Opération Borodine – 6-7

SIX

Frappée en plein cœur, la France est anesthésiée tant le choc a été brutal. Un deuil national de cinq jours a été décrété, un par victime.

Au matin du troisième jour, une immense marche blanche remplit les rues de toutes les villes de France, tel un linceul humain. À Paris, elle accompagne les cinq petits cercueils recouverts du drapeau national. Certains parents ont voulu voir les corps à la morgue mais les psychologues qui les suivent sont parvenus à les dissuader. Les seuls souvenirs qu’ils doivent garder de leur enfant sont leurs rires et leurs cris de joie. Personne n’a insisté.

Les familles des victimes ouvrent la procession, effondrées mais dignes dans la souffrance. Elles sont les seules à porter du noir. Suivent les officiels en gris. Le président de la République, le nouveau ministre de l’Intérieur, le ministre de la Défense, le ministre des Affaires étrangères, le ministre de l’Éducation nationale. Toute une ligne, en hommage aux cinq petits martyrs. Le cortège se compose de rangs de cinq personnes vêtues de blanc, se tenant les mains, à l’infini. Une marée humaine défile dans le silence, de l’écume, une vague que le mouvement ne cesse de renouveler.

La circulation a été interdite dans toute la capitale. Les feux sont éteints. On n’entend aucun bruit, juste celui des pas.

Pauline et Viane sont présentes dans le cortège. Elles n’ont pas cessé de se voir depuis l’attentat. Elles avaient besoin de parler, de pleurer. Le massacre s’est produit dans l’ancienne école maternelle de Louise, à deux cents mètres de La Verrière. Elles n’arrivent plus à dormir. Elles ont un poids sur le cœur qui semble s’être installé à jamais. Elles ne peuvent s’empêcher de penser aux familles… Comment continuer à vivre après ce drame ?

Les enfants de toutes les écoles sont venus. Ils se donnent la main. Les rues sont envahies, blanches de monde. Du jamais vu, ni en France, ni ailleurs. Les médias, qui relatent les événements en direct, parlent de « solidarité dans la peine, au-delà des différences, par-delà les croyances ».

La population est si lourdement traumatisée qu’elle n’a même pas essayé de contester la décision du président. Pour la première fois, tous les partis politiques semblent unis dans la douleur. Dans un tweet posté au lendemain du drame, Ouroub al Islamioun s’est déclarée satisfaite des avancées de la France en matière d’islamisation. Elle a annoncé qu’elle renforcerait désormais son combat dans d’autres pays européens, en particulier en Allemagne et proposerait quelques figures érudites du monde musulman pour remplacer des ministres. Le message a été clair : pour l’instant, elle renonce à la France.

— C’est fabuleux de voir ce vivre-ensemble enfin recomposé, fait Gaétan ému, observant le cortège dont il fait lui-même partie.

De très nombreux musulmans intégristes participent, bien que leur communauté n’ait pas été touchée. Seuls les hommes défilent, vêtus de blanc.En tant que fervent défenseur de la symbiose des communautés musulmanes, chrétiennes et athée, le nouveau ministre de l’Intérieur a immédiatement rétabli la direction de Gaétan qu’il juge indispensable.

— Isham Al Misri est devenu son nouveau Dieu, chuchote Pauline à Viane.

Ils se sont encore disputés, la diplomate soutient que la nomination d’un islamiste à la tête du gouvernement marque un recul indéniable pour la France en termes de développement, de parité hommes-femmes et de libertés individuelles. Elle qui échange chaque jour avec ses confrères européens a pu mesurer l’impact négatif de cette personnalité à la tête du gouvernement français, engendrant, chez certains membres, un vent de panique.

Les trois pays baltes, tous dirigés par des femmes, se sont retirés de l’Union. La Russie leur a aussitôt proposé d’assurer leur sécurité et de les intégrer dans une nouvelle union douanière. Un protocole d’accord devrait être signé sous peu. Dans la foulée, l’Ukraine a suivi leur exemple. Les Polonais, toujours très soutenus par Washington, n’ont eu de cesse de traiter les Baltes de lâches et les Ukrainiens de « putes politiques », ce à quoi ces derniers ont répondu que Varsovie les surpasserait toujours sur le terrain de la vénalité. Les invectives ont été si violentes que Bruxelles a tenté de mettre de l’ordre dans la crise, d’autant que d’autres nations, comme la Hongrie et les pays scandinaves, n’ont pas caché leurs velléités de sécession.

Le cortège atteint le cimetière du Père-Lachaise. La foule blanche, massée derrière les officiels, est toujours aussi nombreuse. Un corbillard des pompes funèbres du Morbihan gêne l’entrée.Une femme s’entretient discrètement avec l’un des sous-officiers de la Garde républicaine qui assure l’escorte.

La famille du petit Arthur veut enterrer son enfant en Bretagne, dans le caveau familial et demande que le cercueil lui soit remis. Le président est choqué, ne comprenant pas que l’on perturbe ainsi le protocole. Les cinq enfants-martyrs doivent être enterrés ensemble, dans l’espace national du souvenir. Il prend les mains de la mère et tente de la convaincre : elle ne peut rompre l’unité de cette cérémonie d’adieu. Le corps lui sera rendu plus tard, dans six mois, pas avant. Dans l’immédiat, la nation doit se recueillir, visualiser. Il est important qu’elle évacue sa douleur, dépasse son traumatisme.

— Important pour la nation ! hurle la mère du petit Arthur. Et sa famille, vous ne pensez pas qu’elle passe avant la nation ?

Son mari essaie de la calmer mais elle est déterminée et devient incontrôlable. Elle sait que la dépouille de son fils se trouve dans le troisième cercueil – d’abord les deux petites filles puis les petits garçons par ordre alphabétique. Elle tente de s’y accrocher, suppliant les gardes républicains de le poser à terre mais ils ne bronchent pas.

L’ancien ministre de l’Intérieur, Gaël Le Dantec, s’interpose, autorisant le personnel des pompes funèbres du Morbihan à s’avancer. Mais le président se retranche dans une ultime tentative :

— Madame, réfléchissez ! Votre fils doit reposer avec ses petits camarades. Ne le séparez pas. Il représente un symbole pour la France… Sa présence dans ce cimetière, aux côtés des autres est capitale pour la paix.

La mère s’effondre sur le cercueil de son fils, comme pour le retenir et empêcher qu’on s’en empare.

— Mais arrêtez de nous harceler, crie-t-elle, plus brisée que jamais. Laissez-nous enterrer notre fils…

Le président semble très contrarié.

— Qu’est-ce qu’il vous prend ? lui lance l’amiral Dutilleux. Cette famille a quand même le choix de la sépulture.

Du haut de son grand uniforme, il transmet un ordre sec aux gardes républicains :

— Transportez immédiatement ce cercueil dans le véhicule.

Les soldats replient le drapeau national et s’exécutent.

La mère du petit Arthur le remercie.

— Vous nous avez compris, murmure-t-elle.

Elle s’assoit dans le corbillard, à côté du chauffeur, la main posée sur le cercueil de son fils, craignant sans doute qu’il reçoive un ordre auquel il ne pourrait s’opposer. Hormis les officiels du premier rang et les membres des familles de victimes, très peu ont assisté à la scène. Les journalistes français qui étaient présents ne mentionnent pas cet incident. Dimitri Zaïtsev, qui obtient l’intégralité de la séquence filmée, s’abstient de la transmettre aux télés russes, estimant que le moment n’est pas encore venu de montrer que les autorités françaises ont quelque chose à cacher. Il appelle Claire qui s’apprêtait à le contacter.

— Tu n’es pas à la marche blanche ?

Elle soupire.

— C’est grotesque ! Dès que j’ai appris la nouvelle, j’ai compris qu’il s’agissait d’un coup monté mais j’ai caché mon scepticisme. Si tu voyais la réaction des Français, ou plutôt leur absence de réaction ! Même des gens comme mes voisins qui ont pourtant l’habitude de réfléchir n’ontpas questionné une seconde la véracité de cette information. C’est comme si l’émotion leur avait grillé la cervelle.

— La confiance des Français dans les Institutions républicaines est quasi inébranlable.

Elle lui demande si les enfants vont bien, s’ils sont en sécurité. Il lui apprend qu’ils sont cachés dans l’une des résidences présidentielles, qu’ils portent de nouveaux prénoms et que dans une semaine, ils auront oublié qu’ils s’appelaient Alice, Clémence, Arthur, Jules et Simon. La Russie prévoit de les exfiltrer mais elle n’est pas pressée. En attendant, elle les surveille.

— L’une de nos agents infiltrés s’occupe d’eux, la nuit. C’est une chance.

— Et les parents ? demande Claire. Comment peut-on continuer à vivre en sachant que son enfant a été décapité ? Et si certains se suicidaient ?

C’est un risque. Dimitri en est conscient. Ce que vivent ces familles est tout simplement monstrueux mais s’ils apprenaient la vérité leur émotion serait feinte et les paparazzis, qui les harcèlent jour et nuit flaireraient le mensonge d’État. Pour ne pas se dédire, le président pourrait être tenté de les éliminer pour de bon.

— C’est pourquoi l’exfiltration des parents et des enfants devra être parfaitement synchronisée, insiste le Russe. L’opération sera conduite simultanément mais en temps opportun.

Il précise :

— Opportun pour la Russie.

Ils changent de sujet.

— On a besoin de toi ici. Quand peux-tu venir ?

— Tu sais que pour Moscou je suis toujours prête !

— Alors, je te transfère ton billet par mail sécurisé. Une personne viendra prendre ton passeport pour le visa et je te réserve une chambre au National.

— Au National ! Alors seulement si vous prenez en charge la différence car je ne peux dépasser deux cent cinquante euros la nuit.

— Tu es notre hôte. Nous réglerons la totalité de tes frais de séjour, ne t’inquiète pas.

Claire adore cet hôtel situé à deux pas du Kremlin, son style raffiné, son superbe escalier Art nouveau.

— Cela va me changer de Paris. Il n’y a plus de tanks dans les rues mais les terrasses des cafés sont toujours condamnées et le couvre-feu a été prolongé de quinze jours au cas où des opposants à la nomination de Al Misri, fomenteraient des troubles.

— Je doute qu’il y ait le moindre opposant, dit Claire. Il a été présenté à la France comme le sauveur, l’homme providentiel qui a su arrêter le massacre des enfants.

— Ton peuple est cultivé mais sa naïveté m’étonnera toujours, conclut Dimitri.

SEPT

Cinq mois ont passé depuis l’attentat de la maternelle. De nombreux Français ne s’en sont pas remis. D’autres renouent fébrilement avec leurs habitudes, celles qu’ils avaient abandonnées au plus fort de la terreur : les restos, le ciné, les achats dans les centres commerciaux, les concerts en plein air… La menace s’est dissipée et les touristes reviennent. Les terrasses de cafés ne désemplissent pas. Les rues de Paris ont retrouvé le charme, l’élégance et la désinvolture d’antan.

Les médias ne cessent de vanter l’ouverture d’esprit du nouveau ministre de l’Intérieur. La population le considère comme une espèce de messie, d’homme providentiel. Pas une semaine ne se passe sans qu’un hebdomadaire ne loue ses nombreuses qualités ou n’exhibe sa famille : sa femme Sandrine, une blonde ravissante aux yeux clairs ou sa fille Laeticia, dix-sept ans, étudiante en droit, dont les foulards savamment drapés sortent tout droit des ateliers de haute couture. Parcours de golf, jogging quotidien, natation régulière, cithare égyptienne à ses heures perdues ou lancer de balle à son Yorkshire dénommé Ramsès, rien ne manque au tableau du politicien moderne, incarnant un Islam paisible et décomplexé.

Les pays européens, en particulier l’Allemagne, l’Italie, la Belgique et les Pays-Bas, se demandent s’ils ne devraient pas mettre en place un ministre de son acabit, cultivé etpartisan d’un Islam modéré, depuis qu’Ouroub al Islamioun a renforcé son action sur leur sol. Pauline a souvent ses confrères européens au bout du fil mais ne se montre guère persuasive pour les inciter à copier l’initiative française.

Isham Al Misri n’est pour elle qu’un mirage, une espèce de piège qui va se refermer sur la France. Trop parfait. Elle se demande ce qu’il cache à vouloir mettre l’accent sur la langue française et l’approfondissement des règles de grammaire. À ses détracteurs qui prédisaient l’enseignement de l’arabe, il leur a opposé Victor Hugo, Musset, Baudelaire, Racine… Il a déstabilisé l’électorat de droite et du centre en nommant un adepte du classicisme au poste de ministre de l’Éducation nationale qui a immédiatement rétabli le système d’évaluation, tel qu’il existait avant la réforme de 2016. Aux élèves de primaire en échec scolaire, il a imposé des cours du soir jusqu’à ce que les règles essentielles de l’orthographe française soient assimilées. Pauline a cherché à comprendre les motivations de cette remise à niveau spectaculaire mais n’a obtenu aucune réponse à ses interrogations.

Toutes les mesures qu’Al Misri a su prendre ont rassuré les Français. Il s’est aussi attaché à restaurer la discipline à l’école, depuis le cours préparatoire jusqu’à la terminale. Les collégiens ne sont plus censés intervenir librement comme le préconisait la directive Jospin mais doivent apprendre à se taire. Quant aux proviseurs, ils ont pour consigne de distribuer les heures de colle le samedi comme le dimanche ou des travaux d’intérêt général allant du balayage de la cour au nettoyage complet des sanitaires.

L’école est redevenue un temple du savoir. Face à ce durcissement, aucun parent n’est venu se plaindre ou rappeler les droits de l’enfant.Pour Viane, ce changement est salutaire mais presque irréel. Ses élèves lèvent le doigt, attendant sagement d’être interrogés, comme le stipule la nouvelle charte scolaire. Le chahut est devenu tabou. Celui qui parle se fait immédiatement rabrouer par ceux qui faisaient voler les trousses à travers la classe avant l’avènement d’Al Misri. Les cancres essaient d’apprendre et les professeurs sont respectés.

Isham Al Misri a bien entendu entériné l’abrogation de la loi portant interdiction du foulard dans les lieux publics et la plupart des jeunes musulmanes – dont très peu cachent entièrement leur visage – assistent aux cours voilées. Mais tout le monde se mélange et personne ne cherche à provoquer. Le vivre-ensemble si cher à Gaétan, paraît fonctionner à merveille.

Certains avaient prédit que les conservatoires fermeraient et que l’enseignement de la musique serait déconseillé mais le ministre a donné l’occasion aux enfants des milieux défavorisés d’apprendre un instrument, même exotique ou ancien, avec un système de prêt gratuit. Les Parisiens ont retrouvé confiance dans les institutions républicaines.

Quant aux maternelles, elles ont toutes été transformées en lieux de recueillement au lendemain de l’attentat du 22 mai. Pas seulement à Paris mais dans la France entière. Leur disparition en tant qu’école a été plébiscitée par la population qui ne voulait plus associer d’enfants à cette macabre tuerie. Un architecte français a proposé de les embellir. Pour chacune d’elles, il a fait ériger cinq petits minarets recouverts de mosaïques en souvenir des enfants martyrs. Cette initiative a soulevé bien des polémiques quand on a su qu’il avait étudié à Ryad et que c’était l’Arabie saoudite qui finançait le projet. Il fallait empêcher l’aménagement de madrasas dans les anciennes salles de classe mais personne n’a osé perturber la tranquillité de ces espaces de communion où les noms d’Alice, Clémence, Jules, Arthur et Simon résonnent encore. Des lieux quasi sacrés pour les Français qui ont pris l’habitude de s’y rendre et donnent même à leurs enfants le prénom des victimes. Au début, ils déposaient une fleur, une bougie ou un ours en peluche. Ensuite, ils y sont retournés par nécessité. Au bout d’un moment ils se sont mis à méditer puis à prier. Cela s’est fait naturellement. À la grille, les bénévoles d’une ONG musulmane leur distribuaient des recueils de hadith en français. Le prosélytisme était flagrant mais comme personne ne s’exprimait, la population ne s’est rendu compte de rien.

Vers la fin du mois d’août, des haut-parleurs ont été installés sur le toit des maternelles. Cinq fois par jour, ils appelaient au souvenir : « Alice, Clémence, Arthur, Jules, Simon, vos noms, à jamais, resteront dans le cœur des Français et dans toutes les consciences. Cet appel est pour Alice. Nous pensons très fort à elle et à sa famille », ou « cet appel est pour Jules, nous pensons très fort à lui et à sa famille », un appel pour chaque victime.

À la mi septembre, alors que la population française s’était habituée à ces commémorations quotidiennes, les paroles ont été remplacées par celles du Coran : « Ash aïdou la illa illa la, ash aïdou al Mouhamedan al rassoul oula. ». Ceux qui ne connaissaient ni l’Islam ni l’arabe ont trouvé ce témoignage moins culpabilisateur, car peu explicite mais évoquant néanmoins les petits martyrs.

Les muezzins électroniques donnent à Paris une atmosphère étrange. Comme un point d’orgue amenant l’inévitable question que plus aucun Français n’ose se poser : « Et maintenant, que va-t-il se passer ? » Personne ne le sait et personne ne veut le savoir. Pour Pauline, son sentiment est : « Trop beau pour être vrai ».

Pour Gaétan : « Osmose parfaite entre les communautés chrétiennes, musulmanes et athées ». « Il est très optimiste, trop », pense Pauline. Pour lui ce lien n’a été rendu possible que par la transformation des maternelles en lieux de recueillement et de rapprochement entre les ethnies. Elles sont ce qu’il manquait à la France : un point d’ancrage, de réflexion et de spiritualité.

Quand il a voulu y emmener Louise, Pauline est sortie de ses gonds.

— Mais ce n’est ni plus ni moins qu’une mosquée, s’est-elle écriée. Moi, vivante, ma fille ne mettra pas les pieds à la mosquée.

— Mais elle veut revoir son école maternelle.

— Parce qu’en plus tu veux la conduire là où a eu lieu le carnage ?

— Je veux lui apprendre à se recueillir, à penser à ces petits enfants qui n’ont pas eu sa chance…

— Et lui faire revivre ce crime odieux sur un tapis de prière !

Ils se sont querellés. Leurs disputes deviennent de plus en plus fréquentes.

— Tu ne vois pas qu’elle est en quête de spiritualité ?

— Elle apprend le piano et j’estime que la musique est la meilleure des religions. Ensuite, elle fait du karaté et les arts martiaux apportent beaucoup de sérénité. Après tout, ils l’ont baptisée catholique. Elle n’est donc pas dénuée de religion et si elle le souhaite, elle peut assister au cours de catéchisme du mercredi. Elle n’a qu’à demander.

— Elle veut revoir sa maternelle.

— Cela, je te l’interdis et je le lui interdis. N’y pensez même pas.

Mais il l’a quand même emmenée. Ils ont visité le préau puis la cour où l’endroit de la décapitation est marqué d’une trace de peinture indiquant les noms des enfants. Louise y est restée longtemps. Elle s’est assise en tailleur et a allumé la bougie qu’elle avait apportée. Pendant ce temps, Gaétan est allé voir les classes dont le sol est désormais recouvert de tapis. Ce n’est qu’au moment de partir qu’il a compris qu’il avait commis une erreur. Sa fille ne voulait plus sortir. Il le fallait pourtant. Il était l’heure de rentrer mais Louise était en larmes.

Les yeux rivés sur sa montre, Pauline s’inquiétait. Quand ils ont enfin passé la porte, la petite fille a couru vers sa chambre et s’y est enfermée. Pauline lui a demandé ce qu’elle avait. Louise a parlé d’esprits qui auraient tenté d’entrer en contact avec elle quand elle était assise dans la cour. Comme une voix qui lui chuchotait que rien ne s’était passé comme le président l’avait laissé entendre et que les enfants étaient toujours en vie mais couraient un grave danger. Elle sanglotait, sans savoir ce qu’elle devait faire pour les sauver.

Désespérée pour sa fille et folle de rage contre Gaétan, Pauline lui a fait une scène.

— Tu es content ? Tu penses vraiment que sa recherche spirituelle est bien engagée ? Elle s’imagine maintenant que les enfants ne sont pas morts !

Excédée, Pauline s’est réfugiée au septième. Claire n’était pas chez elle mais elle est restée un long moment sur l’escalier. Chaque fois qu’elle se dispute avec Gaétan, c’est là qu’elle retrouve son calme. Il y a quelques jours, elle a croisé deux hommes qui sortaient de chez sa voisine. L’un avait l’allure athlétique et les yeux très bleus, l’autre l’airfélin, le regard gris, comme deux fentes d’une clarté surnaturelle. Il lui a souri et ce sourire l’a troublée. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas éprouvé une telle émotion. Il y avait dans ce visage quelque chose d’étrange, d’indéfinissable, de sensuel, d’unique.

Chaque jour, elle espère le revoir. Elle en a parlé à Viane qui est seule depuis que les entreprises se sont délocalisées au Royaume-Uni. Aurélien ne rentre qu’un week-end sur deux. Elle aimerait le rejoindre mais les familles n’ont pas été autorisées à s’exiler.

— Je n’ai plus aucun intérêt à rester dans ce Paris où l’on entend cinq fois par jour l’appel à la prière, dit-elle souvent.

Elle s’ennuie mais craint, par-dessus tout, ce muezzin électronique. Même si l’attitude des élèves a changé, la tension est palpable. Elle doute fort que la raison de leur métamorphose soit le seul fait de cette nouvelle charte scolaire, des heures de colle et des travaux d’intérêt général. Cet appel a un effet catalyseur. Il ravive le souvenir du bled où le respect des aînés est une évidence, il symbolise le rapprochement de l’État envers l’Islam, il assouvit des frustrations trop longtemps refoulées et il incarne ce chef incontournable et vénéré dont on ne peut contester les ordres.

— Quelque chose va se passer, fait Viane. Ouroub al islamioun n’a pas laissé notre pays en paix pour nous imposer seulement l’appel à la prière et la discipline scolaire.

Rémi, leur voisin du troisième, redoute que la communauté homosexuelle ne soit visée. Des rumeurs circulent. Beaucoup s’expatrient. Alors qu’elles montent l’escalier, il insiste pour leur offrir un thé. Un thé japonais.Il presse Pauline de questions. Sans doute a-t-elle vu passer une circulaire ? Un document confidentiel ?

Fascinée par son piano à queue laqué rouge, elle lui demande de jouer mais il n’a pas la tête à ça. Doit-il quitter la France ? Il attend des réponses. Elle lui rappelle que les homosexuels sont persécutés, au mieux, discriminés dans la majeure partie des pays musulmans. Al Misri se montre ouvert mais cette ouverture n’est pour elle qu’une stratégie visant à mieux imposer la Turquie au sein de l’Union européenne. D’ailleurs, il a fait avancer la date à laquelle l’Europe des 23 (*) devra se prononcer. Elle est persuadée que cette période sera décisive. Le Quai d’Orsay prévoit un renforcement de l’Islam en France au cas où Ankara intégrerait l’Union.

— On ne trouve déjà plus de nourriture pour chiens ! se plaint Viane.

Les stocks ne sont plus renouvelés et les rayons des grandes surfaces ont été dévalisés.

— Quel rapport avec l’Islam ? demande Rémi.

— En terre d’Islam les chiens sont réputés impurs. Il ne faut ni en posséder, ni les approcher.

Ils se regardent. La vague avance, invisible, indolore. Dans un premier temps, on confond la commémoration des enfants avec l’appel à la prière, dans un second temps on supprime les chiens, dans un troisième temps on bannit les homosexuels…

— Ils sont en train de nous changer la France, se désole Viane, et nous ne nous rendons compte de rien. Quelques petites touches par ci, quelques petites touches par là…

L’appel à la prière retentit. Tous trois se rapprochent de la fenêtre. Le mouvement des passants devient lent. Tout semble se figer dans l’attente.

— Et dire que j’aimais tellement ce moment au Maroc, se rappelle l’enseignante. On montait sur le toit de notre hôtel avec Aurélien pour écouter les trois cents muezzins de la médina appeler leurs fidèles… C’était… magique.

(*) Le Royaume-Uni a quitté définitivement l’Union européenne en 2017 (Brexit) et les trois pays baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie) sont sortis de l’Union au lendemain de la nomination d’Al Misri. Ils se sont rapprochés de la Russie qui assure dorénavant leur sécurité.

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