Guerilla – Tome 3: 6-8

– 6 –

Où le cœur est préparé au mal, l’occasion
se fait rarement attendre longtemps.
— Walter Scott

CHARENTON, LE VINGT-HUITIÈME JOUR,
10 HEURES.

En se présentant chez sa logeuse, la veille au soir, Vincent Gite cumulait sept infractions. Violation du couvre-feu, non port du masque, violation de l’assignation géographique, circulation sans papiers ni attestation de déplacement dérogatoire, circulation avec un mineur dépourvu de papiers, détention sans autorisation d’armes de catégorie B, port d’armes interdites chargées et approvisionnées. Sans parler du massacre de l’Assemblée, de l’attentat de Vincennes, et de quelques autres cadavres semés sur son passage.

La vieille dame se proposa de nourrir un peu ce pauvre chien, et puis éventuellement la fillette. Gite voulut le laisser dehors, son hôte décréta qu’il n’en était pas question, et installa le « brave toutou » sur son canapé. Ce berger australien, qu’elle embrassait comme s’il avait toujours sien, était l’unique témoin de la préparation et de la réalisation du plus grand attentat de l’ère moderne commis par un homme seul.

« Comment qu’il s’appelle, ce brave toutou ?

— Comment il s’appelle ?

— Oui. »

Gite haussa les épaules.

« Il s’appelle le chien.

— Le chien ?

— Oui. »Le tueur restait sur ses gardes et parlait peu. Assis sous sa couche de poussière, tel un penseur de marbre, il écoutait la télévision.

« C’est un chien de la police ? »

Gite émit un grognement qui ressemblait à un oui. La vieille hocha la tête.

La télé parlait d’une marche blanche « en mémoire du calife Aboubakar ». Un communiqué conjoint de Médecins du monde, Amnesty International et La Ligue des droits de l’Homme affirmait qu’il était l’incarnation de cette solidarité venue de la banlieue, de l’exemplarité de ces jeunes qu’on ne cessait pourtant de stigmatiser, une « véritable lueur d’espoir parmi les minutes les plus noires de nos heures les plus sombres ».

Sans transition, une communication gouvernementale énonçait les mesures élémentaires de précaution, sur un ton enfantin ponctué d’émojis.

« Je suis responsable, je me lave les mains, je ne sors qu’aux rationnements, je mets mon masque. Si je surprends un propos nauséabond, je n’attends pas : je préviens mon Vigilant référent. C’est quoi un propos nauséabond ? Retrouve vite toutes les explications sur vigilance.gouv.fr. Et n’oublie pas ! Tu devras patienter encore plusieurs semaines avant de boire l’eau du robinet. »

Vincent Gite était comme une statue de pierre. À ses côtés, la gamine mangeait des biscuits avec voracité. Si près de Vincennes, le coin grouillait de militaires. D’une certaine façon, ça le rendait plus sûr. Les Vigilants iraient abuser de leur pouvoir ailleurs.

« Les messieurs du ravitaillement ont vérifié que la télé marchait bien. Ça me manquait si vous saviez. Ça y est, maintenant c’est derrière nous tout ça. »

Gite la regarda. Il avait face à lui la moyenne. La majorité silencieuse et citoyenne, l’œil bovin du mal électoral, qui des décennies durant triompha patiemment de toute raison. La brave dame serviable et installée, disons gentille. Le genre de personne qui aime voter, qui regarde le télé-achat, et qui pense que les médias sont là pour informer.

« Il s’est passé des choses par ici, horribles, si vous saviez. Le pire c’était la nuit, tous ces cris. Et encore quand on entend maintenant ce qui se dit je crois qu’on n’est pas les plus malheureux. Quand il y a eucette grosse explosion j’ai cru que c’était fini. Le petit vase de tante Berthe en est tombé de son armoire, vous vous rendez compte ? J’ai pensé à une bombe atomique tellement c’était fort. Mais les messieurs du ravitaillement ont dit que c’était pas ça, juste un accident. Après des nettoyeurs m’ont dit que c’était bien une bombe et qu’ils cherchaient le gars partout. »

Gite prit le sandwich sans colorants qu’elle lui tendit, et le mangea avec solennité. Comme un condamné auquel le sort a accordé un sursis.

La télévision évoquait l’application #FindThem, service mis en place pour signaler ou retrouver ses proches. Les disparus et corps non identifiés se comptaient en centaines de milliers. Un informaticien lança de son côté l’application #KillThem, pour dénoncer publiquement les mauvais citoyens. On diffusa ensuite un florilège des plus belles images d’espoir des vingt-sept jours. On vit une fillette de bonne famille tendre la main à un itinérant, l’aider à se lever, lui proposer à boire. L’itinérant remerciait. Émue, la vieille souriait.

La télévision ne parla pas de l’épidémie de suicides, toujours en cours. Ceux qui furent incapables de faire face. Ceux qui crurent avoir tout perdu. Ceux qui ne purent surmonter leur vécu. Et puis tous ces autres, persuadés que l’ordre ne reviendrait jamais, qui profitèrent du chaos pour délivrer leurs pulsions. Maintenant incapables de survivre au jugement des leurs.

« Vous l’avez choppé, le gars de l’explosion ? »

Gite ne répondit pas tout de suite.

« Pas encore, fit-il. Nous étions sur sa piste. Je me suis égaré, et puis j’ai croisé cette gamine. »

La vieille le regarda des pieds à la tête.

« Vous êtes drôlement poussiéreux.

— C’est l’explosion.

— Mm-hmm.

— Vous connaissez quelqu’un qui pourrait la garder, cette petite ?

Elle doit être du coin. Moi je ne peux pas rester, je dois retrouver ma section. »

La vieille hésita. Elle regardait la fillette.

« Je peux la garder, si vous voulez. Je demanderai si quelqu’un la connaît. Hein ma petite. Ils sont où tes parents ?

— Ils sont morts, répondit la fillette, sans émotion particulière.

— Oh, fit la vieille, en mettant une main devant sa bouche.

— Et mon autre papa, on l’a tué aussi. »

La vieille regarda Gite.

« Un peu de repos lui fera du bien. »

Elle bredouilla encore quelque chose, et retourna chercher des biscuits.

La gamine put se laver dans la baignoire, puis ce fut le tour de Gite. L’eau courante était encore sale, mais chaude, et n’importe quel fluide aurait fait l’affaire pour le laver de toute cette poussière, de cette odeur persistante de gasoil et d’ammoniac. Un peu de sang, quelques ecchymoses dans le dos. Rien de grave. Gite se rinça le nez, la gorge, les yeux. Il cracha plusieurs fois, du mucus de poussière strié de bave. Ses mains crevassées portaient toujours les stigmates de son œuvre démente.

Il se regarda dans un coin du miroir embué. Son œil droit était rouge, la pupille dilatée. Hémorragie sous conjonctivale. Ça lui donnait un regard encore plus dur et gênant. Il mit à sécher ses vêtements. La vieille dame lui prêta un peignoir, et tint absolument à lui donner la parka de son petit-fils. Il était tard, elle insista pour qu’il passe la nuit ici avant de repartir. Il accepta, et ils dormirent là, la fillette sur le canapé, lui à même le sol.

Au petit matin, alors que la vieille regardait de nouveau la télévision, et que la petite buvait un chocolat chaud en l’observant du coin de l’œil, Gite nettoyait sommairement son fusil à pompe. Il fit l’inventaire du sac à dos de son grand-père. Il restait de l’eau, des médicaments, quelques doses de nourriture chinoise, le paquet de cartouches quasiment intact. Gite vérifia son Glock, ses chargeurs. Il lui restait exactement cinquante balles de 9 mm.

La première chaîne évoquait l’exemple héroïque d’une certaine jeunesse, notamment le destin tragique de la jeune Zoé, blogueuse influente, fille de Renaud Lorenzino, qui s’était pleinement engagée pour sa cause. On la présentait comme symbole de l’ouverture, martyre du très-bien-vivre-ensemble. On parlait du couple qu’elle forma avec Aboubakar, calife de Seine-Saint-Denis, partisan d’un islam éclairé, particulièrement respectueux des femmes, grand pacificateur du nord parisien. Un véritable couple des Mille et UneNuits, héros de l’apaisement et de la réconciliation, tous deux « unis à jamais dans la mort et la bonté, lâchement assassinés par des fanatiques de l’extrême droite la plus sordide ».

« Nous sommes tous Zoé et Aboubakar, scandaient face caméra quelques jeunes des beaux quartiers. Mort aux fachos ! »

Un porte-parole du gouvernement assurait que les assassins seraient retrouvés et punis comme il se devait, qu’Escard y consacrerait toute son énergie, qu’en ce pays plus un seul monstre n’aurait la conscience en paix. Jeanine, qui aimait Escard autant qu’elle aima le Président Chalarose avant lui, hochait la tête et souriait de tout son être, comme au bord de l’apoplexie.

La fillette observait toujours Vincent Gite, et s’il avait écouté ce discours, le tueur n’en laissait rien paraître. Il avait démonté son Glock et le remontait avec habitude. Ses mains ne tremblaient pas et son geste était plus froid que jamais.

– 7 –

Le scepticisme répand trop tard
ses bénédictions sur nous, sur nos visages
détériorés par nos convictions,
sur nos visages d’hyènes à idéal.
— Cioran

VILLEPARISIS, LE VINGT-HUITIÈME JOUR,
20 HEURES.

Ils avaient pulvérisé le calife de Seine-Saint-Denis, sa base, sa garde et une bonne partie de ses hommes. Le capitaine Danjou, du 2e REP, et ses six légionnaires, leurs tenues maculées de sang et de poussière, continuaient leur marche sans but vers le nord de Paris, ou ce qu’il en restait. La ville, à cet endroit, était un amas silencieux de décombres d’incendies, de reclus et d’errants terrifiés. C’était la Zone interdite. Là où ne régnaient que les armes, là où n’allaient que les fous promis à la mort.

Le troisième jour, écœurés par la passivité de leur hiérarchie, les légionnaires s’héliportèrent à douze, en plein Paris, sous l’unique autorité de Danjou, pour mener seuls la guerre de leur vie. Ils n’étaient plus que sept. Trois tombèrent lors du siège du POPB, transformé en camp retranché. Et plus loin, alors qu’ils se frayaient un chemin hors du Califat, pour se dissoudre dans la Zone grise, ils se heurtèrent aux Liquidateurs. Des hommes en noir, suréquipés et sans insigne.

L’accrochage fut violent. Le sergent, touché à la jambe, fut capturé. Un autre des leurs, l’Argentin, tomba sous le feu ennemi. C’était le moment de l’arrivée des hélicoptères. Des dizaines de Caracal, emplissant le ciel bleu de Paris. Les Liquidateurs furent contournés ou abattus. Les légionnaires parvinrent à leur échapper, et à disparaître dans les ruines. Mais Danjou avait la pire des intuitions. Ces hommes,ces hélicoptères… Ces militaires-là n’étaient pas leurs frères. Ils étaient les instruments d’une nation occupée.

Les légionnaires en eurent confirmation le soir du vingt-huitième jour, quand ils firent irruption dans cette villa sur-protégée de Villeparisis. L’homme désactiva ses alarmes et ouvrit ses portes en les apercevant. Il se présenta comme un patriote, heureux d’accueillir les troupes de la libération. Il offrit spontanément de partager ses vivres.

Danjou estima que l’endroit ferait une bonne base temporaire. Il affecta deux de ses hommes à la surveillance du secteur. Le capitaine ne fut pas surpris de constater que l’électricité était revenue, la télévision avec elle. Entre deux diffusions du portrait-robot de Vincent Gite, « dangereux maniaque sanguinaire en cavale », « terroriste d’extrême droite le plus diabolique des vingt-sept jours, auteur à lui seul de plus de trois-cents meurtres cumulés », on parla du procès à venir d’un sous-officier déserteur et de sa complice, tous deux « impliqués dans l’assassinat du calife Aboubakar ».

« Toutes leurs complicités seront dévoilées, assurait un officier sur la première chaîne, et le reste de cette organisation criminelle sera bientôt démantelé. Nous éliminerons ces traîtres, l’honneur de l’armée sera restauré. »

Danjou ne broncha pas. Ses hommes secouaient la tête.

« On dirait qu’ils ont réussi leur coup, mon capitaine.

— On dirait que c’est l’impression qu’ils veulent donner. »

Les soldats le regardèrent. Le capitaine dévisagea ces hommes si forts, si durement préparés, aujourd’hui livides et épuisés, assis l’arme entre les jambes, comme hantés par une mort avec laquelle ils avaient trop longtemps dansé.

« Vous savez quelle est la principale cible d’une guerre ? »

Les soldats ne savaient pas.

« Le moral. »

De son œil d’aigle, Danjou toisa chacun de ses hommes.

« Cet écran, ce n’est pas la vie, ni nos semblables. C’est le serpent, le mensonge. Le mal pur. Une chimiothérapie de l’âme. Rien n’y résiste, aucun cerveau ne peut filtrer ça. C’est la pire des machines à tuer, on ne peut lutter contre elle. On croit qu’on le peut, mais on ne le peut pas. »

Captivés, les soldats fixaient leur officier, ce visage poussiéreux et marqué, encore moucheté de sang. Son ton anormalement intime. Pour la première fois, il leur semblait désabusé. Ce qu’il avait au fond toujours été. Comme si seuls sa discipline et les événements lui interdisaient jusqu’ici de montrer à ses hommes son vrai visage.

« Vous connaissez les trois premiers commandements. Tu n’auras pas d’autre icône que moi. Tu ne te feras pas d’image taillée, ni aucune figure de ce qui est dans le ciel, sur la terre, ou dans les eaux. Tu ne te prosterneras pas devant elles et tu ne les serviras pas. Et voilà où nous en sommes. Voilà la vie remplacée par l’écran. Et des millions d’adorateurs tout prêts à suivre, à servir, à répéter. Hypnotisés par ce dieu des mots et des morts. Baal réincarné. La pire des machines à corrompre. Cette invention est diabolique. À qui profite-t-elle ? À ceux qui veulent nous tuer. À ceux qui veulent régner sur des morts. Pourquoi croyez-vous que nous perdons depuis des décennies ? Avant même de se battre, d’y penser, ou pire, parce que plus personne n’a l’idée même de penser, ce pays a déjà tout perdu. L’ennemi est trop fort. Je vous le dis, mais vous le savez. Notre combat est celui du désespoir. »

Au rez-de-chaussée, leur logeur aussi regardait la télé, et tendait l’oreille. Il avait compris que ces militaires n’étaient pas des réguliers, et certainement pas de bons citoyens. Il était un Vigilant, et il allait les livrer. Sans envisager un seul instant une autre récompense que sa fierté.

– 8 –

Toute l’eau de la mer ne va qu’aux genoux
de l’homme qui ne craint la mort.
— Proverbe indien

PARIS, LE VINGT-HUITIÈME JOUR,
22 HEURES.

Marcel rota.

La France s’était couverte de sang, et pour lui rien ne changea. Il avait retrouvé le chemin des comptoirs, de l’hébétude alcoolisée. Dans le troquet fraîchement rouvert et réapprovisionné – une mesure de « Salut social » du nouveau gouvernement –, une dizaine d’hommes attablés, fêtant en silence le retour de l’ordre. Tous captivés par l’écran géant. Tous, sauf Marcel, qui ne fixait que son verre. Quand Victor Escard s’avança à la tribune, l’attente devint ferveur.

Le pays entier, ou ce qu’il en restait, s’était figé devant cette image. Ce petit homme malingre, à l’œil sévère et au visage tuméfié, incarnait tous les espoirs. Marcel leva à peine ses yeux vides.

« Tu me remets ça, s’il te plaît.

— Chut, il va parler.

— Qu’est-ce qu’on s’en branle, grogna Marcel. Tu crois qu’il va t’apprendre pourquoi tu es si con et qui s’envoie ta femme ?

— Chut ! »

Sur l’écran, le nouveau chef d’État ajusta ses petites lunettes rondes, laissa un temps de silence. Un sous-titre apparut : « Allocution de Victor Escard – discours des vingt-huit jours ».

« Mes amis, commença enfin le Réconciliateur, avant de marquer un nouveau silence. Je veux m’adresser ce soir à tous les habitants de ce pays. À tous ses survivants. Je veux dire à tous les dignes que grâce à eux ce pays est sauvé. Je veux dire à tous les indignes qu’il n’ya plus de place ici pour eux. Il n’y en aura jamais plus. J’ai connu, comme beaucoup d’entre vous, la douleur, le froid, la violence. J’ai connu le pire. La mort de ma mère, tuée, assassinée, massacrée par l’extrême droite. J’ai connu le doute, parfois le désespoir. Et nous sommes plus forts aujourd’hui. Nous serons demain plus forts que jamais. Ce redressement passera par de grands sacrifices. Des mesures inédites ont été prises par mon gouvernement. Chaque être humain digne aura de quoi se nourrir, s’abriter, se chauffer, se soigner, se vêtir et s’informer. Plus important encore, chaque être humain digne sera préservé dans sa dignité par l’État retrouvé. Chaque être humain digne sera le bienvenu pour prendre part à ce combat titanesque qui s’annonce, le grand combat de l’égalité. Et croyez-moi, jamais ce gouvernement ne vous abandonnera, ni ne laissera aux forces du chaos le moindre répit. L’effort de redistribution n’aura pas de précédent. La Réconciliation n’a pas de prix. »

Un silence.

« La trahison en a un. Il est infini. Le temps des comptes est venu. Nous avons vaincu le chaos, mais nous devons tous comprendre que ce chaos est venu de l’intérieur. Que ses plus fervents agents sont toujours là, insidieux, parmi nous, libres comme l’air, prêts à frapper de nouveau, répandant partout leur venin diviseur. »

Encore un silence.

« J’en fais le serment devant vous. Tous ces traîtres qui s’en sont pris à notre idéal le paieront. J’y consacrerai tous les moyens qu’il faudra. Et vous allez m’y aider. Si nous ne tuons pas la haine, c’est elle qui nous tuera. C’est un combat à mort. Si notre pays croit se relever sans affronter les causes de sa perte, il tombera de nouveau. Citoyens dignes, je compte sur vous. Ensemble, nous gagnerons. » Le chef du gouvernement provisoire quitta la tribune. Chaque Français s’imprégnait des mots du sauveur. Un collège d’éditorialistes s’empressa de disséquer l’allocution. On parla de l’époustouflante grandeur d’Escard, de sa fermeté, de ses mots incroyablement forts, de cette envergure de « Napoléon progressiste ».

Marcel rota.

« Alors les petites vieilles ? C’était bon ? Vous avez aimé le sermon ? Y en a un ou deux qu’ont mouillé leur caleçon ? »

Autour de lui, des regards las.

« Y a pas un mot de vrai dans c’que c’t’escroc a bavé. Et vous êtes tous là à le fixer comme un saint cierge, avec vos yeux de petites salopes… »

Marcel se frappa le poitrail, tressauta en rotant. C’était peut-être un éclat de rire.

« Ce pédé avait les pieds bien au chaud, ça je peux te le garantir. Il en a rien vu de l’enfer. Moi je l’ai vu. J’étais aux premières loges. »

Un rire, des toussotements, quelques sarcasmes. Dehors la nuit tombait. Marcel tapa du saillant de son gros poing sur le comptoir, attendit le silence. Puis il se tourna vers la salle.

« Vous voulez que je vous raconte ou quoi ? »

Les clients regardaient entre lui et le vide, pour ne pas croiser directement son regard, comme s’il avait été un animal égaré, dont on ignorait l’état d’équilibre. Marcel était la zone grise en personne. La marge de l’homme et du sauvage. Tous étaient un peu impressionnés par ce type inquiétant, aux tirades retentissantes, déjà condamné pour violences. Tous se demandaient comment un tel buveur professionnel, assis à plein temps depuis deux bonnes décennies, avait bien pu survivre aux vingt-sept jours.

Marcel, en conteur habitué, prenait son temps.

« Donc. Les flics ils sont allés prendre des gnons dans une cave, comme d’habitude. Sauf que là ils ont dessoudé du bougnoule. C’était pas prévu. Les télés ont pas trouvé ça correct. Les bougnoules non plus d’ailleurs. »

Toux grasse, rire indistinct. Clients consternés. Près du bar, un vieil homme alcoolisé, figé dans un sourire défait, semblait au comble du plaisir. Un peu comme si Peau d’âne lui était conté.

« Alors après, ben c’est parti en merdier total. Machettes et kalash. Qu’est-ce tu veux que j’te dise. Les flics ils pouvaient rien faire, tu parles. On leur tenait la laisse. Alors ils ont plus rien fait. Et la suite ben c’est pas difficile à deviner, les cages étaient grandes ouvertes. Les bougnoules se sont déchaînés. Ils ont l’instinct du sang. Enfin toi tu sais ce que c’est. »

Marcel regardait Habib, un habitué.

« Viens me dire le contraire. Vous avez l’instinct du sang. Tous. »

Habib serrait son verre à deux mains, gardait son calme.

« Sa mère et son père qu’il tuerait pour dix balles, cet enculeur de chameau. Et les nègres, pire, encore pire. Le cran au-dessus. Des cannibales gratuits, oui madame. Ils ont tout massacré, ils ont tué, ils ont violé. Et pis ils ont bouffé ce qui restait. Une orgie de nous autres. Du dégueulis de bidoche, de merde et de foutre nègre plein les rues. Voilà c’qui s’est passé. »

Marcel fit une pause, regarda autour de lui.

« Tiens ça me donne soif », fit-il en agitant son pouce.

Le tenancier tendit sa bouteille.

« J’peux t’dire, on en a chié. Pire qu’à l’époque du confinement, quand ces génocidaires ont fermé les troquets. À l’époque faut dire qu’y avait pas tant de nègres, ça prolifère inversement proportionnel. »

Marcel vida son verre, haussa encore le ton.

« Et moi j’ai tenu, seul, dans cette ville de merde, infestée de crouilles enragés, sans jamais manquer de gnôle, s’il te plaît. »

L’ivrogne s’essuya la bouche, se frotta les yeux. Comme s’il avait une absence.

« Vous voulez savoir pourquoi que j’ai pas fini en kebab ? »

Marcel se frappa le buste du poing, son ton se fit soudain plus grave, habité.

« Parce que moi j’ai le feu. Le feu, nom de Dieu. C’est quelque chose que j’ai en moi. Depuis tout l’temps. J’peux toujours picoler, ça s’éteindra pas. Comme une mèche de dynamique, d’accord. C’est là d’dans. Et les bougnoules ça aussi ils le sentent. Même les nègres. J’le vois dans leurs yeux. Y en a pas un qui m’a touché. Ouais. Pas un. Ça c’est la vérité vraie. »

Marcel regarda son verre, sembla se rendre compte qu’il était vide. Sa longue et sévère diète l’assoiffait. Le patron le resservit.

« T’es bien brave, fit Marcel. Bref, au bout d’un moment, quand y a eu plus personne à bouffer, ça s’est un peu calmé. C’est là qu’ils ont décidé que l’armée pouvait revenir, sans trop se fouler. Alors l’ordre il est rétabli. C’est super. On soigne et on gave les bougnoules, tout pareil qu’avant. Les salopes de Blancs se font farcir dans les règles. Selon le protocole. Le très-bien-vivre-ensemble est sauvé. »

Marcel poussa des cris sourds, frappa ses grosses mains l’une contre l’autre, dans un mime grotesque de chimpanzé.

« Les cloportes de ce pays sont plus bons qu’à bosser pour les bougnoules et leurs souteneurs. C’est comme ça. Chaque fois qu’on respire on crève un peu plus. Les Blancs n’ont pas les couilles de réagir. On leur a déjà tout pris, c’est trop tard. Ils payent un impôt sur leur claquage différé. Pourvu que ça dure. Des petites salopes comme cet Escard sont entrées par effraction dans vos tronches lessivées, et flattent vos sales rêves de chiennes. Et celui-là je peux te dire qu’au bal des salopes il est le premier sur la piste. »

Marcel se gratta l’aisselle.

« Maintenant allez, allez bosser pour ce taré. Magnez-vous. Et reconnaissants, encore ! Laissez-y tout ce qui vous reste. Impossible tas de connards que vous êtes. Et mettez en prison les braves. Bref, c’est tout bon, mes mignons. Les affaires reprennent. La patrie est sauvée. »

Marcel se tut, défia la salle du regard, et, superbe, lui tourna le dos.

Le spectacle était fini.

« Tiens, tu m’en remets un ? Ça m’a coupé l’appétit. »

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