Opération Borodine – 2

DEUX

Viane a réveillé son fils Nathan pour le rassurer : l’état de siège ne durera que douze jours. Mais le petit garçon de neuf ans n’est pas du tout inquiet. Il a même hâte de voir de près tous ces engins.

— Alors va chercher Louise.

Enthousiaste, il sonne chez sa petite voisine.

— Je ne la tiens plus, dit Pauline. On dirait que cet état de siège l’amuse.

Les enfants dévalent les escaliers quatre à quatre. Montesquieu, le chien des Lacroix, les précède. Viane tente de les calmer.

— Nous sommes en état de siège, pas en excursion ni dans un jeu vidéo.

— C’est trop cool, fait Louise en apercevant un véhicule de l’avant blindé, plus communément appelé VAB, stationné à quelques mètres de leur porte d’entrée. Elle commence à courir mais Viane la retient par le col.

— Tu restes près de moi, tu as bien compris ?

— C’est un VAB Méphisto, dit-elle le plus sérieusement du monde.

— Comment tu sais ça, toi ? interroge Nathan, un rien décontenancé.

— Le frère de maman, celui qui est colonel, m’emmène chaque année au Salon de l’armement. C’est génial. On monte dans tous les blindés.

Ils s’approchent. Montesquieu remue la queue. Visiblement les uniformes ne le dérangent pas.

— Vous voyez, celui-là peut transporter jusqu’à dix soldats, dit la petite fille.

— Et ce tank là-bas ? demande Nathan.

— Ce n’est pas un tank, corrige Louise, c’est un char Leclerc. Il a des chenilles mais il va très vite et peut t’écrouler un mur en trois secondes.

Viane est abasourdie par sa culture militaire.

— C’est mon oncle qui m’apprend tout, fait Louise, et en plus il me donne des modèles réduits. J’en ai plein.

— Pourquoi tu ne me les as jamais montrés ? lui reproche Nathan.

— Parce qu’ils sont fragiles.

Les militaires les regardent passer. Des panneaux indiquent qu’il est interdit de traverser la rue ou de prendre les soldats ou le matériel militaire en photo. Une borne d’information a été installée à quelques mètres.

« Quelle est votre question ? » demande une voix synthétique à Nathan qui a pressé le bouton.

— Comment fait-on pour aller au Champ de Mars vu qu’on n’a plus le droit de traverser la rue ?

« À cent mètres vous verrez un passage protégé. N’empruntez que les passages protégés. »

Louise tente aussi l’expérience.

— Combien avez-vous de militaires à ce barrage ? demande-t-elle en s’avançant vers le micro.La machine n’a aucune réponse à lui fournir.

« Reformulez votre question », dit au bout d’un moment la voix synthétique. Louise répète sa question mais une voix humaine l’interrompt :

— Aucune information d’ordre militaire ne vous sera communiquée. Circulez !

Viane éloigne rapidement les enfants.

— Louise, ne me refais plus ça ! Tu vois comme c’est grave. Si tu as des questions, tu les poses à ton oncle.

— On rentre déjà ?

Dans le hall, ils croisent Bénédicte, la jeune étudiante en droit qui les accompagne tous les matins à l’école. Elle est en nage.

— J’ai été arrêtée tous les dix mètres, se plaint-elle. Heureusement que je suis partie avec une bonne demiheure d’avance.

Viane lui tend la copie des consignes qu’elle fourre sans les lire dans la poche arrière de son jean. Depuis quelque temps elle se néglige. Elle a grossi, ne fait pas ses ongles, ne porte plus ni talons, ni jupe, ni maquillage. Les deux voisines se sont même demandé si elle n’avait pas viré « Islam ». « Ses parents sont de bons catholiques », a dit Pauline pour la rassurer. Bénédicte recommence à râler :

— Avec des militaires à tous les coins de rue je crains le pire.

Viane tient à les accompagner pour ce premier jour d’école en période d’état de siège.

— Exceptionnellement aujourd’hui je viendrai avec vous. Montesquieu ne s’est pas promené. Tu pourras le ramener ?L’étudiante semble réticente.

— Les chiens me mettent mal à l’aise.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ! Il y a toujours eu des chiens chez toi !

— C’était avant.

— Avant quoi ?

Bénédicte accepte pour ne pas avoir à s’expliquer.

— Un jour comme aujourd’hui, la présence de Montesquieu apaisera les enfants.

— Je vois, dit Bénédicte.

Le cartable sur le dos, ils avancent d’un bon pas. Viane les suit de près en tenant fermement le Golden Retriever qui tire sur sa laisse. Bénédicte ferme la marche, fière de ne rien connaître à ces engins de guerre.

— Louise connaît tous leurs noms, crâne Nathan. Si tu veux savoir tu n’as qu’à lui demander.

La jeune étudiante s’indigne de l’absurdité de cet état de siège.

— Comme si Ouroub allait se laisser intimider ! Je parie que les soldats n’ont même pas le droit de tirer.

L’utilisation de l’abréviation « Ouroub » pour désigner l’organisation terroriste inquiète Viane mais elle s’abstient de tout commentaire. Deux véhicules sont postés de part et d’autre de la grille de l’école primaire. Pour entrer, les enfants doivent montrer leur carnet de correspondance, le contenu de leur cartable et de leurs poches. Les adultes ne sont pas admis.

— Ils fouillent même les gosses, s’insurge Bénédicte ! C’est de mieux en mieux.

Une femme militaire lui demande si elle est accompagnatrice.

— J’accompagne les enfants à l’école le matin et je viens les rechercher le soir, répond-elle, hargneuse.

— Nous avons l’ordre de contrôler les accompagnateurs.

De très mauvaise grâce Bénédicte jette son sac sur la table. La femme sergent le vide dans une caisse en plastique opaque et pointe son index en direction d’un objet marron.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est juste un morceau de tissu, répond Bénédicte en s’assurant que Viane dont on fouille également le sac n’a rien entendu.

La militaire a une moue qui en dit long et lui réclame un document d’identité.

— Quoi, juste pour ce bout de tissu ? s’exclame l’étudiante.

— On s’en fiche de votre niqab, la rabroue la sergente. Nous contrôlons l’identité de tous les accompagnateurs. Nous sommes en état de siège au cas où vous l’auriez oublié !

Bénédicte range ses affaires dans son sac et lui tend sa carte. La sous-officière lui aplatit les doigts des deux mains sur une tablette et la prend en photo de face et de profil.

— On se croirait en garde à vue, maugrée l’étudiante.

— La dame avec qui vous êtes arrivée se soumet aux mêmes contrôles et ne fait pas tant d’histoires.

Elle se tourne et interroge Viane.

— Est-ce que mademoiselle Bénédicte Saclan prépare aussi le cartable de vos enfants ?

— Rarement. Je prépare celui de mon fils Nathan et ma voisine celui de sa fille Louise.

— Cette jeune fille, vous la connaissez depuis longtemps ?

— Sa mère est une amie d’enfance. Je la connais depuis toujours.

— Soyez vigilante, conclut la femme soldat à voix basse.

Cette réflexion trouble Viane, d’autant que Bénédicte perd patience. La sergente lui rend sa carte d’identité et la libère. L’étudiante attrape promptement la laisse du chien et s’éloigne sans crier gare.

Au collège de Viane, les mesures de sécurité sont similaires. Un détecteur de métaux, jugé indispensable, a même été installé devant la salle des professeurs.

La jeune femme repense souvent à cet attentat commis par un enseignant dépressif. Traité dans le service de psychiatrie de l’hôpital Cochin, monsieur Smith avait reçu, un jour, la visite d’un recruteur d’Ouroub al Islamioun. Son arrêt maladie touchait à sa fin et il savait qu’il ne pourrait jamais restaurer la discipline dans sa classe ni faire cesser le harcèlement dont il était victime. Conscient de ses problèmes, le recruteur lui avait proposé une guérison éternelle. Monsieur Smith l’avait acceptée à condition de ne blesser aucun enfant. Même s’ils étaient odieux, il ne les tenait pas pour responsables. Ceux qui devaient payer étaient ses collègues. Ils ne l’avaient jamais soutenu, lui répétaient inlassablement qu’il devait apprendre à tenir sa classe tout en jubilant quand le chahut atteignait des records. Ils lui parlaient pompeusement de respect. « Se faire respecter » était leur Sésame. Respect… respect… Ce mot bourdonnait dans sa tête. Son Sésame à lui était leparadis offert en échange d’une petite bombe artisanale conçue pour exploser dans la salle des professeurs. Dans une vidéo enregistrée avant le drame, on le voyait prêter allégeance à l’organisation terroriste : « Je remercie du fond du cœur Ouroub al Islamioun. Elle m’a débarrassé de ces mécréants, de ces collègues abjects, de cet enseignement public qui a fait de ma vie un enfer et a transformé les élèves en monstres. »

Viane regarde sa montre. Elle aussi est victime du manque de considération de la part des élèves. Cela fait déjà plusieurs années que l’Éducation nationale se dégrade, que les cours d’une heure se résument à une dizaine de minutes en raison de l’agitation ambiante.

Elle songe parfois à changer de métier, tant l’atmosphère est devenue suffocante. Les programmes sont incomplets ou remplis de termes que seuls des linguistes avertis peuvent comprendre, l’essentiel n’est plus enseigné et les auteurs français sont remisés en fin de manuel. Elle regrette le poste qu’on lui avait proposé au lycée français de Moscou, réputé pour son excellence. Aurélien avait même trouvé un emploi dans la filiale moscovite de son cabinet d’audit située en plein centre. Mais le contexte politique était fortement critiqué et les médias français se déchaînaient contre la Russie. Si elle avait mieux connu Claire à ce moment-là, elle ne se serait pas laissée influencer par une énième campagne de diabolisation.

Dans la salle des profs, Viane photocopie un extrait du Chef d’œuvre inconnu de Balzac. Derrière elle ses collègues s’agitent autour d’une circulaire posée en pile sur la table. N’y tenant plus, la prof de maths lit le texte à voix haute :

« Nous rappelons au corps enseignant que l’abrogation de la loi sur le foulard a été votée par le Parlement. Aucune élève portant le foulard ou le niqab intégral ne devra subir de commentaire de la part de l’enseignant. Tout parti pris transmis dans la notation sera sévèrement sanctionné. »

— Comment on va les reconnaître sans visage ?

— Vous vous rendez compte que si leurs notes baissent c’est nous qu’ils sanctionnent !

— Si j’étais elles je m’enfoularderais tout de suite pour avoir la moyenne !

— Le gouvernement a été tellement ridicule sur ce coup-là !

— Cette fois-ci c’est le Parlement.

— Sur proposition du président.

Viane commence par les 3e 5. Les « horaires aménagés » sont un vrai soulagement ! Les élèves jouent tous d’un instrument de musique et il y a peu de chance que les adoratrices d’un personnage aussi peu recommandable que Mozart arrivent voilées. Elle les aperçoit dans le couloir. Leur apparence n’a pas changé mais elles semblent très en colère. Les garçons également. Ils entrent bruyamment mais gardent leur instrument sur leurs genoux au lieu de le poser sous la table comme ils ont l’habitude de le faire.

Les militaires se sont permis d’ouvrir l’écrin de leur violon, alto, violoncelle ! Ils ont tripoté les cordes, la touche, les chevilles, la table d’harmonie ! Les flûtistes et les clarinettistes ont réagi au détecteur de métaux. Chaque clef a été sondée et presque démontée. Les pianistes sont heureux de n’avoir eu qu’un tas de partitions à se faire contrôler.

— Madame, vous devez faire quelque chose !

Viane craint seulement que leurs instruments soient interdits dans l’enceinte du collège. Mieux vaut ne pas intervenir. Pour les calmer elle leur distribue le texte de Balzac et demande à un pianiste de le lire. Mais personne ne parvient à se concentrer.

Quand la cloche sonne, les musiciens regardent ahuris la classe qui les remplace. Une autre troisième mais un tout autre monde. Viane s’y attendait mais ne pensait quand même pas que sur les dix-neuf filles, dix-sept d’entre elles porteraient le voile ! Élégant, dans les tons beiges ou fleuris, mais bien visible. Toutefois, aucun visage n’est caché à l’exception de deux formes noires assises côte à côte. Leur niqab intégral empêche de les reconnaître mais Viane se rappelle la directive : « Aucun commentaire ».

Font-elles seulement partie de sa classe ? Son doute se dissipe quand elles répondent « présente » à l’appel de leur nom. Il s’agit d’Apolline Durand et de Lola Michaux, deux filles pleines d’humour qui ne ratent jamais une occasion de plaisanter. Viane a très envie de rire mais Nadia Ibtidaoui, voilée de ramages colorés, intervient de manière agressive : « Madame, cette attitude est une insulte à notre religion. Ces deux-là n’ont pas le droit de porter le niqab ! »

— Et pourquoi ? demande Apolline.

— Parce que vous n’êtes pas musulmanes.

Les deux provocatrices ne se démontent pas. Elles répliquent :

— Parce que vous pensez que le port du foulard est réservé à votre seule religion ! Mais ouvrez les yeux les filles ! La Vierge Marie, bien avant les très nombreuses pétasses de votre Mahomet, portait un foulard.

Le terme « pétasse de Mahomet » enflamme les esprits. Le ton monte. Des projectiles traversent la classe. Gommes, stylos, trousses, cahiers… Les deux provocatrices protègent leur tête tant bien que mal. Paniquée, Viane essaie de ramener le calme.— Et d’ailleurs, renchérit Lola, qui vous dit qu’on ne s’est pas converties dans la nuit. Chez vous l’entrée en religion est tellement rudimentaire !

Cette réalité déclenche de violentes réactions, en particulier de la part des garçons. Viane appelle les surveillants par la ligne intérieure mais personne ne répond.

Nadia s’enhardit et se poste devant les filles en noir, l’air menaçant. Viane lui demande de se rasseoir mais elle ne l’écoute pas. Un long silence fait place au brouhaha. Viane s’avance pour protéger les filles lorsque d’un geste théâtral Nadia retire son foulard.

— Nous n’avons rien en commun avec ces koufars, ditelle en s’adressant à la classe. Que toutes celles qui sont d’accord avec moi rangent leur foulard dans leur cartable.

Toutes les filles l’imitent. Les garçons applaudissent.

L’Islam est purifié.

Réunis sous le patio de la salle des profs pendant la pause du déjeuner, Viane échange avec ses collègues. Chacun a une anecdote amusante à raconter. Le prof de sciences s’est vu interdire d’enseigner le système de reproduction, la prof de maths doit rappeler que l’algèbre a été inventé par Mahomet (!), une pétition circule pour que les cours d’anglais soient remplacés par des cours d’arabe, les filles insistent pour être dispensées de gymnastique, la cour de récréation devrait être séparée avec, d’un côté, les filles, de l’autre, les garçons…

— Je crois qu’ils nous les ont toutes faites, s’esclaffe la prof d’espagnol, fière d’annoncer qu’elle a eu quatre « sans visage » qui n’étaient ni Lola ni Apolline.

— Aucun foulard dans les classes « artiste », note Viane.

— Très peu de foulards en sixième, remarque la prof de maths.

— Normal, explique le prof de sciences. Elles se voilent quand elles sont réglées.

— Plus de maquillage !

— Parions que dans une semaine elles rangent le foulard et ressortent le mascara et le vernis à ongles.

— Ce sera comme pour le ramadan. Au début, ils essaient de montrer qu’ils sont différents puis ils s’empiffrent comme les autres à la pause de dix heures.

— Et pour les notes ?

— Le Principal a conseillé d’éviter de noter.

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1 Commentaire

  1. “L’algèbre a été inventé par Mahomet”…🤣😂🤣👏👏👏
    Comment peuvent-ils avaler de telles fables sachant que Mahomet était analphabète ???
    Avec les WOKES, nous avons appris qu’il y avait plus de deux sexes… C’est guère mieux !
    C’est vrai que nous allons de surprises en surprises.