Guerilla – Tome 3: 9-12

– 9 –

L’homme porte en soi tout
ce qu’il faut pour l’humilier.
— Paul Valéry

ÎLE DE LA CITÉ, LE VINGT-NEUVIÈME JOUR,
9 HEURES.

Le colonel se sentait divinement bien. Une cohorte d’infirmières le choyait. Le petit surplus de morphine éliminait toute trace de douleur. Satisfait de l’opération, le chirurgien le jugeait en voie de rémission. La cicatrisation était bonne. Il devrait rester alité au repos complet deux bonnes semaines avant d’envisager la station debout.

À l’absence de télévision près, sa chambre ressemblait à toutes les chambres d’hôpital, l’appareillage, le monitoring, la poire d’appel, les rideaux métalliques.

Tout était terminé. Il dormait beaucoup, et chaque réveil baigné de cette idée avait un goût délicieux. Ce n’était pas un rêve. Il avait réussi.

Il était en vie, on l’avait sauvé. Et le pays aussi. Sa seule inquiétude concernait Guérilla, la fillette, sa compagne de chaos. Tout ce qui lui restait… Alors qu’ils débouchaient des bois, à Vincennes, il y eut cette explosion retournant le monde. Et puis ce soldat lui tira dans le ventre. Un malentendu, il le comprenait maintenant. Il était tombé à la renverse, crachant son sang, croyant vivre ses dernières secondes. Et puis il vit Vincent. Vincent Gite, son petit-fils, sorti du chaos, penché sur lui. Le colonel le supplia d’emmener la fillette, de veiller sur elle. Et puis plus rien, le trou noir.

Dès son réveil, il eut quantité de visites. Des médecins, bien sûr, mais aussi des enquêteurs, des officiels. Il s’émerveillait du tact et de la considération qu’on lui accordait. Tout le monde si prévenant, aux petits soins. Il était le grand-père de Vincent Gite, et Vincent Gite était bel et bien l’auteur de l’attentat de Vincennes. Pas un de ces visiteurs ne semblait lui tenir rigueur de cette parenté pour le moins embarrassante. À aucun moment il ne se sentit jugé. Il n’était que le grand-père, après tout, et à ce qu’il semblait un homme bon, prêt à tout pour sauver une malheureuse orpheline, dont il ignorait le prénom véritable.

De fait, il collaborait avec entrain, renseignait du mieux qu’il le pouvait les enquêteurs, heureux de dissiper tout malentendu le concernant. Oui, il avait trouvé la gamine dans la rue, et la sauva de la noyade. Oui, il redoutait que Vincent Gite ne bascule dans la folie meurtrière. Oui, Gite lui avait donné ce fusil dont il ignorait la provenance. Non, il n’imaginait pas qu’il puisse attaquer Vincennes. Oui, leur présence conjointe sur les lieux à l’instant de l’attentat n’était que le fruit du hasard. Il savait seulement que Vincennes était la base de repli du pouvoir en cas de catastrophe, et Vincent Gite devait le savoir aussi. Oui, il lui avait confié la fillette.

Non, il ne savait pas où il pouvait se trouver maintenant. Et oui, parole d’honneur, il ignorait tout de ses autres crimes et activités. À plusieurs reprises, il fit le portrait de son petit-fils, donna toutes les informations possibles sur son passé et sa famille, livra à différents enquêteurs l’éprouvant récit de ses vingt-sept jours, Jocelyne, Pol Pot et le reste, sans rien en oublier ou presque.

Il refusa d’être interrogé par une équipe de journalistes, mais accepta que les enquêteurs filment et enregistrent leurs échanges. Il sentait bien que son arrivée à Vincennes exactement au moment de l’attentat les faisait tiquer, mais qu’y pouvait-il ? C’était la vérité.

On l’avait prévenu de la visite de Laurent Buvard en personne, enquêteur chevronné, proche du pouvoir, réputé pour son intransigeance. Le colonel était confiant. L’enquête finirait par lui rendre totalement justice. De nouveau, il demanda s’il était possible d’avoir accès aux informations, la télé ou les journaux, pour partager la ferveur populaire. De nouveau, on le lui refusa poliment.

« Pour la tranquillité d’esprit, avait dit le chirurgien. Le repos complet doit passer par une bonne déconnexion. Ce que vous avez vécu est traumatisant à plus d’un titre. Accordez-vous ces moments de sérénité complète, c’est essentiel. »

Le colonel n’insista pas.

« Et puis vous savez, les informations ne vous apprendront rien pour l’instant : l’ordre est rétabli, le chaos derrière nous. La vie normale reprend son cours. Voilà tout. »

Le praticien parla du processus thérapeutique, fit de nouveau part de son optimisme. Puis il laissa le colonel à sa rémission solitaire.

« Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n’hésitez pas. Et pour le reste, ne vous inquiétez pas. Ce gouvernement ne commettra pas les erreurs de ses prédécesseurs. »

Le colonel avait bon espoir. Une première, depuis pas mal d’années. Il se souvenait du temps d’avant, quand tout commença vraiment. Quand on parlait encore d’assimilation, puis qu’on glissa de la diversité au séparatisme. De l’inclusion aux réparations. De l’ouverture à la chasse aux pensées. Et plus on prônait le « très-bienvivre-ensemble », l’amour et la paix, plus il y eut de flics et de militaires dans les rues, devant les écoles et les églises. Métro, boulot, couteau. Il devenait compliqué d’être aux bons endroits aux bons moments. Chacun se coupait peu à peu de ce monde, ou se sacrifiait à son culte. L’État et le média ne faisant qu’ignorer ou aggraver les problèmes d’un pays qui avait depuis longtemps fait serment de ne pas les résoudre – ni même de les regarder en face. Peut-être que les choses allaient enfin changer. Peut-être que ce nouveau départ était une bénédiction.

En salle de réveil, après son opération sous anesthésie, le colonel revécut par flashs leur fameuse sortie au Parc aqualudique. Il datait cet événement comme le jour 1 de sa prise de conscience. Et peut-être celle du petit Vincent. Le gamin devait avoir dans les quatorze ans à l’époque. Par les fortes chaleurs, Jocelyne et le colonel eurent cette idée de génie, d’emmener leur petit Vincent se rafraîchir. Les piscines et attractions étaient prises d’assaut par des dizaines de jeunes, certains invités par les collectivités, d’autres entrés de force. Ça hurlait et ça courait partout. Les maîtres-nageurs dépassés, le pédiluve marron de pisse. Le colonel vit même des jeunes en plein coït, sous les applaudissements de leurs camarades. Les grands-parents tentèrent de faire comme si de rien n’était, le colonel demeurant altier et sévère, poils gris sur le poitrail et slip de bain réglementaire, Jocelyne engoncée dans son horrible une pièce des Trente Glorieuses, affichant toujours son plus niais sourire. Mais quand une bagarre géante éclatadans la grande piscine, ils cherchèrent partout leur petit Vincent pour décamper.

Quand ils le retrouvèrent, ce dernier ne disait rien, arborait déjà son fameux regard au loin. Ses phalanges écorchées et tachées de sang.

Sur le chemin du retour, Jocelyne se disait un peu choquée mais restait bonne chrétienne. « Ces jeunes, ils n’ont pas grand-chose pour s’amuser, et puis il faut de la place pour tout le monde. » Le colonel rabroua lui-même vivement un de leurs amis, qui l’interrogea sur l’origine des jeunes en question. « De telles réflexions, on sait où ça mène », avait tonné l’officier, alors assez fier de son antiracisme primaire.

Leur JT du soir évoquait avec un certain détachement les « effets de la chaleur », quelques débordements, blessés, attouchements et menues estafilades, pour de nombreux usagers une sortie « tombée à l’eau ». Ce n’était certainement pas la blague du siècle, mais Jocelyne en avait ri aux larmes, et ne s’en remettait pas – pour la plus grande gêne du colonel, elle la ressortait régulièrement à leurs amis, des années après, en se gondolant comme ce premier soir, à s’en décoller la plèvre. Et puis le JT avait enchaîné sur le réchauffement climatique, et Jocelyne retrouva toute sa gravité citoyenne.

À compter de ce jour, sous le vernis « vous-n’aurez-pas-ma-haine » – ni même le moindre doute –, le colonel s’était dit qu’il y avait dans ce pays un problème. Et leur petit Vincent en semblait déjà convaincu.

Le retraité regarda encore autour de lui. Il apercevait derrière les rideaux le ciel pommelé de Paris. Il s’étonnait de ne pas se trouver dans un hôpital de campagne. Il se croyait aux hôpitaux de SaintMaurice, alors qu’on l’avait installé dans l’immeuble du Pouvoir, section police secrète. Sa chambre aménagée pour lui seul en salle de réanimation. Il ignorait aussi qu’à quelques dizaines de mètres, le ministère des Émissions diffusait son portrait, sur toutes les chaînes.

Une belle photo de lui et de la gamine, prise au début de leur fuite, récupérée par la Scar sur un serveur à énergie solaire de la ville. L’air sombre, il tenait le fusil d’une main, la fillette de l’autre. La rue était jonchée de détritus, à demi couverts de neige. En incruste, un procureur, entouré de cadres de la Scar, s’exprimait d’un ton grave.

« Henri Fourreau, colonel à la retraite, au passé extrêmement droitier, a commencé par assassiner sa femme. Et puis il a erré dans Paris, et malheur à qui croisait sa route. C’est à ce moment qu’il a kidnappé cette gamine, cette métisse. Pour en faire son otage, son esclave, l’objet de ses pulsions et de sa haine. Avec la même arme, il a froidement abattu des malheureux, en pleine rue, qui ne cherchaient qu’à se nourrir. »

En découvrant la photo en Une de Libération, un certain Olivier Varron se manifesta aussitôt. Il assura aux agents de la Scar avoir reconnu sa fille, et se déclara persuadé que le colonel l’avait enlevée durant son hospitalisation. Il ne se fit pas prier pour témoigner, endosser le rôle du parent modèle éploré.

« À Vincennes, poursuivit le procureur, lieu de l’attentat, Henri Fourreau a ensuite tenté d’abattre un militaire, pour couvrir la fuite de son petit-fils. La bête élevée par lui. Le monstre solitaire, à qui il a donné son arme. À qui il a livré cette malheureuse gamine, son souffre-douleur. Nous craignons le pire la concernant. Nous craignons que cet animal frappe à nouveau. Et tant que nous ne l’aurons pas mis hors d’état de nuire, le chaos ne sera pas terminé, nous ne dormirons pas tranquilles. Citoyens, souvenez-vous de ce visage. Si vous le croisez, il sera peut-être déjà trop tard. »

Le portrait-robot de Vincent Gite, regard intimidant et sourcils froncés, occupa simultanément tous les écrans du pays. Chacun avait face à lui la représentation grossière du mal absolu. Ce visage, ce nom, la liste d’abominations qu’on y associait se gravèrent dans tous les esprits.

Donatien, présenté par ses confrères comme l’homme qui connaissait la bête mieux que personne, prit la parole. D’un ton solennel, il déclara n’être jamais allé aussi loin dans l’expérimentation de l’horreur que lors de cette enquête sur Vincent Gite. Il ajouta qu’il était plus que jamais nécessaire, par cette campagne de transparence médiatique qu’il avait l’honneur de diriger, de porter à la connaissance de chaque citoyen une réalité terriblement dérangeante, à savoir la survivance parmi eux de tels monstres, bien à l’abri de leurs familles, et d’un pays parfois complice. Donatien concluait que tant que de tels êtres seraient encore en liberté, nos consciences ne le seraient pas, et qu’un pays refusant de tout mettre en œuvre pour s’en libérer ne pourrait que retomber dans le gouffre d’où Victor Escard l’avait miraculeusement sorti.

En coulisses, Escard esquissait un sourire jocondesque. Son méchant de cinéma était presque à sa hauteur. Un tel duel ne pourrait que captiver les foules. On lui apprit à cet instant qu’une personnalité demandait à être reçue par lui. Cela signifiait que son profil avait été vérifié par la Scar, et jugé intéressant. Escard accepta. Il vit venir à lui une femme décidée, plutôt bien mise, au regard légèrement fatigué.

« Bonjour, dit-elle en abaissant son masque et lui tendant la main – au mépris des consignes sanitaires. J’ai traversé le pays en avion militaire pour vous rencontrer. Je suis la mère de Zoé Lorenzino, la femme de Renaud Lorenzino. Je suis Eva Lorenzino. »

– 10 –

Pourquoi chercher la quiétude,
quand tu es né pour l’inquiétude ?
— Thomas A. Kempis

CHARENTON, LE VINGT-NEUVIÈME JOUR,
16 HEURES.

Jeanine était effondrée, prostrée dans son canapé. Buvard la regardait sans la voir. Des techniciens de la Scar effectuaient des relevés dans tout le logement. Sur l’écran, un couple mixte s’embrassait goulûment.

« Adoptez les gestes barrières à la haine », proclamait le slogan.

Dans la rue, une quarantaine de Liquidateurs en tenue opérationnelle, armés jusqu’aux dents.

« Il a dit qu’il était un monsieur de la police, pleurnicha la retraitée sous son masque. Il m’a montré sa carte. Si j’avais su mais si j’avais su. Quand je pense à ce qu’il aurait pu me faire, j’en ai la peur de ma vie. Regardez comme je tremble, mais regardez. C’est pas du tout bon pour mon pauvre cœur. »

Un agent de la Scar, occupé à fouiller son armoire, se tourna vers elle.

« Vous dites que vous avez ouvert parce qu’il avait l’air d’un policier. Vous avez des sympathies pour la police ? »

La vieille s’empourpra.

« Euh je non c’est-à-dire j’ai pensé que je n’avais pas le choix, un peu comme quand vous avez frappé. »

Buvard lui tendit le portrait-robot de Vincent Gite.

« Vous êtes formelle : c’est cet homme ? »

La vieille ajusta son masque, hocha vigoureusement la tête.

« Oui ça ressemble. C’est surtout la petite que j’ai reconnue. C’était après ma sieste, je me suis aperçue qu’ils étaient partis pendant que jedormais, sans rien me dire. J’ai pas compris pourquoi. Il avait dit qu’il voulait me laisser la petite. Il a pas parlé beaucoup vous savez. Et puis j’ai allumé ma télé et j’ai vu la photo de la gamine aux informations, après ils ont parlé du tueur de Vincennes, et là ça a fait tilt. J’ai tout de suite compris pourquoi qu’ils étaient partis. La télé n’était pas encore allumée, donc il a dû se voir dans le journal, et comprendre qu’il était recherché. Je suis tellement désolée monsieur le commissaire. »

Buvard prenait des notes dans son carnet de poche.

« Si je récapitule. La fillette était avec lui, il prétend l’avoir croisée, elle avait l’air un peu ailleurs, il a voulu vous la laisser. Et il est parti avec. Sans vous prévenir.

— C’est ça, fit la vieille. C’est ça. Ou alors elle est partie juste après lui, j’en sais rien. Je vous ai dit, moi je faisais la sieste. En tout cas j’ai fait le plus vite possible pour donner l’alarme, j’ai regardé dans la rue, j’ai vu des militaires, j’ai couru vers eux, ils vous le diront…

— Vous êtes formelle sur le fait qu’il possédait au moins deux armes, une arme longue et une arme de poing ?

— Sûr que je le suis. Un long machin noir, et un pistolet comme dans les films. Il les a bidouillés devant moi. Quand je pense que je lui ai donné la parka de mon petit gars. Bon Dieu quelle idiote je fais… »

La vieille sortit un mouchoir, se rappela qu’elle était masquée, le rangea aussitôt.

« Vous dites qu’il avait un chien. Quel type de chien ?

— Je ne sais pas la marque. C’est pas si courant. Un pelage un peu gris givré. Les yeux pas de la même couleur. Ça ressemblait à un Shetland, voyez, en plus grand. Vous savez, comme la série Lassie quand j’étais gosse. Un très gentil chien, le pauvre, il y est pour rien lui. J’espère qu’on lui fera pas de mal. »

Buvard nota : « Accompagné d’un chien de type collie. »

La vieille lui jeta un regard angoissé, un peu théâtral.

« Vous pensez qu’il peut revenir, commissaire ? Mon Dieu ditesmoi que vous allez laisser des messieurs de la police avec moi. »

Indifférent, Buvard relisait ses notes. Ce fut son collègue qui répondit.

« La police n’existe plus, madame.

— Oui, je voulais dire…

— Nos hommes resteront dans votre rue quelque temps. Il n’ira pas loin, nous le prendrons bientôt.

— Mon Dieu, mon Dieu, fit la vieille. Et les voisins qu’est-ce qu’ils vont dire ? J’ai hébergé ce monstre, mon Dieu. »

Jeanine était ce genre de personne « toute chamboulée » des semaines durant quand l’épicier décalait sa livraison d’une journée. Sa conscience politique se résumait à laisser des commentaires profonds sur les réseaux sociaux, systématiquement appuyés par trois points d’exclamation rageurs. « Pourquoi maintient-on cet homme en vie !!! » avait-elle posté le matin même à propos du colonel. « Bravo au président !!! » écrivait-elle partout, à tout propos.

La télévision projeta de nouveau le portrait-robot de Vincent Gite.

« Mon Dieu, fit la vieille en se détournant de dégoût. Mon Dieu. »

Donatien disait le tueur aux abois et évoquait des avancées décisives dans sa traque, « sans pouvoir en dire davantage à cette heure ».

Mais Gite devançait une fois encore ses chasseurs. Après une courte transition, un porte-parole du gouvernement, accompagné d’une « juriste engagée » en tenue traditionnelle, promit un ambitieux projet de « double dédommagement » des minorités, dont les « maladies et souffrances consécutives aux vingt-sept jours furent au moins en partie causées, sinon aggravées, par le racisme ambiant et systémique », ainsi que le soulignait une étude de la fondation Adama.

De même, il était certain que le préjudice moral consécutif au massacre de la cage d’escalier, compliqué par la défaillance totale de l’État durant les vingt-sept jours, se traduisait déjà par un « traumatisme psychique lourd », « ramenant brutalement les itinérants aux souvenirs des guerres, privations et persécutions qu’ils avaient jadis endurées, par notre faute ».

« Nous avons fait la preuve, ajouta la juriste, une fois de plus et une fois de trop, que les itinérants et leurs descendants, racisés, indigènes et wokes sont les premières victimes de ces épouvantables événements. Maintenant de deux choses l’une, soit l’État se montre enfin à la hauteur, et répare l’injustice sociale et raciale, soit le chaos reviendra. »

Le représentant de l’État assurait que ce discours était le sien, celui de Victor Escard et de tout son gouvernement, et que les « loisréparatrices » seraient promulguées dans la semaine, appliquées sans délai.

Dans l’appartement, les relevés étaient terminés, la vieille gémissait toujours. Buvard et ses hommes s’apprêtèrent à quitter les lieux.

« Une dernière chose, madame.

— Oui ?

— Vous dites qu’il a pu lire le journal.

— Oui. Le Libération. »

À compter du vingt-huitième jour, c’était le journal d’État, le seul pour l’instant autorisé, imprimé par le pouvoir et distribué partout par les Vigilants, pour compenser l’absence d’informations là où courant et réseaux n’étaient pas encore rétablis. Il était interdit de le jeter avant de recevoir l’exemplaire suivant, et ne pas le lire était vivement déconseillé.

« Où est-il, ce journal ? »

La vieille regarda autour d’elle.

« Je ne sais pas. Il était sur la table. Oh ! Il a dû me le prendre. Je vous assure que j’avais bien un journal, on me l’a distribué ce midi, juste avant la sieste. J’allais le lire, hein. J’avais pas encore eu le temps. J’aurais peut-être compris plus vite. Mais alors peut-être bien qu’il m’aurait… Oh mon Dieu. »

Buvard écrivit quelque chose, souligna un mot deux fois, tourna les talons et sortit.

– 11 –

Les pieds de ceux qui doivent t’emporter
sont déjà devant ta porte.
— Saint Paul

VILLEPARISIS, LE TRENTIÈME JOUR,
7 HEURES.

« Voulez-vous mourir en martyrs de l’absurde, à jamais calomniés, ou avoir une chance de vous défendre et de vous expliquer ? »

Le porte-voix grésilla. Cette fois, c’était la fin. Dans la clarté du petit matin, un bataillon de réguliers cernait la villa. Plusieurs centaines d’hommes, couverts par deux VAB et un VBCI. Avec peut-être d’autres appuis au bout de la rue. Le propriétaire avait disparu quelques minutes avant leur arrivée. À la lunette, le capitaine Danjou reconnut les sigles du 11e RAMa, et du 2e RIMa. Il ne connaissait pas leur chef.

Ils étaient nombreux, formés et bien équipés, rien à voir avec les bras cassés du Califat. La configuration du terrain – dégagé tout autour de la propriété – ne laissait aucune chance aux légionnaires. Il n’y avait pas la moindre issue. Toute sortie en force équivaudrait à la mort.

« Mon capitaine ? Doit-on lui répondre ? »

Danjou eut un mauvais sourire. Il s’en voulait d’être resté une heure de trop dans cette villa. C’était le piège idéal.

« Un instant, lâcha-t-il. J’hésite entre “merde” et rien. »

Danjou savait ce qui les attendait maintenant. Il avait baissé la garde, et commis une faute tactique, que lui et ses hommes paieraient au prix fort. Les sept étaient à leurs postes, auprès des fenêtres, les portes sommairement barricadées. Tous rappelés à l’intensité du danger, les sens électrisés d’adrénaline, leur longue expérience du pire condensée dans cette patience immobile. Tous prêts à livrer leur dernier combat.Et maintenant ? Se rendre, déposer les armes, façon Vercingétorix ? Pour finir étranglé en prison, ou pire, jugé par un ramassis de traîtres ? Sûrement pas. Il existait une autre option, la seule que Danjou voulait envisager.

« Messieurs, fit le capitaine à l’adresse de ses hommes, notre petite guerre touche à sa fin. Elle était perdue avant même de commencer. Notre devoir est accompli, notre honneur est sauf. Ces vendus auront notre peau, pas notre âme. Ils n’auront ni ne seront jamais ce que nous sommes. Nous n’avons plus qu’à l’être jusqu’au bout. »

Le porte-voix grésilla de nouveau.

« Posez vos armes ! Il ne vous sera fait aucun mal, nous tiendrons compte de vos états de service. »

Avant d’en arriver là, Danjou comptait bien les peaufiner une dernière fois. Il approcha l’unique fenêtre entrouverte. De sa voix puissante, de sa voix de chef, il rompit pour la première et dernière fois le silence.

« Je ne parlerai qu’à votre chef de corps ! »

Le porte-voix resta silencieux un moment. Danjou pouvait entendre le souffle lent et régulier de ses hommes.

« Dernière sommation. Posez vos armes maintenant ou nous donnons l’assaut. »

Après exactement cinq minutes d’attente sans réponse, le signal fut donné, et dans le fracas de vingt rafales simultanées, toutes les vitres de la villa volèrent en éclats.

– 12 –

L’hérésie est un péché pour lequel
on mérite d’être exclu du monde par la mort.
— Saint Thomas

ÎLE DE LA CITÉ, LE TRENTIÈME JOUR,
10 HEURES.

« Et vous n’avez toujours pas de photo de lui ?

— Ça ne devrait plus tarder. Son appartement et celui de son grand-père ont été pris dans le grand incendie. Rien d’exploitable. On compte sur le nouveau réseau de vidéosurveillance. Il est à pied, il a probablement cette gamine avec lui, il se trouve dans cette zone restreinte, quadrillée par nos hommes. »

Assis à son bureau, Escard examinait la carte désignée par Buvard. Eva Lorenzino jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Depuis la diffusion du portrait-robot, on signalait Vincent Gite partout en même temps, à Montrouge, Bagnolet, Levallois… Même à Pornic ou Toulon.

« Vous pensez l’arrêter rapidement ?

— Une question d’heures. »

Escard resta pensif.

« Je me demande s’il est utile de le prendre tout de suite. Laissons monter le suspense.

— Je crains qu’il ne nous laisse pas le choix, répondit Buvard.

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien il se sait traqué, il n’a plus rien à perdre. Il est lancé dans un combat à mort.

— Et alors, que voulez-vous qu’il fasse ? Attaquer l’immeuble du Pouvoir ?

— Non, bien sûr. Mais je ne pense pas qu’il restera caché longtemps. S’il en a l’occasion, il ira au contact. »

Escard replaça sa tasse sur l’auréole de café.

« Vous croyez qu’il peut repasser à l’acte ? demanda la psy.

— C’est probable », répondit Buvard.

Escard se tourna vers la psy.

« C’est lui qui a tué votre mari. Vous comprenez pourquoi j’ai besoin de votre aide ? »

Buvard replia sa carte, fit un pas en arrière.

« Avec votre permission. »

Escard hocha la tête, Buvard se retira et quitta la pièce. En bruit de fond, la troisième chaîne diffusait un reportage sur les « traumatisés du masculinisme », ces citadins culpabilisant de n’avoir pas su faire face, « selon les stéréotypes virils », à la crise des vingtsept jours. Se succédaient des images d’hommes maigres et prostrés, souvent en larmes et les bras croisés, parfois le visage flouté.

« C’est tellement ce que j’aurais voulu être », se lamentait un étudiant blafard, Borsalino rouge et débardeur, quelques poils sous le menton, les bras minces et sans reliefs, comme des asperges. Il montrait au journaliste une vidéo de parcours d’obstacles, où de jeunes racisés musculeux enchaînaient les cabrioles spectaculaires.

« Cette sensation de détresse concerne surtout des jeunes blancs, précisa le présentateur, donc aux souffrances pas comparables avec celles ressenties par les personnes racisées, il est important de le préciser. »

Seule avec le dictateur, Eva Lorenzino lui parla de l’attaque de sa communauté survivaliste, en Savoie, par des hommes en noir, suréquipés, méthodiques et manifestement bien renseignés.

« Ils n’étaient pas là pour voler, mais pour tuer. Je leur ai échappé par miracle. Je suis la seule, je crois. Des femmes, des enfants, un… un invalide, alité. Tout le monde y est passé. Ces montagnards endurcis étaient sans doute des xénophobes patriarcaux, mais tout de même… »

Escard lui expliqua que ces tueurs vêtus de noir – en réalité les Liquidateurs chargés par lui d’éliminer les communautés autonomes, puisque personne, nulle part, ne devait se passer de l’État – étaient les brigades de Terra Nostra, l’association solidariste – elle aussi décimée sous ses ordres.

« L’extrême droite, ajouta Escard. Encore, toujours. Celle qu’incarne Vincent Gite, et qui a juré l’échec du très-bien-vivre-ensemble. Celle qui a tué votre fille et votre mari. Qui a donc essayé de vous tuer. Celle qui est derrière l’effondrement de ce pays. »

Eva Lorenzino frissonna.

« C’est encore elle que nous affrontons aujourd’hui, que nous affronterons demain, et je crois malheureusement que ce combat n’aura pas de fin. La population se plaint de sa situation, ne la comprend pas. Elle ne pense qu’à son petit confort. Nous avons parfois besoin de souligner le mal, le vrai danger. Pour la remettre sur le droit chemin. Qu’est-ce que la sécurité, par rapport à notre vérité ? Et qu’est-ce que la vérité, par rapport à notre projet ? Est-il si urgent de pacifier le pays ? L’insécurité mène la brebis à l’État. Sans hérétiques, aucune religion ne peut survivre. Je vais vous dire : ce serait presque une bonne chose que Gite refasse parler de lui. Histoire de ramener le citoyen aux vrais problèmes. »

La psy connaissait ce discours calculateur. Elle retrouvait en Escard la vision de son époux. Si la cause était juste, tous les moyens ne l’étaient-ils pas ?

« Votre mari est mort, osa Escard, et ma femme est en vie. Les malheurs sont donc équitablement répartis. Je suis marié depuis vingt ans déjà, pour le meilleur et pour le pire, et croyez-moi le meilleur n’a pas duré longtemps. Ma femme n’est pas quelqu’un comme moi, comme Renaud, comme vous. “Je suis neutre”, dit-elle toujours. Et c’est exactement ce qu’elle est. Elle a déjà décidé sa crémation, mais ne sait toujours pas quoi faire de sa vie. Nous, nous sommes des êtres de projet. »

En bon manipulateur, Escard mentait. Eva Lorenzino le savait, mais en bonne manipulée, elle ne put qu’acquiescer.

« Toute cette plèbe va bien finir par comprendre, poursuivit le dictateur. Il faut juste lui expliquer lentement et plusieurs fois les choses. »

Escard fit pivoter son fauteuil, regarda la psy droit dans les yeux.

« Eva Lorenzino, êtes-vous disposée à m’aider ? »

Au rez-de-chaussée, Buvard – comme un buvard – sortit de l’immeuble. Aucunement dupe de la nature profonde d’Escard, qui était celle de tous les politiciens. Pas plus qu’il ne se sentait concerné par le cirque médiatique, ou la magouille politique. C’était comme ça. Il servait, certes, comme chaque flic, et peut-être pour le pire, mais il préférait ne penser qu’à sa mission, qu’une autre suivrait, et ainsi de suite, jusqu’à la fin. Comme la bille du flipper avant sa chute va de cible en cible. Certains appelaient passion cette damnation.

Oublier, c’était au fond le sens de ses chasses et de son métier. Oublier la mort, oublier la vie. Noyer ces néants dans le travail, et l’alcool frelaté de la reconnaissance.

L’enquêteur marcha d’un pas rapide, traversa la rue de la Cité, s’engouffra dans les locaux de la Scar. Dans l’ascenseur, il se palpa le ventre, dur comme du bois.

« Il n’y a plus rien à faire », lui avait dit le médecin, un peu détaché, le nez dans ses analyses. Vous allez mourir, ça voulait dire. Métastases partout, aucun traitement possible. Merci de réserver votre état de choc à vos proches.

« Combien de temps ? », demanda Buvard.

Le médecin parut réfléchir, comme si ça devenait intéressant.

« Profitez de chaque moment. »

Voilà tout ce qu’il lui avait dit. Buvard n’était pas du genre à philosopher. Il préférait avancer, sans réfléchir. Surtout sans réfléchir. Et puis la fin du monde s’était depuis généralisée. Peut-être que le médecin en avait lui-même fait l’expérience.

Buvard n’en fit pas mention devant Escard, mais il s’était procuré un exemplaire de Libération, daté de la veille. Il l’avait lu et relu avant de tomber sur ce qui devait intéresser le tueur. La réponse ne se trouvait pas dans les pages lui étant consacrées. Elle tenait dans un discret encart, un reportage sur Donatien, « l’orchestrateur de la campagne de vérité sur Vincent Gite », récipiendaire du Prix des Nouveaux Justes. Décrit par un collègue, le journaliste était présenté comme tenace et discret, passant le plus clair de son temps sur le terrain, puis à mettre ses notes en forme, dans son discret meublé, sis au 13, rue Emma Watson, Paris 11.

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