Guerilla – Tome 2: 66-70

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FORTUNE, subst. fém.
Tour favorable ou défavorable que prend une situation ou un événement sans que l’on puisse l’expliquer autrement que par la chance ou le hasard.

QUELQUE PART DANS LA SOMME,
LE VINGTIÈME JOUR, 8H03.

Cédric, tremblant de froid, avait passé la nuit planqué sous les vieux cartons du grenier, qui puaient la pisse de rat. L’aube arrivait, et il tendait l’oreille. L’autre était-il reparti ? Depuis son arrivée, des heures de pesant silence. Comme s’il s’était couché et endormi. Il l’avait entendu monter à l’étage, y promener ses pas lourds. Et puis il était redescendu. Et depuis plus rien. Le silence total. Il devait agir, Alice allait devenir folle. Il avait son arc, mais dans cet espace clos, autant dire rien… Il ne s’était jamais battu de sa vie.

Peut-être que s’il descendait les escaliers en trombe, et que l’autre dormait sur le sofa du salon, il aurait le temps de gagner la porte, qui ne fermait plus. Et il pourrait fuir à toutes jambes. Si c’était un simple squatteur, il aurait sans doute aussi peur que lui. Mais si c’était le maniaque de propriétaire ? S’il était armé ? La vue était dégagée depuis la maison. Même en courant, il ferait une cible facile. Et peut-être que le maniaque savait que quelqu’un était là, dans son grenier, et qu’il s’apprêtait à le débusquer…

« Il y a quelqu’un ? »

Cédric était stupéfait. C’était la voix d’Alice, qui venait du rez-de-chaussée.

« Un peu qu’y a quelqu’un ! » hurla un homme.

Une détonation fit trembler les murs. Un silence de mort.

« Il y a quelqu’un d’autre ? »

C’était encore la voix d’Alice. Cédric dévala les escaliers.

« C’est moi ! » cria-t-il.

Déboulant dans le salon, il vit sa femme, emmitouflée sous sa parka, bébé en écharpe, fusil à la main, canon droit encore fumant. Contre le mur du fond, près du sofa, le misérable squatteur en guenilles, à genoux, les mains levées, terrifié. Il puait l’alcool à trois mètres. La gerbe de plombs était passée à quelques centimètres de sa tête. Sur le sol, à ses pieds, une sorte de machette.

« Allez donc vous promener », conseilla Alice.

L’homme se leva, lentement, et en longeant les murs gagna la porte, sans dire un mot. Il se méfiait trop de cette fille et de cette arme pour laisser tomber une quelconque injure. Alice et Cédric le regardèrent s’éloigner, et disparaître dans les bois.

« Un partout », dit-elle en souriant.

Il l’embrassa, caressa la tête du bébé qui râla, et raconta sa mésaventure, son angoisse, sa nuit embaumée de pisse de rat.

« Et tu n’as rien trouvé ici. »

Il secoua la tête.

Alice examina la cuisine. Ces papiers et ces livres.

« On doit rentrer, fit Cédric, avant qu’un type dans son genre ne nous exproprie.

— Tu as remarqué ces bouquins ? demanda-t-elle. Le proprio s’intéressait à la survie, on dirait. Ça vaudrait peut-être le coup d’en emprunter quelquesuns. Tiens, celui-là, Survivre au chaos. »

Cédric ramassa le livre et le feuilleta.

« Ouais. J’aurais préféré de la nourriture ou du matériel.

— Il en avait sans doute. Visiblement, il n’était pas là quand ça a commencé. Ça a dû profiter à d’autres. »

Cédric fourra le livre dans son sac.

« On s’arrache ? »

Le couple sortit. Ils marchèrent en direction des bois, mais l’électricien s’arrêta presque aussitôt, les yeux fixés sur la neige.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Cette bosse, là-bas. »Il désignait un petit monticule, sorte de dune isolée au milieu du désert plat et blanc de ce terrain vague.

« Et alors ? »

Il se dirigea vers la curieuse saillie. Comme si on avait planté là-dessous un pieu, seul. Cédric se pencha, gratta la neige, dégagea la chose. C’était une sorte de cheminée. Il tourna son regard illuminé vers Alice, qui ne comprenait pas. Il entreprit de sonder la neige avec son arc, autour de la cheminée. Au troisième coup, l’arc heurta quelque chose de dur. Une fosse septique ? L’électricien s’agenouilla, se mit à déneiger frénétiquement le sol. Il découvrit ce qui ressemblait à un plancher. C’était une trappe, cadenassée. Un abri. Un abri souterrain survivaliste. Alice n’en croyait pas ses yeux. Grâce à la neige, personne ne l’avait découvert avant eux. Et personne ne l’avait donc visité.

Cédric courut vers la maison, récupérera le vieux tisonnier, puis s’acharna de longues minutes sur le porte-cadenas. Peu à peu les vis de la plaque de cuivre prirent du jeu, et cédèrent. Il l’arracha, ouvrit la trappe. Ça ressemblait à un puits, avec une échelle verticale, fixée à la paroi de béton, parfaitement lisse et sphérique. Il faisait trop noir pour distinguer quoi que ce soit. Cédric sortit sa lampe torche, et descendit l’échelle. Il avait l’impression de pénétrer le tombeau d’un pharaon. Il toucha le sol trois mètres plus bas, tourna la lampe vers l’intérieur de l’abri et avança. Alice le vit disparaître et la lueur se figea. Cédric ne disait rien.

« Alors ? »

Il ne répondait pas.

« Alors ?! »

L’électricien restait scotché au fond de l’abri.

« Eh bien je dirais qu’il y a à boire et à manger pour plusieurs mois. Sans parler du matériel. »

Elle le vit revenir dans le puits. Il leva la tête, braqua la torche sur son propre visage et défiguré par sa grimace et les ombres mouvantes, il prit cette voix de savant fou qu’elle adorait.

« C’est du délire ! »

Alice jubilait. Elle voulut descendre se rendre compte.

« Non, fit-il. Surveille les environs. Je vais faire le plein. »

Alice vit s’empiler à ses pieds des dizaines de conserves, de rations, de sachets lyophilisés, de barres de céréales. L’électricien s’efforçait d’en remonter le maximum transportable. Puis il sortit deux bonbonnes d’eau de dix-neuf litres pièce. Ils firent une pause, ouvrirent une boîte de thon à la tomate. C’était un pur délice.

« On pourrait rester ici, dit Alice.

— La porte est défoncée. Et il n ’y a pas de chauffage. »

Cédric ouvrit une boîte de pêches au sirop. Il n’avait jamais rien mangé d’aussi bon.

« On va prendre tout ce qu’on peut. Je vais remplir mon sac à dos, et je peux porter une bonbonne de flotte dans chaque main. Avec ça, on pourra tenir un mois. Il y a un lit de camp dans l’abri. Je vais me nouer le drap autour du cou, ça fera quelques conserves en plus.

— On peut aussi utiliser mon écharpe, dit Alice. Je porterai le petit du bras gauche. »

Cédric retourna dans l’abri. Il empocha un briquet. Hésita devant le réchaud à gaz, choisit de ne pas s’en encombrer. Il prit en revanche la petite trousse à pharmacie, le couteau multi-usages et quelques piles. Il sortit et ils contemplèrent leur butin. Ils ne pourraient rien prendre de plus. Avant de partir, Cédric referma la trappe, et la recouvrit de neige, du mieux qu’il put. De près, ça ne tromperait personne. Mais de loin elle passerait inaperçue.

« Je reviendrai chercher le reste demain. »

Il fourra dans l’écharpe d’Alice un maximum de conserves, puis épaula son sac à dos, dont le poids manqua de le déséquilibrer. Elle l’aida ensuite à remplir sa giberne de fortune. Cédric souriait de la voir ainsi, fusil dans une main, bébé dans l’autre. Il s’empara des bonbonnes d’eau, et ainsi chargés ils prirent le chemin du retour. Ils firent de nombreuses haltes, les anses des bonbonnes lui meurtrissant les doigts. Plus loin, il fallut rajuster le drap qui glissait de son épaule. Arrivés à la rue principale, et ses fenêtres murées de parpaings, ils tâchèrent de presser le pas.

Mais ils étaient là, dans la cour de ce pavillon. Comme s’ils les attendaient. Quatre hommes, dont deux plutôt costauds et un grand, barbes de quelques semaines, visages terreux, dépeignés par le vent.

« La chasse a été bonne ? » fit le plus petit, au visage marqué par une longue estafilade.

Le couple marchait sans répondre. Il était trop tard pour les éviter.

« Vous avez beaucoup de choses. On partage ? »

Le balafré ouvrit le portail, et les trois autres suivirent, leur barrant le passage.

« Un camion sur la D1029, commença Cédric. Après la station de lavage. Il n’y a qu’à se servir. Il en reste. »

Les quatre gars se regardèrent.

« C’est peut-être vrai, fit le balafré. Mais ce serait plus sympa de partager.

Tout ça a l’air bien lourd pour la p’tite dame.

— Non, fit sèchement Alice. On ne partage rien. »

Cédric était en apnée.

« Allons. Nous sommes quatre, et vous êtes deux. Et votre bébé. Faut penser à votre bébé, ma p’tite dame. Et votre fusil, là, ça ne tire que deux fois. »

Alice se planta face à lui.

« Eh bien ça fera deux morts. Et tu seras le premier. »

Vexé et un peu impressionné, le balafré garda le silence. Alice et Cédric avancèrent, passant à un mètre du plus grand, et continuèrent sans se retourner.

« Vous auriez dû partager, lança le balafré après quelques secondes. Ça ne se fait pas. On s’en souviendra. »

La confrontation en resta là. Les quatre n’insistèrent pas, ne tentèrent pas de les suivre, et quelques minutes plus tard, Alice et Cédric retrouvèrent leur maison. Personne n’avait tenté d’entrer. Une fois dans le salon, porte verrouillée et butin étalé sur la table, ils s’embrassèrent comme le soir de leur mariage. Avec un sourire de gamin, l’électricien sortit de son sac deux bières dénichées dans l’abri. Karmeliet triple, leur préférée. Il en tendit une à sa femme, émerveillée. Il les avait glissées dans son sac, sans le lui dire. Elles étaient parfaitement fraîches et leur goût divin. À l’abri pour un moment, ils se devaient de fêter ça.

Ils n’étaient plus habitués, et l’alcool leur monta rapidement à l’esprit.L’enfant dormait. Ils eurent la même idée. Ce fut elle qui se jeta sur lui, et le déshabilla. Cet homme se sentait si puissant, entre les griffes de cette femme lionne qu’il aimait. Ils étaient cet îlot de fortune au milieu du chaos, déconnectés de tout, abandonnés à ces instants parfaits, chimiquement purs, une complétude sensorielle qui ne demandait qu’à les éteindre, à évacuer d’eux toute forme de toxine. Et jamais ils ne s’étaient sentis aussi vivants.

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MALADIE, subst. fém.
Altération de l’état de santé se manifestant par un ensemble de troubles.

PARIS 12e,
LE VINGT-ET-UNIÈME JOUR, 14H08.

« Légionnaires. Nous sommes douze et n’aurons pas de renforts. Ce sera un combat à mort. »

La voix du capitaine était grave, presque intime. Ses hommes avaient observé d’importants mouvements chez l’ennemi, aux alentours de la gare de Lyon, puis des quais. Dans l’enceinte, on le sentait. La tension montait. Quelque chose se préparait. Les chants militaires ne rencontraient plus aucune ironie, et même une certaine ferveur. Le capitaine Danjou avait constaté que l’espace dédié à la prière attirait de plus en plus de monde. Le petit noyau de protestataires semblait résigné. En plus des soldats, des trois policiers et de l’armurier, une dizaine d’hommes avaient été formés et armés pour défendre l’intérieur de l’enceinte.

« Vous pensez aux vôtres, reprit Danjou. À votre vie, votre enfance. Des scènes, des paysages, des incidents. Splendides ou pénibles. Dans un instant vos cerveaux seront vides. Nous serons des machines. Et nous ferons ce que nous faisons de mieux. Ce pourquoi nous vivons. Ce pourquoi nous sommes venus au monde. Quelle meilleure façon d’en sortir ? »

Un souffle passa sur eux. Quelque chose d’indicible hantait ces hommes. L’un avança, les yeux brillants, voulut dire à son officier à quel point il serait fier de tomber sous ses ordres. Le soldat se contenta d’une franche poignée de main. Les autres Limitèrent. Et en tous ces regards tant de chosespassèrent… Sans qu’aucun mot fut prononcé, tout était dit. Il fallait faire.

Danjou n’en savait rien, mais l’assaut était reporté. Le Califat de SeineSaint-Denis était ravagé par plusieurs épidémies. Il y avait d’abord eu le choléra, qui se traduisait par des diarrhées violentes, la déshydratation, et la mort en quelques heures, quelques jours au plus. Près d’un malade sur deux y passait. Puis il y avait eu la typhoïde, qui tuait un individu contaminé sur trois, après d’épouvantables hémorragies digestives. Puis il y eut la grippe, les gastro-entérites, la légionellose, pléthore de MST, des cas de syphilis, d’angines, d’hépatites, et même de tuberculose. Les toilettes du palais étaient bouchées. Dans tous les recoins, du vomi, des giclures de diarrhée.

Partout, cette terrible odeur de vidange humaine. Les morts se comptaient par centaines, et comme on n’en savait que faire, on les jetait dans la Seine. On ne comptait plus les cas de septicémies fatales. La nièce du calife elle-même était morte d’une fièvre puerpérale.

« Des médecins ! Par Allah il nous faut des médecins ! »

Nul n’osait rappeler au calife qu’il les avait tous fait tuer. Et les hôpitaux brûlaient. Dans un premier temps, Aboubakar avait préconisé la médecine traditionnelle et prophétique, contre les rites diaboliques des kouffars. Et maintenant le moindre abcès dégénérait. La moindre coupure pouvait se traduire par une infection, la gangrène et la mort. On avait troqué, revendu ou détruit la plupart des médicaments. Ceux qui circulaient encore étaient accaparés par l’élite du Califat, mais la posologie anarchique faisait de sérieux dégâts. Comme on avait un peu de tout, on prenait un peu de tout, au hasard. Et on se tuait par cette médecine mal comprise.

Faute de Juifs sous la main, on fit fouetter les femmes, et on accusa les kouffars d’empoisonner les eaux. Le calife voulait tantôt les tuer, tantôt les convertir. Lui-même était touché, et Sa grandeur vomissait. Mais au plus fort de la crise, il ne perdait pas de vue son objectif, devenu délirant : prendre le POPB, et découper en petits morceaux tous les croisés qui s’y trouvaient. Pour l’exemple. C’était le dernier verrou à faire sauter avant que Paris, la France et le monde ne tombent entièrement sous sa coupe. Il en était persuadé. Ses conseillers, qu’il avait tendance à faire décapiter, n’osaient plus l’en dissuader.

Cette situation offrait un répit bienvenu à Elina. Les soldats du Califat pensaient un peu plus à leurs intestins et un peu moins à leurs pulsions. On avait même envisagé l’interdiction des rapports sexuels, pour éviter la propagation des MST. Mais Aboubakar, qui connaissait bien l’histoire du roi zoulou Chaka, savait qu’un tel interdit l’aurait fait massacrer par ses hommes.

Pour les tenir à distance, Elina simulait la maladie, tout en s’efforçant de ne plus porter les mains à son visage, évitant de se nourrir, à part de sa réserve de conserves, et ne buvant plus que de l’eau bouillie, ou javellisée, grâce aux bidons subtilisés lors de ses ménages. Elle pensait souvent à Sadia, dont elle n’avait aucune nouvelle. Combien de temps tiendrait-elle, seule, au fond de sa cave, avec ses blessures, les maladies et les infections ?

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ÉCORCHEURS, subst. masc. plur.
Nom donné aux bandes de gens qui désolèrent la France suite à leur licenciement de l’armée.

QUELQUE PART DANS LA NIÈVRE,
LE VINGT-DEUXIÈME JOUR, 15H50.

Certains s’en sortaient mieux que d’autres. C’était le cas des habitants de ce corps de ferme, isolé en Bourgogne profonde. Le froid avait ici fait craquer les arbres, et des gélivures les entaillaient de haut en bas. Les fruitiers à l’arrière des bâtiments étaient morts, gelés jusqu’aux racines. Seul le vieux conifère, qui en avait vu d’autres, survivrait à cet hiver. Dans la cour, la neige luisait des mille-et-une épines du givre, les griffes rétractées des saules pendant au vent pareilles à des araignées squelettiques, et la neige massée sur les toits s’effrangeant des gouttières en stalactites, comme les hyphes de cet inquiétant mycélium parti à l’assaut du monde.

La famille Ménestrier était bien équipée, et se chauffait au bois. Le père, Claude, amoureux de la nature et débrouillard, avait en réserve des bocaux de champignons, des charcuteries, des confitures et du beurre de sa confection. Il tirait l’eau pure de leur puits profond, et avait tué une de ses brebis dont il élaborait une sorte de pemmican. Il ne chassait pas et refusait les armes à feu, par conviction.

Le gamin jouait avec sa petite sœur pour l’occuper. La grande sœur, Lucie, et la mère, Sylviane, s’inquiétaient de la présence persistante de rôdeurs, qui traînaient dans les environs, avaient regardé dans l’écurie, et même fait mine d’entrer dans la grange. La mère leur avait hurlé quelque chose, et ils étaient partis. Le père avait dit que ça n’irait pas plus loin.

Quand les soldats étaient arrivés dans la cour, un détachement de six hommes à pied, tenues réglementaires et fusils en bandoulière, le gamin avait hurlé sa joie à la fenêtre et était sorti à leur rencontre. Lucie avait regardé depuis l’étage, à temps pour voir le sourire du soldat qui l’égorgeait. Les militaires entrèrent, sous l’œil médusé des parents, et jetèrent sur la table de la cuisine le petit corps déjà blême, aux yeux aveugles et mi-clos, comme vêtu d’un bavoir de sang. Les parents le regardèrent, figés là comme les figurants d’un cauchemar, comme s’ils avaient besoin de temps pour se convaincre que les pires démons de l’enfer venaient de frapper à leur porte.

« On vous le ramène pour cette fois, dit en souriant l’un des soldats, mais vous devriez le surveiller. »

Le père fit un pas en avant et à son tour fut tué, à grands coups de couteau dans le ventre, dans une succession de chocs sourds et aqueux. Il s’effondra recroquevillé contre le lave-vaisselle, son sang noir inondant le carrelage en suivant les jointures. Sa femme hurlait, et le tueur essuya tranquillement sa lame.

« T’étais pas obligé d’aller si vite, lui reprocha un autre.

— Pourquoi ? Il sert à rien lui.

— On aurait pu faire durer un peu. »

Ces soldats étaient des déserteurs, qui allaient de village en village, et par l’autorité de leurs uniformes et de leurs armes ils semaient dans leur sillage la mort, le pillage et le viol, des familles entières, avec une prédilection pour les demeures isolées, et une certaine gradation dans l’horreur. Et ils repartaient crasseux et hagards, grimés comme des soutiers, couverts du sang des citoyens qu’ils avaient fait serment de protéger.

Les deux premiers retenaient la mère pendant que les autres fouillaient la maison.

« Regarde comme les gens sont accueillants ».avait dit l’un d’eux en parlant du feu, des bouteilles de vin et de la viande séchée sur la table.

Un des soldats forçait Sylviane à regarder de près la tête du cadavre de son mari, puis de son fils, la giflait, lui demandait combien ils étaient en tout. Un autre avait entendu courir dans les escaliers, et était monté jusqu’au grenier. Il avait vu la fillette grimper sur une poutre, essayant de se cacher, comme si elle jouait à chat perché.

« Toi tu peux servir », avait dit le soldat en marchant vers elle.

Elle chercha à grimper plus haut, jusqu’au faîte de la charpente, en se tenant entre les solives, mais il l’attrapa par une jambe et la fit descendre.

« Tu as peur de nous, petite ? Tu es plus maligne que ton frère. Tu as compris que le diable se déguise. »

Le déserteur ramena la fillette en bas. Elle pleurait, et en la voyant sa mère pleura aussi.

« Il n’y a personne d’autre ?

— Qu’est-ce que vous allez nous faire ?

— Vous protéger, ma bonne dame ! Mais toute protection mérite salaire. »

Les soldats riaient.

« Nous sommes l’armée française, nous allons boire, manger, et vous violer à mort, dans le respect des valeurs de la République. »

Et les déserteurs se marrèrent comme des soudards, pastiches d’un cinéma d’épouvante. Nous étions revenus au temps des dragonnades et des écorcheurs.

Lucie n’était plus là. Elle était sortie, avait couru à l’écurie, à travers le verger d’arbres morts. Et quand le soldat était sorti à son tour, pour inspecter les bâtiments, il l’avait vue s’éloigner au galop sur un cheval blanc, et franchir d’un bond la barrière. Il fut impressionné par l’amplitude du saut, et c’est peut-être ce qui lui fit manquer son tir. La cavalière avait disparu dans les bois, et le déserteur, après un coup d’œil dans l’écurie vide, s’en était retourné à ses crimes.

– 69 –

NOSTALGIE, subst. fém.
Regret mélancolique d’une chose, d’un état ou d’une existence que l’on a connu par le passé.

PLATEAU DES GLIÈRES, HAUTE-SAVOIE,
LE VINGT-TROISIÈME JOUR, 10H11.

On surveillait le camp, Morel en était convaincu. Un de ses gars avait repéré des guetteurs, munis de jumelles, postés plus bas dans la vallée. Quelque chose se préparait. En apparence pourtant, tout allait bien sur le plateau des Glières. Le docteur Cachet n’y était pas étranger. La nature avait repris ses droits, et on finissait par se fier au médecin. On le consultait même pour des substituts de remèdes vétérinaires. Et les patients défilaient curieusement à son chevet, comme auprès d’un souverain rendant la justice.

De quoi tempérer la torture morale de la tétraplégie. Le docteur urinait et déféquait toujours sans s’en rendre compte. La psy était son infirmière et assistante médicale attitrée. Elle le lavait, le changeait, le déplaçait, le retournait dans son lit, s’occupait de ses pansements. C’est aussi elle qui le nourrissait. Leur relation si particulière s’était stabilisée. Elle faisait ce qu’elle avait à faire, sans rien dire, et lui se laissait faire, avec un peu moins de honte. Il avait fini par s’habituer.

« Vous êtes l’État, lui avait-il dit, et moi le citoyen. Je ne peux rien faire seul. Je vous hais et je vous aime. J’en veux moins et toujours plus. »

Elle avait souri, mais le cœur n’y était pas. Il le sentait. Elle s’isolait de plus en plus, méditant sans fin la terrible beauté de ces paysages. Leur immensité indifférente, impitoyable.

Ce matin, les monts chevelus s’argentaient de neige, et les lavis rougeoyants de l’aurore couronnaient leurscimes souveraines. Elle pensait à son mari, Renaud Lorenzino, ce grand éditorialiste, mort massacré dans un bordel, et qu’elle croyait réfugié à l’étranger. Elle pensait à sa fille Zoé, blogueuse de renom, qu’elle espérait en lieu sûr, et qui était morte elle aussi, percutée par un scooter fuyant Paris. Elle les admirait sans toujours les comprendre, lui, ses grandes envolées télégéniques, et elle, son militantisme 2.0, sa façon de mettre à jour leurs combats un peu poussiéreux, et cette audace qui les avaient éblouis, de s’afficher avec un portier noir, une personne doublement minorée.

Elle avait la folie de sa jeunesse, et lui la sagesse des vieux routiers. Sa fameuse pensée « secrète, lucide et glacée », comme il la définissait lui-même. Non pas qu’il soit double, croyait la psy, mais plutôt conscient qu’il devait garder pour lui sa subtilité. Sans doute fallait-il un peu de stratégie pour triompher du grand public, qui n’était pas armé pour entendre la finesse. Quand elle lui disait son dégoût de ces masses sous-éduquées refusant le très-bien-vivre-ensemble, Renaud Lorenzino lui répondait en souriant que de l’éducation elles n’en auraient sans doute jamais assez pour comprendre le bien-fondé de leur disparition. Et elle prenait ça pour de l’humour.

Sur le plateau passa un petit tourbillon de neige, comme un ange élémentaire.

Il lui manquait tellement. Lui, son milieu, ses amis. Elle avait le mal profond de Paris, de ses soirées, de sa grande vie. Elle ne s’habituait pas. À sa peau sèche, à l’absence de cigarettes, à ce shampoing qu’on lui prêtait. À tous ces montagnards à dents de sabre, taiseux, taciturnes, impénétrables. Au fascisme latent de leur communauté identitaire, totalement représentative de ces masses sous-éduquées qu’elle détestait, imperméables aux valeurs universelles, entraves à la justice sociale et morale, à l’avènement du trèsbien-vivre-ensemble.

Morel faisait une fixation sur le dégel. Il ne parlait que de ça, à tout propos. « Ça se réchauffe », « ils vont arriver », « il faut se préparer ». Elle ne savait pas de quoi il parlait. Elle pensait qu’il était temps que ce petit jeu paranoïaque prenne fin. Qu’on vienne enfin la tirer de là.

– 70 –

VENT, subst. masc.
Déplacement d’air plus ou moins important ressenti à la surface du globe.

PARIS 13e,
LE VINGT-QUATRIÈME JOUR, 15H43.

Le colonel récapitulait. Un flic avait tué des jeunes. La guerre avait éclaté. Il avait sauvé la fillette. Sa femme s’était suicidée. Ils étaient sortis dans la neige. La petite était tombée malade. Il avait prié Dieu, et Dieu lui avait envoyé de l’aspirine, et un Chinois. Le Chinois, qu’il suspectait d’être cannibale, s’était fait bouffer par une foule d’enragés. Et son psychopathe de petit-fils devait courir les rues en y massacrant le monde. Ça faisait beaucoup pour un seul homme.

Il ne supportait plus l’atmosphère du boui-boui de Pol Pot. Il ne supportait plus ces nuits de veilles, interminables, passées à écouter la nuit menaçante, à s’interroger sur ces explosions lointaines – du gaz, peut-être –, à tenter de discerner les appels des rôdeurs des gémissements du vent. Il envisageait sérieusement une sortie. Il avait poussé la porte et jeté un coup d’œil circulaire dans la rue. Il faisait moins froid, la neige fondue s’égouttait des chéneaux. On avait éparpillé les os rongés du Chinois. Il n’en restait plus rien. Et sans doute pour s’en repaître on avait enlevé le corps de cet homme que le colonel avait tué – parce qu’il avait tué. Il avait refermé, et remis en place le madrier.

La petite allait mieux. Elle lui avait demandé si sa femme lui manquait. Oui, Jocelyne lui manquait. Un peu comme la télévision. La même sorte de compagnie, immuable et accablante, qui l’empêchait de sombrer dans son propre néant. En une vingtaine de jours, il avait vieilli de dix ans. Dans le petit miroir du salon, il regardait avec inquiétude ses yeux caves et ternes, ses joues creusées, son cou émacié et granuleux, le même que son père avant sa mort. Il avait banni l’encens et aéré en grand, mais il toussait encore. Il passait des heures dans le fauteuil du Chinois à écouter se lamenter le vent. Cette plainte, faite de césures et d’élisions, qui semblait venir de si loin, ancienne, cafardeuse, et comme chargée de messages.

Le colonel avait demandé à la petite si sa mère et son père lui manquaient. Elle avait réfléchi, et répondu que non, ils ne lui manquaient pas. Elle était cette innocence qui innocentait tout. Lui, si maladroit, ne savait pas lui parler. Se plaisait-elle à ses côtés ? Savait-elle ce qui se passait ? Savait-elle ce que Guérilla voulait dire ? Sans doute que oui, mais il n’osait pas le lui demander. Il se contentait de ce qu’elle était.

L’orage approchait et le vent cisaillait le dehors. Dans la cuisinière les braises s’effondraient sur elles-mêmes, en silence. La fillette jouait à l’étage avec les statuettes et le colonel tisonnait le feu d’un air absent, comme s’il ravivait là-dedans ses douleurs, et ses regrets. Son petit-fils y jouait les premiers rôles. Vincent Gite. Celui qui avait dans son crâne une fêlure, que rien ne comblerait. Celui qui tuait ceux qui n’étaient pas comme lui. Celui qui lui avait donné cette arme, comme un peu de sa folie. Ce fusil, avec lequel s’était suicidée Jocelyne. Ce fusil, avec lequel il avait tué. Il avait aussi repensé au Chinois, à ses propos, froids et brutaux. Il n’arrivait pas à digérer l’effroi de ces vérités, si bien énoncées. Il ne devait plus y penser. Il lui fallait sauver la fillette. Gagner Vincennes.

Il se raccrochait à cette idée. Ça lui permettait d’ajourner les questions, de repousser les constats. D’oublier pour encore un peu de temps qu’il était le vestige d’un style de vie condamné par la marche de l’Histoire. Dehors le ciel était noir, et tellement noire était son âme. Il avait raccroché le tisonnier, s’était affalé dans le fauteuil en regardant le feu. Et il s’était remis à écouter les épîtres du vent.

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