Guerilla – Tome 2: 26-29

– 26 –

EXODE, subst. masc.
Fuite, départ, déplacement de personnes.

PARIS 13e,
LE HUITIÈME JOUR, 16H33.

Ils allaient mourir. Le colonel n’arrêtait plus d’y penser. Il faisait trop froid. Le vent leur perçait les os. La fillette ne tiendrait pas. Ce sac, si lourd. Cette arme, si froide. Il ne voyait pas comment survivre à une nuit de plus dans cet enfer blanc. Il leur fallait trouver un refuge et de l’aide, ou ils allaient mourir. Et la mort ne viendrait pas vite. Il songea de nouveau à cette arme, à ses cartouches, à la fillette.

Il repensa à Jocelyne. Cette mort il pouvait la hâter…

Vincennes paraissait totalement hors de portée, surtout depuis ce détour, du fait des incendies, et de cette rue barrée de corps, carbonisés dans leur fuite, enlisés jusqu’à la taille dans un magma de décombres. Des créatures hurlantes, poudrées de neige et de cendre, rongées par le feu jusqu’aux os du crâne, les membres racornis, agrippant le vide et tombant en poussière, les peaux noircies, tannées comme du cuir, parfois crevassées de chair jaunâtre et cuivrée. Des malheureux piégés dans leur quotidien, balayés par l’éruption du réel, fossilisés dans une panique sans forme, comme sous les cendres d’un nouveau Vésuve. Ces esquisses humaines paraissaient ramper vers eux, comme d’affreux souvenirs, comme tous les damnés vengeurs de ce monde, convergeant vers ses deux derniers innocents.

Il était trop tard pour cacher les yeux de la petite. Elle avait tout vu. « J’ai peur », avait-elle dit simplement. « Ils me regardent. » Ils avaient fait demi-tour. « Je ne veux plus jamais les voir. » Le colonel n’avait rien osé promettre. C’était un long détour, trop long.

Des heures passées à marcher sous les poudres du vent, bras croisés, têtes baissées, corps ramassés, repliés sur eux-mêmes, à avancer. À aller contre le courant des choses. Sans savoir pourquoi. Sans plus penser qu’aux spectres des grands brûlés. À leur affreuse odeur de viande grillée. Et les voilà qui fuyaient ce décor désolé, ces immeubles calcinés, ces décombres de charpentes encore fumantes, où parfois le feu couvait encore, et où venaient doucement mourir les spores du ciel. Impossible de s’y abriter. Il leur fallait un abri. La fillette grelottait. Elle avait de la fièvre. Elle marchait encore, mais ne tiendrait pas longtemps. Le colonel n’osait frapper aux portes, de peur d’être assailli, et désarmé.

La neige et la cendre, compactes, indistinctes, mêlées comme des sœurs, formaient une mélasse à chaque pas plus épaisse, à chaque pas plus lourde. Étaient-ils toujours dans le 13e ? Le colonel n’arrivait plus à penser. Et il avait encore perdu du temps avec cet homme blessé, plié en deux, qui se tenait les côtes comme s’il souffrait d’un point de côté, contre la devanture barricadée de ce qui fut un restaurant. L’homme pissait le sang, et le sang se décolorait dans la neige.

« M’a planté, grognait-il. Ce fils de pute m’a planté. »

Un Kosovar. Ou quelque chose comme ça. Le colonel resta planté là, de longues secondes, sans savoir que faire ni que dire, comme auprès d’un ami victime d’un chagrin d’amour.

« Mon meilleur pote, putain. »

Le colonel avait fait mine de repartir.

« Aide-moi, mec. Ou je suis mort. »

La petite avait peur.

« Écoutez, il n’y a rien que je puisse faire. »

L’autre s’était mis à cracher du sang.

« Il n’y a rien que je puisse faire, alors je vais partir. »

Le blessé avait tourné vers lui un regard affolé. Du sang noir comme de l’huile de vidange s’échappait d’entre ses doigts. Le colonel devina la blessure, au foie. La veine porte. Radical. Il avait pris la petite par la main et ils étaient repartis. Au bout de quelques mètres, la petite s’était retournée en lui demandant si on ne pouvait vraiment pas l’aider, et le colonel pressant lepas avait répondu que non, l’aider on ne pouvait vraiment pas.

La nuit était déjà sur eux, et la peur, et plus encore la fatigue et le froid. Depuis les violents incidents des troisième et quatrième jour – le colonel avait entendu de sa fenêtre de véritables fusillades –, les citoyens désertaient les rues, se barricadaient chez eux. Il n’y traînait que quelques marginaux, sans logis ou expropriés. Le colonel pensait que leur nombre allait se multiplier, avec les inévitables pénuries.

La veille au soir, ils avaient vu cet homme, accroupi, de dos, agité de soubresauts bizarres. Le colonel avait d’abord pensé qu’il se masturbait, avant de comprendre qu’il aiguisait son couteau sur le rebord du trottoir. Puis ils avaient vu cette femme, cheveux gris et visage gercé, qui remplissait de neige des casseroles, et s’activait en les voyant arriver. Elle avait fait mine de fuir, puis s’était ravisée, peut-être pour ne pas indiquer l’endroit où elle habitait. Le colonel lui avait proposé de l’aide, et la vieille l’avait regardé comme s’il était fou. Digne bourgeoise il y a quelques jours, elle ressemblait à une sorcière. Elle lui avait parlé sans le regarder de ces gangs qui tenaient les rues, trafiquant de l’alcool, des batteries de voiture, des cachets, et, plus lucratif, des enfants, parce qu’une sorte de mafia avait mis la main sur la crèche du quartier. La vieille avait soudain examiné le colonel de la tête aux pieds, de son regard paranoïde, pitoyable et vaguement hostile, avant d’ajouter qu’ils tuaient aussi les marcheurs isolés.

Puis elle avait parlé de ces jeunes activistes, place Lindon, qui avaient appelé au porte-voix à instituer une République solidaire post-raciale, avant d’être dépouillés, massacrés, et laissés là. La vieille avait dit qu’elle n’avait plus rien à perdre et était rentrée chez elle.

Après de larges détours pour éviter des attroupements – le colonel craignait d’être désarmé s’il se mêlait à la foule –, ils avaient passé la nuit dans un box de moto fracturé. La petite dormit d’un sommeil sans rêves. Le colonel ne put fermer l’œil, tentant d’identifier tous les sons de la nuit, arrêtant de respirer quand des ombres humaines passaient dans leur rue, évaluant la distance qui les séparait des coups de feu et des cris. Et de nouveau, après les détours dus aux incendies et à leurs momies de cendres, après s’être perdus à plusieurs reprises, ils cherchaient un coin pour passer la nuit. Il avait pensé au métro, mais il regorgeait de squatteurs, qu’on entendaitse battre et s’injurier. Ils n’avaient rencontré personne d’autre, jusqu’à ce soir si froid, où ils avaient vu cette sorte de tumulus neigeux, qu’intrigué il avait poussé du pied. Le tumulus s’était fendu en deux et un homme en avait jailli en vociférant, comme une germination monstrueuse. L’homme s’était aussitôt radouci en voyant le fusil, qu’il ne quitta plus des yeux, comme un Peau-Rouge devait regarder un bâton-qui-crache-le-feu voici quatre-cents ans. Il s’excusa en expliquant que tout était de la faute du bailleur, que son digicode l’empêchait de rentrer chez lui, qu’en cas de coupure de courant la plupart des sas électroniques se déverrouillaient automatiquement, mais pas le sien, et ce salaud de bailleur lui avait menti, et c’était bien ironique n’est-ce pas.

« Vous êtes en train de me dire que la plupart des portes sont ouvertes ? »

L’autre hocha la tête.

« Celle du type derrière le cybercafé ne ferme plus. Ils sont entrés à quatre ou cinq, j’ai entendu sa femme crier. Lis doivent y être encore. Partout où on peut entrer, il y a quelqu’un qui se terre, et il y a de bonnes chances pour qu’il ne soit pas aimable. Je me suis fait jeter trois fois, je préfère rester ici, c’est encore le moins risqué. Si vous entrez quelque part avec ce fusil, ne vous fiez à personne. Et surtout n’allez pas vous endormir. Ils ne vous rateront pas. »

Le colonel allait lui proposer de les suivre, mais l’homme tira sur lui sa couverture moisie, et le colonel et la fillette passèrent leur chemin. La nuit approchant, ils n’apercevaient plus que des ombres, au loin, qui se détournaient d’eux, et surtout de son arme. Ils s’arrêtèrent devant un porche intact, où se terrait quelqu’un sous des cartons. « Une place », avait dit le colonel, en levant à peine son arme. L’autre avait baissé sa couverture, jeté un œil.

« Va te faire foutre. »

Et il avait relevé sa couverture. Le colonel reprit la main de la fillette, et ils continuèrent. Les déchets balancés par les fenêtres commençaient à joncher les rues. Une sorte de décharge avait pris forme au carrefour de celleci. Un obèse entièrement nu s’agitait contre ce tas d’ordures, fouillant frénétiquement les déchets. Il vit le colonel et la fillette, se tourna vers eux, et ses immenses monceaux de chair blanchâtres et violacés ondoyèrent après lui, comme des jambons de fumoir. La fillette serra la main du colonel un peu plus fort. Le retraité n’avait jamais vu un tel corps, si affreusement distendu. Les bras étaient comme entravés de bouées de graisse. Ses énormes seins en poire, pointant vers le bas et les bras, paraissaient sur le point de se désolidariser de lui-même. Le ventre, immense et flasque, crevassé vers le bas, mesurait un bon mètre de large. Un pénis infinitésimal grelottait entre ses cuisses. Le visage même du bonhomme était envahi par la graisse, et ses yeux chaussés de petites lunettes rondes en étaient tout plissés. Il paraissait ne pas souffrir du froid. Ni de pudeur excessive.

« Il me faut un portable mec, dit-il en joignant ses deux mains minuscules et boudinées. Je peux pas vivre sans. Je suis nomophobe, tu sais ce que ça veut dire ? Nomophobe au dernier degré. Je pourrais tuer pour un Smartphone. »

Cet addict des vidéos de torture, dont il possédait une impressionnante collection, regardait alternativement le colonel, le fusil, la fillette.

« On n’a pas de téléphone », avait froidement dit le colonel en passant à côté de lui.

Le gros leva les bras au ciel, les laissa retomber, et les ondulations du choc firent plusieurs fois le tour de cet océan de graisse.

« À bouffer, mec. Donne-moi au moins à bouffer. »

La sueur rutilait sur son front. Le colonel et la fillette s’éloignaient. L’obèse se gratta la poitrine et la peau à cet endroit devint blanche, puis tira vers le rouge.

« Grossophobes ! » hurla-t-il quand ils furent à bonne distance.

La fillette se retourna, pas le colonel.

« C’est un gentil, lui ?

— Je ne crois pas. Je ne le connais pas. »

Ils marchèrent encore, et encore, enveloppés de neige, et trouvèrent enfin cette cabine de toilettes publiques, laissée ouverte. Des traces de sang par terre, une odeur infecte. Le colonel verrouilla la porte, ils s’installèrent du mieux qu’ils purent, s’enveloppèrent de leurs couvertures.

« Tu peux dormir, avait dit le colonel en essayant de sourire. Je vais monter la garde. »

Au bout de quelques minutes il dormait, et la fillette restait éveillée. La fièvre était trop forte. Elle se mit soudain à vomir. Le colonel se réveilla, hébété. Il ne sut que faire. Il la serra contre lui. « Chut. Ça va aller, fit-il. Ça va aller. »

La petite se dégagea et vomit de nouveau sa bile, dans un râle de douleur.

« Voilà, c’est bien. Grande fille. Chut. Ça va aller. »

La fillette pleurait, et le colonel n’était pas loin d’en faire autant. Il pensa à Jocelyne, qui aurait su quoi faire. Jocelyne. Avec son bon sens bien à elle, elle l’engueulerait sûrement, « Henri, mais enfin Henri ! », il râlerait pour la forme, et elle trouverait une façon d’habiller la petite, de la nourrir, de la soigner. Et il en resterait bouche bée, agacé, mauvais perdant.

La fillette ne vomissait plus. Elle haletait. Le colonel posa sa grande main froide sur le petit front brûlant. Il se mit alors à prier, pour la première fois depuis ses vingt-deux ans, date à laquelle il s’était affranchi de ce qu’il qualifiait de superstition d’adolescent.

Puis il repensa à son arme.

– 27 –

HAINE, subst. fém.
Sentiment de profonde antipathie à l’égard de quelqu’un, conduisant à souhaiter son abaissement ou sa mort.

DANS UNE FORÊT DES YVELINES,
LE NEUVIÈME JOUR, 13H22.

Il ne le supportait plus. Sa façon d’avaler sa salive. De renifler. Son odeur… Cet œil de travers. Cinq jours qu’il n’avait rien bouffé. Cinq jours. Terré au fond de sa grotte, Damien Bernard visualisait sa faim comme un cancer, en train de lui dévorer l’estomac. Il avait l’impression de se digérer lui-même. Et l’autre crétin qui ne voulait pas sortir. « Le Monsieur a dit de ne pas sortir de la grotte. » Cent fois il lui avait répété ça. Bon Dieu de sale con. Le Monsieur c’est pas Dieu le Père, si ? Juste un autre simplet avec un fusil. Le comptable n’était pas une bête sauvage, il ne se voyait pas passer l’hiver dans cette putain de grotte, et encore moins y crever de faim à cause d’un débile.

Voilà ce qui se jouait dans ce huis clos pariétal, dans ces cerveaux étiolés et sans glucose, un dangereux glissement d’idées sur la pente sans fin du délire, et bientôt le trou noir de la folie. Ils étaient coincés là, au fond de ce terrier minéral, accablés l’un de l’autre, envahis et forcés, manières et intégrité abolies par la promiscuité, ce démon primordial de la réponse agressive. Il n’y avait pas de repos. Un rien était provocation, et la guerre était dans tout.

Damien Bernard détestait les feux rouges. Ça le rendait excessivement nerveux. Lors de ses interminables déplacements, il prenait toujours lescontournements pour éviter les centres-villes, qui en regorgeaient. Et voilà qu’assis dans cette grotte, prisonnier de la neige et du froid, le visage convulsé par les flammes, il était face à un immense feu rouge. La gueule de con de Simplet, louchard et rougeaud de père en fils, cheveux de crin, nez renifleur et œil droit à dix heures. Ils allaient crever de faim. Il fallait sortir. Mais le bigle ne voulait rien savoir, arc-bouté sur son idée fixe, buté comme un âne corse. Le bois vert arraché aux éboulis de terre depuis la vire de la grotte crépitait et emplissait la caverne d’une épaisse fumée noire, réchauffant à peine les deux hommes, les engorgeant de suie et les forçant à boire. La faim avait la douleur d’une occlusion, et l’eau glacée n’arrangeait rien. Le comptable allait renouveler une dernière fois sa proposition de faire une sortie.

Et si Simplet lui servait encore du le-Monsieur-il-a-dit, il lui fendrait le crâne à coups de pierre.

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JEU DE RÔLE.
Activité par laquelle une personne interprète le rôle d’un personnage, réel ou imaginaire, dans un environnement fictif.

HAUTS-DE-SEINE,
LE NEUVIÈME JOUR, 16H05.

Raoul.le se souvenait de son retour de la Maison des opprimé.e.s, au petit jour. Il neigeait déjà, et dans les rues plus personne. Le bois de Boulogne était désert, la soirée avait un goût amer. Certes, ses arguments avaient triomphé, une fois de plus, mais c’était une victoire à la Pyrrhus : au bout de la nuit il ne restait plus qu’une dizaine de trans et une poignée de LGB pour l’applaudir.

Ils s’étaient donné rendez-vous la semaine suivante, pour maintenir leurs AG vaille que vaille. Raoul.le était rentré chez son frère à Suresnes, avec qui il vivait en colocation, dans un joh trois pièces payé par leur père, rentier en Argonne, pour qu’ils mènent à bien leurs études, ce que les deux frères s’appliquaient à ne pas faire.

Raoul.le était l’aîné. Son cadet de trois ans, constamment vêtu de noir et réfractaire à toute forme d’hygiène, vivait reclus dans sa chambre, à la manière de ces jeunes Japonais, fuyant le monde dans leur imaginaire, jeux vidéo et de rôle, d’écrans et de table. Il possédait plusieurs milliers de figurines, d’elfes, d’orcs, de soigneurs et de nécromanciens. Ce garçon doué avait créé un univers immense, médiéval-fantastique, son propre jeu, fait de centaines de personnages et d’une cartographie fractale pluri-dimensionnelle, évolutive à l’infini, gérée par des équations « totalement randomisées », ainsi qu’il l’expliquait à ses parents qui n’y comprenaient rien.

Les possibilités de ce jeu étaient immenses. Les ennemis se géraient eux-mêmes par des comportements pré-établis, parfois rendus imprévisibles, ou renforcés de pouvoirs, selon l’environnement et le tirage des cartes. C’était aux héros de les anticiper et de les contrer. Ils pouvaient rester à l’abri des ennuis en menant des quêtes faciles, mais il arrivait que des cartes de chaos bouleversent les map, et poussent brutalement les personnages hors de leur zone de confort.

Habitué à des sessions de jeu interminables, le jeune homme disposait chez lui d’importantes réserves, barres de céréales, jus vitaminés et boissons énergisantes, et même, par phobie des pannes de courant, plusieurs centaines de piles électriques. De quoi tenir des mois à la clarté de ses lampes, sans mettre le nez dehors. Pour lui le chaos ne changeait donc presque rien, et était même une bénédiction : plus de mails à relever, de téléphone à surveiller, de partiels à préparer. Seul le froid s’avérait pénible. Il portait en permanence sur lui son énorme duvet, et d’affreuses odeurs montaient de cette étuve.

Pendant que son petit frère éprouvait dans sa chambre des émotions de chef de guerre, Raoul.le, enfermé dans la sienne, encore contrarié par les voix discordantes de l’autre soir, avait peaufiné pendant des jours son Manifeste des opprimé.e.s, résumant sa ligne de conduite vis-à-vis des événements, ligne qu’il comptait faire adopter par l’ensemble des sociétaires, lors de leur prochaine réunion. L’heure venait d’y retourner. Il avait prévenu son frère et, comme souvent, ils s’étaient disputés. Raoul.le avait commencé par lui demander s’il ne s’inquiétait pas de tout ça, de cette coupure de courant et des réseaux, de ce chaos dans les rues. L’autre avait répondu que non, il ne s’inquiétait pas, et que ça finirait bien par passer. Raoul.le lui reprochait de ne pas se soucier du monde réel, d’être enfermé dans ses personnages et leurs mondes imaginaires. « La vie n’est pas un jeu », disait-il, et il se moquait des cartes de son petit frère, en regrettant qu’il ne se sente pas concerné par les nobles causes que lui défendait. Bien volontiers le cadet admettait sa fuite du monde réel. Mais il pensait que son aîné en faisait autant, sans s’en rendre compte.

« C’est pire, disait-il, et tu risques d’en mourir. »

Sans comprendre, Raoul.le était sorti. Il avait chaussé ses boots vertes, lecache-oreilles assorti, et passé son blazer à carreaux par-dessus sa chemise. Il n’y avait plus de courant, mais le quartier était plutôt tranquille. À quelques pas, la forteresse du Mont-Valérien, tapie sur sa colline. Puissant réseau militaire, par lequel passaient toutes les communications cryptées des Armées.

Raoul.le vit un voisin, assis dans sa voiture à l’arrêt, moteur tournant, comme un damné attendant la fin de la crise pour reprendre le chemin du travail. Raoul.le comprit qu’il tentait de capter une radio. Mais il n’y avait plus rien sur les ondes. Quelques grésillements épars. Le silence total. Seuls les frontaliers captaient les émissions étrangères, dont de nombreux appels au calme. Partout ailleurs il n’y avait plus d’émetteurs, plus de relais, donc plus la moindre émission.

Il faisait froid, Raoul.le marchait vite. Il n’avait aucun moyen de connaître l’heure exacte, mais à en juger par le jour déclinant il serait à la réunion aux alentours de 17 heures, comme prévu.

Enneigé, le bois de Boulogne était un autre monde. Raoul.le empruntait sa trouée habituelle, et peinait à la reconnaître. La nuit tombante donnait un air sinistre aux griffes dénudées des bouleaux verruqueux et des églantiers. Des serpents de neige semblaient lovés sur leurs branches. Au sol il y avait des traces de pas, en partie ravies par la neige, et des traces de sang. Plus loin les restes d’une voiture incendiée. Des valises volées. À deux reprises il aperçut des ombres, se déplaçant derrière les troncs noirs. Il vit ce peuplier parasité de gui et ses dizaines de boules verdâtres coiffées de neige, comme le triste sapin d’un Noël qui n’aurait jamais lieu. Un peu plus loin, un attroupement. Des associatifs aidaient une prostituée gisant dans la neige, le nez en sang. Sans doute un accident de travail. Raoul.le s’étonna de trouver des Street medics ici. « Des gens comme ça, y en faut », disait toujours sa mère. « Chais pas si y en faut, répondait toujours son père. En tout cas y en a. »

La prostituée prétendait avoir gazé son agresseur, pour se défendre. Raoul.le ressentait bien peu d’empathie pour elle. Il n’aimait pas les prostituées, surtout les Blanches. Cis-serpillères, alibi situationnel pour concurrencer les minorités réellement oppressées. Un Street medic lui conseilla de ne pas s’aventurer plus loin dans les bois. Il évoqua des gangs « barbares ». Raoul.le fut tenté de le shamer, mais iln’était pas sur Twitter, et n’avait plus derrière lui ses milliers de followers. Il poursuivit son chemin sans rien dire. Le bois était par là plus dense et plus sombre, et le sentier plus étroit.

La brume donnait un caractère féerique à cet arpent de sylve, cerné de ville, ordinairement de vice. Sur le sol les traces de pas se raréfiaient. Il vit les ldosques et franchit les ponts. Et comme des scories de l’espace quelques rares flocons tombaient du ciel noir. Il vit ces empreintes, larges et profondes, pareilles à celles de ces grands sauropodes antédiluviens, et il se demanda s’il n’allait pas réellement tomber sur des dinosaures. Il déboucha sur une clairière, auprès d’un lac à la surface parfaitement plane, luisante comme une lame. Et il les vit. Deux éléphants, nimbés de brume, fumants et immobiles, confondus l’un l’autre dans l’obscur avançant. De ce gris sur fond gris seul perçait l’éclat blanc de leurs défenses. Et dans le halo de leur fumée on eût dit deux mastodontes interglaciaires, ressuscités de leur âge ancien. L’un buvait et l’autre battait l’air de ses oreilles immenses.

Sur l’autre rive, deux hommes en garde s’apprêtaient à se livrer un duel, armes tendues devant eux, machette contre katana. Et sans un mot l’assaut commença. Ce n’était pas un jeu. Les aciers de carbone s’entrechoquèrent en pliant, puis entaillèrent poitrines et avant-bras, pas assez pour mettre fin au combat. Raoul.le était fasciné. Il y avait là-dedans quelque chose d’épique, de médiéval. Le duelliste au katana se lança soudain dans une attaque au flanc, mais son élan l’emporta. L’autre esquiva, riposta aussitôt, et ficha son arme dans la clavicule ennemie. Le blessé poussa un cri, lâcha son sabre et prit la fuite, machette imbriquée dans l’épaule, comme un curieux appendice parasite. L’autre ramassa le sabre, et s’en alla.

Raoul.le tourna la tête et constata que les éléphants avaient disparu.

« Hé, Madame ! »

Raoul.le se retourna, et fit pour une fois peu de cas de ce mégenrage. Il avait sous les yeux une bande interculturelle d’une dizaine d’individus, sortis du brouillard et marchant sur lui comme une meute de loups sinistres en quête de proie isolée.

« Tu suces gratuit ? »

Raoul.le avait sorti sa carte priorisante, comme un maire son écharpe. Les cartes priorisantes visaient à renverser les interdiscriminations subies par leurs porteurs, en aggravant pénalement les vexations commises à leur encontre. L’homme le plus proche, qui portait une casquette en déphasage total avec l’endroit et le moment, prit la carte, la regarda, et éclata de rire.

Pour Raoul.le, c’était pire qu’attenter à une charte sacrée. Il eut cependant l’indignation discrète, les autres s’étant regroupés autour de lui. Il tenta d’expliquer que ce n’était pas normal, parla de micro-agression, affirma qu’il était un.e influenceu.r.se important.e qui œuvrait pour l’effacement des white-privilégiés et qu’on devait le porter à son crédit. Les autres n’en comprenaient pas un mot et il se garda d’en dire davantage, puisqu’ils étaient bien plus précarisables que lui, que sa situation de transition n’était pas un alibi pour les splainer, et qu’il ne pouvait comparer son sort privilégié à ce qu’eux subissaient au quotidien.

« À quoi tu joues, sale pute ? »

Raoul.le répondit qu’il ne jouait pas, qu’il consacrait sa vie au très-bienvivre-ensemble et au combat de toutes les oppressions. L’homme à la casquette lui arracha son cache-oreilles.

« Ferme ta bouche. On va t’apprendre un jeu à nous. »

Raoul.le sut qu’il ne pourrait éviter la macro-agression, parce qu’ils étaient eux aussi dans leur jeu de rôle, une quête de domination inter-cités, dont les missions secondaires consistaient à massacrer des gens comme lui.

Raoul.le n’avait jamais été agressé, et se faisait fort de marcher partout la nuit, pour prouver que le très-bien-vivre-ensemble était partout possible, partout, et surtout dans le 16e. Et jusqu’à ce soir les choses se passaient plutôt bien pour lui.

À deux kilomètres de là, dans son appartement, le petit frère jouait toujours. Sa guilde était décimée par une carte chaos. Perdu en terrain hostile, un de ses personnages favoris, parmi les plus atypiques, avait usé sans succès de ses pouvoirs de conversion. Seul et loin de sa guilde, il était tombé sur un groupe d’orcs assoiffés de sang, et n’avait dans son deck aucune carte susceptible de contrer une telle attaque.

– 29 –

JOIE, subst. fém.
Sentiment de plénitude qui affecte l’être entier au moment où ses aspirations, ses ambitions, ses désirs ou ses rêves viennent à être satisfaits d’une manière réelle ou imaginaire.

PARIS 17e,
LE NEUVIÈME JOUR, 22H13.

Donatien était excité comme un gosse le soir de Noël. Il avait réussi sa sortie. Il n’avait pas souvenir d’avoir vécu pareil sentiment de triomphe, même le jour de sa première carte de presse. Après plusieurs tentatives avortées, il avait sorti l’échelle avec des trésors de patience, profitant d’une absence momentanée des Biscornus. Il avait sauté au sol comme un chat, et en progressant le long du mur enneigé mis cinq bonnes minutes à atteindre la façade, d’où il en avait consumé cinq autres pour s’assurer qu’il était parfaitement seul. Il s’était alors lancé dans la rue, à grandes enjambées le long des immeubles, fendant la neige comme un spécialiste du triple saut, soucieux de ne pas se prendre les pieds dans il ne savait quoi.

Arrivé à l’angle de la pharmacie, le cœur carambolant dans la poitrine, il avait repris son souffle, dos plaqué au mur, tel un acteur de mauvais film. Il avait longuement regardé en direction de la croix verte éteinte et du rideau de fer entrouvert. Aucun bruit, aucun mouvement. Il avait fini par se décider, et s’était rué dans la boutique. Les reflets de lune et de neige donnaient à l’intérieur dévasté un aspect lugubre, où s’étiraient démesurément les ombres.

« Merci de ne pas injurier le personnel », disait un écriteau, sous-titré « #TousFrères », et traduit en arabe. Les présentoirs avaient été pillés.

Paniqué, Donatien les souleva, chercha par terre, passa derrière le comptoir,ouvrit les tiroirs. On avait tout pris. Tout. Il ne restait même pas une aspirine.

Donatien fouilla partout, finit par s’emparer d’une prothèse et d’un lot de mouchoirs, puis d’un flacon d’huile essentielle d’eucalyptus. Il en fit tomber son couteau de poche, et effrayé par le bruit presque autant que par son ombre il prit la fuite à toutes jambes, courant, et même bondissant, comme une biche pourchassée, comme si la neige le brûlait, puis il se rua derrière le safe, grimpa l’échelle aussi vite qu’il le put, fit tomber son lot de mouchoirs, redescendit, le reprit, remonta, et une fois en haut c’est la prothèse qui lui échappa. Il redescendit encore, remonta, jeta enfin son butin à l’intérieur et plongea littéralement dans la lucarne, comme avalé par la maison. Il se releva, retira l’échelle et s’effondra sous la fenêtre, en nage, tétanisé.

Il tenait donc son premier trophée, ce lot de dix paquets de mouchoirs – de quoi se torcher pour deux semaines au moins –, cette prothèse, et ce flacon d’huile essentielle. Ces deux derniers objets étaient parfaitement inutiles, mais il les considérait comme un butin de guerre infiniment précieux. Une victoire sans précédent sur les ténèbres, les Biscornus, et lui même.

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