Opération Borodine – 10

DIX

Une cellule de crise vient d’être mise en place à l’Élysée. Quelques mètres séparent le palais présidentiel de la Place Beauvau. Gaétan et ses collègues s’y rendent à pied. Il est vingt heures. Ils risquent de veiller une partie de la nuit. Quand les réunions ont lieu à l’Élysée et se prolongent au-delà de vingt-trois heures, Hédiard livre des mignardises salées et sucrées, des petits fours, du bordeaux. Quand elles ont lieu Place Beauvau, Al Misr commande des pizzas et du Pepsi.

Gaétan a juste eu le temps de rentrer chez lui, de découvrir le mot sur la porte, d’assister à cet étrange rassemblement entre voisins et de repartir. Il craint l’avocate qui rend Pauline agressive. Elle critique les programmes du « Vivre Ensemble », renie sa culture, sa religion, boit de l’alcool et mange du porc… Il n’est pas musulman mais son attitude le choque. Il la sait tendue, vat-en-guerre, féministe, capable d’arracher les niqabs sur le dos des femmes… Il a vu passer des notes à son sujet… La DCRI l’a à l’œil. Ils la décrivent comme une « HYPIN », l’abréviation pour « hyper intégrée ». Un autre type de fanatisme qui rejette l’expression des cultures, les habitudes du bled, le ramadan et lutte de manière continuelle pour le droit des femmes. Elle s’est opposée à la construction des mosquées municipales, à l’abrogation de la loi interdisant le port du voile, à la nomination d’Al Misri.C’est une « personne potentiellement dangereuse – à surveiller », préconisent les Services.

Il préfère encore celle qu’il surnomme « Radio Moscou » malgré les zones d’ombre qui entourent ses missions et sa russophilie excessive. Mais les deux sont nocives pour son couple. S’il se querelle avec Pauline, c’est qu’elle a passé trop de temps au café en compagnie de l’une ou de l’autre.

Tous les proches collaborateurs du ministre ont été convoqués pour cette première cellule de crise. La salle de réunion « bunker » située dans les sous-sols de l’Élysée est comble. Les spécialistes en cybersécurité remplissent le premier rang. Derrière eux sont assis les hommes et les femmes du Renseignement. Viennent ensuite les chefs de direction comme Gaétan ou Violaine. Les ministres entourent le président Fleuriot et Al Misri qui président en tandem.

— Avez-vous fait en sorte que cette vidéo russe ne soit accessible sur aucun site ? demande le ministre.

— Aucun site ni aucune chaîne de télévision. Les programmes étrangers en provenance d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne, de Suisse sont brouillés et la BBC aurait accepté de ne pas diffuser en France cette information.

— Avez-vous préparé une contre-offensive médiatique ?

— Nous avons quelques pistes.

— Nous ne pouvons laisser se développer le doute dans l’esprit des Français.

Le chef des Opérations psychologiques propose un plan de communication. Le ministre l’écoute à peine.

— N’hésitez pas à payer les familles pour qu’elles reviennent sur leurs déclarations.

Arnaud Monnet intervient : les familles ont été évacuées par les forces spéciales russes. Elles sont logées dans une résidence d’État en plein cœur de Moscou. Il est impossible de les approcher. L’espace est quadrillé par le FSB.

— Ramenez les familles en France. N’est-ce pas votre boulot, Monnet, que d’exfiltrer les otages ?

— Les familles ont demandé l’asile politique à la Russie. Donc, de ce côté-là, nous ne pouvons plus rien.

— Il doit bien y avoir une tante, un oncle, une grandmère qui acceptera de contredire ces déclarations absurdes. Proposez-leur de l’argent. Faites pression.

— Les derniers ont quitté la France hier.

— Vous avez mal travaillé Monnet…

— La DGSE n’a jamais été consultée. Mener une opération de cette envergure sans nous en parler était risqué.

Le président a commis une erreur. Il le reconnaît. Il a agi seul pour protéger les enfants.

— On aurait dû faire à ma façon, dit Al Misri.

Fleuriot regrette que la DCRI et la DGSE ne l’aient pas soutenu. Il avoue s’être senti très seul durant ces longs mois, craignant à chaque instant pour la vie de ses petits hôtes. Il est plutôt rassuré de les savoir sous la protection des Russes. Al Misri le fustige du regard.

— Comment peut-on dire des choses pareilles, exploset-il.

— Il est inutile de remuer le passé, conclut le chef des Opérations psychologiques. Essayons plutôt de minimiser la casse.

— Que proposez-vous ? demande le ministre.

— Il est facile de discréditer les Russes.

— Et si l’on ajoute à cela l’attachement des Français à leurs petites victimes, personne ne croira cette information, intervient Gaétan.

La majorité des Français regarde des chaînes françaises ou francophones, un accord a été passé avec celles du Maghreb, un autre avec les radios-télévisions d’Afrique subsaharienne. Toutes sont prêtes à collaborer et contester le message du président russe.

— Menez à bien cette contre-offensive médiatique, s’exclame Al Misri à l’adresse de Gaétan.

L’énarque tente d’échapper à cette mission qui le fâchera à jamais avec Pauline mais le ministre insiste pour qu’elle soit dirigée par le « Vivre Ensemble ». Les Russes essaient de diviser le peuple français, il devra rétablir son unité.

— Inventez ce que vous voulez, ajoute le président, quitte à rompre nos relations diplomatiques avec la Russie.

Les participants se regardent. Comment se fait-il qu’il n’ait pas été mis au courant de cette décision unilatérale ?

— Les Russes ont déjà rompu leurs relations diplomatiques, rappelle froidement Arnaud. Leur ambassadeur a quitté Paris dans la matinée et le nôtre attend les instructions pour fermer l’ambassade de France à Moscou.

— Je ne vois pas le ministre des Affaires étrangères, note Fleuriot.

— Il m’a présenté sa démission dans la matinée, annonce Al Misri. Je n’ai pas eu le temps de vous en parler.

Le président est visiblement contrarié.

— Que l’ambassadeur de France à Moscou rapplique, s’énerve le Premier ministre. Je ne comprends même pas qu’il attende des instructions.

Se tournant vers le directeur de la DCRI il s’assure que tous les ordinateurs qui se connectent à la vidéo russe soient fichés et que des virus les endommagent.

— Le virus s’active à la moindre connexion, annonce fièrement le patron du Renseignement. Nous avons également diffusé une mise en garde qui est reprise sur tous les réseaux sociaux. Nos méthodes, dans ce domaine, sont redoutables.

— Les Russes vous battent largement. Prévoyez une riposte adaptée au cas où ils planifieraient une cyberattaque.

Son regard fait le tour de la table et s’arrête sur Gaétan. Il lui résume l’objet de sa mission : un message clair visant à préserver l’émotion des Français. La confirmation de ce qui a été dit en mai : les enfants ont bien été décapités. Les petites victimes sont réelles. La Russie manipule le peuple français dans le but de déclencher une guerre civile. Puis un rappel succinct de sa biographie, évoquant son enfance au Caire, son père égyptien et sa mère française…

— Utilisez des images, des trucages, des voix de synthèse, inventez des témoins, diffamez la Russie…

— Une limite de budget, Monsieur le Ministre ? demande Gaétan.

— Aucune mais je veux votre projet sur mon bureau demain matin.

Une sirène retentit. Des gyrophares se mettent à clignoter au plafond.

— Que se passe-t-il ? s’inquiète Al Misri.

De nombreuses maternelles sont en proie aux flammes. Les émeutiers bloqueraient les accès, saccageraient les bornes à incendie, lanceraient des pierres sur les forces de l’ordre et les pompiers en attendant que les minarets se consument.

Il est vingt-trois heures. Une courte pause est décidée. Des tables ont été dressées dans l’espace de repos. Des petits fours salés et sucrés sont servis par les traiteurs de chez Hédiard. Du froid, du chaud. Chacun s’approche. Des fonctionnaires du Secrétariat général de la Défense nationale ont été appelés de toute urgence et discutent en privé avec le président. Al Misri libère le reste des participants. Arnaud et Gaétan se croisent devant le grand miroir de l’entrée, alors qu’ils enfilent leur manteau.

— Vous avez décroché le gros lot, fait l’espion avec cynisme.

— Puis-je vous parler ? demande l’énarque.

L’homme aux yeux très bleus consulte son portable et lui donne rendez-vous au café Le Saint-Honoré dans dix minutes. Violaine se prépare, elle aussi, à partir. Gaétan la rattrape. Il ne se sent pas capable de mener à bien cette mission. Elle le sermonne. Il doit se conformer à la version du 22 mai, ignorer le discours du président russe. Le plus important est de préserver l’émotion des Français. L’attentat de la maternelle les a traumatisés. L’appel à la prière est leur souvenir, leur refuge.

— Mais tout est faux. Le président l’a lui-même reconnu. Et l’appel n’est ni plus ni moins que le rite musulman.

Ne pas meurtrir les Français, c’est ce qui compte. Ne pas révéler que les petites victimes n’ont jamais existé… Ils n’auraient pas la force de l’admettre. Ils se les sont accaparées. Leurs noms hantent les esprits : Alice, Clémence, Arthur, Jules, Simon… Le plus grand deuil que la France ait connu…

— Je partage le sentiment de ma femme, s’énerve l’énarque. Ce mensonge est d’une lâcheté innommable. A-ton seulement pensé aux familles ?

— Tu ne peux pas revenir en arrière, alors concentretoi sur le présent !

Ils courent à la guerre civile, que lui faut-il pour comprendre ? S’il ne met pas un terme aux interrogations qui divisent les Français, la plupart des villes risquent de s’embraser.

— C’est ce que veulent les Russes. Pourquoi crois-tu qu’ils aient attendu la signature du partenariat France Turquie pour balancer leur scoop ?

Ils se séparent devant le portail de la Place Beauvau. Gaétan rejoint Arnaud au café dont le gérant a déjà mis les chaises sur les tables. L’énarque se commande un scotch.

— Qu’est-ce que je dois penser de tout cela ? demande-t-il au colonel de la DGSE.

— Le seul conseil que je peux vous donner est de ne pas trop penser, dit Arnaud. Le ministre vous a chargé d’une mission. Soit vous l’exécutez, soit vous démissionnez.

— Que feriez-vous à ma place ?

— Je ne suis pas à votre place.

L’espion trouve étonnant qu’il lui soit si difficile de discréditer les Russes.

— Vous n’aviez pas l’air de les porter dans votre cœur en mai dernier. Je me souviens parfaitement de la dureté de vos propos.

— Ce ne sont pas les Russes qui me posent problème, admet Gaétan, mais le fait de mentir à la France.

Arnaud hausse les épaules.

— Essayez de vous fixer un autre objectif.

— Lequel ?

— Éviter la guerre civile.

Tandis qu’il rejoint sa voiture garée devant le jardin des Tuileries, des images lui reviennent : l’annonce faite par le président du massacre des enfants, la nomination d’Al Misri, la « Marche blanche », la douleur des familles, la douleur de la France. Tout était faux. Comment le président a-t-il osé ? Les ministres de l’époque n’étaient pas concernés alors qui a bien pu évacuer les enfants de la maternelle vers la résidence présidentielle ? Pourquoi Al Misri ? Pourquoi la Turquie ?

Si Pauline apprend qu’il est chargé de la contre propagande, elle le quittera, il le sait. Comment expliquerat-il à sa fille que le président a trahi mais que lui, son père, doive justifier sa trahison ? Comment lui faire croire le contraire quand elle vérifie tout ce qu’elle entend auprès de son oncle Laurent ?

Il trouve surprenant que sa femme ne se soit pas interrogée sur l’authenticité de cet attentat alors qu’elle n’a jamais cru à celui du 11 Septembre. Claire était la seule de leur immeuble à avoir évité la « Marche blanche », sans doute savait-elle déjà qu’il s’agissait d’une supercherie.

Comment est-elle parvenue à respecter le chagrin de Pauline qui perdait l’appétit, s’enfermait dans le noir et discutait pendant des heures avec Viane ?

« L’important est de ne pas toucher aux émotions des Français », a déclaré Violaine. Il la connaît depuis l’ENA etsa magnanimité le subjugue. Elle est sans état d’âme. Il aimerait être capable d’un tel détachement, au moins pour trouver la force de ne pas démissionner.

Malgré l’heure tardive, les rues sont encombrées de voitures de police et de camions de pompiers. Des gyrophares bleu et orange illuminent la ville. Dans certains quartiers, l’électricité est coupée et des maternelles brûlent à petit feu. Les haut-parleurs diffusent le même message en boucle, couvrant le bruit des sirènes : « Fleuriot : collabo, Al Misri : terroriste… Vous mourrez en enfer. »

Gaétan s’arrête à proximité de la maternelle où tout a commencé. Elle est presque entièrement consumée. Son minaret a fondu comme une bougie sur un gâteau. Des véhicules provenant d’une casse et des engins de travaux publics bloquent l’accès. Il lui faut enjamber pour s’approcher.

Comment va-t-il convaincre les émeutiers que la Russie les manipule ? Aura-t-il le cran de confirmer ce mensonge d’État ?

Son appartement est silencieux. Pauline est allée se coucher en laissant une lampe allumée dans le salon, comme ils ont l’habitude de faire quand l’un des deux rentre tard.

Il s’installe dans la cuisine et commence à travailler. La DCRI lui a fait parvenir une version sécurisée de la vidéo qu’il regarde des dizaines de fois, cherchant une faille, un mot, quelque chose qu’il pourrait exploiter…

— Éviter la guerre civile, murmure-t-il, comme pour lui-même. C’est ça le message !

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