Guerilla – Tome 3: 32-34

– 32 –

Les hommes trébuchent parfois
sur la vérité, mais la plupart
se redressent et passent vite leur chemin
comme si rien ne leur était arrivé.
— Winston Churchill

ÎLE DE LA CITÉ,
LE TRENTE-TROISIÈME JOUR,
12 HEURES.

Olivier Varron s’agenouilla devant les caméras et ouvrit les bras. Guérilla ne bougea pas d’un millimètre, refusant même de croiser son regard. Un peu confus, Varron se releva, l’approcha et l’enlaça. Immobile, la mâchoire serrée, les bras crispés le long du corps, la fillette regardait au loin. Les médecins assistant à la scène souriaient sous leurs masques.

« Des retrouvailles très émouvantes », commenta une journaliste.

La psy sortit du studio. Quelques Liquidateurs plaisantaient dans les couloirs. Au moment où elle regagnait l’immeuble du Pouvoir, elle vit un des ambulanciers ressortir.

« Où est le corps ? lui demanda-t-elle.

— Quel corps ? » répondit l’ambulancier.

Elle le regarda comme s’il était dérangé – et il le lui rendit bien.

« Le corps de Vincent Gite. »

Il éclata de rire. La psy ne comprenait pas.

« Comment, reprit l’ambulancier, soudainement dégrisé. Vous ne savez pas ?

— Je ne sais pas quoi ? »

L’ambulancier parut hésiter.

« Je peux voir votre pass ? »La psy le lui montra.

« Eh bien ? »

L’ambulancier regarda autour de lui. Il parla à voix basse.

« Il n’y a pas de corps. Vincent Gite n’est pas mort. »

La psy n’en revenait pas.

« Mais enfin… J’ai vu le corps sous ce drap.

— Il y avait un corps sous un drap. Un Liquidateur, qui a fait le mort. Quand ils sont entrés, le terroriste avait disparu. Il n’y avait que la gamine. Il paraît qu’il a fui par un passage aménagé, menant aux égouts. Une planque à lui.

— Mais… Et cette photo de lui mort ? »

L’ambulancier haussa les épaules.

« Reconstruction faciale et retouche d’image. On fait ça bien maintenant.

— Mais… pourquoi ?

— Pour ne pas perdre la face, j’imagine. Après ce qui est arrivé au journaliste, ce ne serait pas une très bonne publicité. »

Eva Lorenzino se sentit terriblement bête. Un mélange de colère et de honte lui rappelant sa troisième année de collège, quand elle comprit enfin que les bébés ne naissaient pas dans les choux.

« Je suis désolé, je pensais que vous le saviez. Tout le monde le sait ici. »

Elle le regarda sans répondre.

« Bon, je dois y aller. À bientôt. »

L’ambulancier s’éloigna. La psy entra dans l’immeuble, tomba nez à nez avec Escard, tout sourire au milieu de ses hommes.

« Victor. Est-il vrai que Vincent Gite n’est pas mort ? »

Escard souriait de plus belle.

« Bien sûr que si, ma chère ! Mort à jamais. Vous n’avez pas vu les informations ? »

Les autres riaient dans son dos. La psy se sentit encore plus humiliée.

« C’est un mensonge, souffla-t-elle.

— Non ma chère. Si le mensonge est officiel, c’est une information. »

Elle ne sut que répondre.« Et puis qu’est-ce que la vérité ? demanda Escard. Les faits n’ont pas d’importance. Seule la morale compte. Tâchez de vous en souvenir. »

La psy s’en souviendrait. Elle monta les escaliers, s’isola dans ses appartements. Comment pouvait-elle être aussi naïve ? Se trompait elle sur toute la ligne ? Elle repensa encore au docteur Cachet, eut enfin l’impression de le comprendre, d’éprouver ce qu’il devait éprouver. Elle se souvint d’une de ses dernières tirades. Peu de temps avant que la raison d’État ne l’exécute sur son lit de douleur.

« Ma vie ne vaut que pour être dormie, lui avait-il dit. Chaque réveil est un cauchemar. Chaque ignition du réel une torture. Je suis un Prométhée, enchaîné et torturé. Tous les jours on me dévore le foie. Parce que je vois. Parce que je sais. Je ne le dis pas pourtant. Je suis l’art de ne pas finir mes phrases. De me taire et bégayer. De fuir les discussions derrière des formules. Et je ne fuis pas pour jouir en secret de la vie. Je fuis pour souffrir toujours plus loin et plus seul. C’est une damnation. Voilà. Une putain de damnation qui n’en finit pas. J’ai vu, je vois. Je sens et je sais. Et ça ne change rien. Du matin au soir ils injurient la vie de leur acceptation servile, ils me versent leur putain de morale bouillie dans la gueule, qu’ils maintiennent grande ouverte, les aveugles et les lâches et les salauds. Et ils ont fait ça si bien et si longtemps qu’ils ont tué la vie en moi. Ils m’ont paralysé entièrement, des couilles à la langue, et maintenant tout le reste. Condamné à les écouter je suis, à les endurer. Jusqu’au bout. À me plier et me rabougrir, à blanchir et m’atrophier, seul. Je suis leur bouffon, leur méchant, leur zombie drogué. Qu’ils me crèvent, mais qu’ils me crèvent enfin. Qu’ils soient entre eux, entre eux seulement, entre eux pour toujours, sans moi, pour l’éternité. Je n’ai plus la force de mordre. »

Le vieux médecin était mort, maintenant. Délivré enfin. Durant leur brève et froide relation, elle ne sut jamais le comprendre, ni même l’écouter. Tout ça lui paraissait si fou et si loin de son monde à elle… Mais ce monde était un monde faux. Ce monde avait essayé de la tuer. Et ce monde envoyait, sans le moindre scrupule, une innocente à l’abattoir.

La psy put parler à Sadia, dans sa cellule, seule à seule, avant qu’elle ne soit officiellement livrée aux soldats du Califat. La jeune femme s’était calmée, et attendait la mort avec sérénité.

« Je veux être digne d’Elina », répétait-elle.

Elle parla à la psy de l’enfer du Califat, des exécutions, des empalements, des femmes traitées en esclaves. De ces militaires honnis pour avoir eu le courage de s’y opposer, seuls contre tous. Le décalage entre son récit et la version des médias parut tellement énorme à la psy qu’elle eut du mal à ne pas le mettre en doute.

« Je n’ai plus rien à perdre, lâcha Sadia. Je me fous de te convaincre. Tu vois ce visage ? C’est ce que le calife a ordonné de me faire, pour une simple injure. Toi demain tu seras encore heureuse parmi eux. Moi je suis déjà morte. »

La psy avait rencontré des journalistes, dans la salle de presse, en plein « process de réflexion » sur la démasculinisation des rapports humains. Elle leur demanda ce qu’ils pensaient de tout ça, de leur façon d’exercer leur métier. Ils se voyaient comme investis d’une mission. La nécessité commandait. L’informateur avait selon eux des responsabilités capitales, dont celle de moraliser la population, de ramener incessamment son quotidien au maître, à l’État – ce que l’État faisait, ne faisait pas, devait faire.

« Nous sommes leur Dieu unique, lui avait dit Escard. Qu’ils nous haïssent ou nous adorent, ils nous tiennent pour seuls responsables de chaque instant de leur existence. Ils ne pensent qu’à nous pour gérer leur quotidien. Ils nous sont totalement aliénés. Ils nous croient à leur service, mais c’est tout le contraire. Ils nous ont vendu leur âme. »

Du Renaud Lorenzino tout craché. Le pouvoir, le pouvoir seul menait ces hommes. Le reste du monde devait s’y adapter, se tordre à leurs vues et décisions. Le présent n’était que celui des écrans, une fiction officielle, produite et avalisée par le régime.

Elle voyait maintenant tout ça. Enfant, quand elle s’interrogeait encore sur le monde et que son cerveau n’était pas un algorithme politisé, la petite Eva se passionna pour le principe d’applaudissements. Elle ne comprenait pas ce geste ô combien étrange, ce bruit de friture stéréotypé, soigneusement dosé, calqué sur le groupe. Ça l’angoissait. À partir du moment où on admet un tel geste comme quelque chose de normal, c’est fini. Le monde cesse d’être réel. Le spectacle gagne.

Avec le temps, son caractère, le hasard peut-être, elle fit ce choix, presque inconscient, chaque jour plus affirmé. Le choix du bon côté, de la facilité. Elle était de gauche, adorait le dire et se le répéter. Cet engagement la rendait fière, augmentée, comme enfant sa robe de princesse. C’était toute son identité. En fait une morale d’intérêt, de parade, très au-delà des réalités. Ça allait tellement de soi. Ça payait tellement bien dans son monde. Elle s’en rendait maintenant compte, pour la première fois, et c’était douloureux comme une révélation.

D’ordinaire, quand quelque chose ne se passait pas comme elle le voulait, elle pouvait toujours hurler au fascisme. Cette issue magique n’existait plus aujourd’hui.

Eva Lorenzino ne cessait de repenser à sa fille. Était-elle devenue, au nom de leurs belles idées, l’esclave d’une monstruosité ? Elle ne put s’empêcher de se rendre une nouvelle fois dans la chambre du colonel, toujours alité, amer comme un souvenir de vieillard. Personne ne fit plus attention à elle. En la voyant, il eut un mouvement d’inquiétude, chercha sa poire d’appel.

« Ne vous inquiétez pas, fit-elle. J’ai compris. Je me trompais. »

Le colonel parut rassuré.

« Mon petit-fils est mort. On vient de me l’apprendre. Il a tout fait pour… »

La psy ne disait rien. Et puis elle posa un exemplaire de Libération sur sa tablette.

« Vous devriez lire le journal, finit-elle par oser. Je suis désolée. »

La psy sortit, le colonel lut. On parlait de Vincent Gite, on parlait de lui. Un cauchemar en direct. La sorcière, la vieille aux casseroles. L’obèse victime de grossophobie. Un errant cannibale. Tous témoignaient de sa perversité pure. On lui imputait la disparition d’un ressortissant chinois. On annonçait son prochain procès et celui de Vincent Gite par contumace – l’action publique contre les criminels d’extrême droite, considérés comme infâmes pour l’éternité, ne s’éteignait pas avec la mort de leurs auteurs. Le retraité était accusé d’enlèvement et séquestration, actes de tortures et de barbarie sur mineur de moins de quinze ans, meurtres et complicité d’actes terroristes dans le cadre d’une organisation criminelle néofasciste.

Le colonel jeta le journal comme s’il lui brûlait les mains. Il venait de recevoir l’équivalent d’une balle en plein ventre, et celle-là faisait bien plus mal que la première.

Parvenue à l’autre bout du couloir, la psy l’entendit hurler. Plusieurs infirmières se précipitèrent.

– 33 –

Quand tu auras désappris à espérer,
je t’apprendrai à vouloir.
— Sénèque

ÎLE DE LA CITÉ,
LE TRENTE-TROISIÈME JOUR, 13 HEURES.

« Il faut que tu le dises en pleurant, tu comprends ? “Il m’a fait du mal, il a fait du mal à beaucoup de gens, mais les gentils m’ont sauvé”. D’accord ? »

Sous l’œil des caméras et les ordres du nouveau metteur en scène, on se mettait à plusieurs pour dompter la fillette. Varron, trois médecins et un psychologue. On alla jusqu’à la menacer d’école publique si elle n’y mettait pas du sien. Guérilla se mit alors à hurler, se débattit violemment et mordit son père.

Dehors, la nuit tombait. Buvard n’avait jamais connu pareil état de frustration. Comme s’il avait joué trois fois sa vie sur pile, et que trois fois la pièce était tombée sur face. Gite s’était échappé par une trappe dissimulée sous des cartons. Une trappe blindée, fermée de l’intérieur par un volant de verrouillage.

Cette vieille installation avait résisté une quinzaine de minutes au matériel des Liquidateurs. Elle débouchait sur les égouts, eux-mêmes donnant sur les anciens métros. Des dizaines d’issues possibles. Buvard fit fouiller tout le bâtiment, sans succès. On songea à envoyer des hommes à toutes les bouches de métro possibles, mais il y avait aussi les grilles d’égout, dans toute la ville. C’était peine perdue. Si Gite avait jadis imaginé cette planque, il devait connaître le réseau.

Quand les maîtres-chiens arrivèrent enfin de Vincennes, l’assaut avait eu lieu depuis plus d’une heure. Après quelques centaines de mètres de progression dans les égouts, les chiens perdirent la trace, égarés par les mille odeurs des tunnels, grouillant de cadavres, de rats et d’errants affamés. Il fallait se rendre à l’évidence : Gite était déjà loin.

Et cet idiot de berger australien qui restait assis devant la planque, yeux brillants et langue pendante, comme si l’autre pouvait en sortir à tout moment…

« On s’en fout, décréta Escard au téléphone, d’un ton rieur. Oubliez-le. Ce qui importe, c’est l’image. Nous le tuons par l’image, c’est encore pire qu’une balle dans la nuque. Il ne refera pas parler de lui, parce que nous seuls pouvons le faire. Tous les veaux de la Zone sont incrustés dans leurs écrans, en ce moment même. Il est mort, fin du feuilleton. C’est une réussite, faites-moi confiance. Vous aurez tous les honneurs du chasseur en chef. Et vous verrez, nous finirons bien par le prendre. C’est sûr comme la gravité. »

Escard répétait souvent cette phrase, en triturant son sablier. Mais Buvard se fichait des mérites fabriqués. Il ne voulait que son trophée. De dépit, il tenta de s’emparer du chien, mais croyant à un jeu le berger australien s’échappa.

Pendant ce temps, le sergent fut à son tour déclaré coupable de crime de guerre, condamné à être livré à la justice du Califat. C’était jour de fête. Les tickets de ravitaillement furent triplés pour l’occasion. La séquence était finalement favorable, Escard ravi de son triomphe ainsi mis en scène.

À la télévision, on annonçait maintenant le procès du colonel, « un monstre d’un autre calibre, celui qui a pensé et fabriqué Vincent Gite ».

Sa crise de colère suite à la visite de la psy, déjà montée et diffusée avec gourmandise, tournait en boucle sur toutes les chaînes.

« Regardez, disait le journaliste, regardez bien la réaction de ce monstre quand il a appris la mort de son monstre de petit-fils. »

On voyait le colonel hurler dans son lit, comme un possédé.

« Salauds ! Ordures ! »

Jusqu’à en perdre la voix.

La psy assistait à la scène, la tête entre les mains. Elle voulut se lever mais n’y parvint pas. Elle ouvrit la bouche mais aucun son ne sortit. Celle qui se vantait il y a quelques mois encore d’adopter un « mood very responsive » à la facho-anxiété avait aujourd’hui la totale impression d’être le docteur Cachet. Un tétraplégique cloué dans sonlit de souffrance, les yeux grands ouverts et la langue coupée. La sensation du pion lucide, qui voit enfin la machine qui le broie, sans pouvoir rien y faire.

Ivre de colère, elle essaya de parler à Escard.

« Tout n’est que mensonges, et saloperies. Vous êtes prêt à n’importe quoi pour endormir les foules, et régner sur elles ! »

D’abord patient, presque débonnaire, Escard s’était vite agacé.

« Le réseau Lorenzino, ça vous dit quelque chose ? Non ? Un réseau pédophile, sadomasochiste, impliquant de nombreuses personnalités, votre mari au premier chef. Vous ne le saviez pas, parce que j’ai jugé bon de vous en préserver. C’est dans son club favori qu’il a été tué. Vous voulez vérifier ? Je ferai déclassifier les archives. Par égard pour votre famille, j’ai fait en sorte d’étouffer ça. Maintenant partez d’ici. Si mon administration ne vous plaît pas, libre à vous de rejoindre la Zone grise. Mais n’oubliez pas. Je connais la vérité sur votre famille. Je vous tiens, vous comme tous les autres. Et n’oubliez surtout pas pourquoi nous faisons ça. Pour la justice. Pour le bien du plus grand nombre. »

Le soir même, Sadia était livrée aux ombres. Les Liquidateurs la convoyèrent jusqu’aux limites de la Zone interdite, pour l’abandonner aux soldats du Califat, là où elle serait sans délai dénudée, battue, lapidée, brûlée, ses cendres dispersées dans la Seine.

Au milieu de son martyre, la jeune femme crut reconnaître ce garde, qui la sauva jadis des geôles du Califat. Il tenait lui aussi une pierre, et alors qu’elle suppliait il l’injuria, esclave de la foule, puis il cracha sur elle et lui jeta sa pierre en plein visage. Chacun voulait participer, et ce n’était pas le moment de manquer de ferveur. Il y avait là des enfants, beaucoup de femmes, que les hommes eurent du mal à contenir. Le corps en feu n’apaisa pas leur fureur, et on dut encore écarter des mères voulant le frapper. Puis tout fut consumé. Le silence se fit peu à peu. L’ancien garde contempla les cendres emportées par le fleuve.

Justice était rendue.

Sonnée, la psy avait regagné sa chambre.

Sa fille aussi avait-elle eu des doutes ? Était-elle allée jusqu’à la mort, pour ne surtout pas douter ?

À la télévision, l’humoriste Idir, vêtu d’un uniforme de colonel, se lançait dans un stand-up improvisé. À ses côtés, une actrice vêtue comme une prostituée, poulpe rouge sur la tête, incarnait Sadia. Un autre acteur s’était grimé en Vincent Gite suicidé – une sorte de zombie avec un brassard nazi.

« Je maquerais bien mon petit Vincent avec cette brave Sadia », disait le faux colonel, sous les éclats de rire du public.

« Mais enfin papy ! s’offusquait le faux Vincent Gite. Tu vois bien que c’est une Arabe ! »

Nouveaux éclats de rire. La fausse Sadia se trémoussait entre les deux hommes.

« Peut-être, fit le colonel, mais elle tue d’autres Arabes !

— Ah ! répondit le faux nazi en se grattant la tête. Alors faut voir… »

Rires et applaudissements.

– 34 –

Les lâches meurent plusieurs fois
avant leur mort ;
Le brave ne la goûte jamais qu’une fois.
— Shakespeare

ZONE INTERDITE,
LE TRENTE-TROISIÈME JOUR, 17 HEURES.

Le blindé roulait lentement. Il traversa la Seine, et remonta la ville en direction du nord. À bord, les Liquidateurs toisaient le vide, en silence. Le sergent restait calme, comme toujours avant le feu. Le blindé réduisit encore sa vitesse. C’était un ancien VBRG de la gendarmerie, repeint en noir par le régime. Un Liquidateur regarda par la lucarne arrière. Un paysage urbain désolé, en partie calciné.

« Sauvons la planète, détruisons l’homme », proclamait le mur d’un squat, en partie effondré. La Zone interdite. Le blindé approchait sa destination. Le Liquidateur se tourna vers le sergent, sortit son 9 mm, et l’arma. Le sergent crut qu’il allait l’abattre, sans un mot, à l’arrière de ce blindé. Le Liquidateur retira le chargeur et lui tendit le pistolet.

Le sergent comprit. Il lui faisait un cadeau. Un flingue et une seule balle. Le moyen d’en finir, plutôt qu’endurer son massacre raffiné par les soldats du Califat…

Le sergent prit l’arme, la dissimula à sa ceinture, regarda son sauveur avec mépris. Encore une fois, partout, des taiseux et des lâches. Soulageant leur conscience par des petits riens, mais obéissant toujours, tous implacables acteurs de leur lente mise à mort.

Le convoi s’immobilisa. Les Liquidateurs ne prononçaient pas un mot. On ouvrit la petite porte arrière, deux hommes en descendirent et se tinrent auprès d’elle. Le sergent se leva, sortit à son tour, l’appui sur sa jambe blessée encore incertain. Une trentaine de djihadistesl’attendaient, eux aussi vêtus de noir, kalashs en bandoulière. Un véritable petit public s’était amassé plus loin, pour se divertir de cette nouvelle proie.

Le sergent les regarda, puis regarda une dernière fois ceux qui le livraient, masqués de leur cagoule, silencieux, mais aux yeux visibles. Il détestait ce qu’il y voyait. Cette fausse compassion de traîtres, ce refus d’être. Il connaissait bien ces regards, et leur attribuait la chute du pays qu’il avait aimé. Il savait que partout de tels regards mettaient à mort, empêchaient toute forme de révolte.

Dans la Zone grise, anesthésiée par le dénouement du feuilleton Gite, la colère sourde semblait partout matée par les supplétifs du régime. Il y eut ces derniers jours quelques Vigilants agressés, d’autres portés disparus. À chaque fois qu’on signalait un tel incident, les Vigilants du coin se regroupaient, visages masqués, équipés de barres de fer, et descendaient chez l’habitant, plus ou moins au hasard. Les fachos présumés étaient tabassés, les femmes tondues et déshabillées. On appelait les « Escadr » ces violentes unités de représailles. La télévision faisait le reste, ramenant sans cesse le citoyen effrayé à son état d’hypnose numérique.

Pour Alice et Cédric, plus question de sortir. L’électricien se persuadait que le moment viendrait, que tout exploserait d’un coup.

« Tu sens comme la tension monte ? demanda-t-il à Alice. Comme le bruissement du vent dans les feuillages… »

Quelques tracts circulaient même sous le manteau. Sans la mention obligatoire « Ce contenu n’a pas été vérifié par un média agréé, il est donc considéré comme faux. »

Oui, Alice le sentait. Il aurait suffi qu’une centaine de citoyens décidés cassent leur télé, se retrouvent dans la rue, pour balayer les Vigilants et entraîner tous les autres dans leur sillage. Mais il y avait eu l’épisode Vincent Gite, refroidissant tout le monde, forçant les inconscients à reconsidérer leur colère, à se ranger de nouveau derrière leur grand timonier. Ne pas prendre le parti du régime, n’était-ce pas prendre celui du mal pur ? Quels honnêtes gens pourraient faire une telle chose ? Mieux valait faire comme tout le monde, comme toujours : regarder la télé et ne pas trop réfléchir.

Attendre et espérer.

De fait, il manquait aux révoltés un élément déclencheur. Le premier éclair consacrant la tempête. On avait beau chercher, nul ne voyait d’où il pourrait venir.

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