Guerilla – Tome 3: 3-5

– 3 –

Le malheur n’entre guère
que par la porte qu’on lui a ouverte.
— Proverbe chinois

CHARENTON, LE VINGT-SEPTIÈME JOUR,
20 HEURES.

Jeanine, soixante-seize ans, faisait ce qu’on lui demandait : le chauffage électrique éteint à 18 heures, elle grignotait sa ration devant la télévision. Ration de survie standard, sucrée, vegan et lyophilisée, garantie halal. Il n’y avait que quatre chaînes, toutes entièrement consacrées à l’actualité. On ne parlait que libération et Victor Escard. Aux consignes sanitaires succédaient quelques tables rondes. Un porte-parole du collectif Génération faciès accusait l’extrême droite d’être entièrement coupable de l’effondrement du pays. Il dénonçait à cet égard la mollesse de la population générale, et presque sa complicité. Un tel discours, repris en boucle par les médias, entraînait de violentes agressions de Blancs isolés. On parlait de « vexations compensatoires ».

« Genre oui, chaque victoire sur le fascisme a son épuration, c’est clair, expliquait un porte-parole du collectif Genderfucks, à l’œil poché. Je tiens à redire notre total effacement au profit des personnes racisées. Par tout ce que nous représentons, nous méritons carrément d’être humiliés. Mais c’est quand même d’abord sur l’extrême droite qu’il faut taper, en fait. Nos privilèges, ce sont eux qui les défendent. »

En plateau, une intervenante obèse à dreadlocks, présentée comme « doctorante en minoration », qualifia ce discours « d’indécent ». Elle et les journalistes débattirent de l’essence coupable du Blanc, quel qu’il soit, quoi qu’il se prétende, et tous en conclurent que pas un d’entreeux n’était totalement innocent, qu’aucun ne pourrait jamais en avoir « assez fait » pour se sentir dégagé de ses immenses responsabilités.

Dans son petit meublé de Charenton, duquel elle n’avait pas bougé pendant les vingt-sept jours, la retraitée vécut presque comme avant, enveloppée sous trois épaisseurs de couvertures, s’usant les yeux sur des piles de mots fléchés, pour compenser l’angoisse d’une vie sans télé, ni centres commerciaux. Habituée à ses plats préparés riches et sucrés, elle eut d’abord très faim, comme en état de manque, puis se sentit peu à peu beaucoup mieux, alerte et l’esprit clair. Vers la fin, les vivres commencèrent à manquer. Elle dut faire fondre plusieurs gamelles de neige. Le vingt-troisième jour, elle mangea ses derniers œufs, et deux jours plus tard fouilla sa poubelle pour manger les coquilles. Et puis le courant était revenu, des bénévoles et des militaires lui déposèrent quelques rations.

Un technicien vérifia sa télévision. Jeanine s’était installée devant l’écran retrouvé et n’en bougeait plus. Escard tenait à ce qu’il y ait plusieurs chaînes, présentées comme indépendantes, pour l’illusion de pluralité. Elles étaient toutes hébergées au ministère des Émissions, le seul habilité à émettre, jouxtant l’immeuble du Pouvoir. Préenregistrés pour éviter les incidents, les programmes étroitement contrôlés par le Conseil supérieur des Faits. L’ancien directeur de la DGSI pouvait à tout moment intervenir, en direct, sur toutes les chaînes, pour ses allocutions. « Seule l’image nous fait exister, disait-il. Sans l’image, nous ne sommes rien. » Il fallut en premier lieu sécuriser le réseau électrique de l’île, via de gigantesques groupes électrogènes, avant de rétablir le courant dans un maximum de foyers.

La consigne était de privilégier l’information, c’est-à-dire la télévision, à toute autre consommation d’énergie. La Vigilance sécurisait désormais les antennes-relais. En cas de black-out, le régime pourrait toujours émettre, y compris par satellite, et passer ses consignes. L’émission clandestine, par quelque support que ce soit, était un crime terroriste contre l’information, passible de la prison à vie.

Escard était l’homme qui avait ramené la lumière, l’ordre, les circuits de distribution. La télévision. Il allait sauver le pays de ses démons. Bien sûr, le bilan était épouvantable, on parlait de plusieurs millions de morts ou disparus, l’économie à terre, la situation sanitairecatastrophique, et l’État ne se concentrait plus que sur le minimum vital. Mais on présentait cette crise comme inéluctable, celle d’un ultralibéralisme oppressif arrivé à sa dernière extrémité, ne pouvant plus que s’autodétruire. Escard, ce nouveau père des peuples, incarnait un fantastique espoir. On parlait de renaissance, de nouveau monde, on le comparait à Napoléon et de Gaulle. Certains demandaient un plébiscite pour le nommer empereur.

« Est-ce qu’on en fait trop ? » feignaient de s’interroger les journalistes de la première chaîne. Un intervenant, élu d’ultra-gauche dans l’ancien monde, fit remarquer que Napoléon comme de Gaulle étaient des « personnalités problématiques », à jamais « assombries par leurs infamies racistes ».

« Mais alors à qui peut-on le comparer ? demanda une journaliste.

— À lui-même, répondit sans hésiter le jeune militant. Napoléon a porté en Europe les idées républicaines, Escard y portera les idées indigènes. »

Un philosophe approuva.

« Il est légitime que dans de tels moments, quand se trouve un homme d’exception, il est légitime que cet homme soit consacré par les circonstances. Victor Escard ne s’appartient plus, il est la République, il est l’incarnation de nos espoirs, et je crois que nous avons besoin de lui, plus que jamais, pour faire ce pas décisif, des ténèbres à la lumière.

— Ça reste un inséminateur, coupa la féministe du plateau, qui se contenait jusque-là.

— Peut-être. Mais s’il insémine avant tout les âmes du salut égalitaire, alors… »

On avait frappé à la porte. La retraitée, qui somnolait déjà, se leva péniblement. Avec les rations hyper-sucrées, elle retrouverait vite son apathie rassasiée. Jeanine, qui détestait l’égoïsme, votait à gauche et donnait pour les prisonniers pauvres, avait tendance à se méfier, et par principe n’ouvrait jamais à personne, pas même avant les vingt-sept jours.

Voici quelques heures à peine, avant le retour de l’ordre, un miséreux quémanda sous ses fenêtres, suppliant pour un peu denourriture. Elle fit semblant de ne pas entendre. Une autre fois, une procession d’errants défila dans sa rue, en promettant d’en finir avec les privilégiés. Elle se savait irréprochable, mais cette menace lui fit très peur.

Par la lucarne anti-effraction de son vestibule, elle distingua cette fois deux silhouettes dans la pénombre. Elle ne pouvait allumer – on avait volé sa lampe extérieure.

La plus grande des deux silhouettes approcha, frappa de nouveau.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Police, madame. »

Jeanine hésita, entrouvrit enfin. Elle vit un homme sans expression, la trentaine, couvert de poussière, aux airs de policier, ou peut-être de militaire. Il était muni d’un sac à dos, et d’un fusil. Une fillette l’accompagnait, dans les six ans à peine, elle aussi maculée de poussière, comme rescapée d’une catastrophe minière.

« Vous êtes de la police ? Le couvre-feu ça vous dit rien ? »

L’homme la fixait de ses yeux perçants.

« Peut-on entrer un instant ? Cette petite est perdue, je crois qu’elle a besoin d’eau, et de repos. »

La vieille hésitait toujours.

« Ah oui mais le couvre-feu c’est le couvre-feu hein… C’est que je veux pas d’ennuis moi. »

Elle vit alors le chien, le berger australien, qui suivait de loin son nouveau maître, et semblait ravi d’être là. Jeanine eut un large sourire et ouvrit en grand sa porte.

« Oh le petit chien. Qu’il est mignon. Allez entrez vite. Restez pas comme ça dans le froid. »

– 4 –

Il faut des châtiments
dont l’univers frémisse ;
Qu’on tremble en comparant
l’offense et le supplice.
— Racine

ZONE GRISE, LE VINGT-SEPTIÈME JOUR,
22 HEURES.

Resta cette nuit-là dans le noir et le froid la quasi-totalité du pays, celle que le pouvoir appelait la Zone grise. La France rurale et périphérique, les coins reculés, les régions incertaines. Les milliers de quartiers encore hors de contrôle. Cette France qui n’entrait pas dans les écrans, ni dans les plans du régime – ou alors de manière forcée, pour jouer le rôle qu’on lui attribuait. On s’efforçait d’y acheminer l’électricité, la télévision, quelques biens de première nécessité, étroitement contrôlés par le rationnement, et le reste attendrait.

Ce vingt-septième jour, après le retour du courant et des émissions, le pays hésita. Quelques effusions dans les rues, quelques retrouvailles passée la méfiance. Et puis on rentra bien vite. Des incidents, des faux militaires, des vengeances… Les épidémies nombreuses, les maladies disparues de retour, le manque de médicaments. Il fut décidé d’abattre des centaines de milliers d’animaux, blessés, malades, ou suspectés de l’être. Ainsi Castor et Pollux, les éléphants du Jardin des plantes, que des jeunes équipés d’arbalètes s’amusèrent à percer de flèches, furent euthanasiés.

Par décret, les masques redevinrent obligatoires, les regroupements interdits, la circulation limitée entre domiciles et points de rationnement. On distribua des tickets codés aux citoyens recensés, qui se revendaient déjà à prix d’or. Les faux étaientnombreux. En région parisienne, le pont aérien mis en place via Roissy, suite à un accord avec le Califat, fournissait des vivres en masse, d’abord destinés à Paris, puis aux banlieues. Le surplus était redistribué en marge de la Zone grise, ou détruit.

L’État, en la personne de Victor Escard, avait décrété la fin des profits et de l’activité privée, la saisie des liquidités, le gel prolongé des comptes bancaires – l’épargne étant mise à disposition de l’État, pour couvrir les efforts généraux de reconstruction.

L’entreprise était nationalisée de fait. La distribution, l’énergie et l’armement furent confiés à une poignée de monopoles proches du pouvoir. Tout le reste fonctionnait à la réquisition républicaine et citoyenne. L’État prenait ce qu’il voulait. Une intense propagande en faveur de la reconstruction incitait les particuliers à se dépouiller de leurs ultimes bien et richesses, en les lui confiant. Question « d’union sacrée ».

Les armes à feu étaient prohibées, sauf pour les militaires et officiels à crédit social maximal – tout autre détenteur étant sommé de les remettre à la Vigilance.

L’usage de moteurs thermiques fut également interdit, sauf pour l’agriculture, la maintenance, l’armée, et l’acheminement de biens vitaux. Une « tolérance récréative » existait pour les racisés.

Les écoles rouvriraient au plus vite, partout où c’était possible, sous encadrement sanitaire et citoyen, avec des cours ne portant plus que sur la Vigilance et le très-bien-vivre-ensemble. Les parents réfractaires seraient arrêtés et démis de leurs enfants.

Les « lieux de fraternité agréés », comme les bars, devaient satisfaire à des conditions strictes pour ouvrir, et disposer de plusieurs téléviseurs allumés en permanence.

Au chapitre des mesures sociales, une trêve des loyers fut décrétée, chaque itinérant étant libre de s’installer où il le souhaitait, hors des unités urbaines, pour ne pas engendrer de mouvements de population. Les lois de « réparations », très attendues, devaient être détaillées sous peu.

La Zone grise, frappée de multiples contrôles et pénuries, observait de loin le culte de Victor Escard, la mise en scène de la résurrection des villes, la révolution égalitaire, la traque des responsables. Un citoyen par foyer était tenu de se rendre aux rationnements, où les interactions sociales restaient tolérées. Les trafics étaient nombreux, la corruption permanente. On cachait de l’argent liquide, à la valeur encore incertaine. On troquait les bons de rationnement contre des armes, des médicaments ou des services de protection particulière, via des milices privées, bien entendu strictement interdites.

De faux policiers et déserteurs écumaient les campagnes, des bandes ultraviolentes régnaient sur les petites villes… Les supermarchés, devenus centres de rationnement, étaient protégés par l’armée. On laissait les gangs à leurs trafics, mais on se montrait impitoyable à l’égard du citoyen impressionnable. La méfiance de la classe dirigeante envers cette plèbe réfractaire était plus vive que jamais, et les zélés délateurs s’en donnaient à cœur joie. Vexations, humiliations, signalements… Les plateformes numériques abondaient pour dénoncer les mauvais comportements, et le manque d’enthousiasme envers le régime. Il était question de créer un pass social, dépendant des antécédents politiques et de l’attitude de chacun pendant la crise.

Internet était verrouillé, les recherches suspectes automatiquement collectées et transmises aux comités de Vigilance, les réseaux sociaux expurgés des contenus critiques et sceptiques, jugés contraires à « l’effort de réconciliation ». Des dizaines de milliers de comptes furent suspendus et supprimés. La « libération des pensées » ne passerait plus. Nul ne verrait plus d’images de cadavres encombrant la Seine et les rues. Nul n’aurait plus vent des rumeurs de massacres commis en Savoie, à Paris ou dans le Cher. On parlait de la mise en place d’une carte sanitaire biométrique, et d’un titre de certification antiraciste, pour mieux cibler les suspects d’attitudes inappropriées.

La police nationale, jugée « fasciste » et responsable du chaos, fut enfin dissoute, au profit de la Scar et de la Vigilance Citoyenne, dont on évitait soigneusement de prononcer l’acronyme. Les Vigilants, bénévoles exaltés se payant sur l’habitant, étaient les sans-culottes du nouveau régime. Avant cela associatifs, étudiants, militants, intermittents, bénéficiaires et professionnels de la revendication, les habituels supplétifs de l’État. Il fallait bien occuper tout ce beau monde, donner des ailes à la rancœur, en lui désignant des cibles. Les Vigilants disputaient aux Conciliants, Mémoriels, Hyperwokes et autres collectifs le monopole de la vertu citoyenne.

Tous prirent l’habitude de s’inviter chez les particuliers, dans toute la Zone grise, ces derniers tenus de bien les accueillir, au besoin de les loger, partager avec eux leurs repas, et « faire montre de leur ardeur citoyenne ». Dans les faits, les Vigilants occupaient le pays, y semaient une sourde terreur, et faisaient chanter l’habitant. Ceux qui ne partageaient pas leurs « valeurs de tolérance » risquaient les brimades, les coups, la spoliation. Les dons à l’État n’étaient plus une option, chacun devant justifier son refus, montrer qu’il ne possédait pas de biens de valeurs. Sous peine de passer pour un saboteur de la nouvelle République.

Les Vigilants graffaient des V rouges inversés sur les maisons des traîtres présumés. Cette marque infâme de l’invigilance rappelait le logo des identitaires. L’avoir sur sa porte était l’équivalent républicain d’une condamnation au pilori.

Dans la campagne profonde, aux environs de Péronne, comme partout ailleurs, tous les particuliers suspectés d’avoir fomenté les troubles – sauf les racisés – ou d’avoir profité du chaos – sauf les trafiquants habituels –, étaient dénoncés, leurs biens saisis, leurs commerces tagués, détruits. Alice et Cédric virent par leurs fenêtres une procession de Vigilants hilares, encadrant un homme tondu, porteur d’une pancarte l’accusant de sympathie pour l’ancienne police. On le disait en outre membre des Hommes Reconstruits, réseau proche de l’extrême droite. Deux gamins lui crachèrent dessus, quelques riverains sortirent pour l’injurier.

En se rendant au rationnement, Cédric vit la boucherie du centre marquée d’un grand V inversé – on accusait le boucher « accapareur » d’avoir retiré de sa devanture l’autocollant « Notre ADN, c’est la diversité ». Le soir même, la boucherie brûlait.

Le matin du vingt-huitième jour, une dizaine de Vigilants firent irruption chez Alice, Cédric et leur bébé. « C’est pour la grande réparation », lança le meneur d’un ton rieur. Certains d’entre eux étaient alcoolisés, d’autres carrément défoncés. Le couple était suspecté « d’accaparisme » et de non partage : on ne leur pardonnait pas la découverte d’un abri souterrain survivaliste, empli de victuailles. L’opération tourna vite à l’intimidation. Pendant que ses collègues cherchaient en vain des vivres et des objets de valeur, en cassant quelques cadres et bibelots, un jeune racisé s’approcha d’Alice, qui portait son bébé. Il lui tourna autour, fit mine de la renifler. Cédric restait immobile, face à trois autres Vigilants le tenant en respect.

« Un couple hétéro non mixte hein. Et pourquoi qu’elle est en couple non mixte la p’tite dame ? Elle serait pas un peu raciste ? Non ? »

Les autres se marraient. Le Noir prit Alice par les épaules.

« Si tu n’es pas raciste, tu ferais bien de le prouver. Allez, viens me faire un petit bisou. »

Il tendit ses lèvres tout près du visage d’Alice. Les autres regardaient. Cédric aussi. Alice était perdue. Avait-elle le choix ? Soudain, le Vigilant s’écarta.

« Tu rigoles ou quoi ? Tu crois que je te demanderais ton avis ? Tu m’as pris pour ton esclave ? »

Les Vigilants éclatèrent de rire.

« On reviendra, fit le Noir en adressant un clin d’œil à Alice. Je te laisserai ta chance. »

Tous se dirigèrent vers la porte.

« Tu veux mettre ta famille à l’abri ? lança le meneur à Cédric. Tu n’as qu’à fournir le régime. Le régime te le rendra.

— Et pensez à remercier Escard, ajouta un autre, sur le pas de la porte. Escard vous a sauvés. »

– 5 –

On redevient sauvage à l’odeur des forêts.
— Sully Prudhomme

PARIS, LE VINGT-HUITIÈME JOUR,
9 HEURES.

« On ne peut poser les bases de l’avenir sans traquer les saboteurs du passé. »

Tel était le mot d’ordre d’Escard, qui faisait le bonheur de tous les Vigilants redresseurs du pays. Twaalf Kogels, le président de l’Union européenne, devait le reconnaître : Escard avait su se jouer des événements, pour faire du chaos une opportunité. En laissant prospérer l’anarchie, puis en se posant en sauveur du pays à genoux, il devenait son maître indiscutable, quasi divin, avec les pleins pouvoirs pour le tordre au gré de ses désirs. Escard parlait de « la plus formidable expérience de gouvernance sociale de tous les temps ». « Le monde entier a les yeux rivés sur nous, disait-il à Kogels. Si nous parvenons enfin à incarner le progressisme radical, à l’imposer dans les corps et les âmes les plus réfractaires, le monde nous imitera, et le monde sera sauvé. »

Voilà pour la feuille de route. Escard restait pragmatique, en vérité. Tout ce qui l’intéressait était de renforcer son pouvoir. Il se méfiait de cette population, si violemment éprouvée. Il savait que l’âme domestique serait la plus forte, qu’elle exigerait toujours un maître, toujours plus puissant. Mais le peuple avait goûté aux hasards de la liberté, de la survie, comme un animal peut goûter le sang… Qui pouvait en prédire les répercussions psychologiques ? La crue avait eu lieu, emportant tout sur son passage, il fallait que les eaux regagnent leur lit. De larges parts du pays étaient encore instables, parfois hors de contrôle. Le renseignement y évaluait le risque de révolte de« possible à probable ». On rapportait de violents incidents autour de points de rationnement. La pression des Vigilants pourrait par endroits mettre le feu aux poudres.

L’armée et ses généraux, dans l’ensemble remarquables de soumission, furent conservés, comme des anchois dans leur boîte, et soigneusement épurés de leurs « ferments traditionalistes ». Mais ni eux ni la Scar et les Liquidateurs – peut-être deux-cent-mille hommes en tout – ne suffiraient à endiguer un véritable soulèvement.

Escard savait que la propagande ferait une fois encore toute la différence. C’est elle qui modulerait en temps réel le moral de l’habitant et l’opinion du pays. Le ministère des Émissions, où il passait son temps, était le véritable centre névralgique du pouvoir. De ce lieu, de ces studios fraîchement bunkérisés, de cet ordinateur central bâti sur un gigantesque datacenter, il tenait à sa merci tous les cerveaux du pays. Il pouvait y mettre ce que bon lui semblait. Ses armes étaient celles de toutes les religions et idéologies : cultiver l’insécurité de l’âme, attiser la peur de la sanction sociale. Suggérer le zèle partisan comme seul espoir d’avoir la paix. Faire de chaque citoyen un potentiel coupable, un suspect, une proie à tordre, un déviant à redresser. L’écran donne l’impulsion, la peur fait le reste, les envieux et revanchards se suppléant à toutes les forces de police imaginables, avec une efficacité inégalable. Pour la bonne cause.

Escard voulait aller plus loin. La population se faisait une idée du bien – lui –, mais n’avait qu’une trop vague idée du mal – les riches, l’extrême droite, le libéralisme, les sceptiques, la nébuleuse complotiste. En l’absence d’antagoniste concret, si la situation n’évoluait pas, on finirait par se retourner contre lui. Il lui fallait une stratégie médiatique pour mieux endormir la Zone. Pour la divertir, incarner le mal absolu. La bête humaine que l’ange Escard terrasserait.

Pour jouer ce rôle, il y avait du menu fretin. Des sous-histoires. Ce sergent de la légion interpellé dans le Califat, après y avoir semé la mort avec ses frères d’armes.

« Il nous faudrait leur chef, avait dit Escard. Sinon on fera avec. »

Il savait que ça ne suffirait pas. Il savait aussi que la bête, la vraie, existait.

« Il s’appelle Vincent Gite, expliqua-t-il à Kogels. C’est notre pire ennemi et notre meilleure arme. Vincennes, c’est lui. L’Assemblée,c’est lui. Lorenzino, c’est lui. Fourier, c’est peut-être lui. Sans compter tout ce qu’on ne sait pas. Et ce type est toujours en cavale, quelque part dans la Zone grise. Plus qu’un tueur, c’est un méchant de cinéma, comme on n’en fait plus. C’est inespéré. Il faut en faire un monstre, un vrai. Tous nos agents et toutes nos télés seront sur le coup, feront monter la sauce. Et à la fin de cette partie palpitante, nous le tuerons sous les projecteurs. Le pays sera sauvé et acclamera les vainqueurs. »

Il ne manquait que le metteur en scène de ce grand feuilleton. Et le régime le tenait.

Donatien Broccioli avait retrouvé ses lunettes en écaille, ses crèmes de jour, sa lumière tamisée, sa carte de presse, sa coke, sa caféine, sa femme Olympe, son ordinateur portable et ses sites pornos. La civilisation. Il avait survécu au froid et à la faim, à la banlieue livrée à elle-même, au Safe space de Roméo, pendu et vidé de ses entrailles, aux rites du gang des Biscornus et aux raids des Albanais. Ses plus hauts faits d’armes avant cela consistèrent à dégonfler les pneus des SUV du quartier, ou à dévisser les bouchons des sodas au supermarché, pour lutter contre les tempêtes solaires et le réchauffement climatique.

Il ne lui fallut pourtant que quelques jours pour apprendre à survivre, et même à tuer, simplement pour impressionner une jeune fille. Et le jour même de la fin du chaos, de l’arrivée des hélicoptères et du retour de l’ordre, il écrivit son reportage, vendu le lendemain, signalé par toutes les chaînes, couronné du Prix des Nouveaux Justes. En tant que mâle cis blanc, il n’aurait pas dû le recevoir, mais il dénonçait les profiteurs, l’égoïsme, les inégalités, les privilèges. Il s’y mettait habilement en scène, jouant les modestes, racontant sa peur, ses états d’âme, comment il avait soidisant sauvé un jeune noir d’un gang de skinheads. Un bel inversement de tendance.

Escard le reçut en personne.

« J’ai un projet pour vous, lui dit-il, avant de se saisir de son téléphone. Je vous demande juste un instant. »

À Vincennes, Buvard se tenait face au cratère de la bombe, au milieu d’un paysage vitrifié, couvert de poussière et de débris. Il prit l’appel. Escard voulait savoir.

« Selon toute vraisemblance, expliqua Buvard, il est encore en vie. Certains de nos hommes l’auraient vu fuir la scène. Avec une gamine.Oui, une gamine. Un soldat a neutralisé son complice présumé, le retraité, celui qui nous a donné son identité. Il dit avoir sauvé la gamine, mais ce n’est pas clair. »

Depuis le petit jour, Buvard examinait les traces de l’attentat. Il observa longuement la flaque de sang du complice, identifié comme un colonel à la retraite. Un peu plus loin, l’unique douille de 9 mm, le soldat abattu d’un tir en pleine tête, les empreintes de chaussures tactiques qui n’étaient pas celles des militaires. Les traces de pas de la gamine, curieusement interrompues. Et puis plus rien, tout se perdait dans les bois, les chiens policiers incapables de s’y retrouver dans cette poussière.

Buvard contempla longuement les traces de ce vengeur né de la cendre, cet homme qui s’appelait Vincent Gite. On avait relevé quatre vingt-dix-sept corps de ce charnier à ciel ouvert, dont trois généraux et la mère de Victor Escard. Des secours et maîtres-chiens s’affairaient encore parmi les débris, imprégnés d’une forte odeur de gasoil et d’ammoniac. On estimait la puissance de l’explosion à au moins douze tonnes équivalent TNT, ce qui impliquait une charge totale de plus de quinze tonnes. Un homme seul pouvait-il concevoir une telle bombe ?

Buvard en doutait. Mais il venait de recueillir le témoignage de ce militaire, affecté à l’évacuation de l’Assemblée, durant l’attaque du troisième jour. Le soldat décrivait un assaillant déterminé, seul, bien équipé – des grenades, un fusil d’assaut. Habitué au feu. Froid comme un reptile, agissant comme sous emprise, sans peur de mourir. Une trentaine de morts au moins. Dans la confusion, un député rescapé parlait de plusieurs tireurs, mais d’autres témoins se montrèrent catégoriques : l’homme en noir était seul. Tous le croyaient mort, tué dans son attaque, consumé par l’incendie. Était-ce le même homme ? Les descriptions concordaient. Buvard voyait mal comment il avait pu fuir Paris, se procurer une telle quantité de nitrate et gagner Vincennes, dans un pays paralysé, en proie à l’hiver le plus froid du siècle. Il n’avait pas non plus de preuve définitive que Vincent Gite ait tué Bruno Fourier. Il semblait en revanche certain qu’il fut le bourreau de Renaud Lorenzino. Le témoignage d’une certaine « Luc », du Club, fut décisif. Sa description du tueur, très précise, permit d’en établir un portrait-robot « convaincant ».« Je veux tout connaître de l’homme qui a essayé de me tuer, avait dit Escard. Il me faut des photos, toutes les photos possibles.

Comment a-t-il pu être si bien renseigné ? Cuisinez-moi le complice. Je veux savoir qui est cette gamine et ce qu’elle fait avec lui. »

Buvard l’en assura. Il parla de probables ramifications au sein même du renseignement, mais d’une complicité de terrain « limitée, voire inexistante ».

« C’est parfait », répondit Escard, aux anges. Sa bête prenait forme… Donatien et ses sbires n’auraient plus qu’à lui donner corps. Pour l’imaginaire d’un peuple d’agneaux grégaires, rien de tel qu’une belle histoire de loup solitaire.

« Avez-vous une idée de l’endroit où il se terre ?

— Il ne peut pas être très loin, répondit Buvard en se massant le ventre. Je pense qu’il est à pied. Tout près d’ici, une femme dit l’avoir croisé, lui, la gamine et un chien. Un peu plus loin en direction de Charenton, deux hommes ont donné le même témoignage. Nous avons une zone géographique de maisons à fouiller. L’étau se resserre.

— Très bien. Ne vous précipitez pas. Prenez le temps. N’oubliez pas que nous réalisons une série, pas un court-métrage. Et tenez-moi au courant. »

Buvard rangea son portable, remua la cendre du pied, contempla les ruines. Il n’appréciait pas spécialement Escard, mais celui-ci lui offrait un défi à sa hauteur. Une dernière chasse, et peut-être un mémorable trophée. L’unique occasion de clore en beauté sa carrière, ou plutôt sa vie. Il n’avait donc pas du tout l’intention de prendre son temps. Il ne serait bientôt plus seul sur la piste du tueur.

Laisser un commentaire

Votre commentaire sera publié apres contrôle.



Soyez le premier à commenter