Guerilla – Tome 2: 51-54

– 51 –

COMBAT, subst. masc.
Lutte dans laquelle sont engagés des adversaires faisant usage de tous les moyens dont ils disposent.

DANS UNE FORÊT DES YVELINES,
LE SEIZIÈME JOUR, 15H34.

Il en avait eu la force. Il avait transgressé la plus grande de toutes les lois. En feignant de trébucher, il avait ramassé cette pierre. Puis il avait attendu, longuement, regardant ses cheveux, sa respiration, étudiant la régularité de ses mouvements. La main serrée sur la pierre, il s’était concentré sur l’arrière du crâne, et d’un coup il avait pris son élan et frappé, de toutes ses forces, exactement là où il le voulait. Le bruit sourd et précis du roc contre le bois.

Simplet avait lâché le feu et les braises s’étaient dispersées en crépitant dans la neige. Il était tombé raide, face en avant, le crâne en morceaux sous sa tignasse, comme du carrelage enfoncé. Le comptable avait vu ce cuir chevelu fendu, ces mèches souillées, la neige se teignant de sang. Il avait attendu. Il avait regardé. Pas un tressaillement. Pas un son. Simplet était mort. Le comptable avait lâché sa pierre avec épouvante. Il était un assassin.

Et voilà deux heures qu’il trottait, seul, comme un damné, levant les genoux façon sportif fanatique, pour se défaire de cette poudre infinie, laissant derrière lui ce sillage désordonné, ne sachant où aller. Deux heures qu’il fuyait son crime et sa réalité, se retournant sans cesse, avec cette atroce impression d’être suivi. L’adrénaline lui avait d’abord tenu chaud, mais ça n’avait pas duré. La neige s’accumulait dans ses mocassins de ville. Le froid lui perforait les chevilles. Chaque pas était comme un coup de piolet dans letalon. Il avait l’impression qu’on lui brûlait les mains et les oreilles au chalumeau. L’acide lactique lui cuisait les jambes. L’effort et l’air froid mettaient ses poumons en sang, et ce sang refluait dans sa bouche. Comme si c’était le sang de Simplet.

En nage, le cœur emballé, au bord de l’évanouissement, il avait enfin décidé de souffler, de s’appuyer contre un arbre, pour tenter de reprendre haleine. Il avait mal aux yeux, ne savait pas où il était, ni où il allait. Il n’avait pas croisé le moindre sentier, que de la forêt, sauvage et enneigée, à perte de vue. Peut-être tournait-il en rond dans cette immensité blanche. Il se mit à tousser violemment, avec, toujours, cet arrière-goût de sang. Comme s’il allait s’en étouffer. De toute sa vie, il n’avait jamais connu pareil effort. Il était malade d’avoir faim. Avec Simplet, voilà plus de six heures qu’ils marchaient, sans avoir osé s’arrêter dans cette neige. Et ils avaient fait quoi ?

Dix kilomètres, peut-être. Même pas. Le comptable réalisa que Simplet avait sur lui le briquet et les couvertures de survie. Dans la panique, il lui avait tout laissé. Le bois était ici plus accidenté, creusé de ravins, tapissé de ronciers, pareils à un réseau de barbelés tendu sous la neige, pour empêcher la progression ennemie.

Alors qu’il allait se remettre en marche, il entendit cette branche craquer. Il se retourna, et le vit arriver. Couvert de sang, les cheveux fous, le corps fumant, hurlant sa rage. Simplet. Le comptable n’en revenait pas. Il n’eut pas le temps de lever les mains, pas le réflexe de plaider. Simplet revenait d’entre les morts, et c’était pour le tuer. Le choc projeta le comptable contre un tronc pourri qui cassa dans son dos. Il tomba à la renverse, Létang sur lui, à califourchon, lui enfonçant les épaules dans la neige. Le souffle coupé, incapable de se relever, le comptable sentit cette odeur, vit de tout près ce regard coupé en deux, cette fureur ceinte de sang, en reçut dans l’œil et sur la joue. L’agriculteur le tenait fermement, de ses grosses mains rouges, de toute sa force de terrien.

« T’as voulu m’tuer hein ? T’as voulu m’tuer ? »

Le sang dégoulinait des deux côtés de son crâne, aspergeait le comptable terrifié.

« Ben c’est moi qui vais t’tuer ! »

D’un énorme coup de tête, Létang fractura le nez de Bernard. Il se pencha et le mordit carrément à la clavicule, à travers le matelas de la veste. Il était devenu fou. De ses deux mains le comptable ne parvenait à le tenir à distance, essoufflé, trop faible, écrasé sous le poids de ce dingue, le dos prisonnier de cette neige, qui rendait tout mouvement latéral impossible. Il allait mourir. Il cherchait à donner des coups de bassin, pour le déstabiliser, mais ça ne faisait qu’enrager Simplet et son regard oblique, qui avait synthétisé dans le mot « tuer » sa seule raison d’exister.

Alors qu’il cherchait de nouveau à mordre, à la gorge, le comptable enroula le bras droit autour de la tête du paysan, cette toison fumante de sang, et la serra de toutes ses forces contre sa poitrine. Simplet le frappait du poing dans les côtes, mais manquait d’élan pour faire mal. De sa main gauche le comptable eut le réflexe de chercher la plaie, cet arrière-crâne à ciel ouvert, ce trou d’os brisés donnant sur la cervelle. Il y alla de bon cœur, fouilla le lobe occipital, de toutes ses forces, sentit parmi les coquilles d’os ses doigts glisser dans la chair molle du cerveau.

Simplet poussa un cri, se dégagea et se releva en se tenant le crâne. Bernard se releva à son tour, une main sur le nez. Les deux hommes soufflèrent longuement. De la fumée émanait d’eux, et la neige alentour était maculée de sang. Et ils se faisaient face, comme deux sauvages rendus à leurs instincts du Pléistocène, se livrant un combat à mort pour la suprématie de cette forêt. Et c’est ce qu’ils étaient.

« Écoutez, commença Bernard à bout de souffle, ce n’est pas moi qui vous ai frappé, c’est lui. Le type au fusil. Il m’a attaqué, moi aussi, et m’a poursuivi. »

Son nez brisé lui donnait une voix de canard de dessin animé. Le sang s’en écoulait par gouttes et se figeait dans la neige comme des araignées rouges. Se tenant toujours l’arrière du crâne, soufflant comme un bison, le visage figé sur une grimace étrange, Simplet le regardait et le comptable n’arrivait pas à décoder ce regard. Il avait l’air d’une bête fauve.

« Je vous jure que c’est vrai. Pourquoi je vous aurais attaqué ? C’est lui qu’il faut retrouver. »

Le comptable doutait fortement de la portée de ce pathétique mensonge.

Simplet n’était plus qu’un épouvantail barbouillé de sang, agité desoubresauts nerveux, fumant comme un démon sorti de l’enfer. Il ne répondait pas. Ce silence était le pire des présages. Bernard était épuisé, trop épuisé pour penser. Il n’aurait pas la force de survivre à un deuxième assaut. Il voulait vivre, mais Simplet était le plus fort. Il ne doutait pas, n’avait pas l’ombre d’un questionnement existentiel. C’était un Terminator. Il lui fallait accomplir cette besogne, cette unique chose qui l’obsédait, tuer. Toute sa vie était là, dans ce moment, dans ce mantra, tuer, et plus rien d’autre n’existait.

Après plusieurs minutes de face à face, ponctuées de respirations lourdes et vaporeuses, Létang palpa encore l’arrière béant de son crâne, contempla son sang frais. La fumée sortit de sa bouche plus lentement, comme une arrière pensée. Il n’y avait pas d’échappatoire. Il fallait tuer, ou être tué. Dans cette neige et ces halliers de ronces, aucune chance de fuir. Le paysan était plus grand, plus robuste. Et le comptable était en mocassins. Et il vit le paysan se saisir de cette branche de bois mort, longue d’un bon mètre, qui gisait contre son hêtre. Bernard regarda autour de lui, dans la neige ensanglantée, ne vit rien de comparable. Simplet approchait, tenant son gourdin à deux mains. Le comptable releva les siennes, paumes en avant, tentant une fois encore de raisonner son adversaire.

« Vous faites une erreur. »

Simplet ne raisonnait plus. Il frappa, comme au cricket, en visant la tête. Le comptable y opposa ses avant-bras, et la branche morte se brisa sur eux. Simplet eut l’air un peu décontenancé.

« Je vous préviens, mentit de nouveau Bernard. J’ai des années de boxe derrière moi. Si vous m’attaquez encore, je vous tuerai. »

Mais sa cloison nasale enfoncée lui donnait cette voix épouvantable, à des années-lumières d’un début de crédibilité. Simplet avança encore, les bras tendus comme un somnambule, pour le saisir au collet. Mains levées devant lui, le comptable vit que l’autre gardait son menton en avant, bien dégagé. Il frappa à l’instinct, et le coup porta, à la mâchoire. Simplet ne tomba pas, mais se protégea le visage à retardement, comme un mauvais boxeur. Bernard lui décocha un puissant coup de pied à l’entrejambe, et Simplet se plia en deux en poussant un cri sourd, les mains sur les parties. Galvanisé, Bernard le frappa à la tempe, le fit tomber, se rua sur lui. Il avait saisi un morceau de labranche brisée. Sonné, l’autre s’était recroquevillé en position fœtale. Le comptable frappa plusieurs fois, sur les mains et les bras, avant de heurter le front. Alors Simplet lâcha prise, cessa de se défendre, et Bernard, possédé, continua de frapper, de toutes ses forces. Au plus profond de cette forêt ouatée, on n’entendit plus que les coups sourds du morceau de hêtre, s’effritant contre le crâne du paysan.

Le comptable s’était relevé. Simplet ne se relèverait pas, ne reviendrait plus jamais le hanter. C’était fini. Il n’avait plus de tête, juste une bouillie informe et concave, d’esquilles et d’échardes, un peu comme un visage de cire, fondu au chalumeau, aspergé de sang et de cervelle, qui ressemblait à de la pulpe de litchi. Au moins ce qui restait de son regard était devenu symétrique. Du pied, le comptable tâcha de couvrir le carnage de poudreuse, pour en faire disparaître la vision, et peut-être le souvenir. La neige buvait le sang. En nage, Bernard ne sentait plus le froid, tremblait de tous ses membres. Son nez lui faisait mal.

C’était lui ou moi, pensa-t-il. Simplet avait toujours voulu sa peau. Dès le premier jour.

– 52 –

MORT, subst. fém.
État irréversible d’un organisme ayant cessé de vivre.

QUELQUE PART EN LOZÈRE,
LE SEIZIÈME JOUR, 16H16.

« Je crois qu’il est mort. »

Le chef ne bougeait pas. Étendu face contre la glace, bras le long du corps, raides comme des piquets de clôture, les mains violacées tirant sur le noir.

« C’est un gendarme », dit la jeune femme, accroupie auprès du corps. Debout derrière elle, son compagnon portait son fusil cassé sur l’épaule, à la manière d’un chasseur. Tous deux étaient chaudement vêtus, équipés de raquettes de neige.

« Monsieur ? »

L’homme au fusil secoua la tête, enleva ses lunettes de soleil.

« Il est mort, je te dis. »

La fille se pencha au plus près de la momie englacée, visage à ras la neige, comme un enfant curieux examine un cadavre de chat.

« N’y touche pas, c’est dégueulasse. »

Le chef tourna brusquement la tête. La fille poussa un cri de surprise et se releva, horrifiée par ce visage noirâtre et excorié, carbonisé de froid. Le chef se redressa à son tour, cracha dans la neige, s’essuya la bouche en arrachant un lambeau de son nez, qui était aussi noir que ses doigts et le contour de ses oreilles. Il épousseta la neige de son torse et de ses épaules comme si elle avait été de la chaux vive. Ses paupières et ses lèvres gercées étaient gratinéesde pus. Des cristaux de neige adhéraient à sa barbe et ses sourcils, pareils à des moisissures. La peau desquamée des pommettes, du menton et du front tirait au rouge vif. Ses yeux dilatés semblaient renvoyer à un cerveau en dérangement. C’était un zombie.

« Ne me touche pas, chienne de l’enfer. »

Sa voix était rauque, la mâchoire paralysée par le froid. La fille regarda son compagnon d’un air outré, comme en présence de n’importe quel malotru de supermarché. L’homme au fusil eut un léger sourire oblique, jugeant que ce pauvre type à moitié mort n’avait pas l’air bien dangereux. Le chef avait vu ce fusil ouvert, mais le temps que ce chien de paysan l’arme il l’aurait perforé de dix balles.

« Viens », avait dit l’homme au fusil à sa femme.

La fille le rejoignit.

« Emmenez-moi avec vous, ou je vous fume. »

Comme s’il n’existait pas, le couple s’était détourné, et avait repris sa marche.

« Ho ! Sales kouffars ¡Vous m’emmenez avec vous ! »

Il cherchait à crier de sa mandibule engourdie, mais on n’entendait que les voyelles. De ses doigts noirs et raides comme du charbon il palpait sa hanche, cherchait sa Kalach. Elle n’était plus là. Il regarda par terre, derrière lui. Rien. Pas possible. Il l’avait perdue. Il se retourna, vit le couple à raquettes s’éloigner, d’un pas lunaire et robotique, au-dessus de la neige gelée.

« Attendez ! »

Il tenta de les suivre, se lança sur la couche de neige, et sa jambe raide s’y enfonça.

« Madame ! supplia-t-il. Excusez-moi ! »

Elle ne se retourna même pas.

« Je vous ai pris pour d’autres ! Revenez ! »

Il se releva. S’effondra de nouveau.

« Pitié ! Je veux juste rentrer chez moi. »

Il s’était mis à pleurer, comme il avait un jour pleuré devant la juge aux affaires familiales, après qu’il eut tabassé sa femme, avant de l’assassiner un mois plus tard. Crime d’honneur, huit ans, ramenés à cinq automatiquement, et à trois dont deux de mise à l’épreuve par un juge d’application compatissant.

Il avait rencontré en prison trois de ses hommes. Et il avait encore pleuré quand on l’avait interrogé sur d’autres fichés S radicalisés, suspecté qu’il était de les avoir aidés à cacher des armes. Rappel à la loi. Et il avait monté et réalisé son projet de massacre d’un village entier. Et personne n’en saurait jamais rien, et il pleurait aujourd’hui dans la neige, au fin fond de la Lozère, oublié de Dieu et du monde. Pour lui, pour rien. Peine perdue. Les deux autres étaient déjà loin. Il roula sur le dos, les bras en croix, comme un rédempteur de carnaval maquillé de cirage et de rouge à lèvres. Il écouta au loin le craquètement des raquettes sur la neige gelée, et ce bruit s’atténua peu à peu jusqu’à disparaître. Le chef porta un peu de neige à sa bouche, mais la glace lui brûla les lèvres et la langue. Il était seul et ne bougerait plus d’ici.

Tué par le froid, cet homme qui tuait par le feu. Les heures passèrent, et il n’était déjà plus là. Et sur son corps s’était remise à tomber la neige, cette ode éphémère au silence éternel.

– 53 –

CHINOISERIE, subst. fém.
Ce qui rappelle certaines particularités, réelles ou non, attribuées au peuple chinois, comme la bizarrerie.

PARIS 13e,
LE SEIZIÈME JOUR, 17H08.

On torturait le colonel pour lui faire avouer qu’il était le grand-père de Vincent Gite. Des entraves le maintenaient aux armatures métalliques de son lit. Un des bourreaux était chinois. Il tenait un fer chauffé au rouge. La douleur au ventre était insoutenable. Le colonel parlait, et les bourreaux, satisfaits, remballèrent leur matériel. Le colonel entendit comme s’il y était le sifflement du fer que l’on trempe.

Il se réveilla en sursaut. Pol Pot faisait de la friture. Quelle heure était-il ?

« L’honorable officier dort de mieux en mieux », observa le Chinois en indiquant la lumière du jour déclinante, à travers la fenêtre. La nuit allait tomber.

« Guérilla ?

— Elle dort toujours. »

Le colonel monta se rendre compte. C’était vrai. La fillette ne s’était levée qu’une seule fois depuis leur arrivée, et pas très longtemps. Le Chinois lui avait monté un thé, et elle avait dit au colonel que le Monsieur aux yeux bizarres lui faisait peur. Le colonel l’avait jugée en pleine possession de ses moyens.

« Mes nems sont actuellement les meilleurs de Paris », proclama Qi-Guài quand le colonel redescendit, en posant un plateau de victuailles sur la table.L’odeur était alléchante. Le retraité s’installa. Il se remettait peu à peu de ses courbatures, reprenait des forces.

« Dites-moi, Tchi-Tchuaï, commença-t-il entre deux bouchées – un peu pâteux mais excellent –, cette nuit j’ai entendu un hurlement, pas très loin d’ici. Comme un hurlement de femme, je l’avais déjà entendu juste avant d’arriver chez vous. »

Le visage du Chinois s’était assombri.

« Oui, c’est extrêmement désagréable. »

Le colonel s’était interrompu en pleine bouchée. On eût dit qu’il parlait d’un loir coincé dans le grenier, troublant son sommeil.

« On l’entend presque tous les jours. Au début je croyais comme vous que c’était une femme. Je pense plutôt que c’est un petit garçon. »

Le Chinois trempa son nem dans la sauce piquante.

« C’est l’ennui qui fait ça. Les gens n’ont plus de télévision. »

Il avala sa bouchée, secoua la tête d’un air réprobateur.

« Folie des hommes… »

Le colonel avait cessé de manger tout à fait. Son imagination se perdait dans l’horreur.

« Prenez donc un verre, proposa le Chinois. Baijiu traditionnel ! »

Le colonel humecta ses lèvres.

« Pas comme ça, conseilla le Chinois. Il faut le boire d’une traite ! Cul sec ! »

Il montra l’exemple. Le colonel l’imita, fit la moue aussitôt. Une sorte de mirabelle, en moins bon et plus fort, avec un arrière-goût curieux, assez désagréable.

« Si l’honorable officier préfère, j’ai ici du whisky japonais. »

Oui, l’honorable officier préférait. Surtout si c’était du Yamazaki. Le Chinois le servit. Le colonel but.

« Ça, fit-il en reposant son verre, ça c’est un nectar. »

Son hôte souriait largement.

« Alors buvons à notre santé ! »

– 54 –

VITRIOL, subst. masc.
Acide sulfurique concentré.

PARIS 20e,
LE SEIZIÈME JOUR, 17H21.

Le feu de l’acide avait rongé jusqu’aux tendons du crâne toute la partie gauche du visage. Elle avait perdu son oreille, sa paupière et une partie de son nez. La bouche s’était muée en un affreux rictus, comme le sourire d’un méchant de comics. On l’avait emmenée devant un miroir, et forcée à regarder ce qui restait de son profil d’os lisses et de sang, cet œil gauche qui n’était plus qu’un globe rouge et larmoyant, cette grimace plastifiée qui serait désormais son visage. Puis on l’avait jetée dans une cave, reconvertie en cachot, pour la laisser méditer son crime.

Sadia n’avait pas pu se retenir. L’occasion s’était présentée. Elle venait de faire un esclandre avec ce garde qui lui avait « mal parlé », et le calife, qui passait par là, avait entendu les éclats de voix, était venu se rendre compte. Elle avait demandé à lui parler. Il l’avait dévisagée un moment, de ses yeux si bovins qu’on les aurait dits près de meugler, et elle avait soutenu ce regard, le fixant dans la sclère de ses yeux jaunes. Et il avait accepté. Ils s’étaient dirigés vers ses appartements. Jusqu’au dernier instant, le garde avait cherché à dissuader la jeune fille, l’exhortant à en dire le moins possible, à mesurer chacune de ses paroles.

« Es-tu une bonne musulmane ? » lui avait demandé le calife une fois la porte fermée.

Ça commençait mal. Sadia s’était mordu les lèvres, en pensant à Elina,aux conseils du garde.

« Il y a quelque chose que je dois vous dire.

— Votre grandeur, souffla le garde.

— Votre grandeur, ajouta Sadia.

— Ma femme était la femme la plus pure que le monde ait jamais connu », poursuivit le calife en regardant au loin, sans l’écouter le moins du monde.

C’est à cet instant que Sadia explosa.

« Et toi tu es pur, hein ? Tu te prends pour qui, grandeur de mes couilles ? »

Le calife tourna vers elle un visage stupéfait.

« Petit braqueur de merde ! continua Sadia. Tu crois que tu vas devenir un prophète ? Tu crois que tu vas faire de nous tes putains ? Une sous-merde de petit caïd comme toi ? »

Elle déballa tout, sans aucune mesure. Les menaces, les injures, les malédictions, un condensé de colère, de haine et de peur. Bouche bée, le poing tremblant dans son dos, Aboubakar l’avait laissé finir. Puis il s’était tourné vers le garde.

« Blasphème. Tu sais ce qu’il faut faire. »

Les bruits de couloirs circulaient vite, dans le palais. Elina apprit avant la nuit ce qui était arrivé à Sadia. Sans manifester la moindre émotion, elle classa l’information, et se remit au travail.

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