La mosquée Notre-Dame de Paris – 5

5 – Ahmad ibn Salih

Ce matin là, Jeanne avait déniché à l’intention de Valérie un flacon de liquide savonneux pour faire des bulles. La fillette, enchantée, soufflait dans le petit cercle de plastique rose et riait de tout son cœur de voir s’envoler les bulles irisées. Jeanne et Eugène Olivier les attrapaient. Tantôt, elles se posaient sur leur main ouverte et ils tentaient de faire durer un instant leur vie multicolore, tantôt, au contraire, ils les faisaient éclater bruyamment en plein vol, s’amusant de la gaieté de Valérie autant que Valérie de son jeu. Mais, très vite la petite fille abandonna ce nouvel amusement, non par lassitude, plutôt par distraction, et elle alla se blottir dans un coin, en ruminant ses pensées. Puis, elle se leva, considéra avec surprise le flacon qu’elle tenait toujours serré dans sa main et le rejeta comme un objet inutile.

« Où va-t-elle ? » chuchota Eugène Olivier en regardant le petit dos incroyablement maigre qui s’éloignait dans le couloir.

Jeanne lui répondit d’une voix neutre :

« En ville. A Notre-Dame, je suppose, comme toujours. Elle va déambuler à l’intérieur en pleurant. Les « derrières » n’osent pas la jeter dehors ».

Eugène Olivier eut un mouvement de répulsion, comme s’il avait touché un crapaud. Il n’était allé à Notre-Dame qu’une seule et unique fois, et cela suffisait. Bien sûr, il passait assez souvent devant le mihrab (53), une niche en béton adossée au sud-sud-est dans un total mépris de l’harmonie architecturale de l’édifice. Mais s’il entrait, il devrait s’infliger la vue du siège épiscopal transformé en mimbar (54) par l’adjonction grossière sur le dossier de deux croissants, ou du bas-côté muré par une cloison ajourée derrière laquelle, comme dans des toilettes publiques, le sol était percé d’une vingtaine de cuvettes destinées aux ablutions…..Quant aux femmes, elles se lavaient les pieds à l’endroit où se dressaient jadis les grandes orgues. Les tribunes leur étaient réservées, auxquelles on accède par un escalier extérieur. Les vitraux à motifs géométriques avaient été épargnés, par contre, les vitraux historiés avaient été brisés et remplacés par de simples carreaux qui, par contraste, blessaient le regard. Il devrait revoir aussi les abjectes arabesques qui recouvraient les anciennes inscriptions en latin, trébucher dans les vides laissés sur le sol par l’arrachement des statues, tenter de retrouver l’emplacement de cette Vierge aux pieds de laquelle grandpère Patrice avait agonisé….Non, pas question de revivre cette expérience.

Et, comme le disait Jeanne, Valérie s’y rendait presque tous les jours pour y subir le plus douloureux des supplices masochistes. Eugène Olivier ne pouvait même pas se représenter à quel point la douleur de la petite fille était supérieure à la sienne. Comment la préserver, comment faire pour que les « derrières n’y aillent plus » ?

Mais il fallait être fou pour poser pareille question. C’était du délire, comment voulez-vous les faire déguerpir maintenant ?

Jeanne avec humeur le tira par la manche «Tape leur dessus. Elle se balance de ta pitié. Elle n’attend qu’une chose de nous, et nous, nous calons. Nous sommes des mauviettes. Tiens, à propos, voilà tes papiers ».

Eugène Olivier ne fit pas allusion à leur transmission de pensées. Mais les pensées sont des pelures, du vent. Jeanne avait raison. Il était une mauviette. Et, sans s’en rendre compte, il fixait l’enveloppe scotchée qu’il tenait à la main avec la même perplexité que Valérie regardait tout à l’heure son flacon de bulles.

Cependant, l’enveloppe contenait une bonne liasse de documents, du travail bien fait. Une carte d’identité de résident du ghetto, un laissez-passer pour travailler en ville, une inscription au registre des ouvriers voltigeurs dans le bâtiment, une carte de crédit digne d’un pays démocratique. Dans l’enveloppe se trouvait aussi une feuille locale en français, réservée aux indigènes, toute froissée, à la typographie aussi minable que le contenu, avec un rond laissé par une tasse de café. Et qu’aurait-on pu trouver dans une publication corsetée par la censure, à part des conseils pour l’entretien des plantes vertes, des recettes de cuisine, des petites annonces de voitures d’occasion et de chambres à louer, des rébus et des mots-croisés ? Un inconnu, pas très futé en matière de camouflage, avait laissé un message de quelques mots dans la grille des mots-croisés.

Eugène Olivier s’arrêta à la première cabine téléphonique, sans prendre même la peine de tirer la gazette de la poche de son jean.

« On te donnera l’équipement sur place, au dix de la rue Violette. L’appartement occupe tout le dix-neuvième étage ».

Eugène Olivier eut l’impression de connaître la voix du jeune homme qui parlait au bout du fil. Mais il s’interdit de pousser plus loin sa recherche : quand les « derrières » se mettent en tête de te tirer les vers du nez, seul un benêt peut se flatter qu’il ne craquera pas. Moins on en sait et mieux ça vaut pour tout le monde.

« C’est bien vrai que tu t’y connais en informatique ? »

Eugène Olivier acquiesça d’un signe de tête, bien que son interlocuteur fût dans l’impossibilité de le voir. Il avait de quoi être fier. Ses compétences étaient rares parmi les Français non renégats. Dans le ghetto, les ordinateurs se comptaient sur les doigts d’une seule main, il y avait bien un cybercafé, mais il était inutile d’y aller tant on avait mis de filtres en place.

« En tout cas, il faudra copier tous, absolument tous les fichiers de travail, tout le disque dur. Bref, tout ce que tu pourras copier. Tu disposeras d’une masse de temps, quatre heures environ. Mais il vaudrait mieux boucler en deux heures et demie. Ne laisse aucun désordre après toi. Pas d’empreintes, que tout soit nickel. Bonne chance ! » Il roula la gazette en boule et la jeta en passant dans une poubelle.

Moins d’une heure après, Eugène Olivier, revêtu d’une combinaison fluo et coiffé d’un casque rouge, se déplaçait dans une nacelle le long de la façade d’un immeuble prétentieux, du style de ceux qu’on avait commencé à construire à l’époque islamique. Jusqu’au quatorzième étage, il n’y avait pas de fenêtres à proprement parler. De longues fentes étroites sous les plafonds en tenaient lieu. Elles étaient garnies alternativement de verres mats et de verres colorés qui zébraient la façade. Au dessus, les fenêtres étaient normales et, vraisemblablement, les appartements plus chers. Il dépassa le dix-neuvième étage, non sans avoir scruté attentivement les panneaux en PVC. Fermés, bien entendu, mais, dans une de ses poches, il pouvait compter sur un assortiment de crochets et de rossignols.

En bas, les frondaisons encore toutes fraîches frémissaient, enveloppant de nuées vertes et transparentes les toits des vieilles maisons. Il essaya d’imaginer un instant que tout cela n’était qu’un rêve absurde, qu’il n’était qu’un simple ouvrier chantonnant sur son chantier en plein air, comme les autres. Qu’il se rendrait ce soir tranquillement dans une discothèque en compagnie d’une copine ressemblant à Jeanne. Dans la pénombre balayée par les spots multicolores, ils seraient plongés dans un tonnerre de musique, au milieu des rires, des blagues les plus idiotes, ils baigneraient dans cette joie insouciante et niaise de la jeunesse à laquelle il pouvait légitimement prétendre. Comme il voudrait pouvoir y croire, mais ça ne marchait pas. D’abord, en des temps normaux, il ne se serait pas du tout vu ouvrier dans le bâtiment, mais plutôt étudiant à la Sorbonne dans une filière de prestige.

Ensuite, autrefois, il y a une cinquantaine d’années, à l’époque où rien ne semblait pouvoir menacer le mode de vie, il était impensable que grandisse une Jeanne Sainteville. Des filles comme elle naissent dans la tourmente. Et, tout compte fait, ça ne lui aurait rien dit de sortir avec une autre, même pour aller en disco.

Dommage, il aurait voulu rêver un peu, mais c’était raté. Le fameux père Lotaire aurait sans doute fait observer que du point de vue d’un chrétien, toutes ces chimères n’étaient que dangereuses sornettes propres seulement à épuiser les forces de l’âme. Après tout, pourquoi pas.

Eugène Olivier arrima sa nacelle entre le vingtième et le vingt-et-unième étage. Juste à l’endroit stratégique. D’un côté la nacelle, de l’autre l’ouvrier qui fait une sortie. Rien de plus normal que ce tableau.

Il descendait le long du mur prudemment, connaissant bien la technique, mais il n’avait pas pratiqué depuis longtemps. Sous la pression du levier, l’huisserie de la fenêtre céda facilement avec un claquement. Eugène Olivier se libéra du filin de sécurité et se glissa par le panneau ouvert.

Il aurait fallu évidemment mettre les chaussons de protection à l’extérieur. Ses semelles, souillées de plâtre, imprimèrent immédiatement leur marque sur le tapis. La pièce, spacieuse, d’environ trente mètres carrés était tout entière recouverte d’un tapis superbe, visiblement en laine vierge. Persan ou turkmène, allez savoir. Un appartement de grand luxe, il n’y avait pas à dire. Des sièges de cuir vert tendre, si confortables à voir qu’on aurait bien dormi dans un des fauteuils. Des plantes vertes inimaginables dans des bacs et des vases dignes d’un magasin d’antiquités. Les portes ouvragées glissaient discrètement sur leurs gonds. Dans la chambre à coucher, des peaux de bête étaient disposées sur le sol, comme si le tapis ne suffisait pas. Ici, c’était le cabinet de travail. Sur une table géante en bois massif, un ordinateur trônait au milieu de la pièce.

Quelque chose cependant clochait, qui laissait perplexe. Ce très honorable Ahmad ibn Salih était un peu trop… réglo. Où visionnait-il les bandes vidéo, où écoutait-il la musique ? Bien sûr, c’était interdit, mais on sait bien que les musulmans diplômés ne se privent de rien en douce. Ce sont les collabos qui ont peur, pas eux. Peut-être avait-il téléchargé ses programmes préférés ? L’ordi n’était même pas protégé par un mot de passe, on pouvait y naviguer en toute indiscrétion. Non, rien du tout. Ni musique, ni vidéo ; Eugène Olivier se mit en devoir de recopier les fichiers avec l’impression irritante qu’il perdait son temps. Il ne savait, et ne voulait pas savoir ce que ses chefs recherchaient, mais il était prêt à parier qu’il n’y avait rien d’intéressant dans cet ordinateur si docile, si facile d’accès. Au fond, il s’agissait peut-être de ce que l’on appelait jadis un attrape-nigaud ? Et si, sur ce bureau démesuré, au milieu des dossiers sortis de l’imprimante, des journaux scientifiques ou dans la bonne douzaine de tiroirs, se cachait le véritable ordi, le portable contenant des données beaucoup moins conventionnelles ?

Tout en réfléchissant à ces délicates questions, Eugène Olivier n’oubliait pas de ranger dans la poche ventrale de sa combinaison les disquettes enregistrées. Il avait devant lui du temps de reste, et puis sa montre électronique bon marché dissimulait en fait un capteur d’alarme. Si Ahmad ibn Salih s’avisait soudain de rentrer à la maison plus tôt que prévu, ses copains postés à l’entrée de l’immeuble donneraient le signal. Oui, on pouvait dire qu’il travaillait en toute sécurité. Alors, pourquoi ne pas essayer, essayer, rien de plus ?

Eugène Olivier s’installa confortablement dans un fauteuil de cuir pivotant, bien calé sur l’appui-tête, posa ses mains sur les accoudoirs et ferma les yeux. Mettons qu’il soit un prospère patron de laboratoire, un peu nonchalant, où mettrait-il son portable pour qu’il soit à la fois dissimulé aux regards et d’accès facile ? Il était droitier, à en juger par la place de la souris. Ce serait donc à droite, pour éviter un geste incommode, et dans un périmètre qui permettrait de rester assis. (Bien sûr, il fallait encore exclure l’hypothèse gênante que le véritable espace de travail se trouvât non pas ici, mais quelque part à la cuisine sur une table, à côté d’un pot de confiture d’abricot abandonné…). Voyons, qu’est-ce qui était à droite ? Une pile de livres sur le bureau et des tiroirs en bas. Une liasse bigarrée de tirés à part en langue anglaise (évidemment, la recherche ne se fait pas en arabe), quelques publications russes (il fallait aussi s’y attendre) dans lesquelles se trouvaient des traductions littérales en caractères écoeurants, pas dans tous les articles, seulement dans ceux qui étaient marqués en rouge. Donc, nous savons l’anglais, pas le russe, apparemment, pas le japonais non plus, la langue de la liasse suivante…Tiens, tiens, un carnet écrit à la main, encore un… Nous y voilà !

Eugène Olivier n’avait pas la dangereuse habitude de se parler à lui-même, aussi se retint-il de pousser un cri de victoire, même en cet instant où triomphait son intuition.

L’objet qui, à première vue, pouvait sembler un carnet de plus, se révéla être, vérification faite, le fameux notebook dans une gaine de plastique framboise. Un portable assez performant de la firme parisienne « Farhad », bien que le dernier des débiles sache parfaitement que « Farhad » n’était chargé que du design du boîtier et de deux ou trois babioles insignifiantes dans l’organisation du clavier. L’intérieur était entièrement made in China jusqu’à la plus petite composante électronique. Comme la Chine n’exportait que des produits finis, l’acheteur, pour bénéficier du maquillage « Farhad » devait payer 50% plus cher. Néanmoins, la firme était florissante, car les fonctionnaires et les cadres supérieurs jugeaient de bon ton de faire travailler l’industrie « nationale ».

Eugène Olivier prit le temps de soupeser dans sa main l’ordinateur, comme s’il supputait la quantité d’ignominies qu’il contenait. Il suffirait de tomber sur un mot de passe un peu astucieux pour ne rien pouvoir recopier. Et puis, avait-il vraiment envie de se connecter ? Bah, après tout, qui ne risque rien n’a rien !

A peine eut-il soulevé le couvercle que le portable démarra sur le champ. Il chargea ses programmes à vitesse accélérée sans exiger le moindre mot de passe, et on voyait à quel point ce gadget était plus puissant qu’un ordinateur de bureau. Fait étrange, les icônes du menu se mirent à défiler sans laisser à Eugène Olivier la possibilité de choisir. Comme si l’appareil cliquait de lui-même pour aboutir à un site mystérieux. Ca, par exemple ! Sur l’écran se dessina un chat, apparemment idiot. Tout bête, sans code confidentiel et vide d’information, ah non, plus vide maintenant. En anglais, ou plus exactement dans ce jargon anglo-arabe que l’on parlait aujourd’hui en Angleterre, le programme annonça que l’Observateur était en ligne.

D’accord, un coup pour rien ! Visiblement, Ahmad ibn Salih avait programmé son ordi spécialement en vue d’un échange virtuel. Il ne serait pas sans intérêt, bien sûr, d’apprendre quels étaient les habitués de ce chat, et de quoi discutait ce joli monde, mais il valait mieux se retirer. Après tout, il avait siphonné l’information selon les règles, et tout le reste était le fruit de ses élucubrations. D’ailleurs, l’homme au pseudonyme allait quitter, on ne bavarde pas avec soi-même !

En caractères orange vif, une ligne s’afficha sur l’écran.

« L’Observateur dit : Intrus, connecte-toi »

Flûte ! C’était trop tentant de jeter juste un coup d’œil. Apparemment, ils avaient convenu d’une heure exacte car aucun interlocuteur n’apparaissait encore à l’écran.

« L’Observateur dit : Intrus, connecte-toi ».

Le deuxième pseudonyme ne réagissait toujours pas

« L’Observateur dit : Intrus, je sais que tu es là ».

A quoi rimait ce jeu de cache-cache ? Quelque intrigue amoureuse, vraisemblablement. Dans ce cas, inutile de perdre son temps. Au fait, s’il n’y avait pas de code confidentiel, c’est que le chat était réservé à deux interlocuteurs seulement. L’Intrus devait être justement le pseudo d’Ahmad ibn Salih et, de l’autre côté, on avait reçu le signal que le chat était ouvert.

Eugène Olivier s’apprêta à refermer le couvercle de l’ordinateur pour mettre fin à cette situation stupide. Il espérait seulement qu’il n’avait laissé aucune trace.

« L’Observateur dit : Intrus, tu es assis à mon bureau et tu n’as pas eu le temps de te déconnecter. N’en fais rien ».

Eugène Olivier laissa choir le notebook sur ses genoux. Non seulement l’appareil ne tomba pas plus bas, mais il afficha une nouvelle ligne orange.

« L’Observateur dit : Intrus, ne fais pas l’idiot. Je ne suppose pas, je sais que tu es là ».

C’était plutôt convaincant. Il faut croire qu’il avait malgré tout laissé sa trace. Mais qu’importe, les dossiers étaient maintenant bien à l’abri dans sa poche, il n’avait donc plus aucune raison de prendre des gants.

« L’Intrus accepte la conversation».

L’information venait de s’inscrire en lettres bleues sur l’écran

« L’Intrus dit : Eh, l’Observateur, va-t-en au diable… »

Eugène Olivier comprenait qu’il était en train de commettre une immense bêtise, mais ses doigts avaient couru tout seuls sur le souple clavier.

« L’Observateur dit : Intrus, tu ferais mieux de moins t’occuper de l’endroit où je dois aller. Par contre, toi, tu es fait comme un rat ».

Alors là, mon vieux, tu te mets le doigt dans l’œil. Tu as peut-être verrouillé tes portes, mais tu as bêtement calculé que les fenêtres étaient trop hautes pour moi. Si elles avaient été équipées de cellules photoélectriques, celles-ci auraient fonctionné depuis un moment.

« L’Observateur dit : Constate toi-même ».

Un claquement se fit entendre, mais pas dans l’ordi. Du coffrage de la jalousie venait de descendre une grille d’acier ultra léger, dont on comprenait la résistance d’un simple coup d’oeil. Eugène Olivier balança le portable et se rua vers les autres fenêtres. Là, même tableau, ainsi que sur les portes d’entrée et de service.

Quel crétin ! Mais quel crétin il pouvait être ! Ce notebook fonctionnait comme une alarme sophistiquée. Portes et fenêtres étaient contrôlées de l’endroit d’où provenaient les messages, vraisemblablement d’un bureau en ville. Un petit piège de luxe. Pas pour se protéger des voleurs, non, seulement pour attraper les indiscrets.

Il sentit ses mains moites comme si ses gants de plastique ultra fins s’étaient soudain remplis d’eau. Une sueur froide mouilla ses joues, colla ses cheveux sur son front. Le notebook, lancé sur le sol, continuait à aligner ses caractères lumineux.

« L’Observateur dit : Intrus, j’ai besoin de te dire deux mots ».

Ca semblait évident.

« L’Intrus dit : Observateur, tu peux te brosser ».

Sur l’écran éclairé, les lignes perdaient toute signification pour Eugène Olivier. Du coin de l’œil, il voyait bien qu’elles continuaient à défiler, mais son regard glissait sur elles sans les lire, comme s’il s’agissait d’une simple succession de lettres. C’était pour les fichiers qu’il avait mal au cœur. Mais toi, salaud, ta conversation, il faudra que tu t’en passes, que le diable t’emporte. Et puis tu pourras toujours courir pour me découper en morceaux ou pour me brûler les yeux avec ta cigarette, comme vous faites d’habitude.

Après tout, il n’avait à s’en prendre qu’à lui-même. Il lui fallut traverser le vaste appartement d’un bout à l’autre pour entrer dans la cuisine. Une plaque électrique. Sans intérêt. Pas de chance : un des placards est aussi protégé par une grille. Sans doute contient-il des instruments acérés et tranchants. On a peur d’une résistance armée. Et si j’avais un pistolet sur moi ? On me repérerait depuis une cache quelconque et on m’enverrait un jet de gaz asphyxiant. Mais je n’ai pas de pistolet. D’un moment à l’autre, c’est sûr, toute une bande va faire irruption. Pas les agents de sécurité qui se tiennent en bas. Ils seraient déjà là. Non, une voiture va amener ici un détachement spécial de gardiens de la vertu. Pas une minute à perdre.

Qu’est-ce qu’il y a de prévu ici pour se faire un rapide casse-croûte ? Voilà notre affaire. Eugène Olivier avisa un petit grille-pain. Tu n’es qu’un idiot, Ahmad ibn Salih. Peut-être pas un idiot, mais tu ne comprends rien. La salle de bain était revêtue d’un marbre de Sienne ambré qui jetait des éclats. Une énorme baignoire à jacuzzi et des vasques couleur champagne étaient prises dans un habillage d’ébène. Comme ces salauds aimaient la dolce vita ! On pouvait espérer, dans la foulée, trouver une prise à côté d’un lavabo.

Dans la haute psyché se refléta un visage blême aux yeux cernés. Les yeux gris, bizarrement, semblaient noirs. Seuls les cheveux châtain n’avaient pas changé : les pointes plus claires que les racines. Un visage de type normand comme avait dit un jour le père Lotaire. Le père Lotaire, en voilà un pour qui ce serait pire, s’il était à sa place. Oui, il était heureux que se soit lui.

Eugène Olivier abaissa la bonde de la vasque. Un jet d’eau puissant fit bouillonner une eau bleutée. Que faisait Jeanne en cet instant ? Au fond, cela n’avait plus d’importance maintenant. Le bouton de la chemise à carreaux qui ne tenait plus qu’à un fil, les boucles joyeuses de sa chevelure, la petite bouche aussi rouge que des fruits de berbéris. A son poignet, la montre fit entendre son signal strident. Zut ! Il fallait se grouiller !

Il risquait tant de le regretter, s’il n’y arrivait pas tout de suite !

Il eut du mal à brancher la prise du grille pain. L’ayant saisi entre ses deux mains, il plongea l’appareil dans l’eau. Rien ne se produisit. Bien sûr, il avait perdu la tête ou quoi ?! Eugène Olivier fut secoué d’un petit rire nerveux. C’était bien le moment d’oublier qu’il portait ces gants stupides !

La montre continuait de vibrer. Eugène Olivier, dans la panique, tirait sur ses gants, essayant de les arracher.

La dernière chose qu’il perçut, avant de s’écrouler sur le sol, fut une voix qui, sans aucun doute, proférait des jurons dans un idiome inconnu, du persan peut-être…. Le visage soigné aux moustaches rasées d’un homme corpulent se pencha sur lui, et Eugène Olivier, avec une rage désespérée, comprit qu’il n’avait pas réussi à se tuer. La décharge électrique n’avait pas eu lieu, par contre il avait reçu un coup sur la tempe gauche dont la violence lui faisait voir trente-six chandelles et provoquait dans ses oreilles d’horribles bourdonnements.

Les yeux marron clair d’Ahmad Ibn Salih croisèrent son regard. Ils échangèrent des éclairs de haine. L’Arabe fit une vérification, se redressa aussitôt, grinça des dents en arrachant le fil de la prise et projeta violemment le grille pain qui s’écrasa sur le sol carrelé avec fracas.

Mais, bon sang, c’était impensable qu’un fainéant d’Arabe, un quelconque laveur d’éprouvettes, ait pu fondre sur lui, ait eu le temps de l’assommer, lui, un soldat du Maquis ! A croire qu’il avait traversé la vaste salle de bain en volant ! Eh, gros derrière, que le diable t’emporte !

Eugène Olivier se remit lentement sur ses pieds, appuyé de tout le poids de son dos contre le mur. S’il avait seulement sous la main un objet aigu, pas pour ce salaud, ce serait de la folie, bien sûr, il n’était pas seul !

« Si tu avais seulement lu jusqu’au bout, morveux », dit l’Arabe en reprenant son souffle avec difficulté. Sa large poitrine se soulevait comme un soufflet de forge. « Je t’avais pourtant averti que je n’avais pas l’intention de te livrer aux gardiens de la vertu ou à la police »

« Et vous pensiez que j’allais vous croire sur parole » ricana Eugène Olivier.

«Tu ne vois pas que je suis seul ? Regarde un peu ce que tu m’as fait ? Pourquoi ? ».

Ahmad ibn Salih sortit un mouchoir de batiste et, après l’avoir humecté et rudement roulé en boule dans son poing, entreprit de se tamponner le visage. Eugène Olivier remarqua, non sans une vague satisfaction, que le chercheur avait payé cher le coup qu’il lui avait assené. Et cependant, comment avait-il eu le temps cet abruti du diable ? » Le maître des lieux sortit de la salle de bain en tournant tranquillement le dos, visiblement persuadé que son visiteur allait le suivre. Etait-il donc vraiment seul ? Ou alors, il se fichait de lui ? C’est ce qu’on allait voir. Ce respectable effendi (55) avait un peu trop d’assurance.

Ahmad ibn Salih se laissa pesamment tomber dans un fauteuil de cuir. Sans sa taille imposante, il aurait semblé obèse.

«Je ne suis pas sur écoutes ».

Eugène Olivier répondit avec un rire sarcastique :

« C’est le dernier de mes soucis ».

Encore tout étourdi, ses jambes flageolaient, mais Ahmad ibn Salih, semble-t-il, ne s’en souciait guère, pas plus que de savoir si l’Intrus allait rester planté là où s’il trouverait de lui-même où s’asseoir dans ce petit salon aux trois murs noirs, le quatrième étant constitué par la vitre d’un aquarium éclairé. Sans attendre une invitation qui tardait à venir, Eugène Olivier prit place sur le divan.

«Ah, tu crois ça ? Et c’est pareil pour Sophia Sévazmiou ? »

L’Arabe qui lui faisait face laissait peser sur son interlocuteur un regard lourd et scrutateur où l’on devinait une malveillance glacée teintée d’une sorte de dégoût.

« Qui ça ? Qui ça ? ». Le cœur d’Eugène Olivier avait bondi dans sa poitrine, mais il savait que son visage ne le trahirait pas.

« Tu as bien entendu. Voici l’adresse : Ghetto de Pantin, intersection des septième et onzième rues… ».

Une nouvelle bouffée de haine et de désespoir vint paralyser le garçon au point de l’empêcher de penser. Cela faisait juste deux ans que le maire de Paris avait décrété de remplacer par des chiffres le nom des rues dans tous les ghettos. Les Français, naturellement, continuaient entre eux à les nommer comme par le passé. S’ils utilisaient le chiffre c’était avec une grimace de répulsion qui n’échappait pas à leur interlocuteur. Il n’y avait qu’un ennemi qui pût employer cette numérotation avec une aussi superbe indifférence, et, en dix-huit ans d’existence, c’était la première fois qu’Eugène Olivier s’entretenait ainsi, vautré dans un fauteuil de cuir, face à face avec un ennemi. Bon, du calme ! Ce qui était entrain de se passer, le diable seul le savait, et il fallait ouvrir l’œil et l’oreille. Bon Dieu, s’il pouvait appliquer quelque chose de froid sur son front ou, au moins, boire un verre d’eau, il reprendrait complètement ses esprits, mais il n’allait tout de même pas demander service à ce salaud !

« Je doute que tu connaisses cette adresse, mais les autres, oui. Donc, ghetto de Pantin, numéro 7-11, appartement 5. Sophia Sévazmiou y vit déjà depuis une semaine et pour quelques jours encore ».

Pour le coup, ce n’était pas vraiment le moment de se laisser aller à ses émotions. L’attention d’Eugène Olivier était si tendue qu’il en oubliait de respirer et qu’il ne s’en rendait même pas compte. D’où tenait-il ces informations ? Ou alors, ce salaud bluffait.

«Quand tu raconteras ça, bien sûr, elle va faire ses bagages sur le champ. Qu’elle ne se donne pas cette peine, c’est inutile. Elle peut tranquillement rester sur place. Les gardiens de la vertu ne sont pas au courant. A propos, à votre place, je serais plus prudent avec ces entrevues dans le ghetto. En ce moment, on étudie un nouveau système. Pour la moindre bagatelle, on va mettre en garde à vue les adolescents, les jeunes d’une famille sur vingt. Sans toucher aux autres membres de la famille. On jugera les jeunes appréhendés et on les incarcérera dans des prisons pour infidèles, à Compiègne par exemple. Je pense que tu as entendu parler des conditions de détention dans ces prisons. Il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’on mette la main sur un ado de quinze ans qui s’est permis quelque geste insolent alors qu’on appelait à la prière, qu’on le fasse comparaître et qu’on le jette en prison. Mais ses parents sont prêts à bien des sacrifices pour alléger le sort de leur enfant détenu à Compiègne. Pas pour le libérer, ce serait impensable, mais pour lui faire passer une boîte de chocolats, lui éviter le mitard aménagé sous les chiottes, le sauver du harcèlement sexuel des gardiens. Dans ces cas-là, la vie de quelques dizaines d’étrangers ne semble pas un prix trop élevé. »

On pouvait déceler ce que l’on voulait dans la voix égale et bien timbrée d’Ahmad ibn Salih, mais, à coup sûr, nulle nuance de pitié pour ces gens contraints à des choix indignes et terrifiants.

C’est qu’il ne ment pas, pensa Eugène Olivier en un éclair. C’était plus que vraisemblable. Il était vrai que, depuis quelques temps, les ados étaient particulièrement visés. Il ne s’était pas tellement inquiété de ces arrestations qui, en aucun cas, ne pouvaient le concerner. Compiègne était réservée aux petits délinquants. L’Arabe, sur ce point, ne mentait pas, mais pour le reste ?

« Qu’est ce qui vous prend de me raconter tout ça ? J’en ai assez de jouer au chat et à la souris. Qu’attendez vous de moi, c’est idiot à la fin ! »

« Evidemment, où est l’intérêt de causer des complots du Maquis avec un type qui s’est introduit chez moi pour me piquer en douce mon argenterie ? »

En ricanant, Ahmad ibn Salih posa un instant son regard sur une tortue naine qui s’était collée contre la vitre de l’aquarium. Au fait, pourquoi ne pas lui laisser croire qu’il était bien venu pour voler des objets de valeur et puis que, tout d’un coup, l’envie l’avait pris de surfer sur la toile. Non, c’était ridicule, il faudrait être crétin pour gober ça.

Ahmad ibn Salih tapotait contre la vitre de l’aquarium et la tortue ouvrait la bouche sans comprendre pourquoi elle ne pouvait rien attraper sur cette surface lisse.

« J’ai besoin de rencontrer Sophia Sévazmiou. Je vois que tu n’as pas encore compris qui elle était. Mais je sais des choses qu’ignorent les gardiens de la vertu et mon silence sur ce point devrait être pour toi la garantie que je considère cette rencontre comme très importante ».

C’était un pauvre imbécile, rien de plus ! Jamais Sévazmiou n’irait croire l’un des leurs sur parole, pas un traître mot de ce qu’il pourrait dire. Et elle ne permettrait en aucun cas que quiconque lui impose les règles du jeu.

« Tu peux lui transmettre quelque chose », dit Ahmad ibn Salih en se levant et en quittant vivement la pièce.

Allait-il chercher du renfort ? Passer un coup de fil ? Eugène Olivier se glissa sans bruit vers la porte. On entendait seulement des claquements impatients, comme si on ouvrait les uns après les autres les tiroirs d’une commode.

« Tes enregistrements (je suppose que tu as consciencieusement léché mon disque dur), tu peux aussi, bien sûr, les communiquer à qui tu voudras, continua le savant depuis la pièce voisine, mais il vaut mieux, je pense, les remettre à madame Sévazmiou.

Cependant, je dois te dire que mes fichiers présenteront pour elle peu d’intérêt. Ils sont parfaitement aseptisés ».

En prononçant ces paroles, Ahmad ibn Salih, avec une souplesse étonnante pour son poids, apparut sans bruit dans l’encadrement de la porte, se trouvant ainsi nez à nez avec Eugène Olivier. Il tenait un emballage de cellophane qui contenait une petite boîte. L’Arabe fit tomber l’objet sur la paume de sa main. La boîte ressemblait plutôt à un écrin en bois de poirier, à peine plus grand qu’un paquet de cigarette, dont le couvercle coulissant était décoré d’un motif à moitié effacé.

«Voilà la chose » dit-il en tendant le coffret à Eugène Olivier. Celui-ci recula d’un pas.

« Ouvrez ».

Ahmad ibn Salih obtempéra. Il fit glisser le couvercle avec précaution, faisant apparaître le contenu ou plutôt l’absence de contenu, car l’écrin était vide. Puis, spontanément, il se pencha et huma l’intérieur de la boîte.

« C’est vrai, l’odeur est assez forte, mais absolument inoffensive ».

Du bois sombre et chaleureux se dégageait un parfum capiteux. Eugène Olivier, perplexe, tournait et retournait l’objet entre ses mains. Il semblait très vieux et les incrustations d’ambre avaient presque toutes disparu. Bon, et alors ?

Ces petits jeux énigmatiques étaient agaçants. Devant lui se tenait un ennemi, un ennemi, à n’en pas douter qui n’arrivait même pas à dissimuler son hostilité.

«On peut évidemment s’en débarrasser dans la rue en la jetant dans la première poubelle venue… dit Ahmad ibn Salih en prenant la direction du couloir pour signifier que l’entretien était terminé. Mais, à ta place, je ne le ferais pas ».

Il avait bien besoin de savoir ce que l’autre ferait à sa place ! Par contre, ce qu’il allait faire, lui, voilà qui n’allait pas de soi… Il s’agissait peut-être d’une machination machiavélique qui consistait à sacrifier un pion pour s’emparer de la dame. Ou plutôt de la reine. Merci tout de même pour le conseil au sujet de la poubelle. Mais pas forcément la première venue.

Ahmad ibn Salih, qui précédait le garçon dans l’entrée, s’arrêta brusquement comme s’il venait de saisir sa pensée et se retourna.

« Ecoute…Si Sophia Séviazmou se trouve effectivement ce soir à l’adresse indiquée, pourquoi aurais-je besoin d’un appât ? Tu pourras vérifier par toi-même si j’ai menti ou non ».

*
**

Au numéro indiqué par l’Arabe se trouvait une boutique d’antiquaire ou plutôt une brocante à en juger par le bric à brac qui s’y entassait. Les murs étaient encombrés par des cintres chargés de vêtements d’une autre époque. On confectionnait encore des chemisiers sans manches ou à manches courtes, mais seulement pour l’usage domestique tant ils étaient provocants. Il ne viendrait à l’idée d’aucun couturier musulman de proposer des corsages modestes à carreaux discrets comme celui-là avec des poches pratiques ou comme ce chemisier beige, sans ornement. Sur les étagères étaient empilées des tasses de faïence dont certaines portaient un décor humoristique : des animaux portant costume et occupés à des affaires humaines. Comme elles étaient à la mode au tournant du siècle : les gardiens de la vertu avaient beau les détruire systématiquement, il en restait encore ! Se trouvaient aussi des encadrements métalliques ou sculptés destinés à des photographies et dont l’usage s’était perdu. Mais à première vue, il y avait surtout des bibelots insignifiants comme des cafetières turques, des vases ébréchés, des plateaux ou des coffrets. C’est pourquoi quand Sophia retourna entre ses mains la « chose » problématique, elle avait tout l’air, vue de l’extérieur, d’une cliente qui jaugeait un des objets proposés à la vente et l’expression de son visage correspondait en tout point à celle d’un chaland en quête de quelque babiole.

« Je connais cet objet, effectivement » dit Sophia au fond du local obstrué par le fatras, en se balançant dans un vieux fauteuil à bascule. «C’est dans ce coffret que mon beau-père conservait sa myrrhe rouge. Même si j’avais oublié ces incrustations à moitié perdues, l’odeur aurait suffi à m’en faire souvenir. C’était sa lubie : il préférait la myrrhe à l’encens. Il n’y a pas à dire, il est assez commode de disposer d’un message que seul son destinataire est en mesure de décrypter. Il faut croire que le projet ne date pas d’hier ».

Eugène Olivier gardait le silence. Ce n’est pas le rôle d’un soldat de questionner son général, même si ce dernier donne l’impression de vouloir prendre son avis. En fait, Sophia Sévazmiou devait réfléchir à haute voix, elle ne pouvait tout de même pas s’intéresser à l’opinion de quelqu’un qui avait trouvé le moyen de commettre deux bourdes avant midi. Un vrai record ! D’abord, il avait échoué, et, deuxièmement n’ayant pas été capable de mettre fin à ses jours, il avait compromis une masse de gens. Et encore, il n’était pas certain que son actuelle démarche ne constituât pas une troisième gaffe, celle-là la plus énorme.

Sophia enfouit le coffret dans l’une de ses poches, et tira de l’autre ses éternelles papirosses.

« Ne cherche pas à comprendre, mon petit gars, avec tes dents de lait tu n’arriverais pas à casser cette noisette. Comme tu vois, le fait que tu sois resté en vie n’a entraîné aucune catastrophe. ».

Eugène Olivier trouva le courage de lever les yeux.

« Je n’en suis pas certain ».

« Tu veux savoir si quelque parent du côté de mon mari n’est pas toujours de ce monde ? ».

Sophia eut un petit rire ironique et s’étira.

« Sois gentil, passe moi un cendrier, sinon je vais faire tomber de la cendre par terre et le père Georges n’a pas de domestique. Autant que je sache, personne n’a survécu. En 75tout cas, pas en Eurabie. Et, de plus, tout le monde sait bien que l’on ne peut rien obtenir de moi par chantage ».

A vrai dire, Eugène Olivier ne le savait pas avec certitude, mais certains bruits inquiétants lui étaient parvenus aux oreilles. Au sujet d’une tentative de chantage. Les otages avaient péri, mais ils avaient été si impitoyablement vengés que les wahhabites s’en étaient tenus là. On murmurait que la vengeance s’était exercée durant presque une année, et que seul un des preneurs d’otage était resté en vie. Mais, l’attente du châtiment l’avait rendu fou. Maintenant, il se jetait sous son lit d’hôpital dès qu’il voyait apparaître un infirmier inconnu. Tout cela, au demeurant, n’était peut-être qu’un de ces nombreux racontars qui traînent à la suite de personnalités comme Sophia Sévazmiou.

« C’est la seule idée qui m’ait effleuré, prononça-t-il d’une voix à peine perceptible. C’est un ennemi, et quel atout un ennemi peut-il cacher dans sa manche sinon le chantage ? ».

Sophia se balançait sur son fauteuil à bascule.

«C’est vrai, avec eux en effet, on ne sait jamais…. Sais-tu pourquoi ils n’ont pas réussi à s’emparer de toute la planète ? Tu ne peux pas t’en souvenir, mais l’occasion leur en a été donnée, ils auraient pu ».

Eugène Olivier se taisait. La culpabilité le rongeait comme ce renardeau qu’un petit Spartiate avait caché contre lui, sous sa chemise, et dont l’histoire lui avait été racontée par sa mère quand il était gosse. Il ne lui restait plus qu’à souffrir, sans mot dire. Il n’allait tout de même pas supplier qu’on le pardonne ou qu’on le justifie

« Ecoute, assieds toi donc sur cette caisse et cesse de virevolter devant mes yeux ! ».

Comme toujours, la remarque la plus anodine sonnait involontairement dans sa bouche comme un ordre.

« Vois-tu, déjà à l’époque qui a précédé les bouleversements, les fils d’Allah aimaient à mettre en avant, comme un slogan de propagande, l’affirmation selon laquelle, à la différence des chrétiens, ils dialoguaient avec l’instance suprême sans intermédiaire. En réalité, c’est une totale absurdité, mais pour plus de détails, il vaut mieux s’adresser au père Lotaire. D’ailleurs, tu devrais le faire, il est bon de connaître ses ennemis à fond. Mais, cette absurdité, curieusement, contient une part de vérité. Aucun des élus, tout fiers de « converser en direct avec Allah », ne peut arriver à comprendre comment Allah a pu dire, toujours en direct, à un autre élu comme lui, des choses qui se contredisent. Surtout lorsqu’il s’agit de litiges matériels. Ils sont incapables de s’entendre pendant longtemps ! ».

L’odeur âcre des papirosses était plus suave que n’importe quelle myrrhe. Quel pouvait être le secret de cette femme dont la seule présence l’emplissait d’un tel bonheur ?

Et pas lui seulement. Combien de fois avait-il pu saisir sur d’autres visages l’éclat fugitif de ses propres états d’âme !

« Ils n’ont pas réussi, sinon, c’en était fait de nous. Ils ne réussissent pas plus aujourd’hui. Voilà qu’un fieffé coquin a maintenant l’idée de miser sur les kafirs (56) dans son jeu de poker contre un quelconque coreligionnaire. Disons, ce fameux Ahmad ou le type qui se cache derrière lui, peu importe ».

Et voilà, tout rentrait dans l’ordre maintenant. Bien fait pour ton grade, « derrière » ! Tu peux toujours courir, tu imaginais que Sophia Sévazmiou allait accepter de te rencontrer !

Sophia éteignit son mégot.

« Et quel lieu de rendez-vous ce type a-t-il proposé ? »

Eugène Olivier sursauta si fort qu’il renversa carrément à terre la boîte qu’il tenait et tout son insolite contenu : des éventails chinois en papier.

« Vous n’y entendez rien aux jeux de cartes, vous, les jeunes, dit Sophie en riant de ses yeux noirs. Bon, supposons qu’il cherche à se servir, à l’aveuglette, des forces du Maquis. A cette occasion, il peut nous livrer quelqu’un de leur cellule d’action, le démasquer. Le plus probable c’est qu’ils aient besoin d’une ou de deux exécutions punitives bien ciblées, pour que le fonctionnaire responsable de la protection de ces importantes victimes éventuelles vole de son poste. Pour autant que je les connaisse, ils sont prêts à livrer ou exposer leurs congénères, si tel est leur intérêt. Mais, nous avons la possibilité de faire tourner ce petit jeu à notre avantage et non au sien. Et puis, d’où peut-il savoir ce que les gardiens de la vertu ignorent encore ? Sur ce point cette canaille n’a pas menti, il n’y a pas d’exemple que les « vertueux » ait laissé passer une chance de me mettre la main dessus. Tout cela me déplaît fort, même très fort. Je crois que ton effendi va devoir satisfaire ma curiosité. Et, de plus…. De plus, il y a une autre bizarrerie. D’où a-t-il pu sortir ce petit objet ? Alors que tous les biens personnels du père Dmitri Sévazmios sont restés en Russie.

(53) Mirhab : niche orientée en direction de La Mecque.

(54) Minbar : siège de l’imam dans une mosquée.

(55) Ici : savant (arab.)

(56) Même signification que guiaour, voir, supra, note n° 1

Laisser un commentaire

Votre commentaire sera publié apres contrôle.



Soyez le premier à commenter