La mosquée Notre-Dame de Paris – 4

4 – Une confession sans confessionnal.

Estonie, année 2006.

Annè Virvé entrouvrit le panneau tout neuf à double vitrage et, aussitôt, la rumeur de la Narva Mante s’engouffra dans la pièce. Oui, même si les baies ne donnaient pas directement sur le trottoir, le bruit était un inconvénient majeur de l’appartement. Et par malchance, les rails de tramway bifurquaient juste sous ses fenêtres. Il y avait un autre défaut, les plafonds étaient vraiment trop bas. Mais à quoi bon se lamenter, pour accéder au standing supérieur, il aurait fallu débourser davantage, bien davantage. Quelle femme indépendante peut, de nos jours, se payer, à trente ans, un quatre pièces au centre de Tallinn ? Enfin, presque au centre, question de point de vue. Les habitants de nos éreintantes mégapolis vous diront que, pour eux, habiter presque au centre ville c’est ne pas avoir plus de vingt minutes de transport en commun pour s’y rendre. A Tallinn, il faut quinze minutes à pied depuis les tours de Viru. On ne peut pas dire que ce soit la banlieue, mais tout de même…

Anne referma la fenêtre d’un geste décidé. Quand on dispose d’une bonne climatisation, on peut se passer de l’air pollué de l’extérieur. Et puis, elle devait cesser de se tourmenter pour savoir si, avec la même somme, elle aurait pu trouver mieux. L’affaire étant conclue, ce n’était plus le moment d’y penser. De toute façon, elle n’avait déjà que trop attendu, car depuis six ans, les rentrées conséquentes d’argent étaient taries, et il lui avait fallu se contenter de trois sous, vivre sur des salaires de misère : quelquefois pas plus d’une pitoyable centaine d’euros par mois. Et les années passaient, il était temps de s’installer dans la vie. Est-ce qu’une pauvre fille, logée dans un réduit chez ses parents, dans le quartier pouilleux d’Oismae, pouvait espérer décrocher un beau parti ? Grotesque. Et il ne s’agissait pas de calcul intéressé, mais de style de vie.

D’ailleurs, l’appartement n’était pas mal du tout. La cuisine ne donnait pas directement sur la rue, elle en était séparée par une jolie loggia carrée. Anne s’était longtemps posé la question au moment des travaux de remise à neuf : ne fallait-il pas abattre la cloison pour agrandir la cuisine ? Cela aurait fait une cuisine-salle à manger. Mais, elle avait bien fait de s’abstenir. Ce n’était plus la mode d’étaler aux regards les lavevaisselle et autres frigos-congélateurs. Le résultat final était bien plus astucieux : du salon, accès direct à un petit jardin d’hiver, une cloison vitrée permettant d’avoir, dans la cuisine, une vue sur les luxuriantes plantes vertes. Avec un sourire de satisfaction, Anne caressa de la main la crinière d’un papyrus dont les hampes retombaient sur une jardinière en céramique. On avait même pu installer ici un petit banc, permettant à un ou deux invités de passer du salon pour s’isoler à l’heure du café.

Oh, que d’argent elle avait englouti dans ce salon ! Elle se souvenait avec horreur du spectacle qu’il offrait au moment de l’achat. Des papiers peints aux motifs démodés sur des murs aux surfaces inégales, un lino gris râpé, par endroits, jusqu’à la trame noire. Les anciens propriétaires étaient, semble-t-il, un couple de petits vieux. Les retraités déménagent massivement dans des studios, ils n’ont pas les moyens d’entretenir un grand appartement. Rien que pour le chauffage, il faut voir comme la facture augmente ! Et heureusement qu’il y a ces opportunités, sans elles, l’immobilier serait encore plus cher.

Mais ce qui fait vraiment mal au cœur, c’est que la hauteur ne permet pas de placer des faux plafonds. Dommage, bien sûr, mais le mobilier IKEA suffit à lui seul pour créer un décor fonctionnel de style moderne. Là, d’ailleurs, réside le paradoxe : IKEA passe pour une marque populaire, et, en même temps, c’est le seul mobilier qui soit capable de témoigner de l’aisance de son propriétaire. Le secret est simple : pour que la fonctionnalité joue pleinement, il faut que toutes les pièces soient équipées en IKEA, ce qui suppose des moyens importants. (Bien entendu, les vieilleries de « grands-mères » que l’on met spécialement en valeur, ne comptent pas. C’était le cas de la machine Singer à pédale qui produisait chez Annè un si bel effet…). Autrement, on voit des gens qui installent des rayonnages modernes au milieu de meubles passés de mode, tables ou divans, rescapés, s’il le faut, de l’époque soviétique. Lamentable spectacle !

L’interphone sonna joyeusement. (C’est vrai que l’installation d’une caméra vidéo dans le hall d’entrée n’aurait pas été de trop, il faudrait régler ce problème avec les autres co-propriétaires !). Une femme, à la voix jeune, se présenta en anglais :

« C’est de la part du fonds international « Problèmes de démocratie ». Un sondage sociologique proposé à la population. Accepteriez-vous de consacrer quelques minutes à notre questionnaire ? »

Annè hésita un instant. D’un côté, depuis que l’Estonie était devenue membre de l’UE, les sociologues de tout crin et les responsables d’association ne vous laissaient plus une minute de repos. Mais, tout compte fait, il n’était pas si désagréable d’introduire dans son nouveau chez soi une personne cultivée. Cette dernière considération l’emporta. « Entrez, je vous prie » dit-elle en appuyant sur une touche. Son anglais n’était pas irréprochable, mais il n’y avait pas lieu non plus d’en avoir honte.

La visiteuse, effectivement jeune, très jeune même, la déçut un peu au premier abord. Petite et maigrichonne, elle était habillée à la façon des intellectuelles de la vieille Europe. Baskets, jeans noirs, sous-pull sombre et anorak rose. Ses cheveux châtains tombaient librement sur les épaules, elle aurait pu passer chez le coiffeur pour se faire au moins couper la frange. Allez savoir avec des filles comme elle si elles vivent dans une caravane ou dans le château de leurs ancêtres. C’est toujours désagréable d’avoir à faire à des gens qui ne jouent pas franc jeu.

« Si vous voulez bien passer au salon ». Annè ne put s’empêcher de regretter le temps perdu. Il y avait peu de chance que cette gamine, vraisemblablement une étudiante, accorde un simple regard aux décors en bois de hêtre clair qui se détachaient si joliment sur le fond bleu ciel des murs impeccablement aplanis ou à son home cinéma avec écran à cristaux liquides. Deux mètres sur un mètre trente, ça n’est pas rien. Il occupait presque tout le mur du fond.

« C’est joli chez vous ».

« Ca vous plaît ? » demanda Annè que la surprise faisait rayonner de joie. « Figurezvous que je viens juste d’emménager »

Ayant pris place sur un fauteuil d’osier, la jeune fille tira sur le champ, de la poche de son anorak, un ordinateur et se mit à tapoter sur le clavier à l’aide d’un stylet. Il y avait une étrange maladresse dans sa façon de tenir l’instrument dans sa main gauche.

« Vous prendrez bien une tasse de café ? »

« Merci, plus tard peut-être ». Annè n’avait pas remarqué jusqu’à présent cette voix curieuse, à la fois sonore et légèrement enrouée.

Annè fut soudain prise du désir de faire visiter son nouveau logis. Cette fille, qui, sans perdre de temps, avait déjà rentré dans son ordinateur les informations habituelles : âge, sexe, situation familiale, profession, sports pratiqués (ski alpin, tir), lui semblait une énigme. Patience, ça n’allait pas durer éternellement.

« Nous enquêtons sur ce que les Estoniens de souche, d’âge et de situation sociale différents, pensent du problème posé par la population dite russophone. Quel genre de solution envisageriez-vous personnellement ? »

Voilà donc où elle voulait en venir. Il allait falloir se tenir sur ses gardes. Répondre sans louvoyer, mais en veillant avec vigilance au caractère politiquement correct de la formulation. Les Européens de l’Ouest ne devaient se faire aucune illusion à ce sujet.

« Je ne vois, malheureusement, qu’une solution. Le rapatriement des russophones. Que la Russie prenne soin de ses ressortissants ».

« Comment expliquez-vous que, parmi vos compatriotes, il se trouve si peu de partisans d’une assimilation progressive de la population russe ? »

« Pour le plus grand regret des Estoniens, et le mien en particulier, il existe un malentendu entre les pays Baltes et les autres pays de l’UE. Nous autres, Estoniens, ne sommes compris que des Lettons, nos frères dans le malheur. Même les Lituaniens prouvent qu’ils ont la mémoire courte. La faute historique des occupants russes envers les Estoniens est trop grande pour que l’on puisse passer l’éponge. Nous n’en sommes pas moins un peuple cordial et hospitalier. Est-ce que nous n’accordons pas l’asile politique à des multitudes d’émigrés musulmans ? ».

Pas question évidemment de le leur refuser, sous peine de soulever des hurlements à travers toute l’UE. Mais, bien sûr, il valait mieux s’abstenir de cette remarque.

La jeune fille écoutait Annè avec attention, cependant quelque chose semblait lui déplaire. Mais quoi ?

« Nous accueillons avec bonheur les gens qui ne nous ont fait aucun mal. Et quelque effort que fassent les Russes (et on en trouve) pour abandonner leur langue et se plier aux exigences de nos usages, est-il possible d’oublier comment, au milieu du siècle passé, ils nous ont imposé le sanguinaire régime communiste ? ».

Cet argument était imparable. Qu’est-ce qu’on pouvait bien lui opposer ?

« Il aurait fallu, en 1919, comploter un peu moins avec les bolcheviks pour leur vendre Ioudenitch (44). Peut-être qu’alors, il n’aurait plus été question de vous imposer quoi que ce soit ».

Qui c’est encore ce Ioudenitch ? Ah, l’année 1919 !

« C’est que les bolcheviks promettaient alors de nous céder des territoires ! ».

« Ils étaient donc les bienvenus, n’est-ce pas ? ».

Ce n’est qu’à ce moment que Anné comprit que la jeune fille parlait russe.

« Mina ei raagi vene (45) ! » s’écria-t-elle avec une épouvante qui la surprit elle-même.

Cette gamine n’était qu’une provocatrice russe sous le masque d’une sociologue. Les Russes, quand ils sont jeunes, adorent faire les malins, mais on en vient vite à bout. A dixhuit ans, ça fait romantique de rester le ventre creux, mais à vingt ans déjà, on a faim, un point c’est tout. Deux ou trois sorties de ce genre, soldées par une plainte à la police, et les problèmes d’embauche sont garantis. Les parents se lassent plus vite de nourrir un enfant adulte que de râler dans leur cuisine contre les autorités. Parce que cette cuisine ne déborde pas de provisions.

Mais, tout en se rassurant, Annè demeurait nerveuse. En voilà une sottise ! Cette effrontée était seule, chétive, on pouvait s’en débarrasser d’une pichenette.

« Quand ça vous arrange, vous êtes tous bien contents d’être raagi ».(46)

La jeune fille fourra dans sa poche l’ordinateur devenu inutile. La maladresse de sa main gauche parut à nouveau évidente.

« Pourquoi cette intrusion chez moi ? Elle est illégale ! », dit Annè en faisant trois pas en direction de la fenêtre, comme pour s’éloigner de la visiteuse.

« Stop ! Restez là où vous êtes ! ». De la poche droite de l’ample anorak venait de jaillir un revolver. « N’essayez pas de vous approcher de l’alarme ! ».

Ce n’était pas tant le revolver (peut-être était-il factice) qui effrayait Annè au point que ses mains en tremblaient. Mais comment cette jeune marginale pouvait-elle savoir où se trouvaient les commandes ?! C’était invraisemblable, absolument incroyable ! Sans doute, une simple coïncidence, un coup de bluff.

« Quelle alarme ? Il n’y en jamais eu dans cette maison ».

« Non, sauf le bouton qui se trouve à côté de la commande électrique des persiennes et le faux commutateur. Pas grand-chose en effet. Mais vraiment, tu ne me reconnais pas ? »

La jeune fille tenait le revolver avec aisance, sans tension ni tremblement, Annè était bien placée pour s’en rendre compte. De la main gauche elle reboutonnait, non sans difficulté, la poche où se trouvait l’ordinateur. Elle ne se servait que de trois doigts, les deux autres, l’annulaire et l’auriculaire, figés en position courbée donnaient l’étrange impression d’être morts.

«Non !! Ce n’est pas toi ! ». Des gouttes de sueur glacée perlaient au front d’Annè. Et pourtant, c’était bien elle, et même pas tellement changée. A part les cheveux qu’elle portait longs maintenant, tandis qu’alors, taillés courts et d’une couleur que la saleté rendait indéfinissable, ils commençaient à peine à repousser. Toujours aussi petite, les traits du visage presque aussi enfantins. Alors, elle faisait même plus vieux, avec son visage boursouflé, maladif. Un vieux chiffon souillé de sang séché lui bandait la main, et, par-dessus son tee-shirt léger était jeté un vieux blouson d’adulte. Elle avait été kidnappée en été, et cela se passait en novembre. Un temps affreux, bouché, les arbres complètement dénudés, ce n’était plus la saison de travailler. Voilà pourquoi Annè était allée vivre chez Ahmet. Elle avait aperçu la gamine plusieurs fois, peut-être assez souvent, elle n’avait pas fait attention. Mais elle en avait gardé le souvenir vivace. Et justement l’image, restée gravée, d’une misérable fillette qui rentrait avec effroi la tête dans les épaules l’empêchait de faire le lien avec cette jeune personne si sûre d’elle.

« C’était bien dans notre langue d’occupants que tu bavardais avec lui quand vous faisiez l’amour. Et dans notre langue d’occupants que vous marchandiez tes services ».

« Mais toi, justement, tu n’es pas russe ! » s’exclama Annè.

« Même ça, tu ne l’as pas oublié » dit la jeune fille avec un sourire presque aimable

« Ma mère était russe, tu ne peux pas comprendre. Le sang russe est le produit d’un tel brassage, et rien n’a été perdu .Je te mets au défi de me citer un nom, un seul nom d’Estonien de génie, savant, compositeur ou autre. Et ne va pas me refiler votre Ristikivi (47), des classiques de cet acabit, on en a à revendre dans nos maisons d’édition. Vous êtes des individualistes (48) monoethniques. Du Marquez (49) tout craché, où des gens comme vous finissent par mettre au monde des enfants dégénérés qui naissent avec une queue de porc ».

D’accord, qu’elle radote sur Marx (50) ou sur Lénine, peu importe, l’essentiel était qu’elle recherche elle-même le contact. C’était le b-a ba : plus longtemps on maintient l’échange, moins le coup risque de partir. Ce n’est pas tout d’être un tireur d’élite entraîné, il y a plus important. Il fallait causer, s’approcher un peu et, puisqu’elle était au courant de l’alarme, lui sauter dessus et lui tordre le bras. Dans un corps à corps, venir à bout de cette morveuse serait plus simple que bonjour.

« Tout ça, ce sont de vieilles histoires…Et toi, maintenant, tu arrives avec tes récriminations. Qu’est-ce que tu as fait ces dernières années ? »

« Des études ». Pour l’instant, la jeune fille était encore sur ses gardes. Trop tôt pour s’approcher.

« Des études ? Ah, tiens ? Et qu’est-ce que tu apprenais? ». Annè feignait un intérêt bienveillant.

« Ce que j’apprenais ? – répéta la jeune fille en souriant – j’apprenais à haïr de façon professionnelle. Tout le programme, de A à Z. Une seule année n’aurait jamais suffi. Rien que le cours consacré au syndrome de Stockholm (51) et à toutes ses variantes possibles, un vrai trésor. Et moi qui pensais que j’y avais toujours échappé. Simple illusion de non spécialiste trop sûr de lui. J’en étais atteinte. Comme peu de gens savent haïr correctement ! ».

« Mais pourquoi moi ? Pourquoi cette haine contre moi précisément ? »

C’était une folle. La plus folle d’entre les folles. Les choses se compliquaient, les fous déploient quelquefois une force physique bien supérieure à leur développement musculaire.

« Contre toi ? Encore une ânerie. Contre tous ceux qui se trouvaient là-bas où qui auraient pu s’y trouver, ce qui revient au même finalement ».

« Mais c’est chez moi que tu es venue. Alors que moi, en fin de compte, j’étais là-bas tout à fait par hasard. Je ne suis pas tchétchène, tu le sais bien. Je faisais du business, rien de plus ».

« Et pas le moins lucratif, pas vrai ? ». La jeune fille, d’un brusque coup de menton, désigna le canapé recouvert d’un plaid fantaisie couleur ultra marine orné de motifs géométriques orange. Cent dollars pour un homme du rang, trois ou quatre cents pour un officier. Si on compte en hommes du rang, à combien ce chiffon t’est-il revenu ? A deux ou trois hommes, ja ? C’est pas bon marché, ces trucs là. Combien de jeunes gars ne sont pas revenus chez eux parce que tu t’étais installée sur la fourche d’un arbre, armée de ton fusil à lunette. Et pourquoi ? Pour pouvoir décorer cet appartement miteux. C’est qu’on baigne dans le sang jusqu’au genou, ici. »

« Non, non, tu te trompes ! ».

Annè veillait à ce qu’aucun trait de son visage ne trahisse la peur, ce qui aurait signé sa perte à coup sûr. Mais la sueur ruisselait le long de sa colonne vertébrale sous le léger peignoir et perlait en grosses gouttes dans la paume de ses mains.

« Je n’ai fait qu’un bref séjour en Tchétchénie ! Mon argent vient surtout de mes indemnités d’expropriation. On a construit une grande usine à l’emplacement de la maison de ma grand-mère ! Je peux te verser une compensation pour le préjudice moral que tu as subi ! J’ai un compte en banque ! ».

« Pauvre idiote, c’est moi qui ai un compte à régler ».

La jeune fille, à vue d’œil, prenait de l’assurance, une autorité d’adulte et, le pire, c’est qu’elle maintenait la distance sans relâcher son attention.

« En fait, je me suis intéressée à toi par hasard, mais si tu me vois ici, c’est que j’ai tout appris sur toi. L’argent règle beaucoup de problèmes, pas vrai ? Mais pas tous. Il y a des cas où racheter sa vie est impossible ».

La jeune fille ne perdait pas non plus de vue l’alarme, ou plutôt son revolver y veillait. Curieusement Annè se souvint de ce triangle en paille qu’elle avait l’intention de suspendre à Noël au plafond du salon, plutôt que d’installer le sempiternel sapin, passepartout en Europe. Cela ne se ferait pas, elle le comprenait clairement. Et ce n’était pas tant la gamine qui était en cause, ni son revolver, mais autre chose, une étrange et absurde conviction que toute résistance était insensée parce que son heure avait sonné. Voilà donc pourquoi les gens avaient parfois des comportements incompréhensibles face à la mort !

« Tu veux me tuer ? », dit Annè d’une voix blanche, sans timbre, qu’elle ne reconnut pas elle-même.

« Je vais te tuer. Et sans aucune rétribution. Recule par là, vers l’estampe ».

La pratique du tir, c’est vrai, n’avait jamais été pour Annè qu’un business. Elle ne parlait jamais à ses victimes, ne les voyait jamais de près tant qu’ils étaient en vie. Mais cet ordre, comme son intonation lui était familière ! Tuer au milieu de la pièce ou près de l’estampe, quelle différence ? Aucune. Mais celui qui exécute de près donne souvent des ordres. Pourquoi ? C’est absurde, à moins qu’il y ait tout de même un sens ? Annè n’eut pas le temps de comprendre.

La jeune fille en anorak rose sembla redevenue soudain une gamine. Elle s’approcha et se pencha attentivement au dessus du corps de cette femme sophistiquée en peignoir à dentelles noires. Les jambes écartées, elle gisait sur le tapis aux poils longs comme dans l’herbe d’un gazon. Et ses jambes étaient bronzées et musclées. La mauvaise qualité de ses cheveux bicolores était habilement masquée par une coupe et un méchage réussis. La jeune fille, immobile, regarda un moment. Puis elle tira d’une autre poche un sachet plastique contenant des lingettes antistatiques. Elle essuya rapidement et avec un soin méticuleux tout ce que ses mains avaient pu toucher.

Paris, année 2048.

« Vous êtes trop jeune, mon père, pour comprendre la trivialité de la scène mélodramatique que nous sommes en train de jouer, vous et moi ! dit la femme en tirant sur son éternelle papirosse. Du temps de la jeunesse de mes parents, on tournait quantité de films dans lesquels nous n’aurions pas fait mauvaise figure. Une vieille pécheresse repentie raconte l’histoire de sa vie à un jeune prêtre célibataire, débordant du plus noble idéal. Beau de sa personne, ça va de soi. A l’époque, le cinéma idéalisait à l’extrême le célibat des prêtres. C’était, bien sûr, avant que l’on interdise tout film sur le christianisme afin de ne pas offenser la sensibilité des Européens musulmans. Puis ce fut le cinéma en général qui fut interdit ».

Le prêtre n’avait accordé aucune attention à l’ironie du propos. Il connaissait ce procédé et le désignait d’un terme spécial « rituel d’autodéfense ». Mais l’histoire de cette âme immense, consumée dans sa jeunesse, et incapable de puiser de l’énergie ailleurs que dans la haine, était insolite, même par les temps qui couraient.

« Vous disiez, qu’à partir de ce jour, vous aviez été transformée ? » demanda-t-il à voix basse.

« Pas dans mon âme, je dois vous décevoir, dans mon corps seulement ».

« Que voulez vous dire ? »

« Après ma captivité, j’avais cessé de grandir. Et qu’est-ce que les toubibs ne m’ont pas fait absorber ! On avait fini par admettre que je resterai avec ma taille de un mètre cinquante. Mais entre dix-huit et vingt ans, j’ai fait une poussée soudaine de quinze centimètres. Cette croissance rapide m’épuisait au point de perdre parfois connaissance. Ensuite, j’ai encore gagné trois ou quatre centimètres en l’espace d’un an et demi. ».

Le prêtre sourit, ce qui le fit paraître plus jeune que ses trente-trois ans.

« On peut au moins se féliciter que chaque affaire semblable ne se soit pas soldée par une nouvelle poussée de croissance. Sinon vous auriez rattrapé le minaret de la tour Eiffel ».

La femme, en tirant sur sa cigarette, fit un rond de fumée.

« Ils n’ont pas besoin de ça pour faire peur à leurs enfants avec moi. Malheureusement, il n’y a aucune raison ».

« Vous n’avez jamais tué d’enfants ? » demanda le prêtre avec, dans la voix, une nuance qui rappelait la palpation prudente d’un médecin qui cherche à localiser une tumeur.

« Hélas, non, bien que cet hélas ne puisse que vous choquer. C’est stupide de ne pas les tuer, mais je me suis permis de commettre ces stupidités. Ou plutôt, de ne rien commettre du tout »

« Tous les enfants sont cruels » murmura le prêtre. Il se tenait assis en face de Sophie, la tête appuyée dans la main qui cachait ses yeux. Il ne portait pas son étole, mais il obéissait à un vieux réflexe devenu une part de lui-même : quand on reçoit pareilles confidences, on n’a pas à voir le visage de celui qui parle.

« Ce n’est pas ce que je veux dire. En réalité, ce ne sont même pas des enfants au sens où nous l’entendons. Simplement des êtres qui n’ont pas atteint la taille adulte et qui sont incapables de se reproduire. Leur âme et leur intellect cessent de se développer vers l’âge de cinq ans, ils ne font plus qu’enregistrer de l’information. Du reste, il est difficile de dire si leurs enfants ne sont pas des enfants ou si ce sont les adultes qui ne mûrissent pas suffisamment pour parvenir à distinguer le bien du mal. Il suffirait, me direz-vous, qu’un de leurs enfants tombent entre de bonnes mains pour qu’on fasse de lui un homme normal.

Je sais que vous allez me dire ça. Mais ils sont ravis que nous pensions ainsi. Eux, sont persuadés du contraire. Ceux que j’ai côtoyés dans mon enfance s’estimaient experts en eugénisme. Comment assortir les couples pour améliorer la descendance. Les braves avec les intelligents, les modestes avec les exubérants, tous les types humains étaient pris en compte. Malheureusement leurs expériences génétiques produisaient toujours le même résultat : un assassin ou un bandit. Ces chefs d’œuvre de la manipulation génétique, il faut les tuer au berceau, mieux encore dans l’œuf, mieux encore dans le germe ».

Le prêtre était déjà habitué à ce trait étrange : son interlocutrice prononçait les plus furieuses imprécations d’une voix calme où ne vibrait aucune émotion. Et plus passionné était son discours, plus le ton devenait glacé.

« Mais qu’est-ce qui vous a retenu alors de commettre un péché que vous considérez comme un bienfait ? »

« Une règle que je me suis donnée : ne leur ressembler en rien. Je vous ai raconté tout à l’heure comment cette Estonienne essayait de me rouler avec son baratin. Ils savent bien que plus tu fais durer l’échange verbal, plus il devient difficile de tirer ».

« Et ce n’est pas vrai ? »

« Si, pour des gens comme elle. Le principe du tueur à gages, c’est de ne voir dans sa victime rien d’autre qu’un simple objet, une abstraction, une cible. Pour moi, c’est le contraire. Il faut regarder droit dans les yeux, il faut voir. Voir la personne que tu vas tuer. C’est la seule façon d’endosser la responsabilité de son acte. Et si tu ne peux pas tirer en regardant ta victime dans les yeux, c’est qu’il ne faut pas le faire. Non, il ne faut pas, et cela arrive parfois ».

« Mais, c’est horriblement pénible d’agir de la sorte ».

« Et qui vous a dit, mon père, qu’il fallait se faciliter la tâche dans ces moments là ? ». La vieille femme esquissa un sourire. « Mais, revenons à notre sujet. Cette Estonienne avait la logique d’une mercenaire qui fait un business. Mais eux, par contre, ils n’ont aucun mal à causer avec leur victime. Ils en éprouvent une grande jouissance. Savezvous qu’il leur arrive souvent d’éjaculer en égorgeant leur victime ? Même si je brûlais du désir de leur ressembler, jamais le fait de tirer une balle ne pourrait provoquer chez moi un quelconque orgasme. Mais, dans la mesure où ils peuvent tuer nos enfants, nous devons épargner les leurs. En dépit de toute logique, de tout bon sens, et de notre intérêt. Qu’y a-til là de risible, saint père ? »

«Au risque de vous offenser, je dois vous avouer que, lorsque seul importe le résultat, les raisonnements théoriques me laissent indifférent »

« C’est aussi ce que disait mon beau-père ».

La pendule électronique affichait une heure. Dans ce souterrain, seuls ces chiffres qui défilaient en vert sur l’écran permettaient de distinguer le jour de la nuit.

« Est-il vrai qu’il était prêtre orthodoxe, Sophie ? Et vous-même, avez-vous été baptisée dans l’orthodoxie ? »

« Vous prenez des détours de jésuite pour poser votre question. Ce n’est pas mon beau-père qui m’a baptisée, mais une tante du côté de ma mère qui m’avait emmenée dans une église alors que j’étais gosse. Au grand mécontentement de la branche israélite de ma famille ».

« Ils étaient juifs ? »

«Ils étaient soviétiques, si tant est que l’on puisse expliquer la nature de ce phénomène historique. Ils considéraient la religion, quelle qu’elle soit, comme une sorte de folie douce. De plus, ma grand-mère paternelle était médecin. Elle jugeait contraire à toute hygiène que l’on aille tremper un enfant Dieu sait où ».

«Vous savez, je vois très bien ce que vous voulez dire. A l’Ouest, c’était encore pire : la religion et le matérialisme ne faisaient plus qu’un. Mais parlez-moi de votre beau-père ».

« Il était prêtre, et je pense qu’il aurait souhaité une tout autre épouse pour son fils, Léonid Sévazmios…Il avait compris que nous n’aurions pas d’enfant et l’avait accepté. Je ne pouvais pas donner le jour à des enfants dans un monde où j’étais incapable de garantir leur sécurité. Quant à mon père, il n’a pas survécu à ma mésaventure. Il a succombé à l’âge de quarante cinq ans des suites d’une mystérieuse avalanche de maladies. Elles se déclaraient les unes après les autres, parfois en même temps, tantôt le cœur, le foie, les vaisseaux…Avant, il était resté des années sans rien attraper, même pas la grippe. C’était comme si son organisme s’autodétruisait. C’est fou ce que j’ai eu de la peine, mais vivre ce qu’il a vécu, je ne le voudrais pour rien au monde. Pas plus que de me retrouver à la place du père de mon Léonid. Et il ne s’agit pas de moi ni des petits enfants que je n’ai ni conçus, ni mis au monde. La terrible épreuve du père Dmitri (tel était le nom de mon beaupère) fut de découvrir que son fils unique, qu’il destinait aussi à la carrière ecclésiastique, utilisait l’enseigne commerciale de son oncle pour se livrer à un trafic d’armes.

Comportement plutôt atypique pour un Grec, soit dit en passant ! A cette époque les Grecs, comme d’ailleurs de tout temps, avaient un comportement des plus égoïstes. Ils croyaient, dur comme fer, que l’islamisation de l’Europe n’était pas leur problème ! Grotesque, et, en l’occurrence, ce gamin fantaisiste, souvent dans la lune – selon l’avis de ses proches – se révéla bien plus avisé et plus efficace que tout le monde. Il avait quelque bien personnel, hérité de sa mère, qu’il dépensa jusqu’au dernier sou, sans rien demander à personne.
Nouveau scandale : un délinquant dans une famille respectable Heureusement, quand je l’ai rencontré, l’affaire s’était apaisée. Mais c’est une autre histoire que j’aurais peut-être 59l’occasion de vous raconter plus tard. Je vous dirai seulement que mon beau-père se résigna à l’activité de son fils après que Léonid lui ait dit une petite phrase toute simple : « Si, hier, tu avais fait de l’apostolat, je n’aurais pas aujourd’hui à acheter des armes ».

« Pour le catholique que je suis, cela est assez dur à entendre. Il y eut un moment où l’orthodoxie aurait pu sauver l’Europe de l’islam. Toujours ce piège dans lequel est tombé Vatican II : quand l’Eglise dévale la pente du laxisme dans l’espoir de retenir ses fidèles, les gens, un beau jour, éprouvent la nostalgie d’une discipline sévère (52). Et le dernier sursaut du besoin spirituel s’exprime ainsi : que l’on me dise ce qui est interdit ! Et, en effet, à quoi se réduit le Grand carême : à ne pas s’ « empiffrer » le jour du Vendredi Saint ! C’eût été le moment pour l’orthodoxie de recueillir ces catholiques, las du tout-estpermis et qui n’avaient jamais connu le rigorisme des protestants ! Mais la diaspora russe était trop peu nombreuse, et les Grecs, c’est vrai, n’ont rien fait pour la mission. Quant à l’islam, lui, il passait à l’offensive. De sorte que le reproche de votre mari était, hélas, largement justifié. Mais, en ces temps là, les Croisades étaient encore possibles. Votre mari n’a pas sombré dans l’incroyance, il est devenu un combattant de la foi, n’est-ce pas ? ».

« Oui, il est resté croyant ».

« Mais il n’a pas su vous attirer vers Dieu », et, dans la bouche du père Lotaire, ce n’était plus une question, mais une affirmation.

« Que voulez-vous, il avait tété la foi avec la lait de sa mère, alors que moi…Peut-être, mon père, vous demandez-vous ce qui a bien pu me pousser à ces confidences. Vous avez bien trop de tact pour me dire que cela arrive souvent quand on a passé soixante-dix ans. Eh bien, détrompez-vous, si vous croyez ça. J’ai côtoyé la mort ma vie durant et mon propre salut m’est aussi indifférent que par le passé ».

Sophie s’était levée, et, pour dissimuler son émotion, elle s’était mise à arpenter le minuscule local. Le père Lotaire s’étonna une fois de plus de son allure juvénile et de son pas décidé.

« Comprenez-moi. Les vieux soldats, comme moi, ont un flair particulier. Il est possible qu’en ce moment je pense plus aux questions de la foi que dans toute mon existence passée pour la simple raison que je pressens quelque chose…Pour une raison indéterminée, cela m’est nécessaire, ou, plutôt non, cela va bientôt m’être nécessaire et dans le sens le plus concret…Je dis des bêtises…Comment pourriez-vous comprendre, alors que moi-même je m’y perds ».

A son tour, le prêtre s’était levé, et ils se tenaient face à face, dans une étrange tension intérieure, comme s’ils s’affrontaient en duel.

« Peu m’importe les raisons, Sophie. Je me réjouis que ces pensées vous viennent, car vous avez vraiment matière à réfléchir ».

« Vous croyez ? », reprit la femme avec un sourire incrédule.

« Il ne vous est jamais venu à l’esprit, Sophie, que notre situation a quelque chose d’illogique ? Regardez comme les choses se présentent de votre point de vue. Vous étiez, et vous demeurez une matérialiste. Ne croyez pas que, du fait de nos conversations, je nourrisse quelque illusion à ce sujet. Donc, vous êtes une matérialiste. Moi, je suis un idéaliste, un mystique, je ne sais trop quelle étiquette vous m’attribuez dans votre for intérieur, en tout cas un homme qui plane dans les hautes sphères de l’abstraction ».

« Admettons ». La femme, en souriant, tira négligemment du paquet déchiré une nouvelle papirosse.

« Dans ce cas, expliquez moi pourquoi, de nous deux, je sois le seul à poursuivre un but pratique ? Cela fait longtemps que je voulais vous poser cette question, mais j’avoue que j’avais peur ».

« Seigneur, quel gosse vous êtes encore, Lotaire ! Croyez vous vraiment qu’il existe des mots qui pourraient me briser ? Allez-y, parlez ».

« Tout chimérique que puisse vous paraître mon objectif, il existe bel et bien, et, j’insiste là dessus, il est de nature concrète. La liturgie doit être célébrée. Tant qu’il restera un prêtre, une goutte de vin, une poignée de froment. C’est pour cette cause que nous donnons nos vies, que nous affrontons le martyre. Mais vous, les gens de la Résistance, vous n’avez aucun but. La guerre ne peut pas être une fin en soi, seulement un moyen. Et vous refusez de comprendre que, déjà, l’Europe ne peut plus être reconquise par les armes.

La guerre que mène la Résistance depuis quelques décennies est perdue, perdue totalement ».

« Vous avez raison, mon père. Et comme vous voyez, je ne m’arrache pas les cheveux, même devant les vérités les plus cruelles ».

« Vous avez un réseau ramifié d’agents, des centres d’entraînement, des filières d’approvisionnement pour les munitions. Vous disposez, je suppose, de comptes en banque hors des limites de l’Eurabie. Ce n’est sans doute pas pour vos beaux yeux que les Chinois mettent leurs armements à la disposition des soldats du Maquis. Mais où est le but, vous n’avez pas de but. La guerre pour la guerre, un point c’est tout. Et des centaines de gens sont sacrifiés. Pour supprimer un seul misérable musulman, ce gamin, aujourd’hui, a risqué sa jeune vie. Mais, finalement, les comptes en banque vont s’épuiser, de même que les dépôts d’armes, les refuges seront découverts, le dernier des vôtres, exécuté. Les musulmans seront victorieux sur toute la ligne ».

Dans les yeux de Sophie dansait comme une petite flamme noire.

« Finalement, on arrachera les vignes, les refuges seront découverts, le dernier Missel sera détruit, le dernier prêtre, massacré. Les musulmans gagneront sur toute la ligne ».

En réponse, un sourire passa dans les yeux gris du prêtre.

«Eh bien, vous vous trompez complètement ! Quand il n’y aura plus de Liturgie, la fin des Temps adviendra. Et loin de triompher, ils seront précipités cul par-dessus tête dans la géhenne. Peut-être, selon votre logique, vous survivront-ils, mais nous, d’après la nôtre, en aucun cas ! ».

« L’orgueil des catholiques est un abîme insondable ! Dites moi aussi qu’en Pologne on ne célèbre pas selon la tradition, que la Russie orthodoxe ne compte pas et le MontAthos non plus ! »

« Je n’aurai jamais cette outrecuidance, et vous le savez parfaitement. Par les temps qui courent (et ils ressemblent fort à des temps ultimes, quoi qu’on en pense), chacun est responsable de lui-même. Je ne vis ni en Russie, ni en Pologne. Mon sacerdoce, je l’exerce en France. Et je dois l’exercer comme si mes prières avaient le pouvoir de repousser l’advenue des derniers jours. J’admets qu’il y a une part de présomption dans mes propos. Mais on nous a appris à transformer nos faiblesses en force au service de la bonne cause ».

Les flammèches noires s’éteignirent dans les yeux de Sophie dont le visage soudain se figea.

«Je vous comprends. Selon toute vraisemblance, Lévêque, ce gamin, n’atteindra jamais mon âge, ni même le vôtre. Mais, mon père, quel choix lui reste-t-il ? De vivre en musulman ? »

« Ne jamais oublier qu’il est né chrétien ».

« Là, vous allez trop loin. Souvenez vous, cher père, qu’il est né aux alentours de 2030. De quel christianisme peut-il être question ? Est-ce à vous qu’il faut rappeler que les réformes de Vatican II ont vidé le catholicisme de son contenu ? Et cela, bien avant la chute officielle de Rome, qui du reste, autrement, ne se serait pas produite. Vous-même, vous célébrez la Liturgie pour la seule raison que vos ancêtres appartenaient à une minorité viable. Mais vous n’y êtes pour rien, n’est-ce pas ? »

« Pour rien, vous avez raison. Et cependant, je reste persuadé que mon action a un but, contrairement à la vôtre ».

« Mourir debout, n’est-ce pas un but suffisant ? »

« Je ne sais pas, Sophie. Pardonnez moi, mais, effectivement, je n’en suis pas convaincu ».

La pendule électronique indiquait deux heures et quart. Dehors, l’aube commençait à poindre, une aube printanière, pleine de la senteur des bourgeons que travaillait la sève. Et l’on avait du mal à y croire ici, dans cet espace fonctionnel, privé de vie, coupé du cycle des saisons.

Les papirosses de contrebande avaient presque toutes émigrées de leur emballage dans la tasse à café qui tenait lieu de cendrier et où elles achevaient de se consumer en dégageant une odeur pas spécialement suave. Il en restait deux, tout de même, qui avaient échappé au sort des mégots, et Sophie laissa négligemment tomber le paquet dans les profondeurs de sa poche.

« C’est à vous de me pardonner, mon cher père Lotaire. Je vous suis infiniment reconnaissante de bien vouloir fouiller avec moi les cendres de mon passé volcanique. Quant à ce qui concerne mon sens pratique…Je puis vous dire que je n’agis jamais sans raison. Je hume quelque chose dans l’air. Quelque chose de très important qui nous concerne aussi bien vous que moi et, dans la même mesure, les maquisards et les chrétiens des catacombes. Ces effluves révèleront-elles le but que nous poursuivons ? Peut-être, je ne puis encore le savoir »

(44) En 1919, l’Armée blanche du Nord-Ouest (du général Ioudenitch) fut trahie par ses alliés Estoniens qui conclurent un accord secret à Derpt (Tartu) avec les bolcheviks, dans le dos des volontaires blancs qui se battaient pour eux..

(45) « Je ne parle pas russe » (est.)

(46) russes

(47) Ristikivi, Karl, écrivain et homme de lettres estonien du XXe siècle, considéré comme un classique de la littérature nationale.

(48) Le mot russe, kvadraty, ici utilisé, suggère un profil psychologique d’après une grille d’analyse américaine vulgarisée en Russie par A.Alekseev et L.Gromova. Dans ce système, les caractères peuvent être répartis en cinq catégories : les carrés, les rectangles, les triangles, les cercles et les zigzags. Les « carrés » se manifestent, entre autres, par une indépendance excessive et une certaine fatuité teintée de mépris pour les autres. (NdT).

(49) Le thème de la dégénérescence génétique est abordé dans le roman de Gabriel Garcia Marquez Cent ans de solitude.

(50) Annè confond Marx et Marquez dont les patronymes, retranscrits en russe, sont très proches. (NdT)

(51) Ce syndrome, qui désigne la sympathie paradoxale que des otages peuvent éprouver, à la longue, pour leurs ravisseurs et geôliers, a été décrit par un psychologue américain, suite à un fait divers ayant eu lieu à Stockholm en 1973. (NdT)

(52) Pour ne prendre que le Danemark, au cours de la période 1990-2000, et selon les estimations les plus basses, l’islam a recruté entre 3000 et 5000 Européens. En 2004, la première chaîne de la télévision danoise a commencé à retransmettre, depuis la mosquée de Copenhague, les prédications du vendredi. Ces prédications sont données en langue danoise par l’imam Abdolvahid Bedarssen, lui-même danois. En Allemagne, le nombre des Allemands de souche convertis à l’islam représente entre 13000 et 60000 personnes et le nombre de conversions enregistrées en 2003 a doublé par rapport à 2002.

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