Guerilla – Tome 3: Epilogue

– EPILOGUE –

LE LION HORS DE LA MAISON

Celui qui scrute le fond de l’abysse,
l’abysse le scrute à son tour.
— Nietzsche

L’adolescente se tenait face au caveau, dans un recoin du cimetière, ombragé de vieux pins. Une simple pierre blanche. Sans stèle, ni inscription. Une tombe perdue parmi une vingtaine d’autres, identiques. C’était le carré des indigents de Saint-Chély. Le colonel était venu chercher ici un patelin d’antan, sa France inchangée. Un air lointain, moins vicié que celui des villes. Une illusion d’éternité. Guérilla avait grandi, et le colonel était mort. Reclus, fatigué, miné par les actions en justice d’Olivier Varron pour récupérer sa fille.

Un soir, il se leva simplement pour éteindre la télé, et il tomba, face contre terre. Foudroyé.

Quand elle le découvrit ainsi, en descendant de sa chambre, la jeune fille se précipita, le retourna sur le dos, le secoua, le gifla. Puis elle pleura, un long moment, prostrée à ses côtés, avant d’éteindre la télévision et d’aller chercher la voisine. Le SAMU était venu, puis les gendarmes, l’adjoint au maire et un médecin. Le décès fut prononcé.

Les bras croisés dans un coin de la pièce, la jeune fille attendait. Un gendarme vit les papiers laissés sur la table.

« Inès ? » lui demanda-t-il.

Guérilla inspira longuement.

« Je ne m’appelle pas comme ça. »

La voisine approcha aussitôt le gendarme, lui parla à voix basse.

Elle détestait ce prénom, celui d’avant, de petite fille sage. Une vie qui ne la concernait pas. Elle avait tué cette fillette et cette vie, le troisième jour, en se rebaptisant Guérilla. Le colonel en fut l’unique témoin. Elle ne voulait pas qu’il connaisse son vrai nom. Jamais il ne le lui demanda, pas une seule fois. Puis il y eut les papiers des procédures, intentées par son père. Inès par-ci, Inès par-là, Inès partout, à toutes les pages. Il le faisait exprès. Ce seul souvenir suffisait à raviver cet état de rage, alors inédit, qui s’empara d’elle ce jour-là.

Le gendarme hocha pensivement la tête et reposa les papiers. La jeune fille regarda tout ce monde aller et venir, dans leur dénuement. Le colonel rasé de près, bien coiffé, le visage bleuté, un peu de sang autour du nez. Les yeux légèrement entrouverts. Amaigri, ruiné par les frais d’avocat, mais impeccable dans son complet de tweed. Guérilla le regarda longtemps, comme pour s’habituer, pour s’assurer que tout ça était vrai. C’était son tonton Riri. Elle voulut caresser encore son grand front qui devenait froid. Quelques voisins vinrent lui dire des mots gentils, l’entraînèrent un peu plus loin. Et puis on glissa ce sac noir autour du corps, et on l’emmena. Elle voulut monter dans l’ambulance avec lui, mais les médecins refusèrent.

Directives sanitaires. Les voisins restèrent un moment, à fixer le vide, à méditer à haute voix la fragilité de la vie. Puis on la laissa seule.

Quelques journaux parlèrent de sa mort. Une ligne ici ou là. Il était toujours « le grand-père de Vincent Gite ». Guérilla ne put assister à l’inhumation. Directives sanitaires, encore. Gisait-il vraiment sous cette dalle blanche ? Était-on bien certain de sa mort ? Elle lui parla un peu, au début. Lui raconta leurs bons souvenirs.

« Tu te rappelles, tonton Riri ? »

Mais elle n’était pas sûre qu’il l’entende, alors elle ne parlait plus.

Elle le savait maintenant, son père s’était surtout battu pour l’arracher au colonel. Une fois la mort du retraité annoncée, Varron ne voulut plus entendre parler de l’enfant. La voisine se proposa de la nourrir, en attendant une solution de relogement. Le « foyer d’aide sociale à l’enfance », cette sorte de chenil républicain où, pensait-elle, on lui laverait le cerveau encore plus patiemment qu’au collège.

Voilà des semaines qu’elle venait ici, tous les jours, du matin au soir. Pour regarder la tombe. S’asseoir. Attendre. Observer les lézards filant entre les pierres. Lire les noms des morts. Les épitaphes. Redresser les fleurs en plastique. Regarder ces sépultures crevassées, ces totems inquiétants, ces tumulus oubliés, et puis ces quelques stèles minuscules, et leurs photos d’enfants. Des petits fantômes en noir etblanc. La solitude, les moineaux, le silence. Parfois, des vivants. Quelques vieillards cheminant péniblement entre leurs souvenirs. Venus se recueillir un moment. Se faire bien voir de la mort qui approchait. Et toujours ces croix dressées vers le ciel, bleu et immense, au milieu des bruyères et des genêts. Ces plantes de l’âpre Margeride, écharpée par le vent. Guérilla cueillit même un narcisse, qu’elle déposa sur la tombe du colonel, et qu’un coup de vent emporta.

Parfois elle s’allongeait là, à l’ombre des pins, respirant le vent. Jouant de ses doigts avec cette terre fine. Ce sable qui partout s’immisçait. Et tous les soirs, elle repartait, triste, veiller seule dans ce duplex qu’on leur prêtait. Elle repensait souvent à leur long périple pour venir ici, par étapes, comme dans l’ancien temps. Leurs rencontres, leurs rires, leurs peurs. L’aventure.

Elle se disait qu’en passant ses journées ici, dans ce cimetière, on ne pourrait la trouver pour l’emmener à l’orphelinat.

Mais ce n’était pas la véritable raison de son attente.

Vincent Gite.

Il lisait les journaux. Il ne pouvait pas ne pas venir. Guérilla s’en persuadait, ne pensait plus qu’à ça. Il viendrait enfin, et l’emmènerait avec lui. Elle n’avait jamais cru à sa mort. Voilà des années qu’elle guettait sa trace, dans les faits divers, l’actualité, les échos du monde, croyant le voir partout, persuadé qu’il lui adressait çà et là des signes, en lettres de sang. Comme quand tel passage d’un livre ne semble avoir été écrit que pour nous.

Pas la moindre nouvelle, en réalité. La bête était partout aussi bien que nulle part. Le plus important dans un livre, c’est ce qui n’est pas écrit.

Guérilla l’imaginait toujours fort et fou, hanté et fier, au sommet de sa gloire, animé de projets impensables. Agacé par ce culte, le colonel lui assura qu’il devait tenir plutôt d’Achille aux enfers, regrettant l’anonymat paisible, croulant sous le poids de ses crimes. Sans avoir rien su changer de la marche du monde.

Guérilla n’en croyait rien. Il l’avait changée, elle. Il était son soleil noir.

Assoupie dans sa vaine attente, elle rêva de lui, de le voir marcher dans ce cimetière, cherchant la tombe de son grand-père. Et puis l’apercevant, venant à sa rencontre.« Je savais que tu reviendrais me chercher », disait-elle. Alors Vincent Gite détournait le regard, par-delà les stèles et les murs, vers les hauteurs. Très loin d’ici.

« Je ne suis pas venu te chercher. »

Guérilla ne comprenait pas. Gite lui tournait le dos.

« Où tu vas ? »

Le tueur ne répondait pas. Elle ne pouvait le suivre. Jamais elle n’avait eu aussi mal. Elle refusait d’assimiler l’information, la douleur du réel. De son côté, Vincent Gite semblait ignorer qu’elle avait grandi et n’était plus une petite fille. Qu’elle cachait sous son être juvénile une âme changée, et sous sa veste des ciseaux.

« Tu ne peux pas, dit-elle à Gite. Tu ne peux pas ne plus exister. »

Et Vincent Gite s’éloignait. Sans se retourner.

Guérilla se réveilla. C’était un cauchemar. C’était sa vie.

Les idées fuyaient sous son crâne, comme une tempête d’éclairs, comme des lézards entre les tombes. Son vrai père, son faux père. Le colonel mort, le modèle disparu. Un pays agonisant. Qui était-elle ?

Elle ne savait que faire. Elle ne savait interpréter les signes du passé.

Digéré ce qu’elle avait vécu. La guerre. L’abandon. La peur. Un cri dans la nuit. Le monsieur aux yeux bizarres. Le loup. La bombe. La bête. Une fille qui peut tuer. Ses rêves. Et puis tous ces morts. Pouvaitelle combler ses déchirures ? Oui, elle le pouvait. Absorber l’univers dans le trou noir de la violence. Devenir l’arme de la douleur. Tracer une fin sanglante à sa propre histoire.

Être une fille qui peut tuer.

Le devait-elle à sa naissance, à ses hormones, à son vécu ?

Le colonel avait observé sa lente dérive, son attrait pour la morbidité. Il la voyait se perdre dans les prières mystiques, fascinée par le meurtre, les histoires de riot girls, les bandes, les antifas, les écolos ultras, les skinheads et même le djihad. Tout ce qui s’offrait à elle. Et lui s’en tenait à sa neutralité politique, inquiet par cette colère intérieure, cette colère déjà vue, qu’il ne savait tempérer – il s’en remit même à boire. Il pensait y être parvenu, pourtant. Mais il n’était plus là, maintenant. Guérilla ne priait plus. Vincent Gite n’était plus un sujet interdit.

Et elle tenait sous sa veste des ciseaux.« Tu dois te battre », disait-il toujours. Assumer pleinement la douleur du réel.

Guérilla était seule au milieu du cimetière.

Vincent Gite n’était plus là.

Elle allait devenir Vincent Gite.

Voilà ce qu’elle allait faire. Devenir une bête tueuse. Insaisissable.

Un mythe, une légende. Au nom de quoi ? Elle ne savait pas encore.

Elle s’en remettrait à la puérilité de sa culture. Peut-être qu’elle ne tuerait que des Blancs. Comme Vincent Gite. Et elle savait par qui commencer.

Elle quitta le cimetière, marcha jusqu’au centre, prit le car pour Clermont, resta assise des heures à la gare. De là elle prit le premier train de nuit pour Paris. Elle traversa le pays des volcans, en rêvant d’éruption. Quand le contrôleur entra dans son wagon, au petit matin, elle fit semblant de dormir. Le fonctionnaire s’arrêta un moment, soupira, passa son chemin. Sous sa veste, la main moite de Guérilla se décrispa à peine. C’était le colonel, par jeu, qui lui avait donné ces ciseaux à papier, alors qu’elle le tannait en répétant qu’il lui fallait une arme pour se défendre. Guérilla avait souri en tailladant le vide, comme si ce fut une épée redoutable.

« Tu saurais t’en servir ? avait demandé le colonel.

— Oui.

— Alors ne t’en sers pas. »

Elle avait trouvé ça drôle.

La tête contre la vitre, Guérilla pensa à Vincent Gite, rêva d’amour et de violence, regarda longuement défiler le pays, puis s’endormit. Elle se réveilla quand le train s’arrêta. Elle était entrée dans Paris.

Un peu perdue sur les quais immenses, elle observa les voyageurs, les agents, les boutiques. Regarda longuement les plans de la ville. Puis elle quitta la gare, d’un pas décidé. Le ciel était lourd et nuageux. Dans les rues, sur les boulevards, empuantis et jonchés de saletés, des policiers, nombreux, suréquipés. Il y avait des patrouilles militaires, parfois quelques blindés. Des poubelles grouillant de rats. Le long des murs, sous des câblages électriques de fortune, des hommes assis ou couchés sur des cartons, camés et mendiants, semblant attendre on ne savait quoi, un peu comme elle dans son cimetière. Et puis ces centaines de passants ordinaires, marchant dans leur monde, les visages fermés. Comme avant, comme toujours. De ses yeux verts et déterminés, elle regardait durement cette foule.

Elle approcha le nouveau Palais de Élysée. C’est là qu’elle bifurqua dans la petite rue von der Leyen. Elle se posta devant le numéro 4, vérifia plusieurs fois, regarda de tous côtés, attendit qu’une vieille dame sorte pour entrer. Elle monta au premier, par le vieil escalier grinçant, puis sonna à la porte.

Un silence, un bruit de verrous. La porte s’ouvrit.

« Inès ? »

L’homme n’eut rien le temps d’ajouter. Les ciseaux plantés dans la gorge, il recula dans son salon, renversa le guéridon, s’accrocha à la plaie qui crachait son sang, comme l’évent d’une baleine blessée à mort. Le sang aspergeait tout, tel un fluide irréel. L’homme tituba, se laissa tomber sur le parquet, redressa un moment la tête, cessa de lutter. Ses mains se relâchèrent et il ne bougea plus du tout.

« Bonjour papa. »

L’ancien guichetier chargé d’accueil gisait les yeux entrouverts. Son adresse figurait dans les papiers de la procédure. Guérilla trouva qu’il faisait drôlement bien le mort. Elle se demanda qui elle pourrait tuer maintenant. Lui était l’homme dont nul ne se souvenait jamais. La presse n’en parlerait pas.

À la télévision, le vieux général devenu Président disait entendre le mécontentement, et promettait des mesures de relance exceptionnelles. On parla ensuite du véritable fléau des attaques à l’arme blanche. La vie avait repris son cours.

Guérilla remarqua les photos, au-dessus de l’ancienne cheminée. Un vieux cliché de vacances avec ses parents. Son père, sa mère, et sa propre silhouette, grossièrement découpée. Elle vit d’autres photos, qu’elle ne connaissait pas. Alors qu’elle s’approchait pour mieux voir, un bruit suspect, comme un grincement, lui parvint d’une pièce voisine. Elle marcha aussitôt vers le corps d’Olivier Varron, posa la main gauche sur le front chaud et retira les ciseaux d’un geste sec. Elle imagina que le mort allait soudain lui agripper la cheville, comme dans les films, mais ça n’arriva pas. Elle se dirigea dans le couloir, d’un pas de loup, sans faire de bruit. La porte de la chambre entrouverte. De la lumière. Une goutte de sang perlant au bout des ciseaux et tombant sur le parquet.

Pourrait-elle tuer sa mère, d’un même mouvement ?

Guérilla poussa la porte, et vit l’enfant, accroupi sur son lit, les bras autour des jambes. Sept ou huit ans.

Le gamin la regardait d’un œil inquiet. C’était comme elle un petit métis.

Sa mère avait dû remettre ça.

« Où est papa ? demanda-t-il.

— Il est mort », répondit Guérilla.

Le gamin hocha la tête.

« C’était vraiment ton père ? demanda Guérilla.

— J’en ai plusieurs. Lui, c’est celui qui m’apprend à grandir. Il y a aussi celui qui a donné de l’amour à maman mais qui n’a pas pu rester. »

Le gamin regarda les ciseaux, se frotta la joue.

« Tu vas me tuer ?

— Non. N’aie pas peur. Je suis ta sœur. Je te protégerai. Je veillerai sur toi et personne ne te fera jamais de mal. »

Guérilla approcha, essuya ses ciseaux sur le drap de flanelle, puis les dissimula sous sa veste.

« Tu es ma sœur ?

— Oui. On ne t’a jamais parlé de moi ?

— Si. Avant.

— Et qu’est-ce qu’on t’a dit ?

— Que tu étais morte. »

Guérilla fit un sourire.

« C’est vrai. »

Le gamin hocha la tête sans comprendre.

« Viens, fit Guérilla. On va s’en aller d’ici, toi et moi. »

Le gamin se leva. Il prit la main que sa sœur lui tendait.

« Je suis content de te voir, petit frère.

— Moi aussi », répondit le gamin.

Ils passèrent dans le salon. Le gamin regarda.

« Il est vraiment mort ?

— Oui. Et crois-moi, il vaut mieux être un loup vivant. »

Elle regarda son petit frère, de ses yeux malins et complices.

« Ça te fait peur ?

— Non, se défendit-il. N’importe quoi.

— T’as intérêt. On peut sentir la peur. Et des morts tu n’as pas fini d’en voir. »

Guérilla fit quelques pas vers l’ancienne cheminée, regarda les photos de son petit frère.

« Qu’est-ce que tu veux faire ? demanda le gamin.

— Je ne sais pas encore. Leur donner ce qu’ils attendent. »

Elle marcha vers la porte d’entrée, l’ouvrit.

« Allez, viens petit frère. J’ai encore des choses à faire. »

Ils sortirent. Elle lui donnait la main.

Dans la rue, elle regarda autour d’elle. Ce monde dont elle voulait faire un carnage.

« Tu aimes bien les histoires ? »

Le gamin hocha la tête.

« J’en connais une. C’est l’histoire d’une fillette devenue une bête. »

Un rai de soleil perça soudain les nuages, illuminant le sourire glacé de Guérilla.

« Tu veux que je te la raconte ?

– FIN –

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