Operation Borodine – 18

DIX-HUIT

Les écoles, les entreprises et les administrations fermées pendant trois jours pour mise en conformité avec les règles de l’Islam, rouvrent leurs portes au public. Viane, Sophie et Pauline ont décidé de commencer ce premier jour de travail « sous la burka » – comme elles disent – par un petit-déjeuner à la terrasse du Pierrot. Elles se regardent dans le miroir du hall que la concierge est en train de laver à grande eau, empêtrée dans les pans de son niqab.

— Qu’est-ce qu’on est laides, fait Pauline.

— On va se tenir les coudes, ça nous donnera du courage, dit Sophie.

Elles risquent un œil à l’extérieur. Le trottoir est étrangement vide.

— Vous êtes bien sûres que le travail reprend aujourd’hui ? demande Viane. On ne s’est pas trompées ?

— Mercredi à 9 heures, affirme Pauline. J’ai reçu un mail de confirmation du ministère.

Côte à côte, tels trois corbeaux sur un fil, elles marchent en dégageant de la poussière. Pauline et Viane qui ont mis une doudoune sous l’étoffe réglementaire semblent particulièrement boudinées, alors que Sophie qui n’a que son blouson de cuir paraît presque élégante.

— Tu ne vas quand même pas aller au travail à moto ? s’inquiète Viane.

— Aujourd’hui, j’y vais en métro, dit Sophie, mais dès demain, je reprends ma Harley.

Elles rient. Deux policiers de la police religieuse passent près d’elles. Elles baissent d’un ton.

— La peur nous habite déjà, remarque la psychiatre à voix basse.

— Encore des convertis, note Viane. Et en plus ils portent l’uniforme de la puissance occupante.

— Ce sont peut-être des Turcs, suggère Pauline. C’est un peuple aux physionomies surprenantes, tantôt orientales, tantôt européennes.

Elles s’assoient à la terrasse du Pierrot. Seuls trois hommes en complet-cravate sont installés de part et d’autre, près d’un réchaud. Pour eux, rien n’a changé. C’est un jour ordinaire. Mais l’arrivée des femmes en niqab semble les perturber. L’un se retourne, intrigué, un autre lève les yeux et les baisse aussitôt, le troisième les observe avec inquiétude comme si elles couraient un grand danger. Ahmed, le serveur du soir, s’approche.

— Quel courage ! chuchote-t-il. Vous prendrez un café ?

— Pour moi ce sera un chocolat, dit Sophie.

Le garçon de café passe leur commande et revient très vite avec les consommations. Il regarde sans arrêt derrière lui, prêt à changer de sujet au moindre signal. Charlotte, la serveuse qui assure le service du matin, a été renvoyée. La femme de ménage, également. Aucune indemnité ne leur a été versée. Elles ne seraient plus autorisées à entretenir de contact avec la clientèle. C’est la raison qu’on leur a donnée. Et Fatima ? Ont-elles des nouvelles de sa« compatriote » ? Les pires rumeurs circulent sur ces centres de réislamisation.

Au loin, elles aperçoivent Bénédicte, entraînée par le Golden Retriever qui tire sur sa laisse. Louise et Nathan les précèdent en sautillant, affublés d’un uniforme gris beaucoup trop grand qui a été distribué par l’école. Ils s’approchent et entourent leur mère.

— Le chien va l’entraver, s’esclaffe Sophie.

Montesquieu ne cesse de tourner autour du niqab de l’étudiante et de lui emprisonner les jambes. Les trois femmes éclatent de rire.

— On peut savoir ce qui est si drôle ? demande Bénédicte, vexée.

— Toi, dit Sophie. Tu es à mourir de rire ! D’abord engoncée dans cette burka marronnasse absolument immonde et ce pauvre chien que tu ne sais même pas promener !

— Elle a raison, renchérit Pauline. Tu as l’air tellement paniquée qu’on a l’impression que tu tiens un crocodile au bout d’une corde.

Bénédicte jette la laisse du chien par terre.

— Je te donne cinquante euros par semaine pour le sortir une fois par jour, lui rappelle Viane. Je trouve que c’est plutôt bien payé.

— Je ne veux plus le promener.

— Alors rends-moi l’avance que je t’ai faite.

De très mauvaise grâce, Bénédicte ramasse la laisse. Son niqab la boudine au niveau des hanches, prêt à craquer quand elle se baisse.

— C’est bizarre qu’ils t’en aient donné un marron, remarque la prof.

— C’est le mien, crâne fièrement l’étudiante.

— Signe d’un ralliement antérieur et personnel à la cause islamique, lance Pauline. Et quand on voit comme il te serre, ton double jeu ne date pas d’hier.

— Cette charia te procure certainement beaucoup de plaisir, raille Sophie.

— Et de l’importance, ajoute Pauline, au point de nous dénoncer à la police religieuse !

— Je n’ai fait que mon devoir, relève Bénédicte. Votre attitude était contraire aux règles de l’Islam.

— Mais de quoi je me mêle ? explose Pauline. On te paye pour emmener les enfants à l’école, pas pour fouiner dans notre vie privée.

Viane sort de son sac des sachets de déjection canine et prévient que l’heure tourne.

— On y va, dit Bénédicte, en tirant sur la laisse du chien.

Pauline embrasse Louise et arrange le chignon réglementaire qui domestique désormais les cheveux des écolières.

— J’ai l’air d’une mamie avec ce machin sur la tête, maugrée l’enfant.

— Non, tu ressembles plutôt à un petit rat de l’Opéra, rectifie sa mère. C’est la seule chose que j’approuve. Dommage que l’uniforme te tombe sur les pieds.

Bénédicte rassemble les enfants sous sa manche et s’éloigne. Montesquieu la retarde. Il s’arrête pour faire ses besoins au milieu du trottoir mais l’étudiante ne se retourne pas.

— Cette fille est immonde, constate Ahmed.

Pour lui les convertis sont soit des paumés soit les opportunistes qui remplissent maintenant les salles deprières le vendredi mais Bénédicte ne semble pas relever de l’une ou l’autre de ces catégories.

— Pourquoi avez-vous servi ces dames en terrasse alors que l’espace des femmes est au fond de la salle ? demande un agent de la police religieuse qui a surgi de nulle part.

— Je suis musulman de naissance, répond le serveur, et dans l’Islam la place des femmes n’est pas à côté des toilettes.

— Ce n’est pas à vous d’en juger, rétorque son coéquipier en sortant une tablette pour le verbaliser.

— On ne faisait que passer, conclut Sophie en posant vingt euros sur la table.

Même les terrasses de cafés leur sont interdites ! Elles doivent se cacher, disparaître sous ce morceau d’étoffe qui fait peur aux enfants. Tout les pousse à ne plus sortir de chez elles. Elles en viennent à regretter l’époque des attentats quand des bombes explosaient au hasard de la ville. Seule la mort détenait le pouvoir de les priver de vivre.

— Cette atmosphère est à vomir, dit Pauline.

Dépitées, elles se séparent pour aller travailler. Viane longe la ligne du métro aérien jusqu’à son collège qui est devenu méconnaissable. La remise aux normes a engendré la création de deux entrées, de deux cours de récréation et de cloisons séparant tous les étages. D’un côté les garçons et de l’autre, les filles.

Les grilles extérieures n’ont pas été remplacées et exposent toujours les écoliers à la vue de tous. Chez les garçons, rien n’a changé. Ils continuent à porter des Nike, des jeans et des blousons et à jouer à leurs jeux vidéo, la tête penchée sur l’écran de leur téléphone portable. Aucune consigne vestimentaire ne semble avoir été transmise.Chez les filles, c’est tout l’inverse. Un océan noir et parfaitement homogène s’étale de la grille jusqu’au préau. Les visages sont à peine visibles sous les niqabs. Elles se tiennent par ordre de taille – sans doute, groupées par classe – et bougent de manière coordonnée telles des nuées d’étourneaux. La vague noire évolue, tantôt à droite, tantôt à gauche, en avant, en arrière, des déplacements collectifs et saccadés, dictés par la désorientation ou peut-être la peur.

L’entrée de l’établissement s’effectue par deux sas, celui des filles et celui des garçons. Les enseignants semblent soumis aux mêmes règles car l’entrée des professeurs a été supprimée.

Viane s’engage dans le sas des filles. Elle montre sa carte mais un homme en uniforme lui demande de reculer. Elle ne comprend pas et insiste : son cours commence dans dix minutes, la sonnerie a retenti, ses élèves vont l’attendre.

— Vous n’avez ni cours, ni élèves, lui dit l’homme dans l’hygiaphone.

Viane panique et demande à voir la directrice. Mais il n’y a plus de directrice. Alors la conseillère d’orientation ! Il n’y a plus de conseillère d’orientation. Tous les membres féminins du personnel d’enseignement, d’encadrement et d’entretien ont été renvoyés. Elle n’aurait pas dû venir. Un message lui a été adressé. N’a-t-elle pas regardé son mail ? Il lui glisse la copie de sa lettre de licenciement dans la fente de l’hygiaphone. Elle en prend connaissance. Le motif apparaît en gras : « En application des règles de l’Islam ». Elle vacille. L’enseignement est son oxygène, son identité.

— Et mes affaires ? demande Viane, la gorge nouée.

— Elles vous seront envoyées.

Elle s’assoit sur le trottoir, devant l’établissement. Elle a l’impression d’étouffer. Clothilde, la prof de maths avec qui elle discute un long moment au téléphone lui confirmeque seuls les hommes ont conservé leur poste. Des enseignants turcs ou arabes les remplacent. Certains ne parlent même pas le français.

Viane est effondrée. Que vont-elles faire ? S’expatrier ? Quitter la France. Même dans les pays musulmans les femmes peuvent travailler. Pourquoi leur retire-t-on ce droit élémentaire ?

Elle regarde sa montre. Il est seulement dix heures. Le chemin du retour lui paraît infini. La plupart des terrasses de cafés sont vides malgré les réchauds. Elle aimerait s’asseoir à une table et commander un grand crème pour se changer les idées mais elle n’a pas envie de se voir imposer l’espace des femmes, à côté des toilettes. Tout se mélange dans sa tête. Elle touche son front. Elle est brûlante. En proie à des hallucinations. Elle croit voir son Golden Retriever attaché à un réverbère. Elle s’arrête. Son cœur bat vite. Elle s’appuie contre un mur pour reprendre sa respiration. Elle entend son chien gémir et revient sur ses pas. La pauvre bête est réellement attachée à un réverbère.

Elle se précipite et le serre dans ses bras. Ah ! enfin ! Il était temps ! « Depuis qu’elle porte ce déguisement d’Halloween, elle n’a plus toute sa tête », pense le chien. Fou de joie, il pose ses pattes puissantes sur ses épaules.

— Mon pauvre toutou ! soupire Viane. Cette vilaine fille a essayé de se débarrasser de toi. Tu ne la verras plus, je te le promets.

Elle le détache et regagne rapidement son domicile. Des affichettes collées un peu partout indiquent que les chiens ne sont plus tolérés en ville et que les contrevenants encourent une amende de 150 euros. Elle longe les murs en cachant Montesquieu sous son niqab.À l’hôpital Sainte-Anne, Sophie est également licenciée et remplacée par un psychiatre, un réfugié.

— Cela me gêne beaucoup d’occuper votre place, dit-il avec un léger accent quand elle vient prendre ses affaires. Espérons que ce ne sera que passager.

Cette voix, ce regard, cet accent… Elle le connaît. Ils se sont déjà rencontrés. C’était à Budapest lors d’un congrès sur la bipolarité. Ils avaient longuement discuté. Hussein. Oui, c’est le nom qui lui vient à l’esprit.

— Hussein ?

Il se demandait si elle allait le reconnaître. Il lui serre la main. Il est content de la revoir malgré les circonstances. Il lui explique qu’il a dû fuir Budapest, sa ville d’adoption. Un matin, la banque a saisi tous leurs biens, y compris leurs deux voitures, les nationalistes hongrois pourchassaient les musulmans, sa fille et sa femme couraient de vrais dangers, notamment la traite des êtres humains et la prostitution. Il n’arrive pas à croire que la France ait basculé dans la charia. Cette situation lui rappelle Bagdad. Il a vécu l’époque où les femmes étaient privées de tout et c’est pour cette raison qu’ils ne vont peut-être pas rester.

Au Quai d’Orsay, le licenciement du personnel féminin est collectif. Toutes les femmes ont été rassemblées dans le grand amphithéâtre et écoutent le directeur des ressources humaines leur présenter des excuses mais il n’a ni solution, ni indemnités à proposer. Très vite il se fait huer, surtout quand il précise que les seules femmes autorisées à travailler sont les infirmières anesthésistes et quelques chirurgiennes de talent, ce qui exaspère l’auditoire qui s’estime aussi irremplaçable que le personnel médical.

Au fond, ce congé arrange Pauline qui va pouvoir se consacrer pleinement à l’opération Mary Poppins. Elle adéjà validé 175 contrats sur les 210 enfants que compte sa zone de responsabilité et rempli son quota minoritaire. Après le choc de sa garde à vue cette mise à l’écart la laisse presque indifférente. Ses collègues, en revanche, sont bouleversées.

Dans le bus qui la ramène, elle est témoin d’un incident qui la met très mal à l’aise. Une femme d’environ soixante ans, visiblement originaire du Maghreb et qui ne porte qu’un simple foulard beige se fait verbaliser par les agents de la police religieuse. Elle essaie de se défendre : elle est musulmane et s’est toujours habillée ainsi. Pourquoi devrait-elle enfiler ce niqab ? Ses cheveux et sa poitrine sont cachés et cela suffit. En quoi viole-t-elle les principes de l’Islam ? Vexée dans sa foi, elle se met à insulter les policiers : des convertis d’hier qui ne connaissent pas leurs prières, des zélés qui devaient verbaliser les femmes en burkini quand les maires l’ordonnaient. Elle crie quand ils l’approchent. Les policiers la menottent et la font descendre.

Les passagers se regardent. Les femmes ramènent instinctivement leur hijab sur leur front. Toutes portent le noir, le réglementaire, celui que le ministère de l’Intérieur a distribué gratuitement. Embarrassés, les hommes détournent les yeux. Pauline est dégoûtée et termine le chemin à pied. Des niqabs fourmillent autour d’elle, ceux de centaines de femmes qui n’ont plus ni identité, ni travail et sont forcées de se soumettre.

Pauline et Sophie se retrouvent chez Viane. Elles ont apporté deux bouteilles d’alcool : une de whisky et une autre de calva. Moroses, elles se préparent un irish coffee puis un café normand pour s’enivrer doucement. En fin d’après-midi, elles sont hilares. Les bouteilles sont vides et elles se lancent leur niqab transformé en pelote.

— Vous ne trouvez pas que cet immeuble devient triste ? interroge Pauline dans un éclair de lucidité.

Affalées sur le canapé, les deux autres l’écoutent, très dissipées. Pauline fait le bilan : les homos du troisième en réadaptation, Fatima en réislamisation, Claire à Moscou, la concierge virée…

Les rires s’arrêtent net. Montesquieu dresse l’oreille.

— Virée ?

— Un réfugié l’a remplacée, dit Pauline. Je l’ai croisé tout à l’heure. C’est un Turc.

— Et Mireille ?

— Elle a dû aller chez sa fille.

— Virer les femmes, conclut Viane, n’est qu’un prétexte pour installer des Turcs en France, à tous les niveaux de l’échelle sociale.

— Et des Arabes, ajoute Pauline. Des musulmans de souche. Des vrais !

— J’attends le moment où la distinction « musulmans de souche » s’opposera à celle de « nouveau musulman », ironise Sophie.

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