Guerilla – Tome 3: 24-26

– 24 –

Je serai le juge et je serai le jury,
fit Fury le rusé compère.
J’instruirai seul toute l’affaire
et je vous condamnerai à mort.
— Lewis Caroll

ÎLE DE LA CITÉ,
LE TRENTE-DEUXIÈME JOUR, 18 HEURES.

Entravé par la cheville, encadré de Liquidateurs armés et cagoulés, le sergent Ivan Spartnskiy se tenait droit, torse bombé, regard d’acier à l’horizon, impeccable dans son uniforme de parade. Comme à une revue de détail.

« L’audience est ouverte », déclara la présidente du tribunal. À ses côtés, le procureur, ancien journaliste, devenu l’unique avocat général du régime, spécialisé dans les crimes politiques. Le sous-officier du 2e REP ne voulut pas d’un semblant d’avocat pour plaider sa cause. Il ne comptait même pas se défendre lui-même, puisque ce qu’il considérait comme un devoir valait ici crime contre l’humanité. On avait regroupé un public dans le fond de la petite salle. Pour les bruitages indignés. Comme dans toutes les bonnes émissions de divertissement, il était acquis à la cause. Six caméras couvraient l’audience, en léger différé. Le sergent n’avait aucune chance et le savait.

Le procureur commença par lire l’acte d’accusation de ce procès « hors normes ». Le sous-officier Spartnskiy et ses douze complices, à savoir la civile Sadia Ramdani, neuf militaires du rang, un autre sousofficier et un officier du 2e REP, le capitaine Danjou, ces derniers présentés comme morts ou disparus, étaient jugés pour le meurtre sauvage, en tenue militaire et avec leurs armes de dotation, deplusieurs centaines de personnes, dont le pacifique Calife de SeineSaint-Denis, autorité religieuse reconnue par la République – ce qui était une circonstance aggravante. Le procureur insistait sur la déstabilisation volontaire du Califat, présentée comme un crime politique aux conséquences incalculables.

« L’accusé n’a d’ailleurs à aucun moment nié les faits, indiscutables, établis en toute transparence par la Commission Vérité et Réparations – Commission totalement indépendante, faut-il le rappeler ? »

En coulisses, la psy assistait à la mise en scène en temps réel. L’assistant de Donatien donnait ses ordres, les techniciens s’affairaient. Plusieurs journalistes pianotaient sur leur smartphone, plaisantaient entre eux.

On demanda au sergent s’il reconnaissait les faits qui lui étaient reprochés. Un silence dans la salle de presse.

« Je reconnais les faits, déclara-t-il dans son solide accent russe. Mais je refuse d’admettre qu’ils sont des crimes. La France est en guerre, et nous avons agi selon les lois de la guerre. »

Brouhaha dans la salle d’audience. La présidente demanda le silence, pria l’accusé de ne plus se livrer à de telles provocations, qui ne manqueraient pas « d’aggraver son cas ». Dans la salle de presse, plusieurs journalistes se remirent à plaisanter. La psy considérait avec déférence cette caste si supérieure, dont l’irrévérence était le signe de ralliement. Son défunt mari Renaud Lorenzino en fut le héros.

Avec le temps, elle connaissait les studios comme sa poche. Elle se lia même avec le jeune permanent de la chambre de force, Jarvis, un geek au langage unique, entièrement composé de répliques, de bruitages et de plaisanteries d’initiés. La chambre de force était une sorte de bunker audiovisuel, ultra-sécurisé et inviolable, voulu par Escard pour permettre aux studios d’émettre dans les pires conditions – panne d’électricité, attaque des immeubles gouvernementaux, catastrophe quelconque. Les techniciens pouvaient s’y enfermer et y survivre en autonomie durant plusieurs jours.

Aux premières loges, Eva Lorenzino pouvait voir à quel point Escard faisait du contrôle de l’image et de sa mise en scène l’alpha et l’oméga du pouvoir. Lors du règne de son mari, elle n’en approchajamais de si près les rouages. Elle disait préférer son métier, sa tranquillité. Au fond, là encore, elle aimait mieux ne pas savoir.

Avant les premiers témoignages, le procureur annonça que Sadia Ramdani, défigurée à l’acide, arrêtée avec le sergent et accusée de l’assassinat du Calife, ne se défendrait que plus tard, « pour ne pas infliger trop longtemps à cette cour sa laideur physique et morale ». Dans la salle, quelques rires étouffés. La psy ressentait une certaine gêne. Elle voyait la mise en scène, le scénario écrit. Elle regardait ce militaire, droit dans ses bottes, acteur involontaire de la comédie judiciaire. Tous ici attendaient de l’accusé qu’il joue enfin le rôle que la société exige. Le salaud excusable devait se repentir, le faire bien. Lui, le salaud véritable, devait assumer, éventuellement provoquer. Être digne de son costume de méchant.

Le regard du sergent brûlait. Il comptait parler le moins possible. Mais trop de détachement serait interprété comme de l’inhumanité.

« Oui, j’ai accompli ma mission, répéta-t-il. J’en suis fier. J’ai vu la mort cent fois dans les yeux. Je lui ai dansé dans la gueule, jusqu’à lui curer les dents. Et je sais ce que j’ai fait. Elle seule pourra me juger. Ici nous faisons de la télé réalité. Vous, vous n’êtes pas plus libres que moi. Vous êtes condamnés à me condamner. Et vous croyez que ça vous innocentera. »

L’homme ne cherchait nullement à provoquer. Il considérait avoir tout dit par ses actes. Pour lui, les mots ne servaient qu’à mentir, et piéger.

« Maintenant j’ai terminé, ajouta-t-il. Je laisse les beaux discours aux serpents costumés. »

Le procureur fit quelques pas. Laissa un silence.

« J’en suis fier, reprit-il. Retenez bien cette phrase. » Les écrans diffusèrent aussitôt des images sordides de dizaines de cadavres, relevés aux alentours du POPB, puis à l’Opéra, le dernier QG du Calife Aboubakar. Sans bande son, sans légende. Seulement des corps, aux blessures épouvantables. En plans serrés.

« J’en suis fier », répéta le procureur.

Dans la salle, murmures d’indignation et d’écœurement. Une femme hurla et perdit connaissance. Les journalistes levèrent à peine les yeux de leur smartphone. Il fallait exploiter ce temps fort, en faire un « pays sous le choc », et traduire toute sa « vive émotion ».La psy voyait le faux partout. Et elle aussi jouait cette comédie. Et ces techniciens, ces gardes, ce public. Et presque tout le pays. Les pires méthodes au service du meilleur. Une belle thèse de philo. Une vraie réussite en tout cas. En imaginant ce que le vieux docteur Cachet en aurait pensé, elle ne put réprimer un sourire.

On vit témoigner un jeune vidéaste, expliquant comment le sergent le mit en joue et l’humilia, comment lui et ses hommes exécutèrent de jeunes innocents, seulement coupables d’être « de la mauvaise couleur de peau ». Sur les images, soigneusement triées et montées, on voyait des silhouettes courir puis s’effondrer, en écho des tirs. Témoignèrent ensuite les trois protestataires du POPB, le sociologue Cyriel, l’enseignante et l’administrateur des territoires, qui chargèrent Danjou et ses hommes.

L’administrateur parla d’un officier psychopathe, animé par sa seule pulsion de mort. L’enseignante évoqua la religiosité « maladive » du capitaine, s’empressant de préciser qu’il était « catholique ultra ». Tous se dirent retenus contre leur gré au POPB, régulièrement humiliés par les militaires. « Les personnes les moins safes qu’on peut imaginer », ajouta Cyriel, soutenu par des murmures approbateurs dans la salle, comme si ça allait de soi et qu’il ne pouvait en être autrement. Le procureur accusa les militaires d’avoir fusillé deux fois une foule d’innocents désarmés. On appela même un soldat du Califat à témoigner, et il se déclara « profondément choqué » par la violence des soldats.

C’était du beau travail. Et pourtant, Escard n’avait pas l’air d’apprécier le spectacle. Depuis quelque temps, il semblait nerveux, ailleurs. La psy l’avait remarqué. Il surveillait incessamment son smartphone, triturait la branche de ses lunettes, retournait dans sa poche son sablier de rechange. Il se préparait quelque chose. Comme si ce procès n’était qu’un amuse-bouche. Le prélude à un tournage de bien plus grande ampleur.

– 25 –

Aucun mortel ne traverse intact
sa vie sans payer.
— Eschyle

PARIS, LE TRENTE-DEUXIÈME JOUR,
19 HEURES.

La nuit tombait mais la luminosité était encore bonne. Glock sous la veste, Vincent Gite traversa la rue. Le Watson’s faisait face au numéro 13, l’appartement de Donatien Broccioli. Gite n’était pas un simple tueur d’opportunité. C’était son unique raison de vivre, et rien ne pourrait l’arrêter. Aucun mot ne serait prononcé jusqu’à l’arrêt rendu de la mort.

Dans la rue, quelques promeneurs – la capitale n’était pas concernée par le confinement. Un semblant d’activité comme avant.

« Il traverse, gueula à la radio un agent de la Scar, en planque dans une voiture abandonnée. Il traverse la rue ! »

Du local désaffecté d’en face, Buvard épiait sa proie. « Reçu. Visuel. »

Le piège se refermait. Buvard avait laissé à Gite la voie soigneusement dégagée jusqu’ici, dissuadant même Escard de mettre sa tête à prix. Le tueur voulait se venger, c’était certain, et il connaissait la meilleure adresse. Le journaliste fétiche du régime polarisait depuis peu la primeur de sa haine. Un privilège que seuls trois êtres humains connurent avant lui. Les deux premiers morts de ses mains, le troisième survivant à une bombe de seize tonnes.

« Où est la fillette ? fit une voix sur la fréquence.

— Il n’a pas d’arme d’épaule, chef.

— Qu’est-ce qu’on fait ? »

Buvard hésita.« On attend. Il faut qu’il entre, et il sera fait. Tout le monde se tient prêt. Francart et Bartali, prêts à récupérer la gamine dans le café.

— Reçu.

— Reçu. »

Gite atteignit le bâtiment de cinq étages. Buvard avait fait relever les gardes.

« Il entre, il entre. Il est entré.

— On y va ?

— Attendez. Laissons-lui le temps de monter.

— Chef. Par la fenêtre de l’appât il y a Martin qui fait signe. »

Buvard regarda vers le cinquième. Il vit son agent faire de grands gestes, comme un accidenté sur le bord de la route.

— Hé ! fit un autre agent. Gite ressort déjà ! »

Buvard marqua un temps d’arrêt. Le tueur était dehors de nouveau.

« Martin s’est fait repérer ?

— Il y a une jeune femme avec Gite. La vingtaine. Cheveux verts. Ah non, ils se séparent.

— Il retraverse la rue, chef.

— Merde. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il a renoncé ? Appelle Martin. Appelle-le, merde !

— Oui, chef. Ah il m’appelle… Martin ?

— … Prévenez Buvard. Prévenez-le bon Dieu !

— Ici Buvard.

— Je suis dans le bureau de l’appât, gueula Martin. Il l’a massacré. Il l’a massacré. Arrêtez-le !

— Chef, c’est pas possible. Il est entré il y a pas trente secondes. Il n’a même pas pu atteindre l’ascenseur. »

Buvard essayait de réfléchir, ne comprenait pas. Se sentait stupide, un peu comme quand on s’acharne de longues secondes sur un emballage à ouverture facile.

« Qu’est-ce qu’on fait ? Il arrive au pub. Il va entrer. Il entre.

— Attendez encore, trancha Buvard. On le prendra avec la gamine.

Ça ne change rien, tout le monde reste prêt. »

Un silence.

« Chef ?

— Martin.— Il y avait une femme avec l’appât.

— Une femme ?

— Une invitée à lui.

— Cheveux verts ?

— Affirmatif. Broccioli m’a demandé de la laisser entrer, je pouvais pas refuser.

— Merde.

— Chef, c’est elle qui a dû tuer l’appât. C’est peut-être sa complice.

— Il ressort, chef, il ressort.

— Il ressort du café. »

Buvard gardait le silence, incrédule.

« La fillette n’est toujours pas avec lui. Merde. Qu’est-ce qu’on fait ?
— Il regarde de ce côté, chef. Vous croyez qu’il… »

À cet instant, Gite sortit son Glock, se retourna, le pointa en direction des soldats du Califat, en faction à l’autre bout de la rue. Plusieurs coups de feu claquèrent. Les djihadistes ripostèrent aussitôt à la kalash. Les passants s’égaillèrent dans tous les sens.

« Merde ! Qu’est-ce qu’il fout bon Dieu ? »

Un agent quitta son poste, arme au poing. Un barbu le visa. L’agent riposta, imité par ses collègues, qui trahirent leur position. Les kalash ciblèrent le bâtiment, qui disparut dans un nuage de poussière. Les hommes de la Scar ne pouvaient plus bouger.

« La fille, gueula Buvard, où est la fille aux cheveux verts ?

— Pas de visuel chef.

— Et Gite ? Où est Gite bordel ?

— Pas de visuel. »

– 26 –

Anarchiste, celui qui voit ce qu’il voit
et non ce qu’il est d’usage que l’on voie.
— Paul Valéry

ÎLE DE LA CITÉ,
LE TRENTE-DEUXIÈME JOUR, 20 HEURES.

« Escard a l’cafard, c’est la faute à la Scar. Broccioli est au rancart, c’est la faute à Buvard. Je répète… »

Victor Escard était fou de rage. Le dispositif action venait de manquer sa cible, l’appât était mort, et cette saleté d’émetteur pirate, manifestement bien informé, continuait à les narguer. Un fiasco total.

Pour couronner le tout, la première chaîne annonça par erreur l’arrestation de Vincent Gite – le reportage était déjà prêt, et le nouveau metteur en scène trop pressé. On parlait maintenant de « confusion », et on mettait la mort violente de Donatien sur le dos du tueur.

Contrairement à ce qu’imaginèrent les enquêteurs, la fille aux cheveux verts n’était pas sa complice. Elle ne voulut pas d’argent, encore moins d’amour, simplement un peu de justice. Manquant d’instinct, Donatien commença par lui suggérer une fellation. La fille avait souri de cet excès de confiance. Quand Gite croisa son regard, un instant plus tard, elle reconnut le célèbre tueur et comprit qu’il n’était pas là par hasard.

« Trop tard », lui dit-elle simplement.

Gite vit son bras taché de sang, et comprit à son tour.

Donatien gisait dans son meublé, égorgé jusqu’à l’os. Une oreille coupée net et portée disparue. Rattrapé par le réel, cet homme qui vivait par le faux. En catastrophe, la réalisation se concentra de nouveau sur le procès du sergent, Sadia à la barre. Son horrible faciès plastifié par l’acide, dont on ne distinguait qu’un œil et une demibouche, pansée sur la partie gauche.

« Le visage hideux de l’islamophobie », disait la deuxième chaîne. Quand les enquêteurs et le parquet l’accusèrent du meurtre du Calife, Sadia parla d’abord d’Elina, pour rendre à César ce crime qu’elle enviait. Mais devant le scepticisme du tribunal, elle choisit finalement d’endosser ce meurtre, d’ajouter à ses stigmates, d’aller au bout de son martyre. Elle tint donc à la perfection ce rôle qu’on attendait, bien plus que le sergent ne put le faire. Entre ses éclats de colère, ses larmes et ses injures, elle maudissait la terre entière, les lâches, les islamistes, l’audience et jusqu’à la présidente du tribunal.

Cela laissa à Buvard le temps de sauver la situation. Après d’âpres négociations avec les soldats du Califat et une fouille en règle du quartier, ses hommes dénichèrent une des planques de Vincent Gite, à quelques mètres du café. Une voisine le vit y entrer, « avec la petite des informations ». C’est là qu’il devait planquer son fusil.

Un périmètre de sécurité en place, les badauds évacués, Buvard et ses lieutenants se tenaient à bonne distance.

« Bon, tout est verrouillé, fit Buvard. Je préviens Escard. Vos gars avec les caméras peuvent sortir au grand jour. La cible, c’est cet immeuble. »

Prié de sortir et de quitter le quartier, Marcel vit le conciliabule, s’approcha.

« Une belle pétarade, hein ? Z’auriez bien fait de venir plus tôt, lieutenant. Y a une heure de ça, j’ai chopé un nègre à chier sur le trottoir.

— Virez-moi ça, fit Buvard entre ses dents. »

Ses hommes éloignèrent Marcel.

« Il ne se laissera pas prendre en vie, assura Escard au téléphone. Je le veux en vie. Je veux qu’il parle, qu’il regarde nos caméras, qu’on montre à tous sa folie.

— On s’en occupe. L’équipe est en route. »

Au ministère des Émissions, la psy assistait toujours au procès du sergent et de ses complices. Elle n’avait pu s’empêcher d’aller faire un tour sur les serveurs de la Scar, et d’en consulter quelques dossiers classifiés – au prétexte de rechercher des informations compromettantes sur le régiment du capitaine Danjou.

Elle vit défiler tous les rapports alarmants du régime, les suicides, la mort massive des malades sous appareillage et sans traitement, la pollution des eaux, les cheptels domestiques décimés…

La psy commença par rechercher le nom de son mari. Il était bien question de Vincent Gite, mais l’accès au fichier « contexte et circonstances » était protégé par un code haute sécurité. Elle n’osa pas ouvrir le rapport d’autopsie, dont le résumé évoquait des « fractures faciales multiples ».

Elle se renseigna ensuite sur le Califat, espérant dénicher des informations sur sa fille Zoé. Elle découvrit une litanie de crimes épouvantables attribués par la Scar au calife Aboubakar et à ses hommes. Elle n’en revenait pas. Cet homme, dernier compagnon de sa fille Zoé, était présenté partout comme un modèle de pacificateur.

En tapant le nom de sa fille, elle lut : « DC trauma, percutée par 2R sur chaussée, SSD. Lieu d’ensevelissement inconnu. » Rien d’autre. La psy poursuivit ses recherches. Elle tapa « Savoie », et tomba sur les missions de la Force-K, les Liquidateurs, et leur plan « d’effacement » des communautés autonomes.

Escard lui avait menti. Il n’était pas question d’assaillants extrémistes, mais bien de troupes mandatées par l’État. Par lui. À aucun moment les Savoisiens n’étaient dépeints comme des déviants politiques. Il fallait supprimer les zones autonomes, point final. Il était écrit noir sur blanc de ne pas s’occuper du Califat.

Voici quelques heures à peine, Escard prononçait un discours au cœur de la cité Taubira, le point zéro, le berceau du chaos. Là où tout avait commencé. Là où le Président Chalarose fût massacré. Il fallut des trésors de diplomatie – et un peu du Trésor public – pour laisser les officiels, la Force-K et quelques Vigilants pénétrer cette capitale symbolique de la Zone interdite, le temps de la photo. À son arrivée, Escard échangea un check avec quelques gamins de la cité.

« Réconciliation, réconciliation ! » hurlait-on. « Nous avons pillé l’Afrique, proclamait une activiste sur sa pancarte levée bien haut. Nous méritons que l’Afrique nous pille ! »

C’était une véritable procession, presque un pèlerinage. On s’y faisait baptiser selon les rites africanistes. On parlait de miracles. Les islamistes laissaient faire : l’imam avait obtenu de solides contreparties. Le discours d’Escard devait désamorcer la colère de la banlieue, et le risque d’émeutes. Il promit de nouvelles dotations exceptionnelles. En profita pour rappeler l’échec sanglant de toutes les communautés autonomes. Il se garda bien d’évoquer les tensions extrêmes entre islamistes et évangélistes.

« La démonstration est faite, assura-t-il. On ne peut pas vivre sans l’État. Le Califat a besoin de l’État, l’État a besoin du Califat. Ensemble, nous serons les garants de la paix, de la prospérité et des réparations ! » Accompagné de l’ancienne ministre de l’Harmonisation sociale du gouvernement Chalarose, connue pour sa loi sur la pénalisation des élèves doués et le déremboursement de la Sécu aux couples privilégiés, Escard évoqua la multiplication des chantiers de reconstruction, les magistrats du régime mobilisés pour les condamnations prioritaires – toutes les infractions au très-bien-vivreensemble –, puis sa décision de raser les restes de Notre-Dame, « symbole obscur et passéiste », afin de construire sur son emplacement une œuvre monumentale en mémoire des Vingt-sept jours.

Le nouveau chef d’État rappela que la vie d’avant ne pourrait reprendre tant que la bête errait en liberté, et que ses complices ne seraient mis hors d’état de nuire. Des hurlements féroces lui répondirent. La foule exigeait la peau de Vincent Gite.

Escard décréta ensuite une minute de silence, « en souvenir des innocents massacrés au POPB ». Chacun baissa la tête, pensa vaguement à la mort et à sa victoire immuable sur tous. La minute dura dix secondes, un jeune cria une obscénité, et on passa aux petits fours.

Une fois dans ses appartements, la psy s’en voulut d’avoir consulté de telles infos confidentielles. Elle aurait préféré ne pas savoir. Elle ne cessait maintenant de repenser au docteur Cachet. Le vieux grincheux avait-il au fond un peu raison ? C’était pour la bonne cause, bien sûr.

Mais quelle était au fond cette cause ? Jusqu’où pouvait aller le mensonge ? Son mari était-il mort comme on le lui avait dit ? Et sa fille ? Sa soi-disant « romance » cachait-elle des atteintes à la dignité humaine, ou pire, une relation non consentie ?

Minée par le doute, elle assistait maintenant à cette parodie de procès. Reconnue coupable de « crime contre la République », Sadia explosa une nouvelle fois et se mit à hurler. Les Liquidateurs l’emmenèrent de force, avant même l’annonce de sa peine. Du fait de la « grande mansuétude » du tribunal, elle serait simplement livrée au Califat et à sa propre autorité judiciaire.

La psy se leva et quitta les studios.

La nuit enveloppait l’immeuble du Pouvoir. Les renseignements étaient formels : la confiance de la population s’érodait toujours. Le procès du sergent n’avait guère captivé les foules, et la confusion autour de Gite alimentait la défiance. Partout la tension augmentait.

Cette fois, Escard se fia à ses conseillers les plus radicaux. Il fit accroître la pression sur la population réfractaire. Interdiction de
l’alcool, des discussions aux points de rationnement. Saisie de tous les biens des affameurs présumés. Déportation des suspects dans des régions éloignées.

« Et débrouillez pour me foutre en l’air cette saloperie d’émetteur clandestin ! »

Son sablier fétiche s’était brisé dans l’explosion de Vincennes, mais le temps s’écoulait toujours. Et, pour la première fois, il avait perdu cette sensation de le contrôler. C’était comme une fuite, un décompte, avant il ne savait quel terme. Il y avait Gite, bien sûr. Mais il ne s’agissait pas de Gite. C’était… autre chose.

Une crainte plus générale. Une frustration, une impuissance latente à mener ce monde-là où il devait aller, pour son bien.

Escard convoqua ses généraux, pour vérifier et améliorer ses défenses. Il s’émerveillait toujours de voir de tels hommes de qualité se sacrifier pour lui, l’État, en croyant servir leur patrie, la France éternelle.

À la télévision, sur toutes les chaînes, le même plan fixe, la rue Watson, un périmètre de sécurité, la planque de Vincent Gite. Quelques hommes en noir discutant au fond de l’écran. Un assaut « inéluctable », commentaient les experts, et une issue presque certaine.

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