Guerilla – Tome 2: 33-34

– 33 –

HUMANITAIRE, adj.
Qui s’attache à soulager l’humanité souffrante, à venir en aide aux hommes dans le besoin ou en détresse.

EN MER MÉDITERRANÉE,
LE DIXIÈME JOUR, 12H22.

Le navire fendait le champ de la mer, crevassé d’écumes fuyantes, tirant derrière lui le fardeau de son sillage immense. Le Balasko, ancien câblier de quatre-vingt-cinq mètres, reconverti en « navire citoyen » par l’ONG Marée noire, avait sillonné la Méditerranée de part en part, six-cent-soixante-cinq fois, en sauvant plus de cent-mille itinérants, remorqués jusqu’à lui par des passeurs. À bord, une vingtaine d’humanitaires, et une centaine de réfugiés, « mineurs persécutés » d’une trentaine d’années, équipés de bonnets de laine et d’épais manteaux, venant principalement d’Afrique de l’Est et du Sahara.

La pêche n’avait pas été bonne, à peine le sixième des capacités du navire, du fait d’une mauvaise coordination à l’approche des côtes libyennes, et de l’obstination du capitaine à regagner la France, qu’un chimiquier de passage disait en proie à des « troubles civils importants ». Le vieux marin s’inquiétait pour les siens, et se sentait bien seul à cette barre qu’il ne laissait jamais à personne. Elvis, son malingre chef des machines, était toujours ailleurs. Et dans un souci de représentativité, l’ONG avait offert au jeune Anton, en début de transition, le poste de premier officier, ce qui faisait d’elle et de son éternelle casquette Army noire délavée le premier transgenre de l’équipage nommé à une si haute responsabilité. Il se murmurait que l’opérateur radio, Stef, premier secrétaire de l’ONG, était le véritable maître àbord. Cet activiste radical, reconnaissable à son crâne rasé à l’exception de trois dreads rouges tressées en queue de cheval, était fier de cette réputation.

Pour lui, chaque nouveau-né blanc était un drame. Il prônait la castration, physique, chimique et mentale des hommes de sa race, accompagnée d’une redistribution générale de leurs terres et de leurs biens, et d’une adoption massive de petits sahéliens. Son but était clair : faire disparaître la souillure blanche de cette Terre. La dissoudre dans le nombre.

Sur le pont il souriait au vent du large. C’était en bonne voie. C’est lui qui gérait les accords avec les passeurs, et organisait sur le terrain les opérations de repêchage, en coordination avec les marines européennes, quasiment à leur service. Il avait approuvé la décision du capitaine, de regagner le continent au plus vite. Si une révolution sociale éclatait, l’ONG devait en être, du côté des itinérants et des relégués, avec qui il ne manquait jamais une occasion de se faire photographier, tout sourire, yeux rougis par le shit.

Sur le Balasko, c’est Sergueï qui s’en chargeait, un mystérieux photographe free-lance dont personne ne savait rien, en réalité violeur d’enfants à son compte, qui avait trouvé dans l’humanitaire une sorte de paradis. Les autres militants étaient essentiellement des femmes, âgées, enseignantes retraitées, membres de Médecins du monde ou du Collectif contre la précarisation des accompagnant.e.s. Monique, Simone et Thérèse, figures du milieu, affectueusement surnommées MST par l’équipage, étaient soulagées : la distribution de nourriture, végan et spécialement épicée, s’était bien passée.

Il faut dire qu’Aldebert, le cuisiner antillais, embauché grâce à une vague connaissance, avait été longuement briefé pour ménager les susceptibilités.

Un Malien avait cependant jeté son plateau en accusant l’équipage, du fait de l’absence de viande halal, de complaire aux chrétiens. Aldebert, solide gaillard aux convictions terre à terre, et dont les enfants ne mangeaient pas aussi bien, fut d’avis de l’attraper par le col.

« Il faut les comprendre, avait plaidé Simone en s’interposant, le réchauffement les déstabilise tellement. »

Les itinérants se montrèrent dans l’ensemble plutôt satisfaits de leurs cabines et des fournitures numériques. En dépit des traditionnelles tensions entre Érythréens, Soudanais et Somaliens, l’ambiance était au beau fixe. Monique dansait lascivement dans le salon supérieur, avec des itinérants qui plaisantaient dans son dos. Une manière de gérer la déception : pour les allécher, les passeurs leur promettaient qu’aussitôt transbordés des dizaines de jeunes Blanches, disponibles et folles de désir, leur tomberaient dans les bras. Les moins regardants se contenteraient de Monique, soixante-six ans et autant de fibromes, et dont le visage était à lui seul une comédie dramatique.

Défoncé dans un coin de la timonerie, Stef rêvait de grand soir. Seul le vieux capitaine, inquiet, ne quittait pas sa barre.

C’est au petit jour, quand tout le monde dormait enfin, que le Balasko arriva à vue de Marseille, et voilà pourquoi personne ne leur répondait. Ces fumées que l’on voyait de si loin, c’était la ville qui brûlait. Le capitaine fit réveiller son équipage. Anton pleurait. Elvis ne disait rien. Brutalement redescendu, Stef capta des communiqués militaires, diffusés en boucle, évoquant l’état d’urgence, et appelant les citoyens à rester chez eux. Tous les vols et accostages sur le territoire étaient suspendus jusqu’à nouvel ordre. Les docks étaient en flammes. Vu d’ici, ce n’était pas une révolution : c’était la guerre.

Le capitaine ne voyait qu’une solution : mettre cap sur l’Espagne. L’Italie fasciste, même pas la peine d’y penser. Stef était contrarié, mais ne voyait pas comment accoster dans pareil chaos. Le plus délicat fut de l’expliquer aux itinérants… Il s’y employa, et on l’écouta.

Et le demi-tour eut lieu. Mais la croisière avait cessé de s’amuser. Les persiflages des réfugiés à l’attention des humanitaires se faisaient plus mordants, moins dissimulés. Leur frégate référente, le navire militaire qui les escortait et les assistait, ne répondait plus. Le jour s’était levé, mais pas le soleil. La soudure de la mer et du ciel, incertaine, vacillait sur l’horizon. Le large se balançait, l’abscisse de la mer oscillait autour du navire, et les migrants vomissaient. Et sur la face gercée des flots la neige s’était mise à tomber. Elle fondait sur le vernis de la mer et l’étrave fendait ces eaux grasses comme un fer de patineur marquant la glace. Fragile miroir que cette mer, posé sur les grandes profondeurs, où l’on ne voyait que son reflet. Illusion, mirage. À flot la vie, les croyances et les espoirs. Et sous ce mensonge de surface gisent sans fond les eaux noires.

– 34 –

BATAILLE, subst. fém.
Action générale de deux armées qui se livrent combat.

PARIS 12e,
LE DIXIÈME JOUR, 15H00.

Un premier djihadiste se lança à découvert. Sur le toit du POPB, la 12,7 pivota sur sa course et une seconde plus  ard son bras droit disparut dans un nuage de sang, poudre de chair et de vêtements. Bras tranché à ras, artère axillaire en geyser, l’homme regardait autour de lui, incrédule, se demandant ce qu’on avait bien pu faire de son  ras, comme émerveillé par ce tour de passe-passe, jusqu’à ce qu’un second tir le prive de la moitié de sa tête.

Les soldats du Califat encerclaient le Palais omnisports par le nord. Après un moment de flottement, leurs  uissantes Kalach, chambrées en 7,61, mitraillèrent le bâtiment, sans discontinuer, sans même distinguer les positions adverses. Les légionnaires, mieux protégés, dotés de munitions plus véloces et précises, lâchaient  haque coup cible acquise, dans l’intention de tuer. À une si courte distance, leurs balles de 5,56 se pulvérisaient  ans les corps « hostiles », en y transférant toute leur énergie.

Allongé sur le toit de cette arène en forme de blockhaus, le sniper du 2e REP, muni de sa carabine à verrou,  battait son homme à chaque tir, rechargeant aussitôt, cherchant d’instinct une prochaine cible. Un tir, une tête,  ne tête, un tir. À ses côtés, la mitrailleuse lourde balayait les environs de rafales meurtrières, trouant les arbres,  perçant les tôles et perforant les murs. D’autres soldats les avaient rejoints. Cinq sur le toit, trois à l’entrée,  uatre sur les pourtours du bâtiment.

Tous au feu. Et tous en avaient l’habitude. Danjou avait donné ses ordres : àl’intérieur, civils armés et policiers  e tenaient prêts. Personne d’autre qu’un légionnaire ne devait franchir vivant cette porte.

Le long du bâtiment, la mitrailleuse légère des militaires était entrée en action, crachant ses ogives dans un bruit  e crécelle, à près de mille coups par minute. Sur le toit, la 12,7 faisait merveille. Les assaillants étaient  loués sur leurs positions, certains d’entre eux blessés, d’autres aveuglés par les éclats de béton. Les légionnaires  avaient leur affaire. Ils étaient expérimentés, bien équipés – casques Spectra et lunettes de combat –, et la  uerre  était leur métier.

Mais rien n’était joué. Les djihadistes, bien que refroidis par la précision des paras, étaient vingt fois plus  ombreux. Le jeune frère du calife, jusque-là à la tête d’un lobby associatif contre les publicités consacrées à l’hygiène intime, savait que les militaires n’étaient qu’une poignée, et ne pourraient rien contre un assaut  massif.  Sûr de lui, il haranguait ses hommes, promettait le paradis pour les braves, pensait déjà au récit soigneusement enjolivé qu’il ferait de sa victoire.

Les armes s’étaient tues. De part et d’autre on rechargeait, on passait les consignes. Sur le POPB enneigé ne s’élevaient plus que la fumée des canons brûlants et le souffle régulier des soldats. Un cri avait soudain retenti.

« Allahou akbar ! »

On montait à l’assaut. Les militaires en virent sortir de partout, de derrière les façades, les voitures, les bosquets, couverts par leurs rafales d’armes automatiques, tirées en tous sens, créant contre les façades du POPB un véritable mur de poussière. Les légionnaires répliquèrent massivement. La neige se trempa de sang. Les hurlements des assaillants s’évanouirent dans le fracas des tirs. Le frère du calife avait actionné le mécanisme du carnage. La fin des mots, le règne des balles.

Dans l’enceinte on pleurait, on se recroquevillait les mains sur les oreilles et on laissait parler les armes. Les coups sourds de la 12,7 continuaient à faire trembler le bâtiment jusque dans ses fondations. On laissait passer cet orage mortel de feu et de fer, qui signifiait, tant qu’il existait, qu’il n’y avait ni vainqueur ni vaincu. Tout était suspendu à ce duel technologique, à cette minute totale et historique. Des deux côtés, les chargeurs y passaient par dizaines. On tira des milliers de balles, les tympans percés, les culasses surchauffées, les doigts gourds, les canons rougis par l’intensité du tir. Une fusillade sans précédentdans toute l’histoire de Paris.

Au dehors l’atmosphère était fibreuse, tramée de plomb, possédée par les armes, emplie de fumée, d’ondes, de détonations, saturée de poudre et de poussière.

Soudain, les chefs gueulèrent des ordres, et le feu cessa. De part et d’autre on voulut faire le point. Côté Califat, un homme profita de l’occasion. Il se leva, seul, tenant devant lui une portière de voiture, en guise de bouclier. Et comme si ça avait été l’idée du siècle, il chargea. Seul.

C’était un déséquilibré.

Le tireur de précision, ce monstre froid parmi les hommes, quêta le regard de son capitaine, et sans un mot l’œil de l’officier passa du tireur à la cible, ce qui était un oui catégorique. Le sniper verrouilla sa cartouche, prit sa visée, colla son réticule sur la portière, au niveau de la tête présumée de l’imbécile. Respiration bloquée, instant de silence. L’univers dans cet œil. Et la mort sur cette tête, ballottée sous sa cache ridicule. Et le silence expira. Percussion centrale, explosion de la charge, balle chassée en tournoyant du canon lourd et rainuré, balle indécelée fendant les airs et transperçant portière, crâne, cervelle ennemie. Balle émiettée dans la neige et la chair. La portière tomba et puis le corps, sur la portière, privé à jamais de son lointain point d’équilibre. Le bruit de la culasse déverrouillée, de la douille éjectée, et puis ce silence, comme si les dieux l’avaient intimé aux armes, pour apprécier pleinement la saveur de l’instant.

Et de nouveau, le crépitement des rafales, une charge à pied, le rideau de fumée, la fusillade totale. Plusieurs minutes de massacre aveugle, et la mort donnée au hasard, lardant l’espace-temps, fusant partout, frappant plus vite que le regard. Et de nouveau l’accalmie. Le cliquetis des douilles.

Un cri d’agonie. Une rafale. Un tir. Puis tout s’arrêta. Plus rien. Un silence de fin du monde.

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