Opération Borodine – 17

DIX-SEPT

Les télés russes ne cessent de diffuser les images de l’incendie des niqabs sur les Champs-Élysées. Les visages sont floutés pour ne pas mettre en danger ces « cinq cents irréductibles » que la police recherche activement. Cinquante seraient détenues dans des centres de « réislamisation ». D’après les médias russes, ces centres utiliseraient des techniques d’opérations psychologiques expérimentées dans les prisons américaines de Bagdad.

Dans le cas présent, il s’agirait de supprimer les repères spatio-temporels pour inoculer, dans des cerveaux expurgés de tout élément de personnalité, les fondamentaux de l’Islam radical. Une lobotomie psychique capable d’endiguer la révolte de manière subliminale. Les journalistes russes évoquent quatre centres, tous situés en région parisienne.

Rue Tverskaya, affalé devant sa télévision, Dimitri regarde les photos qu’il a prises de Pauline. Cela fait six heures qu’il n’arrive pas à la joindre alors qu’ils s’échangeaient des SMS passionnés à chaque battement de cœur. Il espère qu’elle n’a pas participé à la manifestation des niqabs, qu’elle n’est ni recherchée, ni arrêtée. Ce silence inhabituel l’inquiète. Encore quelques heures et il contactera Claire pour savoir ce qui lui est arrivé. Il est sur le point d’éteindre son poste de télévision quand le présentateur russe fait état d’un nouvel arrêté pris par le préfet de Paris, en représailles aux attaques dirigéescontre les réfugiés. D’après le correspondant de Vesti, des familles parisiennes se verraient dans l’obligation d’héberger des migrants. Le journaliste relève que les musulmans, même les convertis de fraîche date, ne seraient pas touchés par ces mesures et qu’aucun abattement fiscal ne dédommagerait les « malheureux élus ». Et de plaisanter sur les joies des appartements communautaires qui ont pimenté la période soviétique.

Ce que Dimitri ne sait pas encore c’est que d’autres mesures d’adaptation à la charia sont décrétées en continu et que Pauline en a été victime le matin même, dénoncée par Bénédicte Saclan, l’étudiante qui accompagne les enfants à l’école.

Débarquant chez Claire à la première heure, la police religieuse a constaté que la jeune femme avait déserté le domicile conjugal depuis plus d’un mois et ne s’était pas conformée au Règlement qui lui donnait quarante-huit heures pour régulariser sa situation. Elle lui a demandé de signer sa mise sous tutelle mais Pauline s’est emportée. Dix minutes plus tard, refusant toujours de se soumettre à l’autorité juridique de son mari, elle était placée en garde à vue.

Au commissariat, on lui retire les objets qu’elle a en sa possession pour les mettre sous scellés, on lui confisque sa ceinture et ses lacets et on l’enferme dans une cellule déjà occupée par cinq autres femmes. Des bancs recouverts de matelas plastifiés longent les murs. Pauline se ronge un ongle jusqu’au sang. Une autre la met en garde : « Attention ! Tout est sale ici ».

Elle la fixe avec attention :— Votre visage ne m’est pas étranger. Je m’appelle Sophie, Sophie Courcelles. Nous avons dû nous rencontrer quelque part.

— Il y a un Courcelles dans mon immeuble, fait Pauline. Jean-Marc Courcelles. Il est avocat. Vous le connaissez ?

— J’y suis, maintenant ! C’est à La Verrière que je vous ai vue ! Je suis la femme de Jean-Marc. Tu es Viane ?

— Non, je suis Pauline.

Elle rit. Ses filles lui parlent souvent de l’immeuble. Elle se rapproche et explique qu’elle s’est fait prendre parce qu’elle n’avait pas regagné à temps le domicile conjugal.

— Cela fait quatre ans qu’on vit séparés Jean-Marc et moi. Je serais bien rentrée mais ils ont voulu me faire signer un document de mise sous tutelle.

Pauline est soulagée de n’être pas la seule à s’être rebellée.

— J’envie les célibataires, dit Sophie. Ce sont les seules qui peuvent s’assumer.

— Et qui n’ont pas de réfugiés à accueillir, intervient l’une des détenues bon chic bon genre.

— Des réfugiés ?

Sophie et Pauline ne sont pas au courant.

— Depuis hier les réfugiés sont placés dans des familles. Comme je m’y suis opposée, j’ai été arrêtée.

Les trois autres femmes se joignent à la conversation. Elles sont dans le même cas.

— Ils ne sollicitent même pas notre avis. Les fonctionnaires de l’Office français pour les Réfugiés apatrides sonnent à votre porte et exigent que vous logiez un couple. Et le pire, c’est que les réfugiés sont là, qu’ils vous regardent l’air effrayé, avec leurs valises.

— Moi c’était toute une famille, le père, la mère et les trois enfants. Je devais leur céder deux pièces, les chambres de mes filles qui ont maintenant leur propre studio mais quand même !

— Ils les installent dans des appartements de quatre pièces et plus.

— J’ai quatre pièces, fait Pauline, inquiète.

— Comment les familles sont-elles sélectionnées ? demande Sophie.

— L’arrêté préfectoral parle de liste électorale. Mais bizarrement les familles musulmanes ne sont pas touchées par cette mesure.

— Même les nouveaux convertis ?

— C’est justement pour y échapper que les Parisiens se convertissent.

— On a tout qui nous saute à la figure en même temps, se lamente l’une des gardées à vue.

— Et cette burka qu’ils nous imposent, dit une autre, c’est tellement humiliant !

En fin de soirée, on glisse à chacune un plateau par le passe-plat prévu à cet effet : de la purée, un morceau de volaille et un petit-suisse pour le dessert. Seule la femme bon chic bon genre mange ce qu’on lui sert. Les autres s’enveloppent dans leur niqab et essaient de dormir.

Le lendemain matin, après une rapide collation, un policier vient chercher les quatre femmes qui s’étaient opposées à l’accueil des réfugiés. Pauline et Sophie restent seules un court instant avant d’être rejointes par trois épouses récalcitrantes.

— Il faut se rendre à l’évidence, leur dit Sophie. Soit on signe, soit on se fait interner en centre de « réislamisation ».

— Après cette nuit en cellule, je suis prête à signer n’importe quoi, relève Pauline sur le ton de la résignation.

On les libère en fin d’après-midi. Jean-Marc qui les attend dans le bureau du commandant ouvre le document qu’elles doivent parapher et confie discrètement à Pauline que Gaétan s’est engagé à ne jamais entraver sa liberté. De son côté, l’avocat laissera son appartement à Sophie et s’installera dans son cabinet.

Les deux femmes apposent leur signature sans broncher tandis qu’un policier leur rend les objets placés sous scellés. Pauline allume immédiatement son portable et consulte les messages de Dimitri. Une fois dehors, elle traverse la rue, compose son numéro et fond en larmes, le téléphone collé contre l’oreille. Dix minutes se passent ainsi.

— Tu devrais peut-être aller voir si elle n’a besoin de rien, suggère Sophie qui commence à s’impatienter dans la voiture.

— Mais c’est toi la psychiatre, rétorque l’avocat. C’est toi qui gères les émotions.

— Alors démarre le moteur.

Pauline les rejoint en courant, s’essuie le visage et s’excuse d’avoir été aussi longue. Sur le trajet du retour, la psychiatre annonce d’une voix mélancolique qu’elle ira déposer une rose sur la tombe de Simone de Beauvoir qui a tant œuvré pour la cause des femmes. Pauline a un rire étrange, presque convulsif.

Gaétan est rentré plus tôt du travail pour l’accueillir. Il fait un mouvement pour l’embrasser mais elle se détourne. Louise se jette dans les bras de sa mère qui la serre contre sa poitrine. Elle a peur du niqab que Pauline retire immédiatement et jette en boule dans un coin.

— Je vais prendre une douche, dit-elle. Je me sens vraiment sale après cette nuit en cellule.

Elle réapparaît quelques instants plus tard en peignoir de bain, les cheveux mouillés. Elle s’installe sur le canapé, l’air triste, les genoux remontés sous le menton. Gaétan s’assoit près d’elle.

— C’est cette peste de Bénédicte qui t’a dénoncée, lui dit-il.

— Je le sais. Elle ne perd rien pour attendre celle-là.

On sonne. Nathan, le petit voisin, propose à Louise de venir jouer. Elle prend son pyjama et file. Dès qu’elle a quitté les lieux, Pauline ramasse le niqab qu’elle a balancé dans un coin et le déchire rageusement. Agenouillée par terre, elle tire sur les pans de toutes ses forces et termine aux ciseaux. Gaétan essaie de la retenir quand elle ouvre la fenêtre pour jeter dans la nuit des poignées d’étoffe déchiquetée.

— Arrête ! dit-il. Les agents de la police religieuse patrouillent dans le quartier. S’ils en trouvent un bout et l’identifient, ils vont accuser tout l’immeuble.

Il regarde par le balcon mais le vent les a entraînés plus loin.

— Je n’aurais jamais pensé que le gouvernement en arriverait là, souffle-t-il. J’ai eu tort de ne pas t’écouter.

Face à cet aveu, Pauline se calme et se débarrasse des derniers morceaux dans la corbeille à papier.

— Tu as pourtant grandement contribué à créer cet enfer, lui reproche-t-elle. Si tu n’avais pas accepté de valider ce mensonge d’État, la population aurait peut-être eu le courage de réagir.

— Si la population avait adhéré à la thèse russe, nous serions en guerre.En guerre ! Mais ce qu’ils vivent en ce moment est une guerre ! Une guerre contre leurs valeurs, une guerre contre leur liberté, une guerre contre les femmes, une guerre contre la langue française. Oui, Gaétan a appris que le français sera supprimé de toutes les écoles primaires à partir de janvier. Il s’est renseigné sur des pensionnats privés en Suisse et au Canada. Il veut lui montrer les brochures.

Non ! Elle cache son visage dans ses mains. Elle se bouche les oreilles. Elle refuse d’en entendre parler. Il insiste. Elle crie. Le turc et l’arabe… Comment a-t-il pu ne rien voir, ne rien comprendre ? Il croyait au vivre-ensemble.

Il l’avoue. Il parle à voix basse. Il s’est laissé aveugler. Le pire, c’est qu’il paraît sincère. Elle est sur le point d’adoucir son jugement quand il lui annonce, l’air dépité, qu’ils pourront difficilement échapper à l’accueil des réfugiés.

— Je suis un des rares de l’entourage d’Al Misri à ne pas avoir accepté la conversion. Ils ne me feront pas de cadeaux.

Elle explose. Elle s’en moque. Qu’il se débrouille ! Elle n’en peut plus de sa lâcheté. Non, il n’est pas lâche. Si c’était le cas, il se serait converti. Cet acte n’a plus rien de religieux. Se convertir à l’Islam valide une foi de pacotille qui rapporte beaucoup sur le marché des privilèges mais ne fait qu’enfler de manière artificielle la communauté musulmane. Il refuse cette hypocrisie.

Pauline se calme. Elle cesse de crier, de l’accuser. Au Quai d’Orsay, elle ne connaît aucun ambassadeur ou chef de service qui ait franchi le pas. Ils ne subissent pas la même pression.

— Ou alors ils restent discrets.

— Peut-être.Le salon reprend son apparence ordinaire. Il redresse un vase, relève une chaise, ramasse les coussins qu’elle a jetés par terre.

— Je suis dégoûtée, dit Pauline en ouvrant le bar pour se servir un verre.

Elle remue quelques bouteilles et remarque qu’elles ont toutes été remplacées par des sirops.

— Tu me dis que tu ne t’es pas converti mais tu as viré toutes les bouteilles d’alcool ! Tu peux m’expliquer ?

— Pour ne pas être tenté.

Les premiers jours qui ont suivi son départ, il buvait tous les soirs. Il les a cachées dans le placard à chaussures ! Elle y découvre en effet toute une cave. Elle choisit un blanc sec et une liqueur de mûre.

— Tu vas quand même prendre un verre avec moi ?

Il n’en a pas envie. Elle lève les yeux au ciel. Il se prive alors qu’il n’a aucun des avantages du converti qui continue à boire tranquillement et trouve même de quoi s’approvisionner en alcool.

Elle se sert un kir et ouvre une boîte de petits gâteaux d’apéritif qui ont un goût de vieux.

— De toute façon, on n’a pas assez de pièces pour se voir imposer des réfugiés.

— On en a quatre. C’est le critère. Et comme ils veulent que je me convertisse, nous ferons partie des premiers servis.

Elle veut une chambre pour elle seule. Il ne peut l’obliger à reprendre leur vie de couple. Oui, il comprend. Il ne la force en rien mais elle lui manque. Il reconnaît ses erreurs et voudrait repartir de zéro. Son absence l’a poussé à ouvrir les yeux. Il ne peut vivre sans elle…Il se rapproche et caresse ses cheveux mouillés. Elle s’écarte.

— Quelque chose est cassé entre nous, dit-elle. Pendant des mois tu as porté aux nues un membre des services secrets turcs… Un homme qui a dû passer son temps à torturer.

— Je ne pouvais pas imaginer qu’il en était…

— Les Russes l’ont dit au monde entier. Pourquoi tu ne les as pas crus ? Pourquoi l’as-tu renforcé dans un pouvoir qu’il a extorqué au peuple sur la base d’un mensonge abominable ?

— Je ne faisais que mon travail…

— En fait, tu serais prêt à accomplir n’importe quelle tâche au nom du service public.

Il se lève, marche jusqu’à la fenêtre et pose son front contre le carreau.

— Tu me crois capable de soutenir un gouvernement qui oblige les femmes à porter un niqab ?

Elle attend un moment avant de lui répondre.

— Je ne sais pas. Je ne sais plus. En tout cas tu as participé à mettre en place cette dictature.

Il passe ses doigts dans ses cheveux et soupire de nombreuses fois. Il est mal. Pauline a pitié et va lui chercher la bouteille de whisky. Elle la pose sur la table et sort un verre. Mais il ne réagit pas.

— Bois, dit-elle, en le servant.

Les yeux dans le vague, il finit par porter le whisky à ses lèvres et le sirote lentement près de la fenêtre. Il regarde la nuit, la tour Eiffel qui ne s’éclaire plus et ressemble à un squelette de poussière dans le ciel noir. Le dos tourné, la voix brisée, il explique que s’il reste au ministère, c’est pour les protéger, elle et Louise.

— Alors pourquoi tu n’œuvres pas pour la résistance ? lui demande-t-elle soudain.

— Qui te dit que je n’y participe pas ?

Il sait tout de ses liens avec Viane, Aurélien, les jumelles et celle qu’il appelle « radio Moscou ». Il sait tout des rencontres du Caméléon. Il sait tout des hommes qui entourent Claire, du colonel Monet qu’il croise souvent dans l’escalier, de son frère Laurent qui n’a jamais été aussi présent et de ce Russe qui travaille pour le Kremlin. Il connaît le rôle de chacun. Il sait aussi qu’elle utilise sa position au ministère des Affaires étrangères pour introduire des agents russes au sein des administrations françaises en remplacement des positions officieuses qu’occupait la CIA avant qu’elle ne retire ses pions.

Pauline est mal à l’aise.

— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

— J’ai passé mon temps à détourner les soupçons de la police et faire en sorte qu’ils aillent fouiller ailleurs.

Il se ressert un whisky.

— Et ces réfugiés, pourquoi tu es allé les chercher en Suède ?

— C’était mon devoir de les secourir.

— Toujours tes grands principes ! Et les citoyens de ton propre pays, alors ?

Il ne répond pas. Pauline s’énerve.

— Tu savais qu’Al Misri finirait par appliquer les desiderata de Ouroub al Islamioun.

— Non.

— Au Quai, on se demandait chaque jour si ce serait pour aujourd’hui ou pour demain. Et toi, au ministère de l’Intérieur, tu ne te doutais de rien ?

— Je n’ai rien vu venir. Je le trouvais brillant, honnête, ouvert. J’ai cru qu’il allait réformer la France et la sauver de ses tendances islamophobes.

— Ah, ça ! Pour réformer la France, c’est réussi !

Pauline plonge nerveusement sa main dans le paquet de biscuits. Il savait pourtant que l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne était irrégulière, que les Turcs investissaient peu à peu leurs ministères, qu’ils envahissaient la France…

Il se renverse dans son fauteuil. Quand il a ouvert les yeux, il était déjà trop tard. Que pouvait-il faire ? Démissionner et les priver de son salaire ? Laisser sa place à un énarque sans scrupules ? Là où il est, il peut encore avoir de l’influence.

Elle l’observe, immobile, dure, ne trouvant rien pour excuser son attitude, indécise devant cet aveuglement qui a duré des mois et qu’il finit par reconnaître. Elle vient de passer une nuit en garde à vue parce qu’elle n’existe plus en tant que sujet de droit. On l’a obligée à signer un document qui la place sous sa tutelle et c’est lui qui a justifié pendant des mois les faits et gestes de l’auteur de cette politique.

En guise de réponse, il annonce qu’il est au courant pour Dietski Gorod et approuve sa décision de vouloir y envoyer Louise. Il peut lui signer le contrat tout de suite si elle le souhaite. C’est d’ailleurs la seule vraie raison qui l’empêche d’acheter son statut de converti.

— Dietski Gorod… Comment tu l’as appris ?

— Tu n’es pas très prudente. Tu laisses traîner des clefs USB partout.

Pauline se précipite sur le tiroir du secrétaire et en sort un paquet de cigarettes. Elle l’ouvre nerveusement, craque une allumette et tire quelques bouffées. Il redresse la tête.

— Tu n’as plus fumé depuis la naissance de Louise.

— Si je refume, c’est juste pour m’assurer qu’il me reste quelques droits.

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