Guerilla – Tome 2: 76-81

V – L’ÉTHER

QUATRIÈME SEMAINE

Quand les agneaux sont perdus dans la montagne,
Ils pleurent.
Parfois vient la mère. Parfois le loup.
– Cormac McCarthy

– 76 –

APOCALYPSE, subst. fém.
Vision ou catastrophe comparable à la fin du monde.

QUELQUE PART DANS LA NIÈVRE,
LE VINGT-CINQUIÈME JOUR, 9H03.

La cavalière épuisée entra dans la ville par le sud, à la recherche d’un refuge après une longue chevauchée. Le soleil luisait sur la neige détrempée et embuait les rues des dernières traces de l’orage. Il n’y avait pas de panneau d’entrée d’agglomération, comme si cette ville n’avait plus de nom. C’était le cas.

Lucie remonta au pas la sinistre avenue principale, vit les premières traces d’incendies, les vitrines brisées, les véhicules abandonnés à même la chaussée. Un petit bourg, de peut-être quatre-mille habitants, aux rues parfaitement vides.

Avant le massacre de sa famille, Lucie n’était pas sortie de sa ferme. Elle n’avait aucune idée de ce qui se passait. Elle n’avait pas encore vu le chaos. Ses traits étaient tirés, le ventre et les jambes arrière du cheval maculés de boue jusqu’aux flancs. En fuyant l’attaque de sa ferme, elle avait juste eu le temps de seller l’animal et d’enfiler sa veste d’équitation. Elle avait traversé les bois, puis dormi dans une remise, à même le sol, dans l’odeur de poussière et de graines, blottie contre le flanc fumant et tremblant de la bête.

Le bourg semblait désert, engourdi dans un parfait silence, comme frappé de malédiction, ou par une quelconque fièvre de l’or. La fille était tendue, et la bête fatiguée donnait des signes de nervosité, oreilles dressées et tête secouée. Les sabots nus claquaient le pavé comme des coups de martel, et devaient s’entendre à l’autre bout de la ville. En passant devant un immeublequi fut luxueux, aux volets unanimement clos, la cavalière caressa l’encolure de la bête, et se demanda quel genre d’êtres pouvaient maintenant se terrer dans le secret de ces murs.

Au troisième, précisément, logeait un footballeur professionnel, n’ayant jamais rien fait de ses dix doigts, et dont l’agent avait disparu, comme tant d’autres, dans la grande extinction des réseaux. Habitué à se faire servir et assister en tout, il avait d’abord cru devenir fou en cherchant à rallumer sa Playstation, avant de se rendre compte de la panne, et de comprendre qu’elle concernait tout le quartier. Il avait attendu que ça revienne, en sirotant des Capri-Sun. Mais ça n’était pas revenu, et le chaos était descendu dans les rues. Il avait fini par avoir froid, et faim, et n’avait absolument rien à manger.

Il regardait par la fenêtre, voyait les attroupements dégénérer, entendait des cris. Il se décida à frapper à la porte de sa voisine de palier, sans doute étudiante, croisée deux ou trois fois dans les escaliers. Elle entrouvrit, il lui demanda si tout allait bien. Elle répondit qu’à son avis, il ne fallait pas sortir.

Il lui expliqua qu’il avait très faim. Elle prit un air désolé et assura qu’elle n’avait plus rien à manger. Il avait dit qu’il comprenait tout à fait, et était revenu deux heures plus tard, pour enfoncer la porte d’un puissant coup de pied, en arrachant la chaîne de l’entrebâilleur. L’étudiante avait poussé un cri et il était entré. Il avait fait quelques pas dans le salon et vu le pot de confiture. Elle en avait encore sur les doigts. Il lui avait jeté ce regard accusateur, comme s’il attendait des excuses. Elle ne s’excusa pas, ne lui proposa rien, et lui demanda de sortir. Il la gifla. Elle répliqua. Il la frappa plus fort, elle se mit à hurler. Alors il prit ce couteau et la poignarda, mais elle se défendit, et résista longtemps avant de s’effondrer, au milieu d’une pièce dévastée, repeinte de son sang. Et dans cette odeur affreuse le footballeur s’était relevé, halluciné, le visage zébré de sang et de griffures, comme un herscheur revenu du fin fond de la fosse après un grave accident.

Il pilla les placards, puis il sortit et ferma la porte, jeta les clés aux ordures, s’enferma chez lui, balança dans l’évier son couteau trempé de sang. Il se rinça les doigts à la bouteille, s’essuya le visage, et le torchon à vaisselle prit cette détestable teinte écarlate. Il resta longtemps prostré sur son canapé, dans une sorte d’hébétude, à contempler ses provisions volées. Il pourrait survivre,mais le suicide lui apparaissait maintenant comme une alternative envisageable.

Au second, un chômeur longue durée – ou, selon le ministère du Travail, une personne en situation de transitivité socioprofessionnelle prolongée – avait entendu le vacarme et les cris mais ne s’était pas senti concerné. Sa porte était solide et il avait des réserves. Pas question de sortir. Il trouvait même cette réclusion très tranquille. Personne ne viendrait plus le déranger et le relancer à propos de ses dettes.

Au premier, une vieille dame piétinait des cafards et pulvérisait du désodorisant au-dessus du cadavre de son pinscher, privé de nourriture et mort d’une embolie après s’être empoisonné en rongeant une ceinture de faux cuir.

Au dehors, les échanges, quand ils existaient encore, étaient rudimentaires, et glacés. La solidarité se cachait, comme si elle était de mauvais goût, comme s’il payait d’être sans pitié. Au début, certains habitants avaient fraternisé, en certains endroits, prenant le prétexte de la fin du monde pour descendre dans la rue et se parler.

Ça avait rapidement mal tourné. Le vivre ensemble était sans police, et les habitués à exiger et menacer ne se sentaient plus de limites. Après quelques coups échangés, chacun rentra chez soi. Chacun était redevenu pour l’autre un problème, un étranger. Les bonimenteurs et prédicateurs étaient lapidés ou poignardés. On rançonnait les solitaires et les bons Samaritains qui ouvraient leur porte, on fouillait les déchets pour manger et on puisait l’eau dans les égouts. On troquait de l’alcool, des esclaves, des médicaments et des cadavres d’animaux domestiques, de pigeons et de rats, et parfois des morceaux de chair dont la provenance humaine ne faisait aucun doute. Les trafiquants, regroupés en milices, se disputaient le contrôle des quartiers, volant partout la nourriture pour la revendre à prix d’or.

Après une série d’affrontements rangés il y eut des morts, et ces cris horribles. Plus personne n’osait sortir. Les humains privés de leur ordre quotidien sont des créatures tout à fait à part, en-deçà des bêtes, monstrueuses, corrompues, détraquées par on ne sait quel instinct maudit, et plus il semble qu’on les discipline contre cette viciation, plus il semble qu’elle s’accentue.

C’est ce que pensait parfois Lucie, et elle en était maintenant convaincue.À travers les plaines, elle avait vu ces hommes en haillons mendier leur pitance. Elle avait vu ces troupeaux de bovins, mutilés, errant sans but. Elle n’avait pas encore vu de ville et voici ce qu’elle y vit. Au centre du bourg, une place désolée, jonchée de débris fumants, pavés décaissés, façades noircies, comme sortie d’un film de guerre. Sur le fronton de la défunte mairie quelqu’un avait inscrit ce mot, MORT, en très grand, sans article ni adjectif, comme un constat, un appel, ou peut-être un résumé.

Voici quelques jours une bande d’errants s’y était regroupée, autour de son gourou, et du haut de la fontaine vide il s’était lancé dans une féroce diatribe sur le partage, et comme pour prouver ses dires s’était entaillé le bras, jusqu’à l’artère radiale, afin d’en asperger ses ouailles. Après cette bénédiction primitive, il avait exhorté les habitants terrés chez eux à partager leurs biens, et tous les errants l’avait imité, en hurlant comme des damnés. Par leurs fenêtres, les riverains s’étaient mis à leur jeter toutes sortes d’objets pour les faire taire et les éloigner. Certains errants avaient répliqué en mettant le feu sous les façades à des débris amoncelés. Un habitant avait tiré de sa fenêtre, et tout le monde s’était dispersé.

Le cheval s’engagea dans une ruelle étroite, et Lucie surveillait ces fenêtres d’où aurait pu tomber la mort, sous diverses formes. Elle vit ces amas de déchets, ces décombres encore fumants, ces charpentes carbonisées, effondrées au milieu de ce qui fuit des chambres et des salons. Beaucoup de reclus étaient morts, intoxiqués par les eaux souillées, ou leur chauffage de fortune. Un peu plus loin, Lucie passa devant la morgue, elle aussi privée d’électricité, qui dégageait une odeur pestilentielle. La bête encensa et renâcla. Elle avait du perçant et la cavalière prêtait attention à de tels signes. En avançant elle vit cet homme, recroquevillé derrière une voiture, nu et sale, cheveux poussiéreux et yeux dilatés, accroupi comme un enfant sauvage. Il toisa la cavalière de son regard morne, inhabité, comme résigné à toutes les horreurs.

« Bonjour », avait-elle dit bêtement, et l’autre n’avait pas répondu, hanté par des visions qui ne pouvaient franchir le stade de la mémoire.

Quelques centaines de mètres plus loin un corps gisait contre le trottoir, comme une offrande au nouveau culte. C’était un jeune homme, vêtu d’une mince étoffe dépenaillée, et il était sans doute là depuis des jours, le crâne fendu, sa cervelle répandue et gelée sur le sol, comme une résine blanche et rouge. L’arme du crime, une vasque en céramique, était restée à ses côtés, noire de sang, telle une dent cariée. Quelqu’un ou quelque chose avait prélevé des morceaux de chair dans les cuisses et amputé la jambe droite sous la rotule.

Lucie regrettait d’avoir poussé sa monture dans cette ville, dès ses premiers pas dans la première avenue, et elle n’espérait plus qu’en sortir, n’osant accélérer l’allure de peur d’affoler le cheval, car si elle en perdait le contrôle elle se savait perdue.

« Aidez-moi », entendit-elle dans son dos, et l’intonation traînante de cette voix sortie de nulle part la terrifia. L’animal pressa le pas, jusqu’à l’amble, et la cavalière épouvantée n’osa se retourner. Elle rassura encore sa bête, dont les sens et les nerfs étaient mis au supplice. Elle ne comptait pas s’arrêter. Elle ne s’arrêta pas non plus devant l’abbaye, à la sortie du village, et bien lui en prit. Le Sheitan avait tué les moines.

En vertu de ses lois d’asile, l’abbaye laissait ouvertes ses portes, et depuis l’incident personne n’y était entré, à l’exception de cet homme muni d’un couteau qui se prétendait possédé par des voix. Les moines ne s’étaient pas défendus. Tous furent massacrés, et le tueur était sorti, le couteau dégoulinant de sang, aspergeant de corolles rouges la glace noire du parvis, laissant ces hommes au silence froid de leur caveau.

Le monde ne cessait de s’enfoncer dans la barbarie la plus élémentaire. La peur seule avait l’oreille des hommes, et leur violence, aveugle et préventive, s’efforçait de devancer la violence d’en face, qui viendrait d’ailleurs, sans parole et sans prévenir. Cette course au pire avait lieu dans le secret de presque tous les bourgs, à l’abri des regards et des justices, dans la grande nuit de l’empire.

Lucie longea le cimetière, vit ces tombeaux mangés par la neige, et eut la conviction que le vrai repos se trouvait de ce côté-là du sol, dans le froid moisi des sépulcres, où pourrissaient les âmes et verdissaient les os. À la sortie du village aussi, on avait retiré les panneaux indicateurs, Dieu seul savait pourquoi. Cet endroit sans nom ni visage n’avait plus de loi, ni d’habitants. Et la cavalière au cheval pâle, sans y avoir trouvé le refuge qu’elle cherchait, quitta la ville par le nord.

– 77 –

PAROLE, subst. masc.
Expression verbale de la pensée.

PARIS 17e,
LE VINGT-CINQUIÈME JOUR, 9H08.

« Oui, j’ai eu peur, carrément. Ils nous ont attaqué, c’était violent. Mais pas motivé, absurde. Nous incarnions par notre couleur de peau l’oppression. Je ne sais pas ce qu’est devenu Joris, notre meneur (elle avait mimé les guillemets avec ses doigts), je crois qu’il s’est enfui. Mais je me suis dit, bon, c’est humain. Je ne voulais pas tomber dans le stéréotype du mec forcément viril, du leader qui doit se battre pour défendre un membre de son groupe, et surtout une femme, tu vois. Mais bon. Et après je sais plus trop ce qu’on a fait. C’était pas évident pour nous, tu vois, du fait du principe d’intersection sacrée. On ne peut pas s’opposer comme ça aux autres minorités coopprimées. »

La fille aux cheveux verts allait mieux. Elle s’était mise à parler. Et le journaliste était formel : elle ne devrait pas. Il connaissait par cœur cette bouillie militante, ce jargon d’illuminé. À tout prendre, il préférait le bruit de sa diarrhée. Ces derniers jours, ce n’est plus à la justice sociale qu’il s’intéressait, plus du tout. Cette fille avait tant à dire sans parler… Son inexplicable odeur, le souffle parfumé de ses gestes rares… La grâce délicate de son visage, la fragilité de sa voix et de son être, le mouvement fébrile et impatient de ses doigts. Et tout le reste.

« Après je suis rentrée chez moi, toute seule, et j’avoue, j’ai pleuré comme une conne. Puis le lendemain j’ai retrouvé mes amies engagées, ducollectif des Mantes. Tu connais ? Féministes radicales, girl power. »

Elle avait levé un poing timide et un peu honteuse l’avait vite rabaissé.

« Bref, on s’était dit qu’on devait se débrouiller seules, entre nous, justement sans réflexe de fragilité, sans nous en remettre aux hommes. Ça n’a pas duré longtemps. On a voulu piller une boutique, des relégués la pillaient aussi, l’un d’eux a tenu des propos sexistes, ma cheffe l’a remis en place, et ils l’ont tabassée. Les autres ont pu fuir. Moi, ils m’ont attrapée et emmenée au fond de la boutique, ils ont commencé à me déshabiller, c’était fini. Et là les Albanais sont arrivés. Ils les ont massacrés. Leur chef est venu vers moi, il m’a demandé si j’allais bien. Il m’a dit qu’il pouvait me protéger. J’étais tellement mal, je l’ai suivi. J’étais sûre qu’il allait me faire les pires saloperies, que je serais sa chose. Mais pas du tout, il m’a traitée comme une princesse. Je veux dire… Je n’ai jamais été traitée comme ça. Alors ouais, j’ai été un peu retournée par tout ça. Par la violence, d’abord, mais aussi par le fait que pour la première fois de ma vie, je me sentais aimée, considérée. Et je me demande même si je n’étais pas en train de tomber amoureuse. Il était craint, ses hommes étaient violents, mais ils avaient des règles, et à leurs yeux j’étais sacrée. Alors j’étais féministe, hein, et je le suis encore. Je crois. Mais ça m’a vachement retournée. Moi dans le milieu assoc’ à part Joris je n’ai connu que des hommes clairement fluides, non-binaires total, full antistéréotypés. Je crois que je suis devenue féministe pour exister un peu au milieu de toutes ces filles déter’, que je voulais imiter. Je voulais devenir comme elles. Et après je suis tombée total in love de Joris. On avait une relation libre, polyamoureuse, totalement open. Et on militait à deux. Un militantisme itératif tu vois. Always on. Et super créatif. Je me disais que j’étais tout ce que j’avais toujours rêvé d’être. Mais ça n’allait pas. Il n’était pas à moi, il en voyait d’autres, il s’en foutait. Il disait que j’étais pas assez émancipée, dépendante des vieux monoschémas, que j’avais pas le bon délire. Je ne voulais pas me l’avouer, pas me l’expliquer, mais ça n’allait pas. Je ne l’ai vraiment compris qu’avec les Albanais. »

Le journaliste, appliqué à écouter sans entendre – sa spécialité –, hochait gravement la tête. La fille aux cheveux verts avait repris son monologue. Et lui, patient, jouait les psys, le bon ami, le curé, l’oreille attentive. Elle vidait son sac et peu à peu s’ouvrirait à lui. Ça finirait par payer, c’était mathématique. Il se leva, faisant mine d’avoir besoin de champ pour méditer plus puissamment les paroles de son hôte, et se dirigea vers la lucarne.

Les Biscornus étaient en fête, ce soir. Il y avait ronde autour du brasero. Du tamtam, du crack et des djinns. Ça fumigeait dur. Même le vieux sorcier dansait. Peut-être avaient-ils triomphé des Albanais ?

« Je dois t’ennuyer avec toutes mes histoires, non ? »

Bien sûr que non, mais comment donc, quelle idée, mais jamais de la vie.

Il s’en défendit, revint s’asseoir à ses côtés, la rassura, l’encouragea à parler encore. Et quand elle se fatiguerait, il pourrait tenter une approche.

– 78 –

ATTROUPEMENT, subst. masc.
Rassemblement de personnes sur la voie publique, de nature à troubler la tranquillité générale.

QUELQUE PART DANS LA SOMME,
LE VINGT-CINQUIÈME JOUR, 9H12.

« Qu’est-ce qu’ils font ?

— Rien. Ils attendent, face à la maison. Ils ne bougent pas. »

Ils étaient une bonne trentaine, femmes et enfants compris, répartis sur toute la largeur de la rue. Alice et Cédric les observaient par la fenêtre de l’étage.

« Ils ont dû te voir, et te suivre. C’était une vraie connerie d’y retourner. »

Cédric ne disait rien. Elle avait raison. Que faire ? Il était trop tard pour jouer les morts : la fumée brune du bois vert s’échappait de leur cheminée.

« Nous sommes pacifistes, cria une voix. Nous voulons seulement manger. »

Alice et Cédric redescendirent au salon.

« Récapitulons, dit-il. Nous avons le fusil, la tronçonneuse, l’arc et la hache. La porte d’entrée est solide, celle de la remise aussi. Le garage est bloqué par l’armoire à outils. Il y a les fenêtres du salon, mais elles sont doublées, et avec les volets en PVC ça leur prendrait du temps. Après il y a les fenêtres de l’étage, ou le Velux du toit, s’ils ramènent une échelle.

— Alors qu’est-ce qu’il faut faire ?

— S’ils attaquent tous en même temps, ils entreront, c’est clair. Mais je ne sais pas s’ils sont prêts à se faire tirer dessus. C’est pour ça qu’ils restent dans la rue. Ils veulent sûrement nous avoir à l’usure. Il faudrait que tu ailleste poster à l’étage, avec le fusil. Et moi je resterai en bas. »

Cédric vérifiait la corde de son arc.

« Donnez-nous à manger, répéta la voix du dehors, et nous ne vous ferons aucun mal. »

Alice soupira.

« Je ne pourrai pas supporter ça longtemps. Et si on leur laissait ce qu’ils veulent ? On pourrait aller s’installer dans la maison du psychopathe. Il y reste encore de la nourriture, non ?

— Ça ne ferait que repousser le problème : on ne pourra pas s’y défendre mieux qu’ici, surtout avec la porte d’entrée défoncée. Il faut attendre, c’est tout. On verra bien ce qu’ils vont faire. Ils finiront peut-être par se décourager.

— Ou par attaquer.

— Ou par attaquer. »

Cédric vérifia la porte du rez-de-chaussée, et se rendit au garage. Alice avait pris le fusil et les cartouches. Elle remonta à l’étage.

« Nous voulons simplement manger, s’égosilla la voix de la rue. Nous savons que vous avez un bébé. Nous ne voulons faire de mal à personne. »

Alice ne tenait plus. Elle entrouvrit une fenêtre.

« Si vous restez ici, hurla-elle, je vous jure que je tire dans le tas ! » Dans la rue, personne ne bougea.

– 79 –

DÉPART, subst. masc.
Action de partir, de quitter un lieu, moment précis où s’effectue cette action.

QUELQUE PART EN ESSONNE,
LE VINGT-CINQUIÈME JOUR, 9H14.

Vincent Gite s’était mis en marche avant l’aube. Il avait fait ses adieux à Jean-Michel, à cette ferme et à ces vaches, auxquelles il avait abandonné ce matin-là leur restant de fourrage, en laissant ouvertes les barrières. Le John Deere, bardé de ses plaques de métal, était prêt. Et dans la pénombre cette masse avait jusqu’au regard effilé de ses phares quelque chose d’intimidant. Comme si cette entité mécanique était douée de facultés.

Gite s’installa derrière le volant, le moteur répondit en sifflant et les roues du tracteur découpèrent dans le dégel la terre en crans. Dans son souffle lourd, la machine tira lentement sa remorque sous le petit jour. Il y avait dans cette benne près de seize tonnes de nitrate et de fioul. Le chien suivait, comme aux jours de grande transhumance. La neige s’accrochait encore au paysage, et mettrait du temps à fondre. Le soleil ensanglantait l’horizon et déjà faisait fumer la terre, comme si l’enfer s’impatientait. La fourche du monstre était abaissée à hauteur d’homme, prête à embrocher tout ce qui lui barrerait le passage. Du chemin, et sans voir personne, la machine avait rejoint la départementale, la 191. De là, Gite irait jusqu’à l’A10. D’après la carte de la ferme, il serait alors à une cinquantaine de kilomètres de son objectif.

– 80 –

FOIRE, subst. fém.
Fête populaire rassemblant en un lieu déterminé des attractions diverses.

PARIS 13e,
LE VINGT-CINQUIÈME JOUR, 14H52.

Profitant du redoux, le colonel et la fillette s’étaient eux aussi mis en route. La sortie du quartier s’était bien passée, aussi bien qu’elle le pouvait. Ils avaient vu ces groupes de survivants silencieux et curieusement endimanchés, chargés de valises, comme eux en plein exode. Certains étaient armés, comme lui, et tous marchaient vers le sud, parmi les déchets et la puanteur des déjections humaines. Et tous gardaient leurs distances, échangeant des regards méfiants, comme devaient le faire les mercenaires de l’Ouest américain.

Ils avaient atteint le périphérique, et ses sinistres files de véhicules abandonnés. Eux s’étaient arrêtés, les autres avaient continué tout droit. Les rôdeurs devaient être nombreux par ici, à en juger par les sentiers tracés dans la neige qui fondait. Le colonel redoutait qu’elle ne rende son lot de cadavres, comme ces glaciers en plein dégel. Et dans cette ville morte au silence irréel, ils empruntèrent le périphérique, traversèrent la Seine, puis les voies de chemin de fer, gagnèrent Charenton.

C’est là, après le cimetière Valmy, qu’ils avaient vu ces hommes, occupés à se quereller autour d’un feu de débris. Engoncé dans sa parka, le colonel avait saisi Guérilla par le bras. Il avançait courbé derrière la file de voitures, et par jeu la petite se courbait aussi. Ainsi cachés ils quittèrent le périphérique, ses odeurs d’essence et de plastique fondu. Dans une voiture criblée de balles, il avait vu le visage pâle et figé d’une jeune femme, front contre la vitre, cheveux caillés de sang etregard perdu dans la contemplation d’un vide infini. À l’avant il y avait un homme, effondré contre le tableau de bord. Le colonel avait passé son chemin sans ralentir, et la petite n’avait rien remarqué. Ils feraient un détour par le sud. Le retraité s’était dit qu’il serait plus sûr de couper par la Foire du Trône, où ils ne rencontreraient probablement personne.

« Nous sommes sortis de Paris », avait-il annoncé à la fillette, comme si elle pouvait partager son enthousiasme. Les grilles de la fête foraine étaient restées ouvertes, et le vent leur ramenait du lointain des odeurs chimiques non-identifiables. Ils entrèrent. Rien n’était plus sinistre et navrant qu’un tel décor. La grande roue, les montagnes russes, le train fantôme, le carrousel, les ornementations grotesques, les cris des couleurs et des enseignes, les allées jonchées de saletés piétinées et prises dans la neige, les squelettes mécaniques désarticulés, abandonnés au plein vent, et leurs grincements. Aux yeux du colonel, rien n’était plus parfaitement évocateur de la fin du monde. Comme il s’y attendait, les stands de restauration avaient été pillés, et certaines boutiques même incendiées.

« On pourra faire du manège ? »

Sous les haubans désossés des bras de cabines, et les pylônes morts des attractions désertées, le colonel avait souri.

« Je ne crois pas, non. Il n’y a personne pour les faire marcher. »

Mais plus loin il l’avait portée sur un cheval de bois du carrousel, celui au caparaçon rose, embroché par sa barre de levage et figé dans son élan éternel. Il avait dit « tagadap-tagadap » en lui secouant le dos, la gamine s’était cramponnée en riant aux éclats, et il lui avait dit qu’elle savait drôlement bien s’y prendre.

– 81 –

FRACTURE, subst. fém.
Lésion d’un os par rupture.

QUELQUE PART DANS LA NIÈVRE,
LE VINGT-CINQUIÈME JOUR, 15H38.

Le cheval piétinait et levait la tête. La porte de la vieille grange s’était ouverte en grinçant. Lucie la pensait inoccupée et espérait y passer la nuit. L’homme qui en sortit sursauta et jura, le cheval surpris se cabra et partit au grand galop dans cette prairie déclive. Embarquée par l’animal, la cavalière ne put rien faire pour le stopper. Au bout du terrain, il sauta un bosquet masquant un talus de plusieurs mètres et à la lourde réception en contrebas son antérieur se fractura net, l’animal roulant vers l’avant, projetant avec lui sa cavalière, la jambe enroulée dans l’étrivière, et tous deux finirent par s’abattre durement dans ce mélange de neige et de terre, souffles coupés par le choc, pareillement affolés.

Une rivière coulait là, et ses rives de neige fondue, ses torsades de graviers, ses courants flexueux comme des serpents. Lucie se redressa sur les coudes, défit sa ligature, puis tendit la main vers les naseaux fumants, mais la bête retira sa tête. Le souffle court, l’animal se replia sur lui-même, col enroulé contre le flanc, comme un oisillon attendant la mort. Lucie s’était accroupie auprès de lui, et elle entendit leurs voix.

Ils étaient plusieurs et approchaient, au sommet du talus, derrière ces bosquets. Elle pouvait encore fuir. Mais elle avait vu la fracture de la bête, l’angle aberrant de sa jambe. Elle ne pourrait pas s’en relever.

Lucie ne savait pas qui étaient ces gens. Elle savait juste que ce monde était devenu fou, que son cheval était son seul bien, et peut-être sa seuleraison de survivre. Elle ne pouvait pas l’abandonner. Elle décida de faire face et de rester à ses côtés, quoi qu’il en coûte, en tentant de rassurer la bête, à genoux, lui parlant à l’oreille, lui caressant l’encolure.

Et elle vit soudain, audessus du bosquet, la silhouette des trois hommes se dessiner dans le soleil.

 

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