Guerilla – Tome 2: 98-103

– 98 –

SERMENT, subst. masc.
Promesse solennelle prononcée en attestant un être ou un objet sacré.

PARIS 12e,
LE VINGT-SIXIÈME JOUR, 10H58.

Danjou n’était pas homme à exécuter les lâches et les imbéciles, auquel cas il serait devenu tueur de masse. Il n’avait donc pas abattu les trois civils. Il avait fait pire, en les rendant à eux-mêmes. Lui et ses hommes venaient d’abandonner le POPB. La charité avait ses limites, et leur mission n’était pas de choyer leur propre cancer. C’est ce que ses hommes lui avaient signifié, avec leurs mots à eux, au nom de leurs camarades tombés, et l’officier était de cet avis. Danjou ne serait plus l’instrument de personne. Ils voulaient, eux et lui, redevenir ce qu’ils étaient. Retrouver le sens de leurs actes. Faire enfin leur métier, et ça s’appelait la guerre. Ils n’étaient plus que neuf. Pas assez pour sauver le pays, suffisant peut-être pour leur honneur. Pour mener une véritable contre-attaque de terrain. Danjou, ce grand lecteur de Saint-Exupéry, avait d’abord opté pour la Citadelle. Celle du hasard, de Bercy. Manière de se couper des ténèbres du dehors.

Mais le pourrissement des âmes était entré. Il l’avait laissé venir… Alors il avait réuni les civils valables, et leur avait conseillé à tous de n’être plus que la citadelle d’eux-mêmes, de se diriger vers le sud, pour s’installer dans un quartier plus calme, hors de portée du Califat, tandis que lui et ses hommes marcheraient vers le nord. Après quoi les militaires s’étaient réunis, masques respiratoires sur le visage. Ils avaient renouvelé leurs serments, honoré leurs morts, saboté leur mitrailleuse, et puis ils étaient partis, tous les neuf, arme à la main, dans les ténèbres du dehors.

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HÉRITAGE, subst. masc.
Patrimoine que laisse une personne à son décès.

VINCENNES,
LE VINGT-SIXIÈME JOUR, 11H01.

La bombe agricole de Vincent Gite équivalait à une puissance TNT d’environ treize tonnes. En 1995, à Oklahoma, un sixième de cette charge avait suffi à pulvériser un bâtiment fédéral, et tuer cent-soixante-huit personnes.

La fumée enveloppait les ruines de la forteresse, comme un brouillard de sortilège, dans une forte odeur de gas-oil et d’ammoniac. On entendait des cris, des gémissements, des quintes de toux. Le colonel s’était relevé, les yeux brûlés, couvert de poussière, et toussait à en vomir ses poumons. La neige était devenue grise. L’onde du blast avait retourné les camions. Un chariot élévateur gisait face contre terre. Le colonel chercha la fillette. Elle était vingt mètres en arrière, appuyée contre un arbre. Elle se secouait les cheveux. Elle allait bien. Des soldats se précipitaient vers la forteresse, disparurent dans les limbes de poussière.

Un homme en sortit soudain, et ce n’était pas un militaire. Aplati dans les douves à l’abri des énormes fondations, il n’avait pas été blessé. Il se souvenait juste du souffle dément de l’explosion et du sol tremblant sous lui, puis de cette obscurité enfumée, de ces monceaux de murailles énormes, plantés autour de lui, comme des os de sauriens. C’est en les escaladant qu’il avait franchi ce qui restait du mur d’enceinte, pulvérisé sur une grande partie de sa longueur. Il ne savait pas ce qui restait du donjon et n’était pas sûr d’être entier lui-même.

Le colonel avait vu cet homme. Cet homme avait vu le colonel. Malgré la poussière, malgré le choc, ils s’étaient reconnus.

« Lâchez votre arme ! »

Un militaire, à l’orée du nuage de poussière, mettait le colonel en joue. Le prenait-on pour un terroriste ? Il leva la main gauche, allait jeter son fusil, mais le soldat ne voulut prendre aucun risque. Les deux tirs furent presque simultanés. La H&K du militaire, le Glock de Gite. Le militaire s’effondra, touché en pleine tête. Le colonel fit un pas en arrière, et tomba assis, les yeux fous, la bouche pleine de sang. La petite poussa un cri. Gite se précipita.

Jamais le colonel n’avait eu aussi froid, aussi vite. Il ne voulait pas. Il ne voulait pas mourir. Guérilla. Vincent. Son petit-fils se pencha sur lui mais c’est la fillette que ses yeux de vair fixaient. La fillette qui pleurait. Et blanche comme une main de noyé la main du colonel lui agrippa le bras.

« Tu… tu dois la prendre avec toi. Tu dois la protéger. »

Il toussa du sang, et le sang scella sa bouche et moucheta sa grimace.

Gite impavide, visage de cendre, la cendre écaillée par la sueur. Plus que jamais ses yeux de reptile, sans peine ni ferveur. Ainsi était cet homme de pierre, cet être de froide volonté. Il regarda la fillette, qui portait sous sa strate de poussière ses habits d’enfant, puis il serra la main de son grand-père, un peu moins d’une seconde, se releva, prit le sac et l’endossa.

« Partez d’ici, souffla le colonel. Vite. »

Des militaires accouraient. Il n’y eut pas d’adieux. Gite ramassa le fusil, et d’un geste prit la fillette sur l’épaule, comme un sac de sable.

« Non ! hurla-t-elle en lui tambourinant les lombaires. Non ! Je ne veux pas le laisser ! »

Les militaires avaient vu l’enfant et n’osaient pas tirer. Gite disparut dans les bois.

Le colonel entendit à peine les soldats l’entourer, voulut parler et râla quelque chose, renonça, bascula sur le côté, cracha en écume tout ce sang qui lui affluait dans la bouche. Il se sentait partir. Il ne voulait pas mourir, pas maintenant. Il aurait voulu une dernière fois s’enivrer, se laisser porter par une mélodie familière, respirer le vent du large, frôler une main de femme, revoir les oiseaux voler au-dessus du froissement de la mer.

Il savait que tout ça n’arriverait plus. Il avait tellement sommeil, et son sang l’étouffait. Qui parlait autour de lui ? La fillette ? Vincent ? Jocelyne ? Il voulut rouvrir les yeux, mais l’éclat du jour l’incommodait. Il eut le temps de se dire qu’il devenait vampire, et le monde se perdit dans ce murmure.

– 100 –

POURQUOI, adv. interr.
Sert à interroger sur la cause ou la finalité d’une action ou d’un fait.

PARIS 19e,
LE VINGT-SIXIÈME JOUR, 11H06.

Sadia la Berbère n’avait plus de dieu, ni de visage, et errait dévastée dans cette ville sans forme, la face écorchée, brûlée par le vent. Elle s’était rendu compte qu’elle n’avait plus de famille, plus de vie, plus de lieu. Même plus de colère. Que faire, où aller ? Elle s’était révoltée, on l’avait privée de visage. La Russe avait tué, on l’avait tuée. Et à la fin il ne restait plus qu’elle, privée de mort, mais morte dans son corps, sauvée par un réflexe qui se voulait humain, rendue au dehors, remise à l’eau comme un poisson hameçonné.

Pourquoi ? Que valait cette liberté ? Le crâne à vif, survivre n’était qu’un supplice.

« M’approche pas, si tu veux un bon conseil », lui avait dit cet alcoolique fouillant des déchets, à qui elle avait demandé de l’aide.

Il l’avait regardée avec dégoût, comme une lépreuse. Irait-elle mourir à l’abri d’un pont ? Par qui serait-elle violée ? Sans but, sans penser, elle marchait. Trouverait-elle un bon endroit pour se tuer ? Ce serait au hasard de décider.

– 101 –

HÉROS, subst. masc.
Qui incarne dans un certain système de valeurs un idéal de force d’âme et d’élévation morale.

PARIS 11e,
LE VINGT-SIXIÈME JOUR, 11H42.

Plus bas dans Paris, les neuf avaient pris l’opéra. Un succès inattendu. Le Califat ne s’était pas remis de la mort de son chef. Aux premiers coups de feu dans les coulisses, certains conseillers furent d’avis de négocier. D’autres refusèrent.

Le débat fut écourté : les légionnaires ne négociaient pas. Sans chef ni organisation, les gardes furent dépassés par la violence et la maîtrise tactique de l’assaut, à un contre cent. Ils durent battre en retraite, et abandonner le bâtiment. Le dernier défenseur de la scène et du corps de son maître, laissé dans son bain de sang, avait hurlé qu’il ne se rendrait pas et que Inch’ Allah le Califat durerait mille ans.

Côté jardin, le sergent avait lancé sa grenade en chandelle. Elle était retombée sur le torse du mort et avait roulé au fond de sa baignoire.

« Deus vult », avait dit un légionnaire entre ses dents, et dans un effet scénique remarquable la grenade avait pulvérisé le calife et son dernier défenseur jusqu’au plafond, dans l’éclatement de la baignoire et de ses eaux ensanglantées, comme une monstrueuse délivrance.

Danjou et ses hommes décidèrent de continuer, de pousser leur avantage, de marcher sur le cœur du Califat, pour empêcher ses troupes de se reformer.

More majorum était la devise de la légion. À la manière de nos anciens. Pour la première fois, ils se sentaient dans ce monde en phase avec ce qu’ils étaient. Ils se savaient dignes dépositaires d’un passé glorieux. La France est aussi la fille aînée de la guerre, et chacun de ses siècles avait compté de tels hommes d’armes. Les légionnaires étaient cette continuité, celle des croisés, des Gaulois, de Crécy, de Gergovie et de Verdun, de tous les massacres de masse dans lesquels avaient encore pu se dresser des héros humains. Ils revenaient du grand néant. L’avènement de l’atome. Le temps des drones et des missiles, des armes de la ruse et de la nuit, le règne monstrueux de la machine.

Ce temps n’était plus celui des héros, et seul l’effondrement du système technologique pouvait les tirer de leur purgatoire. C’était arrivé. Le chaos avait éclaté et le printemps des guerriers était revenu. Ils n’étaient plus que neuf, mais aimaient la guerre, se donnaient à elle, et avec eux marchaient les spectres des légions défaites, des gloires passées et des héros déchus. Et en remontant en formation le boulevard Lenoir, les légionnaires se mirent à chanter le chant de leur régiment.

« Nous n’avons pas seulement des armes, mais le diable marche avec nous… »

Le rire sinistre des neuf résonna sur le boulevard. C’était le chant de leur Apocalypse, et ils en étaient les cavaliers.

– 102 –

INSUFFISANCE, subst. fém.
Défaut d’efficacité ou de productivité d’un système, d’un principe ou d’une technique.

BOIS DE VINCENNES,
LE VINGT-SIXIÈME JOUR, 12H07.

Le tueur était mécontent. Il ne savait pas. Sa proie vivait-elle encore ? En fuyant ces ruines, il s’était presque persuadé du contraire… Mais il entendait maintenant le ballet de ces dizaines d’hélicoptères, qui lui hurlaient que oui, bien vivante elle était. Cet homme de cendre était mécontent, parce que face à cette fillette et à l’agonie de son grand-père, il avait été faible. Il avait pris la gamine avec lui, s’en était encombré dans sa fuite. Dans son monde où personne n’entrait. Pourquoi ? C’était une faille, une faute. Un défaut de maîtrise. Nicht Herr im eigenen Haus, pensa-t-il amèrement. La fillette le suivait mais semblait le craindre, le regardant de loin, comme on regarde une bête fauve. Qu’en ferait-il ? Il y penserait plus tard. L’important était ailleurs.

Il avait frappé, fort. La bête était à terre, blessée au gros sang. S’en relèveraitelle ? Les hélicoptères étaient un indice. Il aurait pu mieux faire. Il aurait dû. Pousser son tracteur un peu plus loin, à la porte de ce donjon, quitte à y rester, et pas seulement l’échouer sur ce pont. Et maintenant ces hélicoptères étaient là. Et le vent qu’ils soulevaient allait lui apporter une réponse, catégorique.

Alors qu’il tentait d’observer, à l’abri des bois, l’ampleur de son œuvre, le voile de poussière se déchira enfin sous le souffle tourbillonnant des pales, et laissa entrevoir cette silhouette qu’il redoutait. Ça n’avait pas suffi. Le donjon était là. Entamé, défiguré, mais debout.

L’ennemi vivait. Il le savait. Et tout serait pire désormais.

Gite entendit au loin dans les bois les voix de soldats qui le recherchaient. Il devait fuir. Il attrapa la fillette par le poignet, l’entraîna parmi les saules, et ils marchèrent vers le sud. Et comme un chien rejeté par son maître, le loup ibérique à quelques pas les suivait, et un peu plus loin le chien, le vrai, marchait sur les pas de ce loup.

– 103 –

VIVANT, adj.
Qui vit, qui est en vie ; dont les fonctions vitales se manifestent de manière perceptible.

RUINES DU CHÂTEAU DE VINCENNES,
LE VINGT-SIXIÈME JOUR, 12H10.

Victor Escard n’était pas encore mort. À genoux et presque nu dans ce broyât de terre et de neige fondue, sonné, blessé, couvert de poussière, il regardait le donjon qui tenait encore. Lui se trouvait dans le pavillon des officiers, et allait en sortir au moment de cette explosion primordiale, quand toutes les vitres furent soufflées, quand son corps fut réduit à un grain de poussière, quand les portes, les pierres et le mobilier devinrent des projectiles mortels.

Il ne se souvenait plus des minutes qui avaient suivi. De ce moment insensé, cette obscurité sourde, cette poussière avalée, cet instant hors programme, hors du temps des vivants, cette éternité qui aurait dû le tuer. Il avait rampé vers la lumière, parmi les décombres, et il était maintenant dehors, face au cratère immense de la bombe, méconnaissable, humilié, habillé de poussière, enfant abattu par la vague et rejeté sur le sable, tel un sédiment humain. Et lunaire était ce paysage, gris de cendre et de vide.

La Sainte-Chapelle pulvérisée, les pavillons du roi, du génie et du harnachement soufflés. Et son visage, poussiéreux et sanglant. Un volcanologue terrassé par une crise éruptive. Et dans sa poche, son sablier brisé. Cendres partout, cendres dans l’esprit. Il porta la main à son front, regarda son sang. Avait-il déjà été blessé ? Avait-on déjà fait couler ce sang ? Cet attentat allait le marquer à jamais, au plus profond de son être. C’est lui qu’on avait essayé de tuer. Lui, et lui seul. Il repenserait sans cesse à ce jour et à cette heure, où onl’avait jeté à terre, réduit à sa chair, à son grand moment pulvérisé, à son euphorie anéantie.

La fumée se dissipait. Les pales des rotors soulevaient la poussière, dénudaient les corps des militaires, qui gisaient disloqués par dizaines, comme si la terre avait tremblé sous un cimetière. Escard se protégeait du bras et le soleil pleuvait à travers les nuages.

Vincent Gite fuyait Vincennes, et Victor Escard s’en relevait. Quelque chose venait de basculer. Le nouveau de Gaulle venait de vivre son Petit-Clamart, façon nitrate d’ammonium. L’attentat avait échoué. Le survivant donnait ses consignes. Il fit photographier ses blessures, et les dégâts. Quand on vint lui annoncer que sa femme était sauve, il trouva la force de plaisanter.

« Pas plus d’une mauvaise nouvelle à la fois, voulez-vous. »

L’opération Sables aurait bel et bien lieu. Demain à la première heure, s’envoleraient les hélicoptères de l’armée reconstituée, en direction de Paris. Au nord et à l’est reviendrait l’ordre, et autant que possible l’électricité.

Le nouveau chef du nouvel État était en vie. Le printemps allait délivrer la France de ses ténèbres.

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