Guerilla – Tome 3: 39-42

– 39 –

Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue
et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi,
souffre et meurs sans parler.
— Alfred de Vigny

LA COURNEUVE,
LE TRENTE-TROISIÈME JOUR, 19 H15.

Le sergent marchait dans un corridor humain, traînant sa jambe blessée au milieu d’une foule hostile, contenue par les soldats du Califat. Comme un maillot jaune en disgrâce. Il y avait là de nombreux supporters algériens, frustrés de manquer leur match. Les insultes fusaient, quelques crachats, mais pas de pierres ni de coups. Les nouvelles autorités voulaient une exécution plus maîtrisée, plus spectaculaire.

Était par conséquent passible du fouet quiconque s’en prendrait physiquement au prisonnier. Voilà deux bonnes heures qu’on le trimbalait ainsi, dans toutes les rues. Craignant une palpation à la taille, le sergent avait dissimulé son pistolet sous sa veste. Personne ne prit la peine de le fouiller. Trois djihadistes ouvraient sa route, deux autres le poussaient dans le dos. Alors qu’il approchait le lieu prévu pour l’exécution – une cage suspendue dans laquelle on le brûlerait vif –, il profita d’un accrochage avec une spectatrice particulièrement véhémente pour sortir son arme.

Stupéfaits, les soldats du Califat le virent poser le canon du semi-automatique contre sa tempe, et une formidable explosion ébranla tout le quartier. La partie supérieure d’un immeuble se changea en une gigantesque boule de poussière. La foule se dispersa en hurlant, sous une pluie degravats. Les djihadistes se mirent à tirer au hasard, vers le ciel noir. Le sergent baissa son arme. C’était un tir militaire. La divine surprise. Le premier éclair de l’orage purificateur…

Un instant plus tard, un nouvel obus éventra la rue. Puis un autre détruisit le métro. Un tir de 155 toutes les dix secondes. Au milieu des bombes et des cris, chacun courut pour sa vie. Le sergent profita de la confusion pour se fondre dans la marée humaine, s’éclipser dans une ruelle. Il trouva finalement refuge dans une bouche de métro. Un djihadiste eut la même idée. Le sergent l’assomma d’un violent crochet à la mâchoire, et le délesta de sa kalash. Dehors, une salve de nouveaux tirs, peut-être des roquettes, et le sifflement d’un nouvel obus. Un immeuble s’effondra dans un grondement assourdissant. Un épais nuage de poussière enveloppa la rue.

De leur base de Roissy, les canons CAESAR du 11e RAMa venaient d’entrer en action, l’un braqué sur la Seine-Saint-Denis, le bastion du Califat, les deux autres sur les camps militaires au sud de Paris.

Presque au même moment, l’AuF1 ouvrit le feu contre les bâtiments officiels du régime. Un obus de 155 toutes les quinze secondes. Une série de coups sourds éventra l’île de la Cité, le quartier du Pouvoir, le plongeant dans un épais brouillard de poussière. Chaque tir rasait de la ville l’équivalent d’un stade de football. La bataille de Paris venait de commencer.

– 40 –

Tremblez devant l’esclave
quand il brise sa chaîne.
— Schiller

ZONE GRISE,
LE TRENTE-TROISIÈME JOUR, 19 H30.

Cédric était sorti. Il le fallait. L’incroyable discours d’Eva Lorenzino ne pouvait rester sans suite. Il vit aussitôt qu’il n’était pas seul. Les voisins, d’abord hésitants, pointèrent le nez à leurs fenêtres, entrouvrirent, sortirent à leur tour, osant à peine dire leur étonnement. On eût dit des bovins rendus à la liberté.

« Vous avez vu ? »

Oui, tous avaient vu. Spontanément, on se parla. Comme avant, comme si tout le monde pensait depuis toujours ce qu’avait dit la psy, qu’il y en avait marre de la Vigilance, du flicage, de la propagande et de ces infâmes conditions de vie.

De partout, des flux d’habitants convergeaient vers le centre. Sur la place, on se disputait. Un groupe de Vigilants prit la parole. Cédric reconnut l’un des meneurs, juché sur quelques palettes.

« Je sais que vous êtes tous inquiets, camarades. Mais ce sabotage grossier ne nous détournera pas de notre but ultime. Alors je vous le demande à tous, solennellement, fraternellement, faisons ensemble le signe de la Vigilance. »

En silence, ils tendirent leur paume vers le sol. La plupart des villageois les imitèrent, certains de mauvaise grâce.

Il y eut hésitation.

« Toi, dit le meneur en désignant ostensiblement un solide gaillard, en chemise à carreaux. Tu n’as pas fait le signe. »

Tous les regards se tournèrent vers le frondeur, routier de son état. Il se tenait les bras croisés, arborant un air de défi.

« Non », répondit-il d’une voix forte, en crachant par terre.

« Et pourquoi donc ? » demanda d’un air mauvais la femme du maire, la grande gueule du comité des fêtes, cheveux fous teintés de noir, racines blanches apparentes. Toujours au mieux avec la Vigilance.

« Plus personne ne me fera faire de signe, reprit le routier, en s’adressant à la foule. C’est fini. Je ne marche plus. »

Des murmures. Le meneur des Vigilants souriait.

« Je ne te connais pas. Tu n’es pas d’ici, pas vrai ? »

Les villageois observaient ce duel. On sentait que leur sort s’y suspendait, que tout pouvait basculer, d’un côté comme de l’autre. Le Vigilant devait soumettre l’importun, il en allait de sa crédibilité.

L’autre ne lui en laissa pas le temps.

« Je suis de passage. En fait, c’est toi qui es sur ma propriété. »

Sensation. Nouveaux murmures.

« Ta propriété ? s’étonna le Vigilant en regardant autour de lui.

— Ouais. Tout ça c’est ma propriété, fit le routier en désignant les environs.

— Je croyais que tu n’étais pas d’ici ? »

L’autre souriait.

« Ma propriété va de Calais à Toulon, de Strasbourg à Brest, en passant par Bayonne et Cherbourg. »

Le Vigilant venait de comprendre.

« Et toi tu es en plein sur ma propriété, reprit le routier. Sans y avoir été invité. Et tu prétends me dire ce que je dois faire. »

Le routier décroisa les bras. Il paraissait calme, déterminé. À ses côtés, plusieurs hommes qui semblaient de son parti observaient la scène en silence, visages fermés, comme prêts à en découdre.

« C’est vraiment dommage, fit le Vigilant. Nous nous apprêtions à vous annoncer des rations doublées, pour les plus méritants d’entre vous… »

Le routier s’avança, grimpa sur les palettes. Il se posta face au meneur, qu’il dominait d’une tête.

« Je crois que tu n’as pas compris. C’est fini. Ton monde s’arrête là. Et dans le monde qui commence il n’y aura plus jamais de rations, designe, de QR-codes. Et de Vigilants.

— C’est ça ! railla la femme du maire. Dis-moi donc, tu te prends pour qui mon bonhomme ? »

Le routier ne la regarda même pas.

« Toi la sorcière, ta gueule. »

Outrée, la vieille femme ouvrit la bouche, ne sut que dire, et s’en alla d’un pas furieux.

Dans la foule, quelques rires et sarcasmes, des paroles approbatrices, presque des encouragements. Les Vigilants sentirent qu’ils jouaient leur peau. Leur chef parvint à conserver un semblant de contenance.

« Voyez-vous ça, fit-il en se tournant vers la foule, cherchant à y saisir les regards les plus impressionnables. Un agitateur d’extrême droite espère décréter à lui seul la fin de la résistance. »

Mais d’autres villageois avancèrent, se pressant autour d’eux.

« Il n’est pas seul », grogna quelqu’un.

Un Vigilant fit signe à son meneur, main sous la gorge, lui signifiant qu’il était temps d’abréger. Le chef le savait. Mais fuir aurait été la pire des décisions.

« Je vais vous proposer quelque chose, reprit-il, en s’efforçant de conserver son sourire.

— Tu n’as plus rien à proposer, coupa le routier. Foutez le camp d’ici, planquez-vous quelque part, priez pour qu’on vous oublie, et que personne ne cherche à se venger. C’est votre dernière chance. Si vous ne partez pas maintenant, vous ne partirez plus jamais. »

Cette fois, l’autre Vigilant monta sur les palettes, tira son chef par le bras, lui glissa quelque chose à l’oreille. Un autre dénoua son foulard et le laissa tomber. Deux de ses camarades l’imitèrent.

Le meneur fit un pas en arrière.

« Vous le regretterez », souffla-t-il à la foule. Il n’avait pas pu s’en empêcher.

« Dégagez ! » hurla quelqu’un. Les deux Vigilants descendirent. Ce fut alors un brouhaha gigantesque.

Délivrée de sa crainte, la populace n’attendait que cette certitude d’être du bon côté des choses. Les Vigilants furent bousculés, frappés, ils refluèrent en désordre sous les huées, jetèrent leur foulard. D’anciens amis et voisins se congratulèrent, chantant la liberté retrouvée. On parlait de s’armer, d’aller au village voisin. Peu importe où cette foule irait, Cédric en serait.

De telles scènes se reproduisirent un peu partout. On prit d’assaut les centres de rationnement. Dans certaines localités, les Vigilants gardèrent le dessus. Pas pour longtemps. Ils étaient sans ordre, sans appui télévisé. La peur changeait de camp. L’armée, débordée, était rappelée vers Paris. La contestation allait de bourg en bourg, frappait à toutes les portes, battait le rappel des hommes valides. Il était question de libérer le pays entier de sa tyrannie. D’une improbable chiquenaude télévisée, le premier domino de la terreur venait de tomber.

Le régime vacillait. Plus rien ni personne ne semblait pouvoir le sauver.

– 41 –

La parole est au chaos
— Abel Bonnard

ÎLE DE LA CITÉ,
LE TRENTE-TROISIÈME JOUR, 19 H 45.

L’alerte était générale, l’armée loyale intégralement mobilisée pour sécuriser la capitale, l’île de la Cité, les abords immédiats de l’immeuble du Pouvoir. Plusieurs régiments ne répondaient plus. La zone d’exclusion au nord de Paris paraissait hors de contrôle.

Conscient de cette tentative de coup d’État, Escard fit déployer ses Liquidateurs, ordonna d’armer les Vigilants avec les stocks d’armes confisquées. Il proclama « la patrie en danger », mais, à part ses gardes fidèles, nul ne l’entendit. Quelques véhicules militaires sillonnaient les rues désertes de la capitale, en diffusant des appels à la mobilisation « contre les factieux ».

À Saint-Denis, les Algériens venaient de réduire le score. Leurs supporters arrachèrent les sièges et quelques joueurs s’empoignèrent. De violents incidents éclatèrent en tribune. Un début d’invasion du terrain fut difficilement contenu par les stadiers.

Au ministère des Émissions, les foreuses entrèrent en action. Les tirs avaient provisoirement cessé. Liquidateurs, officiels et militaires attendaient la suite, tous plongés dans le noir. Plus personne ne se hasardait à des pronostics. L’appel de la psy serait-il entendu ? Une vague humaine allait-elle soulever la Zone grise, ou la stupeur continuer de dominer ? Ces quelques coups de canon annonçaient-ils un véritable assaut, ou une manœuvre désespérée ?

Presque partout, l’appel à la résistance et au soulèvement fut interrompu, les réseaux coupés, le pays plongé dans le noir, tous écrans éteints. Mais Eva Lorenzino avait eu le dernier mot. Le régime ne pouvait lui donner la réplique, et le silence jouait contre lui. Et puis la psy n’était pas n’importe qui. Elle avait son nom, sa notoriété. Si même elle le dit, alors…

Voilà ce que devait penser la Zone grise.

Sa dernière phrase appelait à déposer le tyran, à renverser le régime sans plus attendre. Elle était fière, emplie de ce sentiment incroyable d’avoir parlé un instant au monde entier. Peut-être que le rêve d’esclavage dont parlait Cachet serait le plus fort… Mais que pouvait-elle faire de plus ? Jarvis lui assurait que son message avait été diffusé en intégralité au moins une fois, avant qu’il ne le programme en boucle, et perde aussitôt ses retours. L’important était qu’aucun autre message ne puisse être diffusé. L’ogre des âmes respirant sous leurs pieds, cet immense datacenter des surveillances et des déviances, était au repos forcé…

Sur les écrans de la vidéosurveillance, la psy vit les foreuses. Tout serait fait pour la déloger. C’était la seule issue d’Escard : reprendre le contrôle de la chambre de force. La psy le savait. Elle se tourna encore vers son seul public tangible, ce jeune homme tétanisé.

« Il faut saboter le système, lui dit-elle. Faire en sorte qu’après moi cette saloperie ne puisse plus servir à personne. Qu’on ne puisse plus rien émettre à partir d’ici. »

Le jeune technicien la regarda.

« Mais… Comment ? »

La psy haussa les épaules.

« Donne libre cours à ta créativité. »

Le geek hésita, puis se mit à taper sur son clavier.

Dans la rue, de nouveaux bruits sourds. Le blockhaus en trembla sur ses fondations. Ça ressemblait à une préparation d’artillerie. Un instant plus tard, un Caracal héliporta une trentaine d’hommes, légionnaires de Danjou et soldats du 2e RIMa, près du Temple, à quelques rues de l’île de la Cité, en plein Califat. Ils furent aussitôt accrochés par les Liquidateurs, et quelques djihadistes. Les habitants des immeubles alentour entreprirent de lancer sur eux toutes sortes de projectiles, comme s’ils avaient affaire à des policiers de l’ancien temps. Quelques tirs bien ajustés des paras les décidèrent à se planquer sous leurs lits et n’en plus bouger.

Le canon CAESAR cessa le feu, pour ne pas gêner la progression des légionnaires. L’AuF1 braqué sur l’île de la Cité fit de même. En limite de portée, sa précision était trop aléatoire. Le CAESAR le remplacerait plus efficacement. Un lieutenant débarqué avec Danjou transmit des consignes aux artilleurs, pour ajuster leurs tirs. Un premier obus tomba tout près de l’immeuble du Pouvoir, puis un second. À cette distance, les canons étaient précis à quelques dizaines de mètres.

On décida l’évacuation générale des étages supérieurs. Escard et ses hommes se réfugièrent dans les sous-sols. Olivier Varron fut le premier à s’enfermer dans un placard. Le colonel, oublié de tous, fut abandonné dans sa chambre avec la fillette. Il songea à se lever, mais pour aller où ? Il faudrait d’abord se débarrasser de ces sangles. Il resta dans son lit, la fillette agrippée à lui. Chaque tir faisait trembler les murs et tomber sur eux des débris de faux plafond. Ils entendirent au loin les fracas d’armes automatiques. Un affrontement entre professionnels aguerris, le match retour du 2e REP contre le Califat, les deux partis appuyés cette fois par un feu conséquent.

« C’est fait, annonça le jeune technicien à la psy. J’ai truffé le système de malwares. Il leur faudra des heures pour tout traiter et le remettre en état de marche.

— Parfait, fit la psy, encore sous le choc de sa performance.

— Et maintenant ?

— Eh bien maintenant, on attend. »

Et, comme tous les autres civils sur plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde, ils s’assirent, à la merci des tirs, du vacarme des combats, de cette nuit convulsive et incertaine.

– 42 –

J’ai choisi l’enfer en pleine conscience.
— Aragon

PARIS, LE TRENTE-TROISIÈME JOUR,
20 HEURES.

La colonne de blindés légers fonçait sur une voie dégagée de la N2, en direction de la capitale. Informés par les haut-parleurs militaires d’une tentative de coup d’État factieux, quelques Vigilants voulurent faire barrage de leur corps, les mains collées au bitume, comme on le faisait jadis pour dénoncer la pollution atmosphérique. Les blindés n’avaient pas l’intention de ralentir, ni même d’éviter l’obstacle. Les Vigilants le comprirent et se relevèrent en catastrophe. Une activiste en situation de surcharge pondérale ne parvint à se détacher à temps. Il y eut un poc sourd, le blindé de tête tressauta légèrement, son pilote grimaçant à peine, en tenant droit le volant, comme quand on écrase un lapin sur la route des vacances. Les Vigilants hurlèrent au fascisme et les blindés disparurent dans la nuit.

Les mutins de Roissy durent improviser. Quelques heures avant l’assaut général, leurs officiers hésitaient encore à déguiser leurs commandos avec des burqas, comme une garantie d’échapper aux contrôles des Vigilants, afin d’approcher au plus près le quartier du Pouvoir, via les territoires du Califat. Danjou s’y opposa, défendant sa volonté d’arborer fièrement ses insignes. Le débat fut écourté. Le coup d’éclat de la psy offrait aux putschistes une chance inespérée d’agir, une fenêtre de tir dans laquelle ils devaient jeter sans délai toutes leurs forces.

Suite à une intense préparation d’artillerie, d’autres commandos furent héliportés et parachutés rive gauche. Les troupes régulières y étaient nombreuses et organisées, les mutins eurent beaucoup de mal à y prendre pied. Surtout, après un moment deflottement, l’artillerie des défenseurs s’organisa et riposta avec vigueur, noyant Roissy sous un déluge d’obus. Il fallut déplacer les trois canons CAESAR en catastrophe.

Dans le ciel noir, parmi les panaches de fumée, la foudre des tirs, l’orage éclata. Des éclairs comme des langues de serpents convulsèrent au-dessus de la ville, venant parfaire ce tableau d’Apocalypse.

Les combats acharnés entre rebelles et réguliers devaient se poursuivre toute la nuit. Une guerre de rue, confuse, pour chaque recoin, chaque bloc d’immeubles. On perdit rapidement contact avec les paras de la rive gauche. Rive droite, ce n’était guère mieux : d’abord dominateurs, Danjou et ses hommes manquaient d’appui. Le Caracal effectua plusieurs rotations, héliportant à chaque fois des dizaines de soldats, mais les fantassins ne parvenaient à progresser à travers le Califat, trop instable, chaque immeuble potentiellement truffé d’ennemis. Une batterie de canons antiaériens tenait désormais à distance leur hélicoptère.

Plus au nord, sur l’A1 et aux abords du périphérique, les blindés des rebelles se heurtaient aux milliers de carcasses de véhicules laissées à l’abandon. Le temps de dégager le passage, aucune jonction ne serait possible par le sol. Aux abords de Roissy, les troupes rebelles du 9e BIMa étaient fixées dans un combat féroce par plusieurs régiments restés loyaux. Un des canons CAESAR fut détruit par un tir de char, et un missile à guidage par satellite de très haute précision endommagea gravement leurs transmissions. On se battait jusqu’aux champs d’éoliennes de Roissy-sud. Sous le feu des chars et des mortiers, s’illuminaient ces spectres blancs, sortes de doigts griffus des rêves passés, bientôt enveloppés par la brume des combats.

C’est de là que l’armée vit arriver la foule. Cette province qui marchait sur Paris. Les maquis, les villageois, peut-être même d’anciens adeptes d’Escard, munis de tout ce qui pouvait faire office d’arme. Les Vigilants furent partout pris en chasse, et ceux qui n’eurent le temps de s’organiser couraient pour leur vie, se cachaient ou se suicidaient. On ramassait comme trophées leurs foulards rouges abandonnés.

Partout où on le pouvait, on s’attaqua aux transformateurs, on fit tomber les lignes à haute tension, on éventra le sol pour tronçonner les réseaux souterrains de la fibre. Éleveurs, chasseurs, employés, artisans, commerçants, anciens policiers et gendarmes, militaires sécessionnistes, milliers de particuliers humiliés, affamés, certains le V inversé fièrement peint ou cousu sur eux. C’était la grande revanche des oubliés, des périphériques et des réfractaires. Un tsunami humain, uni contre un seul ennemi, l’État, ou ce qu’il en restait.

Tous voulaient reprendre ce pays qu’on leur confisquait. Il y avait des vieillards, des femmes, des enfants. Certains portaient un chiffon blanc noué autour du bras. Un signe de ralliement simple, spontané, pour se distinguer des Vigilants. À Roissy, les militaires réguliers n’osèrent tirer sur une telle foule. En lisière de la Zone interdite, près de Saint-Denis, elle se heurta aux innombrables supporters en colère, évacués d’un stade en fusion. À deux buts partout et après de nouveaux incidents violents, l’arbitre avait enfin renvoyé tout le monde aux vestiaires.

Puis la foule se frotta aux soldats du Califat, lourdement armés, et dut se replier vers les militaires rebelles. Au sud et à l’est de la capitale, de violents affrontements éclatèrent, cette fois entre Vigilants armés et citoyens révoltés.

Chiffons blancs contre foulards rouges…

La France était sortie de son lit.

« Les saints ont parfois besoin de miracle », murmura Danjou en apprenant ce soulèvement général. L’île de la Cité et l’immeuble du Pouvoir étaient tout proches, mais impossible d’en envisager l’assaut. Trop peu d’hommes disponibles, et les défenseurs savaient se battre, clouant les paras sur leurs positions. Soudain, plusieurs Rafale passèrent au ras des toits, suivis d’une série de violentes explosions.

Ciblés, noyés dans le brouillard de poussière, Danjou et ses hommes, durent se replier de plusieurs blocs d’immeubles. Le capitaine ordonna de concentrer les tirs d’artillerie sur le ministère des Émissions. Plus question pour lui de gagner la bataille : il fallait détruire les moyens logistiques du régime. Pour gagner du temps, peut-être le temps nécessaire à l’arrivée de renforts.

Assise dans un coin du blockhaus, à même le sol, la psy était prête. Elle avait fait ce qu’il fallait, ce qu’elle pouvait, et ne se remettait toujours pas de l’avoir fait aussi bien. Elle souriait maintenant, telle une résistante face au peloton d’exécution. Le sourire que la liberté adresse à la fatalité. La joie pure et simple de la sainte mission accomplie.

« Aucun État ne résisterait à une seule heure de vérité. »

Le docteur Cachet lui avait dit ça un jour, entre deux traits meurtriers. Il l’avait lu quelque part, croyait-elle se souvenir. Et la psy priait pour que cette parole porte prophétie. Elle pouvait presque entendre le vieux médecin râler dans son crâne, rabâchant que ça ne suffirait pas, que rien ne suffirait jamais.

Mais elle avait essayé. Elle fut sa mauvaise graine, son colis piégé, cette pucelle du réel, et lui son archange saint Michel. Elle lui sauva la vie, il lui apprit à reconnaître la mort. La vie n’était qu’un sursis, la mort éternelle. Elle lui devait bien plus que la vie : elle allait maintenant mourir dans la vérité.

À son ordinateur, le jeune geek jouait à un jeu de son invention, pour se distraire de la mort qui arrivait. Soit les foreuses, et la balle d’un Liquidateur. Soit un obus mieux ajusté que les autres… À plusieurs reprises, les écrans s’éteignirent, puis se rallumèrent. Des néons tombèrent avec des éclats de crépi. Sous leurs pieds, le datacenter ronflait toujours. Le béton armé ne résisterait pas longtemps. Chaque tir des canons CAESAR pouvait être le dernier.

Dehors, Buvard errait aux abords de l’immeuble de Pouvoir, perdu dans la poussière. Il revenait de la ligne de front, au sud de l’île. Les rebelles étaient contenus, mais l’enquêteur ne se faisait aucune illusion : sa mission allait prendre fin, et elle serait un échec. Les principaux officiers de la Scar venaient de faire défection. La guerre se terminerait avant qu’il n’ait pu achever la sienne. Qu’était-il advenu de Vincent Gite ? Il ne le saurait jamais.

C’est alors qu’il vit ce chien, joyeux, trottant sur le perron de l’immeuble du Pouvoir, comme chez lui au milieu du chaos. Stupéfait, Buvard se prit le ventre à deux mains. On eût dit que le flic venait de recevoir un coup de poing, ou qu’il tentait de consulter la mort en personne. Il regardait ce chien, et ce chien le regardait, oreilles dressées, comme ravi de tomber sur un bon candidat pour jouer à la baballe, en attendant le retour de son maître.

C’était un berger australien.

C’était le chien de Vincent Gite.

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