Guerilla – Tome 2: 104-109

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LANGUE, subst. fém.
Organe musculeux, mobile et généralement de forme allongée situé dans la cavité buccale.

PLATEAU DES GLIÈRES, HAUTE-SAVOIE,
LE VINGT-SIXIÈME JOUR, 16H42.

Après l’exécution méthodique des derniers reclus, et probablement le pillage des chalets, les assassins avaient rendu Cachet à sa solitude. Le silence était revenu depuis plusieurs heures. Il n’entendait que le martèlement régulier de la neige fondue s’écoulant des toits, et sous ce staccato, des cierges de glace s’élevaient lentement du sol ombragé, mais il ne pouvait pas les voir. Pourrait-il jamais les voir ? Il n’osait toujours pas appeler au secours. Il se demandait pourquoi il avait fait le mort. Pourquoi il avait voulu échapper au couteau de ce tueur.

Plutôt souffrir que mourir, c ’est la devise des hommes.

Sa jambe saignait et le sang trempait ses draps mais il ne la sentait pas, et tout ça ne lui appartenait plus. Il se sentait faible. Sans personne pour le secourir, il allait mourir dans ce lit, d’inanition, peut-être d’hémorragie. Une manière d’accélérer le processus serait de se mordre la langue, le plus fort possible, pour s’étouffer de son sang, ou plus sûrement s’en vider, à petit feu. Il coinça sa langue entre ses dents, en jaugea l’épaisseur, la consistance. Il en frissonna. Il en fallait de la volonté pour faire une telle chose.

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RÉPIT, subst. masc.
Arrêt momentané d’une action, d’une contrainte, d’une tension ou d’une souffrance physique ou morale.

QUELQUE PART DANS LA SOMME,
LE VINGT-SIXIÈME JOUR, 18H28.

« Donnez-nous à manger. Nous sommes pacifistes. Nous ne vous ferons aucun mal. »

Ils s’étaient mis à quémander, tous, en même temps, en continu, sur le même ton lugubre, comme un chœur grégorien dégénéré. Cette complainte était vite devenue insupportable.

« C’est pas l’originalité qui les étouffe, avait dit Cédric.

— Je vais devenir dingue, répondit Alice. Sérieusement. Je vais craquer.

— C’est leur but ! Il faut tenir. Ils vont se lasser avant nous.

— S’ils ne ferment pas vite leur gueule, je vais tirer dans le tas. »

Ça durait depuis des heures. Le bébé s’était remis à pleurer.

« Ça doit s’arrêter. Il faut que ça s’arrête. »

Alice avait fini par se calmer. Elle allaitait son bébé dans le fauteuil du salon. Cédric se rongeait les ongles derrière la fenêtre de l’étage. Ça avait duré toute une soirée. Puis le silence s’était fait. Brutal. Complet.

« Qu’est-ce qui se passe ? » avait demandé Alice depuis le salon.

Cédric descendait les escaliers.

« Ils sont partis, d’un seul coup. Il n’y a plus personne dans la rue. »

Elle regarda à son tour, entre les lames des stores. Il disait vrai.

« Tu crois qu’ils abandonnent ? »Cédric n’en savait rien. Cet épais silence était presque plus inquiétant.

Après quelques heures passées à observer la rue déserte, sans y revoir personne, ils décidèrent d’aller dormir.

« Nous sommes pacifistes, râla Cédric une fois dans leur lit, en imitant le ton des rôdeurs. Nous ne vous ferons aucun mal. »

Alice lui donna un coup d’oreiller. Elle souffla la bougie et Cédric, épuisé, sombra rapidement. Alice se tourna et se retourna longtemps avant d’enfin trouver le sommeil. C’est à ce moment-là que l’assaut eut lieu.

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ABSENCE, subst. fém.
Fait de ne pas être dans un lieu où l’on pourrait ou où l’on devrait être.

PARIS 17e,
LE VINGT-SIXIÈME JOUR, 20H37.

Elle lui résistait toujours, et ça l’agaçait. Pour qui se prenait-elle ? Donatien envisageait de lui forcer la main. Dès son retour. Il s’installerait à côté d’elle, lui passerait un bras autour de la taille, et l’embrasserait. Elle ne pourrait que se laisser faire. Et après…

La neige fondait, la nuit venait et il rentrait d’une sortie sans succès. Il n’avait pas trouvé les rasoirs qu’elle lui demandait. Comme à son habitude, il allait observer prudemment la place Zuckerberg, avant de rejoindre son repaire. Mais il y avait un problème. Cette place, « pensée pour intégrer et libérer dans l’espace les émotivités diverses », était constellée de cadavres.

On avait massacré les Biscornus. Tous.

Poussé par la curiosité, Donatien sortit de l’ombre, et marcha parmi les corps. Le vieillard, l’Enguirlandé, Beethoven, Dusse… Tous. Arme blanche. Des coups précis, au cœur, à la gorge. Dusse avait le crâne fracassé, peut-être à la batte. Il ne restait pas une machette au sol, pas un objet sur eux. On les avait dépouillés. Leur refuge, sous le porche, pillé. Leur autel, renversé. Le brasero, emporté. Était-ce un coup des Albanais ? Pour coincer ainsi sept hommes armés sur une telle place, et les y massacrer tous, il fallait être nombreux. Combien étaient-ils ? Il ne l’avait jamais demandé à la fille aux cheveux verts. Et en pensant à elle, une terrible crainte le foudroya. La fille. Son repaire. Il se précipita.

L’échelle. L’échelle était déployée. Il l’avait pourtant laissée couchée dansl’ombre du bâtiment, comme à chaque fois, il en était certain. Ils avaient trouvé sa planque. Ils avaient trouvé la fille. Sa fille. Muni de son couteau, il grimpa l’échelle. Arrivé à la lucarne, il tendit l’oreille. Rien. Il entra, fit le tour du propriétaire. Les placards et les tiroirs, ouverts. L’eau et la nourriture, disparues. On lui avait tout pris. Tout. Et son matelas. Et bien sûr la fille…

Il avait alors vu le mot, raturé et fiévreux, laissé sur la table basse, là où ils avaient pris l’habitude de manger.

Je les ai vus. Je pars avec eux. Merci. Adieu.

Détaché comme une Este de courses. Froid comme un coup de poignard. Elle avait dû les voir, les appeler, leur indiquer l’échelle. Ils étaient venus. Et elle leur avait tout livré. Ses réserves, ses objets, ses trouvailles… Et elle était partie avec eux.

Donatien était resté un moment debout, sonné, puis il s’était assis sur le rebord du lit, et avait longuement médité cette nouvelle loi du plus fort. Les limites de la solitude. La possibilité d’une vengeance.

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INCURSION, subst. fém.
Irruption de gens de guerre dans un territoire étranger, et par extension de maraudeurs dans une propriété privée.

QUELQUE PART DANS LA SOMME,
LE VINGT-SEPTIÈME JOUR, 6H03.

Nul ne le savait encore, mais l’opération Sables était lancée. Alice, Cédric et leur bébé se tenaient au centre du salon, tous les trois au milieu du vide. Les autres étaient partis. Entrés par la porte de la remise, et les fenêtres de l’étage, ils avaient tout pris. Et ils étaient partis. Dans le couloir des chambres, Alice leur avait fait face, arme à la main. Elle avait hésité. Ils étaient nombreux, déterminés. En tuer deux n’aurait pas suffi, et peut-être aurait précipité leur propre massacre. Bébé en écharpe, elle avait reculé jusqu’à la petite salle de bains, où Cédric l’avait rejoint, arc à la main, comme un somnambule en pleine crise.

À partir de ce moment où ils furent rassemblés et enfermés tous les trois, les autres ne leur prêtèrent plus aucune attention. Ils se contentèrent de fouiller la maison, de leur air hagard, possédé, de zombies affamés. Ils avaient pris toutes les réserves, leurs couvertures, et même le poêle. Jusqu’à leur départ, Alice et Cédric étaient persuadés qu’ils allaient se faire massacrer, qu’on mettrait le feu au salon, qu’on les brûlerait vifs, pour leur faire payer leur mauvaise volonté.

Ça n’était pas arrivé. Ils étaient simplement repartis. Dans la rue, on ne voyait plus personne. Et Alice, Cédric et leur bébé s’étaient retrouvés seuls dans leur maison vide, dépossédés de tout, mais profondément soulagés.

« On trouvera bien un moyen de s’en sortir », avait dit Alice.

Et à cet instant, le bip électronique des plaques chauffantes, le claquage d’une ampoule à l’étage, le ronflement soudain du frigidaire, les cliquetis de la chaudière, la diode rouge de la télévision… Alice et Cédric s’étaient regardés, stupéfaits. L’électricité…

L’électricité était revenue.

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EMPREINTE, subst. fém.
Mise en place quasi définitive d’un lien entre un élément déclencheur et un comportement instinctif.

QUELQUE PART DANS LA NIÈVRE,
LE VINGT-SEPTIÈME JOUR, 9H46.

Lucie avait été accueillie, soignée et hébergée, comme une amie de la famille. Le patriarche, un fermier, avait posé une attelle à son cheval, et considérait, compte tenu de la netteté de la fracture, qu’il avait de bonnes chances de se rétablir. Lucie hurlait parfois dans son sommeil, se réveillait en pleurs, sursautait quand les portes claquaient, traumatisée par sa longue chevauchée, et le massacre de sa famille, dont elle n’avait pas osé parler.

Même s’il faisait moins froid, elle passait de longues heures les yeux fixés dans le feu, fascinée par lui, comme s’il ne dansait que pour elle. Elle allait voir parfois le cheval, pour s’excuser. Cet homme ne lui avait rien demandé. Il l’avait simplement rassurée en lui disant qu’il pratiquait le tir sportif, qu’il était armé, et que personne ne viendrait les ennuyer ici. La veille au soir, dans le salon, il lui avait même montré son revolver. Il s’était amusé de la voir armer le chien de ses petits doigts grêles, et percuter à vide en direction du mur.

Il y avait la mère et les deux fils, d’une quarantaine d’années, et tous les soirs ils soupaient au coin du feu, comme si ce monde n’avait pas de fin.

Ce matin-là, à l’arrière de la maison, elle regardait ce parfait ciel bleu, sans la moindre traîne de condensation. Au milieu des champs vides, il y avait cette vache morte à la peau tannée et distendue sur l’arcature bombée de ses côtes. Le ventre était ouvert sous la panse, grotte empuantie, pillée de sesentrailles, et il lui semblait qu’une pie nichait dans cette charogne. Elle avait entendu du mouvement et des voix d’hommes, dans le salon.

C’était un détachement armé, cinq militaires en uniforme, que le patriarche avait fait entrer, et qui faisaient la tournée des maisons pour annoncer que la reconquête intérieure était en marche, que l’ordre et l’électricité seraient peu à peu rétablis dans toute la région. Alors que les soldats énuméraient sur une carte les points de rationnement et les hôpitaux de campagne, Lucie était entrée à son tour, tenant le revolver à deux mains, et cette arme était pointée sur eux. Les soldats s’étaient levés et elle avait aligné le centre fovéal de son œil droit, l’arête du guidon, le cran de mire et la tête du caporal. Le caporal ouvrit la bouche et elle tira. La balle entra par l’œil et fit sauter la plaque arrière du crâne, projetant sur les murs des fragments de cervelle et un morceau de scalp. Le recul du .357 était puissant et Lucie fut près de lâcher l’arme.

Avant que le corps du caporal ne touche le sol, un soldat riposta. La première balle frappa à la poitrine le patriarche qui s’était levé et la seconde toucha Lucie à l’avant-bras. Elle lâcha le revolver et quitta la pièce, mais dans le couloir elle fut de nouveau touchée, dans le dos, à deux reprises, et traverser cette maison le foie perforé et les membres comme inondés de plomb fondu fut l’épreuve la plus dure de toute sa vie.

Les militaires la suivaient et la virent s’effondrer dans l’arrière-cour, à mi-chemin de l’écurie. Elle roula sur le dos, les yeux terrifiés déjà lointains et une veine double et bleuâtre apparue au milieu du front. Un peu plus loin, son cheval trépignait dans sa stalle. Lucie voulut lui parler, regarda un instant les soldats, et juste avant de mourir leur parla de son cheval, et regardait ce parfait ciel bleu.

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FIN, subst. fém.
Ce qui marque la limite terminale de quelque chose.

PARIS,
LE VINGT-SEPTIÈME JOUR, 10H38.

Donatien n’avait pas dormi de la nuit. Il était sorti, errant sur la place du carnage, désabusé et sans ennemi, quand il entendit les hélicoptères. Un bourdonnement lointain, puis un assourdissant vacarme. Des appareils militaires, volant bas, au ras des toits. Innombrables. On apercevait leurs tireurs embarqués, les jambes dans le vide. Donatien sut que l’ère de la survie venait de prendre fin.

Un peu plus loin, Marcel aussi les avait entendus. Il ne savait pas si ce monde qui venait serait meilleur ou pire. Il espérait seulement avoir de quoi l’oublier. Il avait passé sa dernière nuit à boire, en contemplant le ciel de Paris, si clair, pour la dernière fois dans un parfait silence, propice à la rêverie stellaire. Les yeux rivés vers ces milliers d’autres univers, il avait senti s’élever son âme à mesure que s’écoulait en lui la sève bienfaisante de l’alcool, son feu central à lui. Il but à la santé de Dionysos, son dieu unique, grand prince de l’éther. Et il sombra dans un profond sommeil.

Au matin la bouteille était vide, et les hélicoptères étaient là. Sous le souffle puissant de leurs pales, Marcel effaça de sa joue une larme. Peut-être était-ce le vent. Ou peut-être la vision de ces dizaines de Parisiens, sortant de leurs tanières, amaigris, défaits, sourire aux lèvres et nez en l’air. Certains criaient, pleuraient, s’embrassaient, d’autres faisaient de grands signes aux hélicoptères. Et lui, amer, regardait tous ces rats se précipiter aux pieds del’ordre. Il savait que leur désir de captivité serait toujours le plus fort. Qu’il serait, lui comme les autres, de nouveau happé dans le grand tourbillon des choses constituées.

À l’autre bout de la ville, Sadia avait retrouvé les légionnaires, au milieu d’un Califat en perdition, ruiné par son impuissance, maté par neuf machines de combat. Car ils étaient, comme les templiers, à la fois lions et moutons, ces hommes si durs avaient eu pitié de ce visage carminé, rongé jusqu’au squelette, de ses vêtements souillés, de sang, d’urine et de poussière, de sa peur imprimée à l’acide jusque dans les tréfonds nerveux de son âme. Sadia avait beaucoup pensé à Elina pour se trouver une raison de survivre, et quand les légionnaires, pleins de sollicitude, lui demandèrent ce qui lui était arrivé, si c’était douloureux, si elle avait besoin de quelque chose, elle avait tenté de sourire, avant de simplement répondre « Nitchevo ». Les militaires l’avaient aussitôt adoptée.

Et puis ces hommes en noir, armés et sans insignes, étaient apparus face à eux, à l’autre bout de la rue, comme des doubles maléfiques. Tous s’étaient immobilisés et de part et d’autre on tenait les armes à deux mains sans oser les lever, par crainte de rompre en un mouvement le fragile équilibre de la méfiance, comme si cette scène avait été un château de cartes, comme si le premier geste venu serait un signal adressé à la mort.

« Identifiez-vous ! » avait ordonné Danjou.

Et en l’absence de réponse, tous surent que les armes auraient le dernier mot. La tension était extrême.

Tous ces cerveaux prédateurs obsédés par les mains ennemies. Par ce prochain mouvement qui serait décisif. Les hommes en noir étaient troublés par ces militaires qui n’auraient pas dû être là, autant que par cette femme sans visage qui marchait parmi eux, comme leur princesse succube. Au terme de ce duel de statues une main bougea et la foudre traversa la rue.

Six Liquidateurs tombèrent, Vincenzo et ses collègues refluèrent en catastrophe, surpris de se heurter à des hommes de cette trempe. À couvert d’un camion renversé, le capitaine Danjou avait vu ses adversaires se déployer, derrière les véhicules, dans les rues adjacentes, peut-être pour les tourner, puis il avait entendu les hélicoptères. Un essaim de Caracal.

Le bruit de la fin de son monde, de ses faux frères d’armes.

L’inéluctable retour du maître.

L’avènement pour lui d’une ère plus froide que l’hiver, et plus noire encore que la nuit.

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