Guerilla – Tome 3: 47-52

– 47 –

Sur les pas du loup l’agneau ne marche pas.
— Proverbe breton

ÎLE DE LA CITÉ,
LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR, 8 HEURES.

Fusil à pompe pointé devant lui, balayant un horizon imaginaire, Vincent Gite marchait seul dans les couloirs de l’immeuble du Pouvoir. L’éclairage de secours clignotait. Le fracas régulier des obus sur le ministère des Émissions semblait lointain, contrastant avec le total silence régnant ici.

Lui avait l’habitude, en bonne machine à tuer. Le Napoléon paranoïaque enfermé dans son crâne ne s’autorisait aucun état d’âme. Il était de nouveau, et comme presque toujours, seul au monde, sans ennemi. Une fois encore, devancé par l’Histoire. Tel son fossoyeur, ou son charognard.

Après de longues minutes d’errance solitaire, en quête de proie attardée, il entendit fredonner cet air qu’il connaissait. Cette berceuse occitane l’ayant tant de fois endormi.

« … sòm sòm vòl pas venir, l’enfanton vòl pas dormir… »

Stupéfait, le tueur s’immobilisa devant la chambre.

« Sòm sòm, vèni vèni vèni, sòm sòm, vèni d’endacòm… »

Il connaissait cette voix.

Il poussa la porte, et il vit le colonel, son visage d’un autre temps. Dans ses bras, la fillette venait de se rendormir. Le colonel dévisagea son petit-fils, partagé entre la stupeur et l’émotion. Incapable de feindre le reproche. Il ouvrit la bouche, mais ne trouva rien à dire. Gite regarda la fillette. Il ne lui demanda pas comment il allait.

« Il n’y a plus personne ici ? »

Le colonel secoua la tête.« Je crois qu’ils sont au sous-sol. »

Gite hocha la tête. Il posa son fusil contre le lit, défit les sangles liant son grand-père. Il était difficile de croire qu’il y eut un jour dans ces yeux un enfant.

« Sauve-toi, petit », fit enfin le colonel.

« Pas cette fois, répondit Gite en reprenant son arme. J’ai une mission à terminer. »

Le colonel soupira.

« À quoi bon ? »

Gite attendit un instant.

« C’est comme ça. »

Le colonel ne trouva rien à ajouter. Vincent Gite s’en alla. Aucun autre mot ne fut prononcé. Le tabou de l’affection ne serait pas brisé. Comme si le verbe n’était finalement pas digne des vérités profondes. Ainsi étaient ces hommes.

Vincent Gite s’éloignait dans le couloir. Le colonel écoutait ce pas décidé, fuyant toujours le sentiment, pour marcher à la guerre. Une larme lui échappa. Il se demanda pourquoi. Nous sommes des créatures obscures, se dit-il, et obscures à nous-mêmes. Souvent, on pleure la perte de l’être cher. Mais qui pleure-t-on réellement ? Lui, ou nous ?

Certes, le colonel avait de l’ombre dans son âme. Mais il espérait qu’il reste à son petit-fils un peu d’âme dans son ombre. Il suspecta longtemps en lui une sorte de fragilité fondamentale, dissimulée derrière la dureté de son blindage. Il en doutait maintenant. S’il n’avait jamais vu la faille, c’est peut-être parce qu’elle n’existait pas. Cette idée le terrifiait.

« Cet enfant, il a quelque chose qui n’est pas de moi. »

Voilà ce qu’il avait un jour dit à Jocelyne. Elle crut qu’il parlait de son eczéma.

« C’est ainsi qu’un homme a, dans sa maison, nourri un lionceau, tout jeune privé du lait de sa mère, et dans ses premiers jours l’a vu, plein de douceur, caresser les enfants, amuser les vieillards, plus d’une fois même rester dans ses bras, comme un nouveau-né, joyeux et flattant la main à laquelle sa faim le faisait obéir. Mais, avec le temps, il révèle l’âme qu’il doit à sa naissance… »

En tombant sur cette parabole d’Eschyle, dite du lion dans la maison, reprise abondamment par Freud, le colonel fut comme frappé d’une illumination. Comment disait le vieux psychanalyste, déjà ? Pour signifier qu’en réalité il n’y avait personne aux commandes. Nicht Herr im eigenen Haus. C’est ça. Nicht Herr im eigenen Haus.

« Tu pleures ? »

Guérilla s’était réveillée.

« Non, non. Ce n’est rien.

— Alors, la bête ? Tu me racontes encore ? S’il te plaît. »

Le colonel renifla. Il eut un pauvre sourire.

« La bête. Bien sûr. Où en étais-je ? »

Deux étages plus bas, Vincent Cite tomba enfin sur ce technicien, les bras chargés de documents confidentiels, qui l’aperçut et vint à sa rencontre.

« Je suis un volontaire, annonça Gite. Je reviens du front nord. Ma section n’a plus de radio. Message urgent pour Escard. »

Le technicien le regarda par-dessus sa pile de paperasses.

« Tout le monde est en bas », dit-il en désignant du menton les escaliers de service.

L’évacuation n’avait donc pas encore eu lieu.

« Vous n’irez pas jusqu’à lui, reprit le technicien. Il faudra passer par la Force-K. Je vais vous conduire. »

Gite marcha vers l’escalier. L’autre lui emboîta le pas.

« Vous ne me suivez pas, fit Gite, sans se retourner.

— Laissez-moi vous guider », répondit l’autre, un peu comme s’il insistait pour payer l’addition.

Gite se retourna et tira. Le genou droit du technicien explosa dans sa marche, et l’homme tomba comme s’il avait mis le pied dans un trou, échappant devant lui son énorme tas de paperasses et s’étalant de tout son long.

« J’ai dit : vous ne me suivez pas. »

Vincent Gite disparut dans les escaliers.

Stupéfait, l’autre regardait le vide aspergé de sang frais qui fut la moitié inférieure de sa jambe droite, gisant désormais deux mètres plus loin dans sa chaussure, comme s’il s’agissait d’une drôle de farce.

Et Vincent Gite vers l’odeur de la viande descendit.

– 48 –

Les hommes forts, il en vient toujours,
qui tombent sous les balles, pendus,
malades ou brisés. Leur vie c’est se battre.
— Carl Sandburg

PARIS,
LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR, 8 HEURES.

Dans la rue, la révolte échappait à tout contrôle. Les soldats rebelles ne pouvaient tenir la Zone en furie, qui allait de massacres en massacres. Au petit jour, Danjou vit ces quelques civils exaltés, parvenus à traverser l’ancien Califat, jusqu’à rejoindre les premières lignes. Un barbu aux airs de pirate, chiffon trempé de sang noué autour du crâne. Une jeune femme possédée, plusieurs doigts cassés, horriblement tordus, voulant se battre encore. Un vieillard muni d’un canon scié mâchonnant quelque chose, la crosse de son arme tordue par le crâne qu’elle venait de réduire en bouillie. Il était impossible de contrôler une telle foule, de tempérer une telle ardeur dans le massacre. Si le régime cédait, tout ce qui vivait sur l’île de la Cité y passerait. Il n’y aurait plus de caméras pour capter ça, mais d’une manière ou d’une autre le bilan serait fait, les choses seraient sues. Et c’est toujours du sang dont on se souviendrait. Pouvait-il en être autrement ?

Les événements dépassaient les hommes, et les héros comme les salauds viendraient après. Pour l’instant, le présent du carnage serait comme toujours réservé aux anonymes, et à quelques initiés.

La violente contre-attaque du Califat et des Liquidateurs fit des dizaines de morts. Dans la confusion de cette bataille de rue, regorgeant de tireurs embusqués, sans parler des obus tombant presque au hasard, il devenait impossible de reconnaître les siens.

C’est ainsi qu’une violente explosion, en plein centre de Compiègne, projeta Cédric contre la devanture d’un taxiphone, tuant sur le coup six de ses camarades. Nul n’en connut jamais la provenance. La sous-préfecture de l’Oise, comme des dizaines d’autres villes, faisait l’objet de combats féroces entre rebelles et Vigilants, les deux camps appuyés par des troupes paramilitaires. Cette guerre, qui se donnait d’excellentes raisons théoriques, n’en était pas moins dans la continuité des précédentes, au niveau de l’absurdité pratique.

Vincenzo le Liquidateur crut avoir l’occasion de prendre sa revanche sur le 2e REP, en accrochant le capitaine Danjou et ses hommes. Comme une sorte de combat singulier pour un bloc d’immeubles. Singulier, ce combat le fut réellement. Vincenzo et ses compagnons d’armes, solides psychopathes rompus au meurtre légal, obsessionnels des tractions, des stands de tir et de l’exercice à haute intensité, étaient des machines à tuer. Mais leur nouvelle section fut renforcée de quelques Liquidatrices inexpérimentées, recrutées sous la pression d’une commission paritaire, avec tests de sélection adaptés.

À l’époque, force reportages vantèrent cette inclusivité exemplaire. Tétanisées par la violence de l’engagement, incapables de réagir aux ordres, ni même de se défendre, les jeunes femmes abandonnèrent aux premiers coups de feu la mitrailleuse lourde censée couvrir leurs frères d’armes. La section fut ainsi exterminée jusqu’à sa dernière soldate.

Mais la parité était respectée.

Face à la progression des légionnaires, les djihadistes tentèrent d’incendier leurs positions, dans l’espoir qu’un vent divin attise les flammes et chasse les croisés de leur empire. Les Liquidateurs, sachant ce qui les attendait en cas de défaite, semblaient décidés à se battre jusqu’au sacrifice. Des civils tentant de prendre d’assaut un de leurs blindés furent violemment repoussés, une dizaine d’entre eux restant sur le carreau, certains littéralement pulvérisés à la grenade. La doctrine de maintien de l’ordre avait changé. Plus question de matériel non létal et de boucliers.

La foule peina à le comprendre. À Montmartre, un blindé venant d’écraser une dizaine de protestataires fut hué par la foule, comme on hue le méchant dans Guignol. Une réaction purement morale, face à une réalité inadmissible. Les bons élèves de l’indignation ne réalisaient toujours pas que leur ère était terminée.

La violence des combats intramuros entraîna l’exode précipité de nombreux civils. Tous restaient des citoyens domestiques, êtres de fantasmes et de séries télévisées, pas le moins du monde préparés à un tel choc avec la réalité. Comme tous les autres, Cédric vit la mort, frappant de partout, en dizaines d’exemplaires. Les corps de ses compères, mutilés, déchiquetés, méconnaissables. Il n’était plus sûr de rien, et surtout pas d’être ici à sa place, en ayant laissé si loin foyer, femme et enfant. Seuls quelques hommes déterminés feraient l’Histoire, et lui n’en serait qu’un lointain figurant.

Danjou et ses derniers paras furent eux-mêmes submergés par le feu ennemi, inondant leur quartier de gaz et de fumigènes, et ne purent échapper à un tir de mortier tombé directement sur leurs positions. Le chef d’escadron se releva dans un monde sans son, l’œil droit percé, la moitié du visage entaillée. Il voulut toucher son visage et puis ramasser son arme mais il constata que sa main manquait, sectionnée net au niveau du poignet. Il ordonna à ses hommes de lui poser un garrot, et de lui passer sur l’œil un bandeau de fortune.

Ils parvinrent à se replier jusqu’aux renforts, une troupe régulière venue à leur rencontre. Les premiers blindés légers. Au milieu de cet enfer, les nouvelles semblaient encourageantes : les défenseurs du régime refluaient en plusieurs endroits, et à Roissy la ligne de front était figée. Surtout, le capitaine eut la surprise de retrouver son sergent parmi cette troupe. Les deux hommes échangèrent un sourire.

« Sergent, je ne vous serre pas la main, ce n’est pas contre vous.

— Vous avez de la morphine ? » demanda le sous-officier.

Le capitaine haussa les épaules.

« La douleur est une sensation de civil. »

Les deux hommes souriaient. Rien n’avait changé.

« Mon capitaine, reprit le sergent, on m’a ordonné de le faire si je vous retrouvais en vie, et j’ai l’honneur de vous l’apprendre : vous êtes nommé colonel. »

– 49 –

Ainsi vient la neige après le feu…
Et même les dragons ont une fin.
— J.R.R. Tolkien

IMMEUBLE DU POUVOIR,
LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR, 8 HEURES.

À Roissy, l’AuF1 des rebelles fut mis hors de combat tôt dans la nuit, par la roquette d’un hélicoptère Tigre, endommageant son système de chargement automatique. Des mécaniciens s’affairaient depuis des heures pour débloquer le bras mécanique de la machine, coincé contre la culasse. Leur combat semblait sans espoir. On avait pourtant ici repoussé l’armée régulière, et même abattu un de ses hélicoptères, mais les rebelles manquaient d’hommes et d’équipement. Leurs deux derniers canons CAESAR, agriffés dans le sol et dressés vers le ciel, au milieu de la tempête des combats, concentraient leurs derniers espoirs. Leur guerre asymétrique ressemblait de plus en plus à un baroud d’honneur.

Auprès du premier canon, le chef de pièce se tenait le bras levé, les opérateurs et l’artificier attendant son ordre. Le sous-officier baissa le bras et le souffle du tir fit trembler le monde. Dans un claquement assourdissant, un obus Excalibur de quarante-huit kilos fut propulsé dans l’aube, à travers les nuages. En une quinzaine de secondes, l’engin de mort atteignit le sommet de sa trajectoire, dans la stratosphère, à la verticale du Bourget, à peu près deux fois à la hauteur de l’Everest. Puis il retomba vers sa cible, à trois-mille kilomètres heure, son nez GPS corrigeant automatiquement le guidage, via ses empennages. La charge explosive unitaire, avec retard de détonation, était spécialement conçue pour perforer les blindages.

Déjà l’obus transperçait les nuages et sifflait dans le ciel de Paris, unéclair tombant droit sur le blockhaus du ministère des Émissions, déjà éventré par un tir mieux ajusté. La charge explosa. Tous les écrans s’éteignirent. Le geek et la psy se regardèrent, le plafond s’effondra sur eux et une avalanche de gravats vint les ensevelir.

Eva Lorenzino gisait dans un tombeau sur-mesure, de près de cinquante tonnes. Le datacenter était mortellement touché, ses eaux de refroidissement inondant les sous-sols. Le cerveau électronique du régime crépita puis rendit l’âme. Pour Escard, tout était perdu. Cette certitude définitive lui rendit tout son détachement. Il avait misé un argent qui n’était pas le sien, il avait perdu. Bien. Pays suivant. Après lui, le déluge. Et ce déluge serait atomique.

Dehors, l’orage de la bataille grondait toujours, d’heure en heure plus menaçant. À part Laurent Buvard, plus personne à cet instant ne se souvenait de Vincent Gite. Escard venait de donner l’ordre d’évacuation de Paris. Sur les toits, les Liquidateurs se préparaient à l’exfiltrer.

« Nous allons raser cette ville maudite par le feu nucléaire. »

Buvard crut à une parole en l’air.

Les deux hommes remontèrent les escaliers de service.

– 50 –

Rien ou monde n’est certain comme la mort.
— Jean Froissart

IMMEUBLE DU POUVOIR,
LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR, 8 HEURES.

Le colonel regardait le sinistre écran noir de sa chambre, ce téléviseur inerte lui rappelant celui de son petit appartement, avant qu’il ne se décide à fuir Paris avec la fillette, le troisième jour, voici une éternité. Il aurait bien voulu le rallumer, pour voir si des journalistes, experts et artistes débattaient du moment présent, expliquant avec force infographies ce qui était en train de leur tomber sur le coin de la tronche.

Voilà plusieurs minutes qu’aucun obus ne faisait plus vibrer l’immeuble. On n’entendait plus personne dans les couloirs. Mais au dehors les balles sifflaient de nouveau, et les cons s’étaient tus, encore. Ce n’était pas le moment de tenter une sortie.

« Et puis un jour, reprit-il, alors qu’une petite Jeanne, une autre, venait d’être tuée par la bête, le jeune marquis d’Apcher organisa une chasse dans les environs du meurtre, avec quelques habitués. C’était le 19 juin 1767. Voilà trois années qu’on courait après la bête. Et dans un bois, à la croisée de sentiers, elle se montra enfin. Un gars du pays était posté là. C’était un chasseur réputé dans sa région, mais un simple paysan, un anonyme aux yeux du pays. Un de ces héros que l’Histoire oublie. Quand il vit la bête venir à lui, il garda son calme, prit sa visée, bloqua son souffle… »

– 51 –

La mesure de la hauteur, est celle de la chute.
— Proverbe arabe

IMMEUBLE DU POUVOIR,
LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR, 8 HEURES.

« On a pensé que vous voudriez le voir avant de partir », disait le Liquidateur.

Escard examinait Vincent Gite, debout, menotté dans le dos, encadré par une dizaine d’hommes en noir. Gite venait de se présenter seul au dernier portique de sécurité, quand plusieurs voix dans son dos lui hurlèrent de jeter ses armes. Ils étaient nombreux et bien équipés, le tueur obtempéra. Tous se tenaient maintenant dans un ancien débarras, d’une quinzaine de mètres carrés, éclairé par les torches des Liquidateurs.

« Vous avez bien pensé », dit Escard en souriant. Il avait face à lui son fossoyeur. L’Ankou des bas-fonds.

« Vincent Gite, je présume. »

Le tueur à l’œil rouge hocha la tête.

« Eh bien, fit Escard. On n’est vraiment plus maître chez soi. »

Le dictateur sortit son révolver.

« J’imagine que tu es venu jusqu’ici pour me tuer ?

— C’est l’idée. »

Escard fit quelques pas.

« Où en sont les hélicos ?

— En approche, répondit le Liquidateur. Arrivée dans dix minutes.

— Parfait. En attendant, laissez-nous seuls. »

Les Liquidateurs quittèrent la pièce. Gite lui-même parut étonné. Escard souriait en examinant son révolver.

« Je t’ai surpris. J’ai encore le sens de la mise en scène. Comme tous les autres, tu n’y es pas insensible. Et je sais que tu es comme tous les autres. Pourtant le tenace enquêteur ici présent pense que ce n’est pas le cas. Il croit que tu n’es pas un homme. »

Buvard restait indifférent. Il ne pensait qu’à sa chasse manquée. À sa dernière proie, si proche. Et voilà que d’obscurs flicards la cueillaient comme une fleur, à sa barbe… Escard semblait très amusé, parfaitement indifférent au chaos. Il conserverait jusqu’au bout toute sa faconde de politicien.

« Moi je crois que tu es maintenant un peu moins que cela, nu sans tes armes. En héraldique, on appellerait ça un lion morné. Privé de griffes, de dents. Et de langue aussi. Nous ne sommes pas si différents, toi et moi. Nous partageons le même mépris pour cette race d’esclaves, hier suspendue à notre duel, aujourd’hui encore à la remorque des événements. On jouit de les voir ébahis à nos pieds. Tu as eu ce courage rare de persévérer dans ton être. Mais tu sais que ton espèce est condamnée. Les esclaves ne veulent pas de ta liberté. Tue-moi, ils iront à un autre maître. Tu le sais, n’est-ce pas ? Et tu peux tuer tous les maîtres. Ils en applaudiront toujours de nouveaux. Ça ne changera pas. Tu sais pourquoi ? Ils veulent un monstre pour se tordre et se dévorer les uns les autres. C’est ce qu’ils sont. Cette belle mécanique se trouvera toujours des exécutants. Tu ne peux pas la tuer. Autant tuer un par un tous les esclaves. »

Gite écoutait, avec la curiosité d’un vélociraptor. Fixant sans émotion ce visage, si lisse, dont il s’imprégna si longtemps. Consignant chacun de ses traits dans son répertoire mental, celui des cibles à abattre. Celle-ci était la dernière sur sa liste.

« Certes, un grain de sable a vaincu mon régime. Mais toi tu n’es qu’un spasme. Une tératogenèse. Tu te bats contre quelque chose qui ne peut mourir. Même un lion ne peut rien contre le sable. »

Très tôt, Escard eut cette obsession du sable. De voir son personnage tomber en poussière. Passer de la vie à l’infinie prison du temps.

« Le sable est la semence du chaos. C’est la véritable dimension du vivant, la mesure de toute chose. Une essence minérale contre laquelle tous sont tombés, sans distinction. Tu as brisé mon sablier, mais tutomberas, toi aussi. Comme nous tous. À quoi sers-tu ? Tu n’existes plus. À la fin le sable gagne toujours. »

Il était question d’avenir, et Laurent Buvard, l’unique témoin de la scène, qui chiait son sang depuis des jours, ne se sentait que moyennement concerné. Escard sortit son sablier de poche et le posa sur la petite table, au fond de la pièce.

Le sable s’écoula.

La chose qui habitait le cerveau de Vincent Gite parut réfléchir.

« Oui, reprit Escard en ajustant ses petites lunettes rondes. Après moi, il en viendra un autre, peut-être le moins attendu d’entre tous. La foule se donnera à lui. Et à un autre après lui. Cette avidité domestique, tu ne peux en changer le cours. »

Il approcha de Gite. À portée de coup de tête. Comme un défi.

« La fin n’est pas arrivée, dit Gite d’une voix sans timbre. Je reviendrai encore, moi ou un autre. L’homme sera un jour rendu à l’homme. Un jour viendra où tes bunkers, tes alarmes et tes gardes ne suffiront pas. »

Escard souriait de plus belle.

« Que serait un idéaliste sans sa naïveté ? Qu’on me tue ! Ça n’abolira pas le réel. Ma vie n’a aucune importance. »

Gite le regarda droit dans les yeux. Comme s’il cherchait à transpercer son âme.

« Tu as peur, pourtant. »

Escard souriait toujours.

« Ma peur est un réflexe d’animal. Elle n’a aucun rapport avec la vérité. Je vais peut-être mourir, mais j’ai donné mes ordres pour raser cette ville, et tout ce qui s’y trouve. »

Buvard, qui ne songeait jusque-là qu’à l’immense échec que fut sa vie, parut soudain sortir de ses rêves. Comme si la conversation présentait enfin quelque intérêt.

Escard passa dans le dos de Vincent Gite. Il arma son révolver.

« Qu’est le chasseur, de nos jours, sans son arme ? Un impuissant. Il tire son unique pouvoir de sa capacité assistée de destruction. »

Escard agita son révolver sous le nez de Gite.

« Ce petit obusier, reprit-il. Songe à tout ce qu’il a accompli dans l’histoire. Dis-toi bien qu’en ce moment même, un obusier d’un autre calibre attend mon signal. Un sous-marin de quatorze-mille tonnes. Il se tient prêt, masse noire invisible, tapie quelque part sous l’océan. Ses seize missiles décomposés en cent-soixante têtes nucléaires. Tu vois, il n’y a pas que toi qui sais faire des bombes. Pourquoi n’admets-tu pas comme les autres que la machine est trop grande pour toi ? Non. Toi tu veux croire. Tu veux imaginer qu’une guêpe arrêtera le paquebot. En piquant le capitaine ? Il sera remplacé, je vais en faire la démonstration, en quittant ce navire après t’avoir tué, et le navire poursuivra sa route. Pour commencer, je vais montrer à l’unique témoin ici présent combien tu es tristement humain, comme les autres. Quelques fils organiques, un simple délire enveloppé d’une boîte crânienne, si friable, si fragile. À la merci de la moindre bille de plomb. »

Gite restait rigoureusement immobile, sans la moindre expression. Derrière eux, le sable s’écoulait toujours, avec ce chuintement presque inaudible. Entonnoir aspirant le vide, trou noir dissolvant les temps. La mesure presque expirée. Escard approcha encore, pointa son révolver dans le dos du tueur, posa la main sur son épaule, lui susurra à l’oreille.

« Je veux que tu sentes avant de mourir combien j’ai tout pouvoir sur toi. »

Escard leva son arme, l’appliqua contre la tempe de Gite. Les derniers grains du sablier s’écoulèrent et le coup de feu claqua. La cervelle d’Escard s’éparpilla dans la pièce, maculant les vêtements des deux hommes. Le corps du dictateur, soudain privé de maître, s’effondra lourdement. Sûr comme la gravité.

Laurent Buvard baissa son arme.

– 52 –

Les hommes, en général,
ressemblent aux chiens qui hurlent
quand ils entendent de loin
d’autres chiens hurler.
— Voltaire

IMMEUBLE DU POUVOIR,
LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR, 9 HEURES.

« Et voilà toute l’histoire. À la fin, la bête est tuée d’un coup de feu, et la voilà aussi morte que ses victimes. À compter de ce jour, il n’y eut plus aucune attaque. On montra sa dépouille au peuple, pour quelques sous. Elle fut reconnue par des témoins. Et puis on voulut la montrer au roi, à la cour. Mais la route était longue. Le corps se décomposait. À Paris, plus personne ne voulut en entendre parler. Alors on la fit simplement enterrer, comme une charogne. La chair pourrie, la peau perdue, les os dispersés. Le vrai oublié. Mais sa légende n’était pas finie. Elle commençait seulement. »

Le colonel tendit encore l’oreille. Il lui semblait que les tirs s’étaient interrompus.

« Et finalement la bête, c’était quoi ? demanda la fillette. Un homme déguisé en bête ?

— Plutôt une bête déguisée en homme. Un animal sauvage un peu domestique. Un hybride. Elle n’avait pas peur des hommes. Elle prit même l’habitude de les chasser. Elle était assez fine pour se sortir à chaque fois de leurs pièges. Avec un peu de réussite, sans doute. Et puis elle avait cette capacité de déplacement… Être attendue ici, apparaître là. Pourtant ce n’était bien qu’une bête. Un rapport de notaire, comme une sorte d’autopsie, l’a décrite très précisément. Mais l’histoire souvent se moque des faits. La bête est un mystère, unfantasme, une légende. Morte il y a plus de deux-cents ans, elle est partout maintenant, tu vois. Sous ce lit, dans le placard, dans ta tête. »

Le colonel souriait en tapotant le petit front. La gamine souriait aussi.

« Ça fait un peu peur, mais c’est une chouette histoire. »

Les tirs d’artillerie avaient définitivement cessé. On entendait des hurlements au-dehors. Des cris de triomphe, ou des appels au massacre, difficile à dire.

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