Guerilla – Tome 3: 1-2

GUERILLA – Tome III – Le dernier combat

Il existe aussi une liberté vide, une liberté
d’ombres, une liberté qui ne consiste
qu’à changer de prison.
– Jean-Edern Hallier

– 1 –

La réalité, c’est ce qui refuse de disparaître
quand on a cessé d’y croire.
— Philip K. Dick

PARTOUT, LE VINGT-SEPTIÈME JOUR,
16 HEURES.

La situation était « globalement pacifiée ».

Marie-Violette contempla son visage juvénile et fatigué, se rajusta le chignon, sortit prudemment de chez elle. Comme tout le monde, l’étudiante avait entendu les hélicoptères. Se précipitant même à sa fenêtre pour voir ces dizaines d’appareils militaires, volant au ras des toits enneigés. Et puis le courant fut rétabli dans tout le 16e. Elle put recharger son portable, suivre en direct le retour de l’ordre. C’était plus fort qu’elle, il fallait qu’elle sorte. Des semaines qu’elle se terrait dans son loft glacial, à grignoter ses fruits à coque et une immonde pâte crue faite de farine de maïs, d’huile d’olive et d’eau sale.

Dans l’escalier, des voisins entrouvraient leur porte, hésitants comme elle, tels des renardeaux au seuil de leur premier printemps. L’étudiante poussa la lourde porte du sas, plissa aussitôt les yeux sous le soleil. Dans la rue, la liesse. Le ciel bleu, la puanteur insoutenable.

Tous ces Parisiens, jadis si bien mis et importants, des ombres d’hommes, hallucinés et débraillés, mais souriants, heureux, comme rescapés d’une attaque nucléaire. Elle n’en croyait pas ses yeux. Étaitce la fin du cauchemar ? Pouvait-on enfin espérer ?

Plus haut dans la rue, des caissons de ravitaillement, fraîchement héliportés. Une foule s’agglutinait autour d’eux, piétinant la neige fondue, et il sembla à la jeune femme qu’on se bousculait. Une voix déformée par un mégaphone appelait au calme, promettait une distribution raisonnée et suffisante. Il était donc urgent d’attendre.

Tout allait rentrer dans l’ordre. Marie-Violette, jeune femme des beaux quartiers et de bonne morale, ne s’en voudrait pas de prolonger pour quelques heures sa rupture avec ses principes, son hygiène et sa cuisine raffinée. Au fil de sa réclusion, ses intestins fragiles et sa peau délicate se firent au grand froid et aux pâtons de farine crue, comme elle s’habitua au goût métallique de l’eau du circuit de chauffage, aux bouts de tissus lavables en guise de papier-toilette, à l’odeur infecte du sanibroyeur en panne, aux pots de chambre jetés par les fenêtres. Sans écrans ni électricité, elle dormit même mieux qu’avant, s’émerveillant de survivre à une diète simultanée d’alcool, de smartphone, de séries, de caféine et de nicotine. Elle occupa son interminable attente à dessiner, à relire ses vieux bouquins, ses cahiers de classe et même son dictionnaire. Pour ne pas trop fondre, elle marcha en rond dans sa chambre, comme un animal de zoo, fit un peu de gymnastique et de gainage. Six bons kilos de perdus en vingt-sept jours. Elle n’était pourtant pas épaisse, du genre à peser chaque calorie, avant.

Comme tout le monde, elle entendit les tirs, parfois les cris. Trois verrous la séparaient de cette folie. Qu’y pouvait-elle, sinon prier, pour sa porte et sa vie ?

Comme toutes les jeunes Françaises, Marie-Violette avait son surmoi public, ses belles pensées de tolérance et d’ouverture, et puis ses vils instincts privés, lui commandant pour commencer de n’approcher l’inconnu que sous la contrainte, et du bout d’un shocker électrique. L’étudiante fut dès les premières heures de la crise monstrueuse de méfiance et de préjugés. Elle n’ouvrit sa porte blindée à personne, ne chercha l’aide de personne. Un instinct de conservation payant, et toujours aux aguets. Ainsi, quand cet homme malingre la déshabilla de son regard malsain, elle l’ignora et remonta aussitôt chez elle, s’enfermant devant la télévision, vérifiant plusieurs fois ses verrous. Quel besoin de sortir, puisque la télé était revenue ? Sa bonté humaniste attendrait bien quelques heures pour en faire autant.

Dans l’ancien monde, l’homme malingre au regard malsain était journaliste. Donatien arpentait les rues, parmi une foule de survivants. Nombre d’entre eux étaient blessés, hagards, mal en point, les vêtements sales et déchirés. Nul ne semblait savoir que faire, où aller. Tous arboraient ces sourires figés de jours de soldes.Le journaliste venait d’abandonner son squat, traversait d’un pas incertain la ville, se dirigeant vaguement vers son appartement, celui de la vie d’avant.

Place de la Concorde, sur les Champs et les boulevards, au Trocadéro, d’immenses rassemblements. Comme dans toutes les grandes villes, sur toutes les places du pays, on fêtait la nouvelle Libération en jurant que ce serait la dernière. Des centaines de visages hallucinés, smartphone à l’oreille ou tendu vers le ciel, concentrés, la bouche ouverte en quête du dieu réseau. Certains souriaient, d’autres pleuraient, d’autres encore riaient aux éclats en pleurant. Beaucoup se filmaient en parlant à leur appareil. On eût dit qu’une France de zombies venait de gagner sa troisième Coupe du monde.

Dans la joie de l’ordre retrouvé, on empilait cadavres et déchets pour y mettre le feu. Comme si ces reliefs de réel, insupportables témoins du chaos, étaient forcément coupables. Le consommateur-électeur, trop longtemps livré à lui-même, avait besoin d’exorciser. De venger sur d’autres son immense impuissance. Des collectifs de Vigilants fraîchement constitués interrogeaient les passants sur leur attitude et celle de leurs proches durant cette crise, « la pire depuis 1940 ».

À Nation, un homme fut désigné par une voisine. « C’en est un ! » Blême sous les huées, il fut bousculé, giflé, déshabillé, battu, forcé à marcher nu, un manche à balai dans l’anus. « Sale facho ! » hurlait une gamine sur les épaules de son père. Après quelques dizaines de mètres au milieu de la foule, le facho gisait inconscient, couvert de sang, achevé à coups de pied. D’autres suspects subirent le même sort. On arracha les cheveux de quelques femmes. Des « jeunes » les coincèrent dans les halls d’immeuble.

Ainsi allait la nouvelle épuration.

Des collectifs appelaient à la redistribution réelle et immédiate de tous les biens, en passant par la destruction définitive du capital. Certains s’assirent en cercle et se prétendirent nouvelle Assemblée constituante. Les éco-anxieux s’indignaient de l’inaction des États contre cet hiver anormalement froid, « fatalement » imputable au dérèglement climatique. Sitôt les militaires retirés des rues « pour ne pas provoquer », des casseurs entrèrent en action.

Le racket, les pillages et agressions sexuelles étaient innombrables. Des familles dévalisées, des hommes tabassés, certaines femmes déshabillées de force. Un vieil homme soutenait une jeune fille aux vêtements arrachés, lui expliquant qu’il ne fallait pas se formaliser, que c’était une façon pour eux de participer, de manifester leur joie.

Il y avait beaucoup de malades, dont on se détournait, beaucoup d’addicts en manque, tous en quête de trafics nouveaux. Les drogues coupées et les faux médicaments palliaient la fin brutale de tous les approvisionnements. Le tabac s’échangeait littéralement contre de l’or. Des Roms tentaient de revendre « comme neuves » des bouteilles d’eau minérale ramassées dans les poubelles, et remplies dans la Seine. Un jeune tenta de négocier un Rembrandt volé au Louvre, arguant qu’il fut jadis estimé à deux-cents millions d’euros. Mais comme on se moquait de lui et qu’un salafiste évoqua une image « impure », il fracassa le tableau contre le sol, et tous le piétinèrent.

Les rares hélicoptères survolant encore la ville étaient applaudis et acclamés. Un père aux yeux déments lançait son fils au-dessus de lui, pour montrer sa joie. Il finit par manquer sa réception et le gamin s’ouvrit l’arcade. Quai Voltaire, une jeune femme fendit la foule et sauta dans la Seine, sans qu’on sache pourquoi, et la foule la regarda se noyer, sans envisager un instant de lui porter secours.

Hébété, l’esprit soudain assailli de bruit, de milliers de visages et de scènes, après d’interminables journées de silence et d’isolement, Donatien réassignait peu à peu son esprit à la situation présente. Il avait triomphé du chaos en se révélant apte à la survie, presque prédateur. Il devrait s’adapter de nouveau. Il entrevoyait déjà comment.

Place des Innocents, quelques street-artists, soucieux de montrer tout leur détachement, se jetaient des boules de neige. Des féministes juchées sur des épaves de voitures huaient la perversité du patriarcapital, de l’homme blanc et de son argent, qui menèrent comme prévu le pays au grand black-out et ainsi permirent des millions de viols. Toutes firent semblant de ne pas voir l’exilé se masturbant devant elles.

Une jeune « castractiviste », cheveux roses coupés au bol, accusa le fascisme d’avoir tué sa compagne. Elle voulut piétiner un capot pour appuyer ses dires, mais passa à travers le parebrise et s’entailla profondément le bas-ventre. Alors qu’on tentait de la secourir, des jeunes amusés se moquaient. Les témoins souriaient avec eux, pour ne surtout pas les vexer.

À quelques mètres, un clown de rue dans son plus beau crop top, chapeau melon vert et tignasse jaune bouclée, fut éventré d’un coup de lame. Le motif n’était pas clair, il n’eut pas l’air de comprendre, se croyant suffisamment bienveillant et déconstruit pour échapper à de telles avanies. Il recula de quelques pas, contempla sa blessure d’un air exagérément étonné, comme si elle faisait partie de son spectacle. Puis il avança vers son agresseur, avec l’intention de discuter, peut-être dissiper ce malentendu. Il reçut un nouveau coup au sternum, on entendit le craquement des os, puis la lame trouva la gorge, le sang gicla partout. On le tira en arrière, loin du groupe d’itinérants, ses mains sur sa blessure et la face blanche crispée de douleur. Cette grimace-là n’était manifestement pas de son répertoire. Une femme lui demanda avec un air de reproche ce qu’il avait bien pu faire pour les vexer ainsi. Sa trachée perforée l’empêcha de formuler une réponse claire. Quelqu’un parla d’acculturation.

Autour, les témoins regardaient ailleurs, continuaient à applaudir et chanter, comme si de rien n’était. Tous en avaient l’habitude. Plus loin, la foule faisait cercle autour d’un homme nu et défoncé s’accouplant à une femme inerte, à même le sol. Certains spectateurs riaient et d’autres semblaient attendre leur tour. Il y eut d’innombrables témoins, pas un seul n’osa vérifier si la femme était consentante, au moins consciente. Donatien regarda, comme d’autres, un bon moment, avant de passer son chemin.

Ces quelques excès d’enthousiasme finirent par abréger les festivités. La rue fut vite abandonnée par le brave citoyen. Il faut dire que la télévision était de retour, c’est là que tout se passait. Voir ne suffisait pas. On voulait savoir. Chacun s’enferma de nouveau, en tête à tête avec l’information officielle et certifiée.

Donatien put à son tour rentrer chez lui, bloqua sa porte, rédigea d’une traite un premier article sur la grande fête de la réconciliation qu’il venait de vivre, le jour 1 de la nouvelle France. Il parla d’espoir, de communion, et même de transcendance.

Quand des hurlements retentirent, Donatien regarda par sa fenêtre. Sur le trottoir d’en face, un homme rattrapé par une bande, lynché à coups de pied, transpercé de dizaines de coups de couteau. Il rampa sur quelques mètres, se retourna dans son sang et mourut sur place.

Donatien ferma sa fenêtre, retourna à son bureau.« Rien, écrivit-il, pas même la juste colère des oubliés, ne devait entamer cette ferveur nouvelle. »

Le journaliste retrouvait tous ses réflexes.

La guerre avait donc eu lieu. En trois jours, le pays s’était effondré – sous les coups de boutoir néofascistes, il allait sans dire. En trois jours, il serait remis sur pied. Tout irait bien. C’était la promesse du gouvernement provisoire, du nouveau Président Victor Escard.

Le chaos n’eut rien d’une guerre civile. À part le Califat de SeineSaint-Denis et quelques rares organisations déjà en place, il y eut peu de camps constitués, chacun se battant pour lui-même, s’agrégeant à tel groupe de survivants et massacrant selon l’ethnie, le hasard, la nécessité. La télévision évoquait les ravitaillements, le retour des réseaux, les déjà nombreuses obligations sanitaires et sociales. On dissertait sur les dangers de l’eau non traitée. On dénonçait les inégalités « cruellement soulignées » durant ces vingt-sept jours, ces jours sans État, sans écrans, sans politique. « Parce que l’espoir revenait », les chaînes diffusèrent en boucle cette mimique satisfaite d’un petit gamin noir, une sorte de check à la caméra en plein Paris libéré, qui faisait beaucoup rire les journalistes. Déjà, ce signe était repris par les internautes et certains officiels.

Personne ne sut qu’il signifiait « mort aux Blancs » dans les quartiers. On racontait de belles histoires, on vantait de nouveaux héros.

Personne n’évoqua les incidents dans les rues, ou alors comme des « provocations de l’extrême droite » vouées à « ternir la grande et belle fête de la réconciliation », et il semblait de mauvais goût de rapporter les affrontements aux abords des banlieues. On parlait de concorde nationale, de chaîne de culpabilités à établir, de traîtres à juger une bonne fois pour toutes.

Donatien s’accorda une pause masturbation. Son article prenait forme.

La France avait survécu à ses démons, le très-bien-vivre-ensemble serait sauvé.

Bref, la civilisation était de retour.

– 2 –

On dit que le sang veut du sang.
— William Shakespeare

PARIS, LE VINGT-SEPTIÈME JOUR,
18 HEURES.

La nuit tombait sur Paris libéré. Rive gauche, le long des quais de Seine, un homme pressait le pas. Il était masqué, muni d’une attestation citoyenne prioritaire, une des premières délivrées. Les lumières étaient rares, du fait des restrictions pour ne pas saturer le réseau.

Dans la ville quasi déserte, encore jonchée de détritus, le couvrefeu approchait. Avec le redoux, chaque mètre carré puait la pourriture. Tous les fluides imaginables maculaient le sol. Des dizaines de cadavres encombraient la Seine. Cet endroit de la ville était pourtant l’un des plus épargnés. Laurent Buvard croisa des groupes de nettoyeurs citoyens, équipés de tenues filtrantes, offertes par la Chine. On pulvérisait du désinfectant partout. Plus loin, on relevait des corps.

Quelques Vigilants vérifiaient les attestations et flashaient les QRcodes, interrogeaient passants et sans-logis sur leur conduite durant les vingt-sept jours. La traque des « comportements inappropriés » n’attendait pas. Ça ne concernait évidemment pas les itinérants, minorés et surtout racisés, « premières victimes de l’effondrement du pays », ainsi que le martelaient déjà les médias. Au titre du « rééquilibrage », les racisés étaient dispensés d’attestation et de couvre-feu. Leurs tickets de rationnement valaient double. On parlait déjà de voter une série de lois « réparatrices » pour compenser leurs malheurs « accrus ».

Avant l’Apocalypse, Buvard était un enquêteur réputé. Comme tout le monde, il se souvenait du départ de tout ça. L’étincelle, après des lustres de déni. Les balles de ce flic, les sept morts de la cage d’escalier, l’emballement médiatique. Et puis les émeutes, le chaos. Les remèdes habituels totalement inopérants. L’argent, les promesses et puis les infidèles jetés dans le vide. Cette fois-ci, la rue ne voulait que du sang.

Chaque Français vécut l’explosion du pays en direct. Son effondrement en quelques heures. L’État dépassé entraînant le bétail citoyen dans sa chute. Et puis les vingt-sept jours. Hors du temps, des écrans. Sans notice. Les services de l’État en dérangement. Chacun face à sa faiblesse. Chacun seul dans la douleur et l’effroi. Comme une faille dans l’ordre mondial. Une parenthèse, un entracte infernal durant lequel des millions de braves gens redevinrent barbares, tueurs et voleurs sans pitié, par nécessité, désespoir ou terreur.

Le temps était venu, pour les survivants, de composer avec le traumatisme. Chacun avait commis des choix cruels, vécu des douleurs inhumaines, une sensation de perdition, connu telle trahison, telle atrocité particulière. Ces choses-là, qui n’ont jamais été au menu du citoyen administré, ne se digèrent pas facilement.

Quand tout avait commencé, Laurent Buvard se trouvait chez sa femme, au nord de Paris. En revenant dans la salle de bains en chaussettes, il se souvenait avoir marché dans l’eau froide, et crut vivre une contrariété. Et puis la télé, toujours allumée, annonça le chaos. Il regarda. Comme toujours, sans faire le rapprochement avec la réalité. Quelques instants plus tard, des hurlements, des vrais. Juste devant la résidence. Sa femme fut tuée sur le pas de sa porte, plus précisément contre sa façade, écrasée sur six mètres de crépi par un fourgon fuyant un gang de Sri-Lankais. Puis il y eut les islamistes, les mécréants exécutés, les grands incendies. Il avait dû fuir. Il se souvenait de tous ces cris. Ces appels. Ces innocents massacrés dans le brouillard de guerre. Il se souvenait de ces hurlements de bête, de ces promesses de meurtre et de viol, lancées à travers la nuit, à tout le monde, à personne. Chacun scrutant de toute son attention les pulsations meurtrières des ténèbres, à en perdre le sommeil, et c’est à ce jeu qu’on devenait fou. Les créatures humaines n’étaient qu’îlots de terreurs, tous naufragés d’un même cauchemar. Lui avait son arme, se croyait prêt.

Il avait survécu.

Il approchait l’immeuble du Pouvoir, installé sur l’île de la Cité, dans l’ancien Hôtel de la Fraternité, jadis Hôtel-Dieu. Rive droite, leCalifat de Seine-Saint-Denis, tout proche, à moitié détruit par les flammes. Pas totalement pacifié – on entendait encore des coups de feu lointains. On parlait de militaires sécessionnistes, de snipers devenus fous, s’appliquant à descendre tout ce qui leur passait dans le champ de vision, jusqu’à leur dernière balle, qu’ils se tiraient dans la bouche.

Sur la Seine, aux dernières lueurs du couchant, un batelier luttait avec un crochet pour récupérer des cadavres. Comme une Venise d’épouvante.

Un peu plus loin, c’était la Zone interdite, les quartiers incendiés encore hors de contrôle, où se terraient des errants, des solitaires armés, des gangs, des camés et autres chiens de la casse, tout ce qui fut assez vicieux pour survivre, et même profiter de ce chaos, comme des asticots sur une charogne. Personne n’entrait là de son plein gré.

Au niveau de la Pitié-Salpêtrière, Laurent Buvard fut obligé de frôler ce territoire perdu, en passant brièvement rive droite, pour éviter des amas de décombres calcinés. Ici des centaines de rats semblaient contester aux hommes la suprématie des rues. Les rôdeurs se regroupaient auprès des lumières, braséros ou lampes de gare branchées sur batteries. Même chose sur tout le pourtour de la ville. Ainsi d’Ivry-sur-Seine, là d’où il venait.

Sous son manteau, Buvard arma son .45. Quelques corps gisaient le long des murs, entre autres immondices, et personne n’avait jugé bon de leur improviser une sépulture. Ici les nettoyeurs n’allaient pas.

Démobilisé sans la moindre explication, comme beaucoup de ses collègues, l’enquêteur fut donc le témoin silencieux du chaos. Avant que la circulation ne devienne impossible, il abandonna le corps de sa femme à son trottoir, et, muni de sa seule arme, il traversa une partie de la ville livrée à l’anarchie, trois kilomètres d’enfer, pour regagner sa maison de banlieue. Il y retrouva son fils handicapé, abandonné là par son auxiliaire de vie. Ils survécurent en vidant les placards, en mangeant du chien, en braquant le voisinage. Et puis le gamin avait chopé cette saloperie. Trois jours à se vider, sans qu’il n’y puisse rien.

Il était mort.

Avant même l’effondrement, son repaire d’Ivry n’était pas le plus apaisé des lieux de vie. La dernière assistante sexuelle du quartier avait démissionné, après une énième agression – et ce malgré la primede risque offerte par la région. Mais on devait le savoir armé, dans le voisinage, car personne ne tenta rien contre lui.

Il se souvenait de la fin des vingt-sept jours. Quand le courant fut subitement rétabli. Quand il alluma sa télé, comme tous les matins, avant. Comme si le retour du virtuel le tirait enfin d’un mauvais rêve. Victor Escard porté au pouvoir. Les militaires dans Paris et les grandes villes. La liesse populaire. Les grandes distributions, et puis en coulisses la répartition des pouvoirs locaux, avec les caïds, les religieux, les gangs de trafiquants. Buvard mit aussitôt à charger son téléphone, le ralluma. En fond d’écran, son fils souriait. Leurs dernières vacances aux Sables d’Olonne. Et puis Laurent Buvard réalisa qu’il n’avait plus personne à appeler.

Aux premières heures du vingt-septième jour, on l’avait localisé et convoqué. On était venu le chercher. Lui, précisément lui. Sur ordre d’Escard en personne.

En approchant le Petit Pont, il fut fouillé et contrôlé une première fois par des officiels, en civil. Il remarqua un attroupement, au pied d’un immeuble, un peu plus loin sur le boulevard. Il semblait qu’un homme en costume de super-héros venait de s’écraser du cinquième. Sur l’île de la Cité, les restes de la cathédrale Notre-Dame, en partie incendiée et détruite. Face à elle, le ministère des Émissions et du Lien social, en lieu et place de la crypte archéologique. Les machines du génie y bâtissaient un véritable blockhaus. Partout, les hommes en noir de la Force-K, casqués, cagoulés, gantés, armés jusqu’aux dents. Les Liquidateurs. La garde prétorienne du nouveau régime.

L’immeuble du Pouvoir était là. L’ancien hôpital réaménagé en palais présidentiel. Buvard aperçut des tireurs embusqués sur les toits voisins. Zone de défense hautement sensible. Des sentinelles examinèrent son attestation, s’écartèrent sans un mot. Sur le palier, d’autres vigiles le contrôlèrent. Et d’autres encore à l’intérieur.

« Monsieur ?

— Buvard, comme un buvard. »

Il se présentait toujours ainsi, même si plus personne ne savait ce qu’était un buvard. C’est dans cette nouvelle chancellerie bunkérisée qu’il était attendu. On releva sa température, on flasha son QR-code, une sorte de placeuse en costume vint le chercher, le conduisit dans les couloirs.

« Dois-je garder mon masque ? » demanda Buvard, constatant que tout le monde ici en était dépourvu.

La jeune femme éclata de rire.

Il perdait déjà ses cheveux, et faisait plus que son âge. Le cancer qui lui rongeait le ventre l’avait fatigué et amaigri. Duodénum. Il ne voulait pas le traiter. Quelques vagues douleurs, perte d’appétit, dégoût du tabac et de la viande. C’était un homme en apparence quelconque, dont nul ne se souvenait. Son unique fantaisie tenait dans cette préférence superstitieuse pour le calibre .45. Il était là parce qu’il était un enquêteur froid, tenace, sans état d’âme, habité de ses seules obsessions. Par sa mission de prédateur. Un des meilleurs de la DGSI. Plus exactement le meilleur encore en vie : son plus illustre collègue, celui qui avait juré de ne jamais se servir de son arme, gisait décapité dans son pavillon de banlieue.

Laurent Buvard savait exactement ce qu’il devait au hasard, et à son .45. Il était cet homme fasciné par les détails, les inévitables erreurs de ses proies. Il était ce damné de travail ayant résolu l’affaire Zora, mis fin à la cavale des frères Hadad. Il passait son temps à revoir ses dossiers, à nettoyer son arme, à épousseter son pavillon. À se transposer dans la peau de ces hommes qu’il traquait. À s’imprégner d’eux, de toutes les manières possibles. À devenir ce qu’ils étaient, jusqu’à sentir leur peur. Il tenait à leur porter le coup de grâce en personne, en participant à chaque interpellation. Et surtout, Buvard avait cette qualité propre aux grands serviteurs de la République : il arrêtait ses enquêtes quand on le lui demandait.

Tout ça en faisait l’homme de main idéal.

À son bureau, Victor Escard rédigeait des notes, pendant qu’une infirmière changeait son pansement frontal. Elle nettoya précautionneusement la plaie.

« Pas trop, fit Escard. J’ai encore un direct. »

Il regarda le vide un instant.

« Maintenant que nous connaissons le nom de ce gars, reprit-il, je vous garantis du grand spectacle. »

Son conseiller hocha la tête.

« Direct dans vingt minutes, Monsieur le Président. »

Un autre conseiller toussa.

« Et pour les obsèques de votre mère ? »Escard parut sortir de son rêve.

« Comment ?

— Pour les obsèques de votre mère.

— Ah oui. Eh bien je ne sais pas, comme tout le monde. »

Escard s’interrompit. Il avait une idée.

« Attendez. Ce monument du souvenir dont je vous parlais, pour les victimes de l’extrême droite et tout ça. Elle sera la première à y être inhumée. Je vais écrire un discours là-dessus. Beaucoup de Français ont perdu quelqu’un, ce sera bon pour l’image.

— Doit-elle être incinérée ?

— Oui, peu importe », balaya Escard d’un geste d’impatience.

Laurent Buvard fit alors son entrée. Escard le reçut en personne. Sourire, poignée de main. Bonjour, moi c’est le pouvoir. Comment allez-vous ? N’est-ce pas gratifiant de respirer en ma présence ? Prenez place, je vous prie. Avez-vous réellement besoin de votre âme ?

Cet air malin, dans tous les sens du terme, cette esquisse de sourire, ce petit côté Himmler. Comme un politicien, en pire. Comme un grand ami loyal et dévoué qui a déjà un plan pour vous dissoudre les os. Buvard le connaissait vaguement. À la DGSI, Escard était son lointain patron. Un homme de calculs et de réseaux, cynique par essence, manipulateur émérite. Qualités que Buvard imaginait nécessaires pour percer et régner.

Affable, Escard feignit de s’inquiéter du sort de ses proches, lui demanda s’ils étaient sortis vivants de cet enfer. Buvard répondit que sa femme et son fils étaient morts. Escard l’interrogea des yeux, voulut des détails. Buvard n’en donna pas.

Escard le regarda longuement, mimant une vague compassion.

« Ça a dû être dur pour vous. »

Ce n’était pas une question, et Buvard ne répondit pas.

« Ça a été dur pour tout le monde », reprit Escard, le regard au loin.

Buvard imagina la suite. Moi, par exemple…

« J’ai perdu ma mère, moi aussi. L’attentat de Vincennes. Son corps pulvérisé. Je l’enterre demain. »

Rompu aux calculateurs, Buvard n’avait que faire de cette tristesse. Si cet homme avait mal, c’était pour lui seul. Pour faire du drame sa sombre autorité. À genou, semblait-il dire, à genou devant la douleurque je t’impose… Piratage émotionnel. Réduction du semblable à l’état de paillasson compatissant.

Buvard resta fixe, indifférent. Tout juste marmonna-t-il quelque chose. Il se souvenait du jour où il avait enterré son fils. C’était le soir du grand orage. Lui, émacié, l’œil creux et hanté, seul au monde. Torse nu dans son jardin enneigé, sa pelle jetant la terre, le ciel zébré d’éclairs. La statue démente d’un homme possédé. Le corps du gamin sous un drap de lit. Il lui avait passé un slip, et son jogging de sport trop petit. Il creusa longtemps, dans le sol gelé puis gras, un trou profond, un trou de quatre heures. Les ampoules, et puis les ampoules percées, le sang sur les mains, le long des bras, la chair entaillée, la tranche de la pelle lui perçant ses talons de chaussures.

En sueur, fumant de tout son corps, il versa un sac de sable sur le lit de terre. Une couche propre. En équilibre au-dessus de la fosse, il y porta par les aisselles le corps déjà raide, trop pour qu’il parvienne à l’allonger. La tête ne passait pas. Il dut élargir, recommencer, puis carrément descendre dans la tombe, pour tirer les pieds jusqu’au bord de l’excavation, en laissant son sang sur les chevilles du gosse. La tête passa enfin. Le corps bascula et heurta le fond dans un craquement. Le drap s’était relevé dans la chute. Le flic vit dans un éclair le visage bleu décoiffé du gamin, ses yeux ouverts qu’il n’avait pu fermer. Un peu de terre grasse tombée sur le visage. Cette expression calme. Ce regard si loin déjà. Buvard chercha à enlever la terre avec ses doigts, ne fit que l’étaler, puis il essuya carrément le visage avec le drap, qu’il macula aussitôt de son sang.

« Direct dans quinze minutes, Monsieur le Président. »

Et pourquoi ne pas se flinguer, dans cette tombe, ici et maintenant ? L’idée lui traversa l’esprit, mais il remonta, jeta le nounours sur le corps, puis une vieille bâche. Il reprit sa pelle, et sans attendre repoussa l’énorme tas de terre sur le corps, sa forme, les jambes, la tête. Vite. Comme pour empêcher le mort de le faire changer d’avis. Ne pas réfléchir, pour ne pas douter. Il tassa enfin la terre de ses bottes, et abandonna cet étrange tertre noir au milieu du jardin enneigé.

Tout dans la maison criait le vide et la mort. Ces petits souliers, cette chambre d’enfant, les jouets traînant partout, les photos du frigo, le paquet de céréales. Le ballon dégonflé, le carnet de santé, les pilesde dessins naïfs. Le cadre de la fête des pères. Et Buvard ne voyait plus que ça.

La nuit même, il s’était mis en chasse, dans les rues vides. Il ne trouva d’abord personne, et puis tua au hasard un autre homme, nu et à moitié fou, qui gueulait contre le ciel. Dans une autre vie, le brave adjoint aux affaires sociales.

Laurent Buvard était seul, un cancer dans le ventre et plus grand chose dans l’âme. Et voilà qu’il devenait « l’homme de la situation ». C’est ce que lui avait dit Victor Escard, avant de lui parler de « grands projets ».

« Ceux qui ont tué vos proches, murmurait-il, ceux qui ont poignardé le pays, sont toujours là, dehors, parmi nous, méditant la suite. Il faut les frapper. Vite et fort. »

Le jour d’après, des Vigilants en tournée s’étaient enquis auprès de Buvard d’éventuels « décès connus ». Il désigna le tertre du jardin. Quelques heures plus tard, on vint le trouver avec un permis d’exhumation, pour déplacer le corps de son fils dans une fosse commune. « Pour la pollution, vous comprenez. » Tant que ce qu’on lui demandait relevait d’un règlement quelconque, il n’avait aucune chance de s’y opposer. Il observa donc le malheureux terrassier réquisitionné, plus à l’aise avec sa pelleteuse qu’avec des condoléances, actionnant son godet par-dessus la barrière, devant trois Vigilants armés de pelles, statufiés comme des piquets de clôture, s’appliquant à incarner la gravité. Le godet enleva quelques mètres cubes de terre, accrocha un pied. Un Vigilant gueula, le terrassier grimaça, remonta précipitamment son godet en déchirant la vieille bâche. On décida de terminer à la pelle. Personne ne regardait Buvard. Comme si un accord tacite interdisait aux officiants de lui demander son aide. Comme s’ils pillaient un tombeau sous les yeux d’un dieu vengeur.

On finit par sortir de là le corps bleuâtre et affreux, sous son drap moisi, largement déchiré. Les fossoyeurs le laissèrent un moment à l’air libre, le temps d’aller chercher un sac mortuaire dans leur fourgon. Buvard vit la gêne du terrassier. Les deux hommes se demandèrent s’ils devaient dire quelque chose, mais ils n’en firent rien et Buvard rentra chez lui.

On lui parlait maintenant d’une nouvelle mission. D’un homme à abattre. L’homme qui avait attaquél’Assemblée nationale, « tué les meilleurs d’entre nous », et fait sauter Vincennes.

« L’homme qui a essayé de me tuer, insista Escard. Nous l’avons identifié. »

Pour mener des missions d’effaçage ou de renseignement de manière un peu plus subtile et discrète que les Liquidateurs, Escard venait de lancer sa police secrète, la Section citoyenne active de régulation, ou Scar, dont le quartier général occupait l’ancienne préfecture de police, jouxtant le nouvel immeuble du Pouvoir. On y retrouvait ses meilleurs hommes de la DGSI, quelques généraux, de nombreux anciens de la police et des services d’espionnage. Buvard en devenait lieutenant-colonel, avec pouvoirs spéciaux.

Il avait une mission, une seule. Une chasse à l’homme, à plein temps.

Il devait retrouver Vincent Gite.

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