Guerilla – Tome 2: 55-56

– 55 –

NUIT, subst. fém.
Obscurité dans laquelle se trouve plongée la surface de la Terre.

DANS UNE FORÊT DES YVELINES,
LE SEIZIÈME JOUR, 18H02.

La nuit venait et sa terreur. Le soleil rouge sombrait à la lisière du monde, et l’horizon buvait tranquillement la coupe de son sang. Comme si le ciel célébrait pour lui une dernière eucharistie. Il faisait un froid mortel, et il lui faudrait passer la nuit dans cette forêt. Il avait encore omis de dépouiller Simplet de sa couverture et de son briquet. Il n’y avait rien dans les parages. Son nez saignait toujours et des larmes de froid gelaient sur son visage et le long de son cou. Seule la mort semblait rôder ici. Il se retourna et regarda les traces de sang qu’il laissait derrière lui. Cette horreur en filigrane qui le suivait depuis son crime, et le reliait à sa victime.

Il marcha encore, et entre les aulnes noirs panachés de neige il distingua soudain ces lueurs. Un petit monticule sombre, à même le sol, diapré de rouge, luisant au vent. Des braises. Un reste de feu. Il approcha. Il ne voyait personne. Le tertre de cendres rougeoyait comme une fourmilière infernale.

On avait fait un feu ici. Il se précipita, tendit les mains, se pencha au plus près. Le feu mourait. Du pied il gratta la cendre. La braise était là. Il regarda autour de lui, chercha des branches mortes. Il arracha des brindilles de pin, les jeta sur la cendre. Elles prirent, mais les épines se consumaient vite, en crépitant, sans chauffer. Il en fallait d’autres. Il n’en trouva pas, cassa quelques rameaux de chênes et d’arbrisseaux, s’en fit mal aux paumes, finit par se constituer un petit fagot de branchages, qui grésilla sur le feu. Ils’enivra de la fumée de ce bois froid et mouillé. Ça brûlait, faiblement. Ça ne durerait pas. Perfide nature… Elle semblait lui résister. C’est comme si tout lui était hostile. Comme si la Terre prenait enfin sa revanche sur les hommes.

Plus tôt, il avait vu cette minuscule hermine, toute à sa chasse, parfaitement adaptée à cet art, indifférente au sort du monde, et il l’avait enviée. Il chercha encore, rassembla un autre fagot, un peu plus gros, le posa sur le feu qui déjà s’éteignait. Et peu à peu les flammes ressuscitèrent, en fumant et en claquant.

Il s’était assis dans le vent, à bout, défait par la soif, la fatigue et la faim. Et il resta là, sans bouger, sans force, abruti par sa lutte, charmé par le feu, replié sur lui-même, comme un moine anachorète mortifié, égaré au vent de l’exil, damné d’on ne savait quel indicible crime.

Les flammes imprimaient dans leur danse des mouvements apocryphes aux arbres alentours. Mais le comptable était seul, parfaitement seul. Et il songea que quel que soit leur enfer particulier, seul le feu devait encore unir les hommes. La forêt était ici plus plane. Il y avait surtout des bouleaux, des jeunes chênes, des taillis, des arbrisseaux. On avait tenu cette forêt. On avait fait ce feu. Il se rapprochait du monde…

Mais comment sortir de là ? Dans quelle direction aller ? Il n’arrivait plus à penser. Si terrible était le froid. Si atroce était la douleur. Il ne savait pas se soigner aux plantes, ni se repérer aux étoiles. Il ne savait pas que les racines de cet arbuste étaient comestibles, que cette grosse étoile rouge était Bételgeuse, et qu’avec Sirius et Procyon elle formait le triangle des nuits d’hiver. Et qu’il y avait là les trois points de la ceinture d’Orion, et que plus loin brillaient Rigel et Aldébaran, et qu’au bras d’Ursa Minor pendait l’Étoile polaire. Comme bien d’autres, il avait oublié jusqu’au nom des astres et des plantes. Les hommes du temps des écrans ne contemplaient plus le ciel, et n’avaient plus comme les anciens le culte des choses.

Demain il faudrait se lever. Repartir. Il devait dormir. Et peut-être qu’il ne se réveillerait plus jamais. Il avait tué. Il avait faim. Il regardait le ciel et la nuit, partout autour de lui, et jamais il ne s’était senti si seul et si vain, pas une fois depuis cet enfant qu’il avait été, môme terrifié dans son lit et dans le noir, n’osant appeler sa mère, parce que son beau-père l’aurait battu. La lune qui montait là-haut ne lui était même pas familière.

Jamais demain ne lui avait paru aussi lointain. Si profonde était la nuit. Si grande était sa peur.

– 56 –

CHINOISEMENT, adv.
De façon chinoise, rusée, méchante, étrange ou compliquée.

PARIS 13e,
LE DIX-SEPTIÈME JOUR, 0H34.

« Tu es un chinetoque, mais un chic type, Pol Pot. Je peux t’appeler Pol Pot ? »

Le colonel était fait. Son hôte riait de façon continue.

« L’honorable officier a l’alcool chaleureux, constata le Chinois, les joues rougies par le baijiu. En Chine, c’est très important !

— À la Chine, lança le colonel en levant son verre.

— À la Chine ! », approuva Pol Pot.

Ils n’osèrent évoquer la France. Voilà plusieurs heures qu’ils veillaient, et buvaient, toute méfiance évanouie.

« Je me pose une question épineuse, commença le Chinois avec un drôle de rictus, censé traduire l’embarras.

— Je t’en prie, fit le colonel.

— Quel âge a l’honorable officier ? »

Le verre du colonel s’était arrêté à quelques centimètres de ses lèvres.

« Mon ami, fit-il d’un air grave et d’une voix terne. J’ai l’âge des vieux cerisiers. »

Le sourire du Chinois s’était figé. Le colonel but son whisky.

« Il y a un truc qui m’intrigue chez toi, reprit le retraité. Tu n’as pas peur de ce qui se passe ? C’est comme si tu n’avais pas l’air concerné. Comme si tu connaissais déjà la fin de l’histoire. »

Pol Pot aiguisa son plus beau sourire.

« Je sais que pour vous, les Blancs, notre sagesse ressemble à de la folie. »

Le regard du colonel l’encourageait à développer. L’encens lui piquait les yeux et les flammes ronflaient dans la vieille cuisinière. Il était un peu plus de minuit.

« Pourquoi devrais-je avoir peur ? Je n’ai pas d’enfant et je n’ai pas besoin de vivre parce que les miens ont fait mille millions d’enfants. Personne ne peut rien contre cette quantité. Je ne suis qu’une brique dans un mur, une maille de tapisserie, et moi mort mes descendants seront encore là. C’est pour ça que je n’ai pas peur. Vous, les Blancs, devriez avoir peur. Mais vous êtes fous, alors… Vous êtes vieux et ne faites plus d’enfants. »

Son regard s’égara vers le plafond. L’étage, où dormait la fillette, la petite métisse.

« Vous croyez que cette arme qui vous aide à mieux dormir va vous sauver, mais moi je ne le crois pas. Si les vôtres ne sont plus là, vous ne serez pas sauvés. Une république n’a d’avenir que les enfants de ses femmes. Vous les Blancs tirez votre gloire de vos idées. Vous en oubliez de vivre, et vos idées vont vous tuer. Et vous brûlez ceux qui vous en avertissent. Le mélange dont l’idée vous rend si fiers empoisonne votre peuple, et va vous anéantir.

Vous allez disparaître, vous dissoudre dans ce que vous êtes, dans ces autres que vous croyez sauver… Votre race est orgueil, elle porte sa mort. Dans ses entrailles technologiques, dans le gouvernail de ses idées. Elle est ce navire titanesque qui défie nature et dieux, puis sombre et se perd à jamais. »

Le colonel regardait le Chinois. Le Chinois observait le colonel. La chute sourde d’une bûche dans les flammes. Le tic-tac de l’horloge. Le feu de l’alcool dans leurs yeux.

« Je crois que l’Occident hurle et s’agite vainement, comme un nourrisson abandonné sur le rivage avant la marée. Et nous dans mille ans serons toujours là. Nous aurons vu comme le sage les cadavres de nos ennemis passer. Tôt ou tard, tout se dissoudra dans notre nombre et notre unité. Alors peut-être que demain vos soldats viendront encore vous sauver, que vos médecins et vos marchands adouciront la fin de votre vie. Mais aufond, je crois que votre race est finie. Déprimée par sa frénésie, étouffée par sa supériorité. Vous n’avez plus les armes pour cette vie, et peu à peu vous y renoncerez. »

Le colonel était stupéfait. Jusqu’à ce jour, sa vision de l’Asie se limitait à de petits êtres allant pieds nus, Fu Manchu sournois et sans morale, qui mangeaient du chien en souriant. Il venait de recevoir une leçon de philosophie chinoise. Il comprenait maintenant pourquoi Pol Pot n’avait pas l’air traumatisé le moins du monde.

« Veuillez m’excuser, bredouilla le Chinois, confus d’avoir tant parlé. Ce que je dis est insultant, et insignifiant. Je ne suis pas habitué à boire autant. Je vais aller dormir. »

Le colonel ne trouva rien à répondre. Dans le brouillard d’encens du salon, la vieille horloge s’obstinait à minuter le silence.

« Bonne nuit », fit le Chinois en s’inclinant brièvement, comme un militaire salue.

Il s’éclipsa, et le colonel resta seul, sonné par les paroles de son hôte, sa vision clinique de l’existence, et négligeable de sa propre vie. Il était lui aussi un peu honteux d’avoir cédé à l’alcool, alors qu’il devait protéger la fillette, qu’il était l’unique gardien des lieux et de sa personne. Il resta ainsi cinq bonnes minutes, à penser à sa vie. À contempler son arme noire, les plastiques quadrillés de la crosse et de la pompe, les marquages de la carcasse, la culasse et son rectangle d’inox, la faucille noire de la queue de détente, et le long canon mat, denté de sa lame de visée.

À quoi bon ?

Le colonel fit danser le rhum huileux au fond de son verre, s’amusant à y capturer les flammes de la cuisinière. À recréer dans le liquide son petit enfer.

Son premier démon intérieur, celui de la Contradiction, lui suggérait que le Chinois avait tort, et qu’il ne savait pas de quoi il parlait.

Mais son second démon, celui de la Conviction, en était absolument persuadé : sur toute la ligne, le Chinois avait raison.

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