Guerilla – Tome 3: 43-46

– 43 –

Et pour ce cœur instruit
par une âme si noire,
Des crimes éclatants
ressemblent à la gloire.
— Georges de Brébeuf

ÎLE DE LA CITÉ,
LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR, 2 HEURES.

« Tu me racontes une histoire ? »

Le colonel et la fillette, seuls êtres vivants dans les étages désertés. Le fracas des tirs restait régulier, mais l’artillerie ne semblait pas cibler directement l’immeuble du Pouvoir. La petite avait peur.

« Je veux bien, fit le colonel. Quel genre d’histoire ?

– Vincent, il m’a raconté la bête du Gévaudan. »

Le colonel soupira.

« Mais il n’a pas fini. Tu la connais ? »

Le colonel hésita.

« Oui. C’est moi qui la lui ai racontée, quand il était petit. Tellement de fois… Il me demandait toujours, papy, raconte-moi encore l’histoire de la bête.

— On en était au chasseur du roi, qui avait tué un grand loup, et on pensait que c’était la bête. Mais en fait non.

— Eh bien quand elle a refait parler d’elle, quelques semaines plus tard, en tuant de nouveau, Versailles ne voulait plus rien entendre. Pour la cour, l’affaire était classée. Alors la noblesse locale a de nouveau mobilisé des chasseurs. On a organisé des battues, pendant un an, deux ans. Mais la bête restait insaisissable. Elle continuait à faire parler d’elle, à se montrer, à blesser et à tuer, sans être jamais prise. Elle devenait même plus efficace avec le temps, comme si elle apprenait de ses méfaits. »

– 44 –

Le dur faucheur avec sa large lame avance,
Pensif et pas à pas vers le reste du blé.
— Victor Hugo

PARIS, LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR,
6 HEURES.

Vincent Gite s’immergea dans la Seine au niveau de Bercy. Ancien commando marine, brièvement nageur de combat, avant d’être chassé de l’armée pour « insubordination » et « instabilité », il était capable de palmer sous l’eau plusieurs miles, avec armes et matériel. Il avait récupéré son modeste équipement dans une de ses planques souterraines. Des kilomètres et des kilomètres d’égouts, de conduits infestés de rats, parfois de reclus, survivant parmi les amoncèlements de cadavres en décomposition. Il s’attendait à y être pisté, à trouver de l’opposition. Rien. Même pas dans les anciennes stations de métro. Il refusait de réfléchir. Si les fossoyeurs de ce pays ne venaient pas à lui, il irait à eux.

En sortant de ce Pandémonium, son fusil dissimulé dans un long sac noir, il fut interpellé par un Vigilant égaré, particulièrement exalté, muni d’une bombe de peinture et manquant cruellement d’inspiration.

« Où es ton masque, camarade ? Je peux voir ton QR-code ? »

Gite le regarda sans répondre. Le Vigilant, apparemment alcoolisé, eut le temps de tracer le premier bâton du V inversé sur la poitrine de Vincent Gite, et le poing droit du tueur lui fractura le plancher orbital en trois endroits. Gite n’était pas d’humeur à discuter.

Un mois après le massacre de l’Assemblée, il nageait de nouveau dans la Seine, ce fleuve charriant la mort. À deux mètres sous la surface, progressant dans le sens du courant. Direction l’île de la Cité.

Depuis des années, Gite faisait ses deux-cents pompes chaque matin. Il pouvait grimper à la corde jambes à l’équerre, à la seule force des bras, avec trente kilos sur le dos. Il savait pourtant que le combat qui l’attendait ne se jouerait pas là. Le fusil à pompe ne serait pas de taille. Il lui faudrait trouver mieux, si on ne le descendait pas avant.

À quelques centaines de mètres de son objectif, Gite refit brièvement surface. Dans la nuit orageuse, encore striée de lointains éclairs, il vit la fumée, les incendies, entendit les tirs sourds des canons. Plusieurs explications à l’arme légère rive gauche, et d’autres, plus lointaines, rive droite. C’était la guerre.

Gite contourna l’île Saint-Louis, tout près des quais. Puis il s’immergea de nouveau, jusqu’à toucher le mur ouest de l’île de la Cité, près de l’ancien mémorial de la déportation. Il observa les environs. Personne en vue. Les défenseurs ne devaient pas craindre l’approche fluviale. Ils semblaient du reste très occupés. Gite se hissa hors de l’eau. Dans l’embrasure du mémorial, il enleva son masque et ses palmes, sortit ses chaussures tactiques. Il vérifia le fusil, le Glock, puis descella sans peine la grille du mémorial. Il traversa le sinistre monument, remonta l’escalier de la crypte. Un nouvel obus fit trembler les murs. Gite patienta un instant dans la pénombre, ne vit partout que les lignes immobiles des bâtiments. Puis il franchit le quai de l’Archevêché, escalada les grilles du square Jean XXIII, et s’élança vers les ruines de la cathédrale.

Une fois à proximité de l’immense édifice, il scruta encore les alentours, à travers la nuit, cherchant le mouvement de sentinelles. Une bonne partie des arcs-boutants tenait encore, comme une énorme structure extraterrestre, mais la nef s’était entièrement effondrée sur elle-même, avec la fameuse tour LGBT, en partie déblayée.

Gite vit enfin un homme en noir, déambulant devant la sacristie. Seul, tête nue, arme longue. On le devinait nerveux d’être planté là, si près de l’action, sans rien savoir de la bataille.

Gite sortit de l’ombre et marcha droit sur lui.

« Camarade ! »

L’autre sursauta, faillit tirer à l’aveugle.

« Qui vive ? »

Gite approchait d’un pas tranquille.

« Soi la bestià que semena la terror. »

L’autre plissa les yeux.

« Qui ça ? »

Une fois suffisamment proche, Gite visa simplement la gorge et tira. Et il vit ce qu’il avait déjà vu des dizaines de fois : un corps soudain privé de support, violemment abandonné à une gravité surpuissante.

L’homme portait un fusil d’assaut. Gite l’en délesta, lui fit les poches. Six chargeurs, un couteau de combat. Il aurait pu passer son uniforme, mais la chevrotine en avait fait des confettis.

Le tueur entendit un cri. Il coinça le fusil à pompe sous son sac à dos et, fusil d’assaut à la main, s’engouffra dans la sacristie. Il y faisait noir comme dans un caveau. Il parvint jusqu’à l’entrée de la cathédrale, à peine éclairée par la nuit. Les colonnes tenaient bon, mais la toiture avait disparu. La grande croix était toujours là, dominant les décombres, donnant sur l’infinité sidérale. Gite vit bouger des ombres, plus loin, derrière les pilastres.

« Qui va là ? » demanda une voix. Un éclair crucifia le paysage. La foudre tomba aussitôt. Gite se précipita dans l’ombre des colonnes, remonta l’édifice dans leur direction. Au niveau du transept, il se rua dans le déambulatoire, s’adossa au mur et bloqua sa respiration. Les bruits de deux ou trois hommes accourant. Gite s’embusqua derrière une chapelle, les laissa venir à lui. Les deux premiers passèrent, puis il pivota hors de sa cachette et fit sauter le crâne du troisième. Ses deux camarades se retournèrent, crurent voir une ombre disparaissant derrière les colonnes. Nouveaux hurlements, nouvel éclair. Les deux Liquidateurs se séparèrent, pour tenter de prendre le tueur en tenaille.

Gite s’enfonça dans les ténèbres de l’édifice. Le premier remonta la cathédrale par le bas-côté. L’autre se posta près de l’autel, écoutant le bruit sourd des chaussures tactiques sur les dalles de granit. Un éclair illumina les deux, et durant une seconde il vit l’intérieur dévasté de la cathédrale.

« Il est là, il est là ! », hurla le Liquidateur embusqué derrière l’autel, en tirant dans le noir. L’autre lui répondit quelque chose, mais l’écho des tirs couvrit ses paroles.

On entendit soudain trois nouveaux coups de feu.

« Max ? hurla le Liquidateur derrière son autel. Max ?! »

Un nouvel éclair lui révéla la terrifiante image du tueur, debout en plein centre de la nef, immobile et lui faisant face, l’arme tenue à deux mains comme une hache.

« Il est là ! » gueula encore le Liquidateur, paniqué, tirant dans le noir, en direction de l’entité évanescente.

À l’éclair suivant, Gite n’était plus qu’à une vingtaine de mètres, légèrement sur la gauche, toujours fixe, même regard et même position. Effroyablement proche. Un communiant de cauchemar. Un spectre jouant à un-deux-trois-soleil. Il n’y eut pas de nouvel éclair. Le Liquidateur recula dans l’abside en gueulant, les mains crispées sur son arme.

« En mémoire de moi », susurra une voix presque à son oreille. Et sa tête explosa.

Gite remonta la cathédrale par l’allée centrale, parvint enfin devant l’entrée, maculée de tags et d’écrits obscènes, mêlant hadiths et slogans antifas. Tout le mobilier était détruit. Aucune statue, aucune œuvre n’avait été épargnée. Les fonds baptismaux gisaient renversés.

Au-dehors, la bataille de Paris faisait rage. Les affrontements semblaient encore plus proches. Sans attendre, Gite sortit par la grande porte, fit quelques pas. Le parvis et ses alentours, enveloppés d’un nuage de poussière et de fumée. Un cratère d’obus éventrait la chaussée, un autre avait endommagé le bunker souterrain du ministère des Émissions.

Gite ne put s’empêcher de se retourner pour admirer le solennel monstre de pierre. La tour droite avait encore fière allure, la tour gauche était en partie détruite, noircie par les incendies.

Les abords immédiats de l’immeuble du Pouvoir semblaient déserts. Tous au front. L’orage se calmait mais la bataille redoublait d’intensité. Un obus tomba quelque part sur l’île, fit trembler le sol.

Gite marcha vers l’immeuble. Quatre partisans du régime bivouaquaient devant l’entrée, et la jardinière écologique. De simples Vigilants. Gite avait repris son fusil à pompe. Personne n’eut le temps de lui demander son QR-code. Il tira quatre fois, projetant trois hommes en arrière, dans des éclats de feuilles artificielles et de béton. Le quatrième tomba à genoux en se tenant la gorge. La poussière levée dériva avec le vent. Et Vincent Gite entra.

– 45 –

La légende, mirage de l’histoire.
— Chateaubriand

ÎLE DE LA CITÉ,
LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR, 7 HEURES.

« Pendant trois années, elle échappa à toutes les balles, à tous les pièges, elle se releva de toutes les blessures. Des centaines d’attaques, des dizaines de morts et de blessés, d’enfants décapités, dévorés, parfois de véritables séries meurtrières. Un mort tous les dix jours en moyenne. Comment ne pas croire qu’elle était surnaturelle ? Tout le monde la craignait. Dans le doute, on accusa le loup, occasionnellement mangeur d’homme. On en massacra des centaines à l’époque. Mais le loup ne correspondait pas exactement à la description de la bête, ce qui explique d’ailleurs qu’on parlait de bête et non de loup. Et le loup, s’il est enragé ou affamé, peut certes tuer, mais pas sur de si longues périodes, avec une telle constance, et surtout en manifestant une telle agressivité. La bête mettait littéralement en pièces des animaux de ferme, en plus de ses victimes, sans même les manger. Elle ne mangeait pas non plus les cadavres des chiens que l’on empoisonnait.

On a prétendu, des décennies après, qu’elle pouvait être un fauve, une hyène, tel grand félin échappé d’une ménagerie. On a imaginé la survivance de prédateurs disparus. Mais beaucoup ont vu la bête, personne n’a décrit un tel animal. Pas de dragon en Gévaudan. Toujours ce même pelage rougeâtre, ce dos noir, cette grosse gueule, ces yeux rouges… Cet animal ressemblant à un loup, avec des empreintes de loup, en plus gros.

On a bien plus tard prétendu que ça devait être un homme, un fou sadique, un tueur en série, maquillant ses crimes en se grimant en bête. Mais un homme n’aurait pas pu faire ça. L’homme est pataud, et déguisé grotesque. Il n’aurait pu devancer les chiens que l’on lançait sur la bête. On a alors imaginé un animal dressé, revêtu d’une armure, mené à ses victimes par un sorcier assoiffé de vengeance. Mais aucun animal dressé ne peut faire ça. Ce qui se passait en Gévaudan à la fin de ce siècle échappait aux hommes, tout simplement. »

Guérilla avait fini par somnoler, malgré l’orage, malgré le bruit des tirs. Elle se réveilla soudain et exigeait du veilleur qu’il reprenne le fil de son histoire. Le colonel s’y appliquait.

Que peut-on faire d’autre quand sonne la fin du monde ?

Gamin, il fut lui-même fasciné par la bête. Il se rendit sur les sentiers noirs et accidentés des environs de Saugues, Saint-Flour, Saint-Chély, le Malzieu, Lorcières, Venteuges, parmi ces villages isolés, ces pâtures désolées, dans cette Margeride rocailleuse, tourbeuse et chevelue. Il s’imprégna de ce pays aux mille recoins, du bruit du vent, de ce froid si violent, imaginant le monstre dans chaque forme, hantant chaque nuit, rôdant à travers chaque paroisse. Il avait lu tout ce que l’on pouvait lire à son sujet, les élucubrations comme les documents officiels.

Il savait que la bête, la vraie, gisait maintenant quelque part sous Paris, probablement pas très loin d’ici.

– 46 –

Une ville bien défendue est entourée
d’un mur d’hommes, et non de briques.
— Lycurgue

ÎLE DE LA CITÉ,
LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR, 7 HEURES.

« Tiens ! Buvard. Je croyais que vous aviez déserté. »

L’enquêteur venait de rejoindre les sous-sols de l’immeuble du Pouvoir. Terré là avec sa garde fidèle, Escard semblait d’humeur joyeuse. Comme si tout ça n’était qu’un jeu, comme s’il n’avait jamais perdu espoir. Rive gauche, les assaillants semblaient battus, les troubles contenus en lisière de la capitale. Rive droite, la confusion. Les échanges de tirs restaient proches, mais les insurgés n’avançaient plus. Les contre-batteries du régime empêchaient l’artillerie rebelle d’ajuster ses objectifs.

Peut-être tout cela n’était-il qu’un feu de paille, la manœuvre désespérée de quelques officiers ambitieux. Escard fit part de ses vues à son enquêteur en chef, heureux qu’il était de ne pas le compter parmi les rats quittant le navire.

Connaissant plus finement encore les hommes que les rongeurs, il se demandait si cette apparente loyauté ne cachait pas quelque chose.

« Quelle est votre opinion, Buvard ? Avons-nous encore une chance ?

— J’ai de bonnes raisons de penser que Vincent Gite…

— C’est pas vrai, coupa Escard en riant, on peut dire que vous ne manquez pas de suite dans les idées… Vous n’avez pas remarqué que le monde s’effondrait ici ? »

De l’autre côté du pont, côté Califat, les djihadistes tiraient sur tout le monde, y compris parfois les leurs. L’un d’entre eux, affublé d’un maillot des Fennecs sur son pare-balle, prit même les paras pour des Liquidateurs. Il les approcha en saluant, l’index en l’air, « wesh les srabs », et leur demanda des munitions.

Dans l’ancien monde, il était « connu des services », quand les services existaient encore, pour un mémorable go fast en Citroën Berlingo.

« La vérité les frères j’suis trop chaud. J’vais les hagar grave. »

Un para lui tendit un plein sac de grenades. Le djihadiste remercia.

« Qu’Allah te facilite », cria-t-il avant de disparaître au coin de la rue et d’exploser parmi ses camarades. Une grenade était dégoupillée.

Rapidement, côté régime, les consignes passèrent. Les paras étaient isolés, il fallait les mettre en pièce. Toute la furia des légionnaires ne suffirait bientôt plus à compenser le nombre des Liquidateurs, et à repousser leurs assauts. Les fidèles au régime s’organisaient, parvinrent à convaincre les djihadistes de remonter se battre plus au nord, contre les soldats rebelles et la foule d’infidèles marchant sur Paris.

« Pour défendre le Califat d’une véritable croisade », osa un officier. L’argument fit mouche.

Cédric comptait parmi les infidèles. Sur l’A1, le long des carcasses de véhicules, un cortège immense, ininterrompu, de citoyens révoltés. À la lueur des flambeaux, certains entonnaient La Marseillaise, d’autres des chants guerriers. En empruntant cette autoroute martyrisée, celle-là même qui permit à Alice de fuir Paris en flammes, Cédric remontait le temps, avait l’impression de marcher à son tour dans la grande Histoire.

En approchant la forêt de Compiègne, les véhicules étaient presque tous pillés, pour certains désossés, la plupart incendiés. Des tracteurs et blindés s’acharnaient à les déplacer et à les treuiller, pour en libérer les voies.

Au loin, sous les roulements de l’orage, les échanges de tirs et les canonnades, éclairant le lointain par intermittence. Comme si la folie des dieux répondait à celle des hommes, menaçant toute vie de leur communion. Cette impressionnante matérialisation de la guerre ramena peu à peu la foule au silence. Le civil doutait. Était-ce une bonne idée d’être là ?

L’électricien eut tout juste le temps de repasser chez lui, pour embrasser sa femme et son fils, récupérer son fusil et quelques cartouches. Un peu plus loin, des villageois distribuaient des pareballes, récupérés dans une gendarmerie près de Péronne. Personne ici ne réfléchissait. Nul n’avait la moindre expérience de la guerre, du meurtre ou même du maniement des armes. Tous montaient au combat, galvanisés par l’ampleur de cette foule, par sa ferveur communicative, mais nul ne voulait songer à ce qui les attendait là-bas, à ce qu’ils risquaient d’endurer maintenant. À ce qu’ils auraient ou non le courage de faire.

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