu te rends compte, ça n’est pas impossible qu’un de ses amis se soit retiré ici ! Elle a inspiré plus d’un anachorète, c’est connu. Alors quoi, on met les bouts ? Mais tu es à pied, non ? Je t’emmène, si tu veux ? Autrement, tu vas mettre une heure ».

La Rochejaquelein secoua ses longs cheveux, comme pour disperser les sortilèges du passé.

« Qu’une fille me conduise, il ne manquerait plus que ça ! ».

« Alors, prends toi-même le volant ».

Elle avait fait cette proposition sur un ton désinvolte, mais, en fait, elle ne la réservait qu’à un tout petit nombre de privilégiés. La Rochejaquelein, cependant, avait l’air d’attendre quelque chose.

« Souviens-toi, tu as promis. On est bien d’accord ? ».

« D’accord, j’ai promis » répondit Jeanne en fronçant le nez.

A nouveau défilèrent en festons entrelacés les fragiles ossements qui tapissaient la muraille. Parfois, surgissaient des fragments de sépulture sur lesquels étaient gravées des lettres romanes que Jeanne pouvait déchiffrer ici ou là, car La Rochejaquelein allait si lentement qu’elle lui soufflait dans la nuque avec impatience. Quelques minutes plus tard, il dut freiner.

On était parvenu à une nouvelle bifurcation. L’étranglement était presque totalement masqué par une dalle parfaitement conservée dont seul un angle avait sauté. On pouvait y voir encore un bas relief maladroit qui représentait une colombe au dessus d’une coupe.

« Celle-là, il est difficile de la rater ou de l’oublier, dit La Rochejaquelein en la poussant avec l’épaule. C’est d’ici que part la piste vers le deuxième entrepôt ».

Jeanne tenait la torche. Au début le boyau, creusé dans la terre, semblait avoir été pratiqué en des temps très anciens. Mais, un peu plus loin, les parois devenues régulières, avaient été bétonnées, et on cheminait dans un couloir qui rappelait un bunker..

« Je dois dire que je ne suis jamais venue ici » dit Jeanne en enfourchant le siège arrière.

« Alors, il y a encore espoir que tout n’ait pas été pillé » rigola La Rochejaquelein en démarrant en trombe.

Maintenant, il avait mis les gaz à fond. Il ne leur fallut pas plus de cinq minutes pour parvenir à destination.

Devant les battants pivotants d’un portail peint en bleu, La Rochejaquelein alluma, sous la voûte, un projecteur visiblement alimenté par des batteries. L’entrepôt, un de ceux que le temps avait épargné, était jonché de caisses empilées en tas réguliers.

« Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi le Ministère de la guerre avait jugé utile d’installer sous la ville ces dépôts de munitions en temps de paix, dit La Rochejaquelein en haussant les épaules. Maintenant, il n’y a plus personne pour répondre à cette question. Au fait, Jeanne, où est-ce que tu te rendais à cette allure ? Il me semble que, dans cinq heures c’est au métro Rome que tu devais te trouver, pas ici ».

« Bah, j’aurais encore cent fois le temps de faire un saut au ghetto de la Défense. Monsieur de Lescure a promis de me passer un livre de Guillaume de Tyr. Un livre à notre programme d’études. Tu connais monsieur de Lescure ? ».

« De vue. Je connaissais mieux son fils, Etienne, l’un des fondateurs de la Résistance. Quand il a été tué, je n’avais pas encore dix-sept ans. Il avait perdu ses deux frères aînés pendant le coup d’Etat. Par contre, tu ferais mieux de ne pas trop te montrer dans le ghetto. C’est bien que je sois tombé sur toi, tu vas pouvoir me donner un coup de main ».

« Pas de problème, je vais t’aider. Mais pourquoi ne devrais-je pas me montrer dans le ghetto ? On me recherche ou quoi ? ».

« Non, pas toi, tu en sauras davantage plus tard. Laissons cela, et regardons un peu ce qu’il y a d’intéressant par ici ».

En se déplaçant lentement le long de la muraille de caisses, La Rochejaquelein étudiait attentivement les plaques avec marques d’identification qui y étaient collées.

« Qu ’est-ce que c’est que ça ? Des dispositifs de déminage ! Deux…quatre…huit caisses ! Des conserves de confiture de fraise auraient mieux fait l’affaire. Tiens, à propos de confiture, souviens toi, Sainteville, que c’est ainsi que l’on marque les denrées alimentaires. Bon, continuons nos recherches. Des mitraillettes ! Mâtin, mais il y en a dix fois plus que nécessaire ! Ce sera notre livraison prioritaire. Quel sigle dessiner ? J’y suis ! »

Ayant extrait un marqueur fluo de la poche de son treillis de camouflage, La Rochejaquelein dessina à grands traits sur un côté de la caisse un lys éblouissant. A côté, il traça le chiffre un, en caractère romain proscrit par les wahhabites (Sans s’être concertés, les maquisards, comme les chrétiens des catacombes, avaient depuis longtemps banni les chiffres arabes).

« J’ai l’impression de trier les fèves, comme Cendrillon, remarqua-t-il en pouffant de rire. Ensuite, j’enverrai les nôtres prendre livraison du chargement. Mais, ils ne sont pas très forts pour déchiffrer les plaques d’identification. S’il leur fallait ouvrir les caisses les unes après les autres, un jour ne suffirait pas. Enregistre au passage comment sont marquées les armes à feu ».

Jeanne, tout ouïe, écarquillait les yeux.

« La ligne du haut désigne les armes à feu, en général. Celle du bas le type d’arme concerné. Ici, ce sont des fusils de snippers. Tu vois, sur la ligne du haut, ce sont les mêmes signes que pour les mitraillettes, tout à l’heure. Question : en aurons-nous besoin ? Apparemment, il ne me semble pas qu’ils soient de première nécessité. Bien qu’en principe, la chose soit utile. C’est un gadget assez sympa. Allez, on en met une cinquantaine, ça ne sera pas de trop ».

La Rochejaquelein décora la caisse du même lys stylisé, mais cette fois, il l’accompagna du chiffre quatre en précisant entre parenthèses : cinquante unités.

« Ce qui signifie, à enlever dans l’ordre en quatrième position, avec, en plus, le nombre requis. Bien, voyons la suite. Ah, voilà tout à fait ce qu’il nous faut : des lancegrenades ! ».

Jeanne joignit, dans un geste enjôleur de supplication, ses mains encore potelées. Ses joues aussi se creusèrent de fossettes. On aurait dit maintenant une petite fille attendrissante de cinq ans suppliant sa grand-mère de lui permettre d’essayer son vieux chapeau à plume d’autruche.

« La Rochejaquelein, mon ami gentil, adorable, mignon, tout mignon. Ecoute, je meurs d’envie de savoir. Dis-moi quelle ratatouille est en train de cuire ? Pourquoi a-t-on besoin de tant d’armes à la fois ? Dis-le-moi, je t’en prie…. ».

La Rochejaquelein ne put se retenir de rire.

« Moi-même, je ne le sais pas exactement. Ce qui est certain, c’est qu’il se mijote bien une ratatouille. Laquelle ? Tu l’apprendras comme moi dans quelques heures. En attendant, poursuivons nos investigations ».

« Un, deux, trois, petit chaudron, mijote ! » (77) s’exclama Jeanne avec jubilation. En un clin d’œil, son faux air d’adorable fillette avait disparu. « Suffit, je me tais ! Motus ! Motus !! ».

« Les mitrailleuses lourdes ne sont délivrées strictement que sur ordonnance médicale ».

« Que dis-tu ? ».

« Rien, fais pas attention. Aucun doute, il s’agit d’un objet de première nécessité. Tu veux un bâtonnet aux noisettes ? »

« Pourquoi pas ? Aux noisettes ou aux cacahouètes ? ».

« J’ai les deux. Choisis ».

Jeanne opta pour le chocolat aux noisettes. Ils restèrent un certain temps assis côte à côte, silencieux, sur une caisse de cartouches, en froissant l’enveloppe du bonbon entre leurs doigts. Puis Jeanne fit une boulette avec le papier argenté.

« Tu sais, il y a longtemps que je voulais te poser une question. Tu peux ne pas y répondre, ce n’est pas grave. La Rochejaquelein, c’est ton vrai nom ? ».

« Mon vrai nom, c’est Henri, répondit le garçon avec un sourire. Dans les bases de données d’Europol, je ne figure pas sous le patronyme de La Rochejaquelein. On m’avait donné ce surnom quand j’étais gosse. On était trois copains, et chacun avait son héros préféré. Moi, c’était La Rochejaquelein, le deuxième, Cadoudal, le troisième Charette. Je suis le seul qui ait eu le bonheur d’hériter du nom de son idole, parce que nos prénoms étaient identiques. De nous trois, je suis le seul survivant ».

La Rochejaquelein se tut. Le hasard de la conversation faisait remonter en lui des souvenirs d’enfance. Et, s’il en était un qu’il n’aurait pas voulu évoquer, c’était bien la disparition de celui de ses camarades qui avait pris Cadoudal pour héros. C’est vrai, les trois garçons connaissaient assez bien l’histoire de la Vendée, ils étaient des élèves studieux, mais, à treize ou quatorze ans, ils restaient des enfants. Ils aimaient à jouer aux héros des vieilles bandes dessinées que l’on trouvait encore à l’époque, comme La guerre des étoiles. Ils faisaient partie d’une bande de « tagueurs ».

C’étaient des gamineries idiotes, mais tellement drôles ! Les garnements se jouaient des fils barbelés comme des murs de béton. Ils trouvaient toujours à se glisser par des passages impraticables pour les adultes. Armés de leurs précieux gros marqueurs et de pots de peinture à l’aniline, ils pénétraient nuitamment dans les quartiers soumis à la charia. Sur les murs, sur les clôtures, sur les fenêtres condamnées, ils dessinaient des guerriers brandissant des rayons laser, des princesses vêtues d’atours extravagants, ils dessinaient des êtres vivants. Les tagueurs, organisés en bandes, faisaient assaut de témérité, bien qu’il leur fût impossible de démontrer leurs exploits au grand jour. Dès l’aube, des ouvriers convoqués de toute urgence faisaient disparaître les traces de ces facéties « indécentes ». Mais ils se croyaient sur parole. Personne ne mentait. On comptait les points par équipe en tenant compte scrupuleusement de tout : de la surface recouverte, de la complexité du dessin, de la prise de risque. Pendant un mois, les vainqueurs étaient considérés comme les caïds, et ceci, jusqu’au classement suivant.

Noël, le « fan » de Cadoudal, avait été surpris par les flics alors qu’il taguait en vert une tête de Yodo (78) sur la portière d’une voiture de police. Furieux d’une telle insolence, les policiers sortirent leurs matraques et se mirent à le rouer de coups. Ils avaient frappé longtemps, car ils savent éviter la mort instantanée, tout en mettant en charpie ce qu’ils peuvent. Henri avait vu le corps de son ami que l’on avait, suite à une lubie inexplicable, restitué à ses parents au lieu de le charger directement sur la charrette mortuaire. Il en avait gardé pour toujours un sentiment de culpabilité, dont il n’aurait su lui-même expliquer la raison. Peut-être simplement parce que son ami avait été pris, et pas lui. Et même si, dans les cinq années qui suivirent, chacun des flics avaient eu à payer pour la mort de Noël, cette pensée n’adoucissait nullement son chagrin.

« Dis donc, on est en train de flemmarder, il me semble ? dit La Rochejaquelein en se levant. «Allons, y a encore du boulot ».

(74) De murid (arab.). Le muridisme est un mouvement soufi apparu dans le Caucase à l’époque de la conquête russe. Il préconisait, entre autres, l’extermination des chrétiens (NdT).

(75) Il s’agit apparemment non des petits fils, mais de deux des fils de Clodomir assassinés en 532 par leur oncle, Clotaire (NdT).

(76) Jeanne commet une légère erreur. Les vers ont été écrits, sur le récit de sainte Radegonde, par le poète Venance Fortunat, lequel, par la suite, sous l’influence de cette femme extraordinaire, prit luimême la tonsure monastique.

(77) Allusion au conte des frères Grimm La douce bouillie (NdT).

(78) Héros d’un jeu informatique au visage de gnome (NdT)

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