Chroniques du Grand Effondrement [Livre 2 – 29-FIN]

CHAPITRE 29

La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître: pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés.
Antonio Gramsci.

Quand Kader était revenu avec Fatou, Alex avait cru rêver. Il n’en revenait pas que Kowalski ait si facilement retrouvé sa trace. Princesse Tam-Tam avait les yeux cernés et était plus maigre qu’un chat de gouttière, mais un immense sourire lui barrait le visage.

Ils traversèrent la ville musulmane à la nuit tombée. Des silhouettes voilées passaient sur des places toutes identiques, des lieux déserts fauchés cruellement par des lames de lumière sale; les formes se hâtaient, à peine humaines, enveloppées pour se protéger de la concupiscence des hommes. Des fantômes rasant les murs avant de disparaître dans la nuit comme avaler par une mâchoire géante.

Pendant des décennies, la politique multiculturelle avait encouragé les musulmans à créer des sociétés parallèles pour vivre dans une forme d’autoségrégation plutôt que de s’intégrer dans les pays d’accueil. Les Céfrans avaient alors quitté des quartiers où ils n’étaient pas les bienvenus et où ils étaient la cible d’une criminalité dirigée. Petit à petit, la société de ces quartiers s’était recomposée suivant de nouvelles normes familiales et religieuses dans un processus d’autonomisation.

Alex réalisait que ce processus de séparation volontaire était presque arrivé à son terme. Une fois disparue la fiction d’une République française indivisible, de nouveaux états allaient naître sur le cadavre de l’Ancien Monde.

Une fois dans la Peugeot, Alex se sentit comme Jack, ce sale gosse qui avait escaladé le haricot magique pour voler la poule aux œufs d’or d’un géant… Sauf qu’il ne parvenait pas à se rappeler si l’histoire finissait bien.

Ils cachèrent Fatou dans le coffre. Les miliciens avaient la gâchette nerveuse lorsqu’ils apercevaient des têtes crépues. Le feu de la haine allumé par la guerre civile ne s’éteindrait que quand il n’aurait plus rien à consumer, et ce moment n’était pas encore venu.

Les retrouvailles furent à la hauteur espérée. Même Popeye lui fit la fête. Quant à Alex, il s’était jeté sur Fatou comme la faim sur le monde. Il retrouvait avec bonheur son côté tendre et pute. Une fille torride comme pouvait l’être une taularde sortant tout juste de captivité.

Fatou ne parlait jamais de sa captivité, il fallait lui laisser le temps. Il pensa à ces gens qui se détestaient sans se connaître, à la haine comme un feu de brousse ravageant tout sur son passage. Toute société multiraciale était une bombe à retardement; il était facile d’en allumer la mèche, mais quand le feu prenait, aucun retour en arrière n’était possible et des mères pleureraient de nombreux fils. Dans le feu roulant des combats, Alex avait compris que la guerre ne mènerait à rien. Fatou n’était pas pour rien dans sa nouvelle vision du monde. Peut-être serait-ce au creux des lits, dans les reins profonds des métisses que les haines allaient enfin s’éteindre. Il était toujours le même, mais se sentait traversé par un courant plus serein, un grand fleuve calme. La guerre l’avait changé: il ne détestait plus personne et s’en sentait presque ridicule tant il n’était pas accoutumé à ce genre de sensations apaisées.

Le lendemain, une grande offensive terrestre fut lancée. Rempart avait tiré au mortier sur les Beaudottes à Sevran et sur les Lochères à Sarcelles avant d’engager les divisions Du Guesclin et Bonaparte en direction de la Seine-Saint-Denis.

Des brigades internationales de volontaires belges, allemands et anglais s’étaient jointes à l’offensive des troupes régulières de Rempart en attaquant de manière coordonnée par le Nord et le sud de la région parisienne. Au Nord, les Hauts de Creil et Amiens-Nordfurent repris en deux jours. Au Sud, la Grande Borne était tombée et des troupes se dirigeaient vers Trappes et les Mureaux.

Une trentaine d’hélicoptères de combat avaient secrètement été remis en état de fonctionner et engagés sur le front: des machines de mort qui pivotaient dans le ciel avec autant de vivacité qu’une fanfare exécutant un quart de tour pendant la parade du 14 juillet. Quand leurs mitrailleuses lourdes entraient en action, elles creusaient des sillons infernaux dans les rangs des katibas, une moisson où les cadavres se ramassaient par centaines.

Alex ne pouvait un instant croire à une coïncidence avec la remise des documents à Cheveux-Gominés. Pour la première fois depuis le début de la guerre civile, Rempart semblait retrouver l’espoir et entrevoir la possibilité d’une victoire en reprenant l’initiative.

Le surlendemain, sur le tarmac d’Orly, Alex reconnut immédiatement la Mercedes noire qui s’était rangée à côté du Beechcraft 200.

Plus grand que sur ses portraits, Cyrus Rochebin avait quelque chose d’expéditif et de dégagé dans la tenue. Ils étaient tous tétanisés par cette apparition irréelle.

— Sous-lieutenant, je tenais à vous faire Chevalier de l’Ordre du Mérite à titre exceptionnel, dit-il en posant le regard sur Alex.

Alex se mit au garde-à-vous, profondément ému, hésitant presque à rester pour continuer le combat. Dans son cerveau, c’était l’émeute. Il était à un doigt de se tourner vers le Crabe pour lui dire: Je reste.

Une semaine plus tôt, il aurait tout donné pour foutre le camp et maintenant il se mettait à douter.

Fatou devina son hésitation, elle lui prit la main et la serra très fort. Elle connaissait la culpabilité des survivants: ceux qui laissent des proches derrière eux. Alex comprit en croisant son regard inquiet que rester était pour elle impossible.

Cheveux-Gominés était présent. Il ignorait que l’avant-veille, il avait vendu les originaux à Ko. Pour Rempart, cela ne changeait rien au fond. Au moment où Rochebin allait faire demi-tour, Alex sortit d’un sac plastique le disque dur externe.

— Un dernier élément qui effacera les doutes… s’il en restait.

Rochebin prit le disque dur sans un mot. On aurait dit qu’il s’attendait à cela. Il le remit à un garde du corps. Puis il serra Alex dans ses bras et pressa sa main dans ses longs doigts presque féminins comme on dit adieu à un ami de toujours.

Alex monta dans la cabine. Le moteur émit un sifflement aigu et l’appareil s’engagea sur la piste. Dans quelques jours, Ko mettrait leurs têtes à prix, mais ils seraient déjà loin. L’appareil prit rapidement de l’altitude. Dans le couchant, la vision qui s’offrait à leur regard était encore plus effrayante qu’ils ne l’avaient imaginée. Des zones entières de la capitale étaient calcinées.

Le No man’s land traçait une profonde cicatrice dans les constructions: un sillon de mort. Une ville blessée, comme tranchée par la lame d’une gigantesque faux: le visage tailladé d’une vieille putain mise à l’amende par son homme. Une Babylone à jamais défigurée par cette ligne de démarcation large de trois cents mètres et minée pour limiter les infiltrations terroristes.

Alex devinait que de nouvelles frontières se dessinaient. Se séparer avait toujours été le meilleur moyen, le seul durable peut-être, d’apaiser les tensions. Définir le dedans et le dehors comme l’avait fait en son temps l’octroi avec sa fragmentation sociale entre l’hinterland des miséreux et le cœur battant du Paris utile.

Désormais, l’ethnique imprimait sa marque sur tout le territoire, traçant de nouvelles lignes sur les cartes d’état-major comme les fraîches cicatrices des batailles passées. Un territoire mouvant, constellé de petites souverainetés tenues par de sourcilleux chefs de guerre. La dilution dans l’universel avait conduit à la désintégration.

Longtemps convergentes, les trajectoires humaines se séparaient à nouveau dans la grande respiration du monde. Le temps des royaumes combattants commençait. Le rose du couchant accentuait l’aspect sanguin de la ville martyre. Ce qui avait été une capitale riche et prospère n’était plus qu’une grande bête à l’agonie.

Calé dans son siège, le Crabe somnolait déjà. Fatou et Chloé jouaient à un jeu vidéo sur leurs smartphones. Seul Alex observait la lumière s’estomper pour laisser place à un gris poussiéreux comme un masque mortuaire posé sur la ville.Puis la ville disparut dans le crépuscule et l’appareil survola les longs rubans vides des autoroutes qui filaient vers la Belgique entre les friches industrielles ou agricoles. Partout, la végétation gagnait du terrain. Dans quelques années, le pays aurait repris son aspect d’avant la conquête romaine: une grande forêt hercynienne tachetée de vagues clairières.

En regardant l’obscurité grandir derrière le hublot, Alex se sentit soudain fatigué. Ses souvenirs s’évanouissaient dans le lointain. Quand la nuit tomba, il rêvait déjà à cette Asie aux yeux étirés, aux hanches des jeunes Siamoises avec leurs robes fendues sur des cuisses parfaites. Il se voyait au bord d’une plage poudreuse en train de siroter un cocktail.

Le bruit des glaçons tintant comme des clochettes dans les verres.

ÉPILOGUE

Le jour n’était pas encore levé. Le promontoire sur lequel ils avaient dormi s’avançait comme l’étrave d’un croiseur dans une mer de nuages. Landry avait été surpris de trouver le pont dynamité. Cet imprévu les avait contraints à un long détour. Il ignorait si ceux d’en haut avaient ainsi cherché à s’isoler de la fureur du monde comme on relève un pont-levis.

En préparant le thé du matin, Mona le sucra plus que d’habitude. Sa manière de fêter leur dernière nuit à la belle étoile ou de brûler ses vaisseaux en consommant leurs dernières réserves. Tous se savaient incapables d’aller plus loin. Quoiqu’ils trouvent au bout du chemin, ce serait le terme du voyage.

Le temps aussi était de la partie. Telle une armée en déroute, l’hiver cédait soudainement le terrain trop longtemps tenu. Il avait suffi que la chaleur franchisse les cols pour qu’enfin le ciel s’ouvre, se déploie sur les cimes, et que la nuit se crible de milliers d’étoiles qui paraissaient respirer dans leur lente rotation au-dessus du monde.

Dans la blancheur de l’aurore naissante, ils franchirent une combe herbue avant d’atteindre le col d’Orgeval et de longer des tourbières bordées de saules nains. Nichée dans une fourche, une petite chouette engourdie par la lumière acide de l’aube les observait avec perplexité. Quand le chemin piqua vers des conifères aux fûts puissants, une lueur claire apparut au-dessus des alpages.

Depuis que le soleil était arrivé sur le pays, il avait réveillé une végétation qui n’attendait que sa chaleur pour libérer une sève trop longtemps contenue par un hiver sans fin. Dans l’éclat mouillé de ce printemps tant espéré, les premiers rayons dissipaient les écharpes de brume pour réchauffer la terre. Les vieux sapins se balançaient doucement, mêlant leur parfum à celui des fleurs. On respirait une odeur de résine à la fois aigre et saine.

Le regard de Carla semblait aimanté par la pureté vertigineuse de ce cielà l’azur resserré comme si l’air était nettoyé; les lacets serpentaient entre des arbres si anciens qu’ils paraissaient momifiés, formant au-dessus d’eux un dôme impénétrable. Des bruits furtifs étaient perceptibles, mais aucun animal ne se montrait. Oiseaux, petits mammifères, tous détalaient devant l’étrange équipage soudain surgi de l’hiver.

Après vingt minutes de marche, ils franchirent une passe et aperçurent enfin le hameau en contrebas d’un bois de bouleaux. Le chemin dégringolait vers une poignée de chalets tous tournés vers le sud. Une euphorie inquiète les gagna et ils s’assirent sur un tronc abattu au bord du chemin.

Jusqu’à présent, les rares fois où ils s’étaient approchés des villages, ils n’avaient trouvé que la mort et la désolation. Un pays vidé par une terreur glacée. Mais maintenant, ils étaient là, humant le parfum enivrant des prés avec le sentiment que c’était le premier vrai jour de beau temps depuis une éternité. La renaissance toujours miraculeuse du vieil astre engourdi dont la lumière les lavait de la fatigue et des peines.

— C’est là-bas? demanda Carla en tendant le bras vers les chalets.

— Oui, répondit Landry, ça te plaît?

— On dirait un conte de fées, dit-elle en contemplant les toits de lauzes aux reflets métalliques.

Pour Carla, le village évoquait des maisons de poupée: un frais paradis posé sur une île de mousse verte. Elle ferma les yeux, saoulée par ce paysage, par l’odeur d’alpage puis se mit à tourner dans la lumière pour offrir toutes les faces de son corps à cette tiédeur inattendue. Lucas l’observait avec un regard intense. Ensemble, ils avaient traversé ces épreuves. Unis comme les cinq doigts de la main.

Mona souriait. La lumière qui émanait de son visage évoquait une image féminine en Landry. Adolescent, il se souvenait être venu exactement à cet endroit parce que c’était d’ici que le regard portait le plus loin. C’était en pleine nuit avec Amédée son meilleur ami.Ils avaient passé l’âge de marauder les œufs de passereaux et voulaient attendre l’aube pour contempler le lever du soleil, seuls face à l’immensité du monde. Le genre de folies que l’on fait à quinze ans sans l’accord des parents avec la faim de ceux qui attendent encore tout de la vie. Un moment de l’existence où on croit qu’on ne deviendra pas comme les autres, qu’on gardera toujours en soi cet appétit adolescent sans se laisser domestiquer par la vie.

Les deux amis avaient marché sur les chemins tapissés d’aiguilles de pin que leurs pas écrasaient en libérant un parfum de résine. La nature, pleine d’odeurs remuantes, les accueillait. Se savoir au seuil de leurs meilleures années démultipliait leur joie de vivre. Landry éprouvait alors une telle gratitude pour ce sentiment d’être au monde, qu’il avait l’impression que son cœur ne pourrait jamais en contenir davantage.

Il se souvenait être resté longtemps immobile: deux amis couchés dans l’herbe mouillée, les mains sous la nuque, contemplant l’aube qui blanchissait la montagne. Il y avait quelque chose de fondamentalement heureux dans le simple fait d’être au monde, de sentir son cœur battre face à un paysage grandiose. Il avait compris que l’éveil à la vie imposait de garder intacte la fraîcheur de son regard d’enfant, de refuser l’esprit de sérieux, cette amputation du cœur. Mais il s’était altéré au contact du réel, incapable de trouver une réponse à la seule question qui vaille: comment vivre? Et surtout comment mourir?

L’enfance n’était pas un âge de la vie, mais une flamme vacillante que l’on devait garder vivante. Il lui avait fallu le dénuement de cette longue marche pour retrouver cette allégresse originelle d’être vivant, d’être au monde.

Depuis cette époque, le pays avait été bouleversé. La mort n’était plus un concept désincarné, mais une menace permanente pouvant surgir des vallées en rangs serrés. Il devrait veiller en perpétuelle sentinelle, saisir l’éphémère reflet du soleil sur le canon d’une arme, la mince fumée d’un feu de camp se mêlant au voile de brume matinale, l’envol soudain d’oiseaux effrayés. Une troupe en marche produit toujours une modification du monde sensible.

Le visage de Pierre était plein d’une rêverie ensoleillée. Les marques de l’enfance s’estompaient, laissant deviner l’homme endevenir. Ce voyage l’avait mené à l’âge adulte. Quand ils reprirent le chemin, leur pas fut à la fois plus léger et plus soutenu. Chacun pouvait sentir la chaleur mordre ses cuisses à travers la toile des pantalons.

En frappant à la porte du chalet, Landry sentait l’émotion gonfler sa poitrine. Il reconnut le grognement familier. À l’intérieur, la silhouette assise près du feu releva les yeux et resta un moment en arrêt devant cet inconnu. Le vieil homme se leva, d’abord hésitant, puis marcha vers lui pour le serrer dans ses bras.

— Bon Dieu tout ce temps.

Landry reçut un véritable choc tant son père avait vieilli, comme si le corps se tassait avant d’entrer dans l’étroit monde souterrain. Le vieil homme irradiait pourtant un calme profond, comme s’il avait réduit son âme et son corps à leur essence. Puis il chercha du regard ce petit-fils qu’il n’avait pas revu depuis si longtemps. Un enfant déjà plus grand que lui.

— Bon Dieu, sacré gaillard, ton fils tient de plus en plus de ta mère.

Pierre trouvait belle la barbe du vieil homme: un blanc très pur, comme de la neige. Sous l’écorce pétillaient des yeux semblables à de bienveillantes lumières bleues, pleines de malice, de sagesse et d’humanité, d’étranges yeux spirituels qui ne lâchaient pas leur interlocuteur.

— Toi et moi, on a des années à rattraper, dit le vieux, surtout que les années, je ne sais pas combien il m’en reste au compteur.

Il éclata de rire, le serra encore contre lui, puis les fit asseoir.

— Vous avez tous des têtes de crevés de faim.

Il alla chercher des oignons, de l’ail, une poitrine de porc fumé aussi épaisse qu’un vieux grimoire au cuir tanné et quelques pommes de terre qu’il lava dans une bassine. Il mit le tout dans une marmite couverte pendue à la crémaillère fixée sur le feu. Un vieux chien fit une entrée hésitante et regarda Landry. Il avait cru reconnaître une voix familière, à moins que ce ne soit une vieille odeur connue de lui seul qui lui rappelait un lointain passé de courses en montagne.

— Clovis n’a plus l’air très vaillant, dit Landry en lui grattant la tête, tu cours moins après les chiennes désormais.

Le père alla chercher une bouteille de vin et coupa avec peine d’épaisses tranches de jambon. Ses mains calleuses tremblaient en tenant l’Opinel, mais Landry se garda de proposer son aide sachant qu’elle serait mal reçue. Une fois les pommes de terre cuites, le vieux posa la marmite sur la grande table. Tous se mirent à dévorer.

Pensif, le père se tenait dans l’embrasure de la porte, jetant vers les deux femmes un regard interrogateur, se demandant sans doute qui étaient ces jeunes femmes aux yeux passionnés.

Le repas terminé, Landry désigna la porte du débarras.

— Je peux?

— Tu es chez toi, même si tu ne viens pas souvent.

— C’est encore toi le proprio que je sache.

— Ça ne veut plus rien dire «proprio», répondit le vieux, tu crois qu’il existe encore quelque part des titresde propriété? Que si je meurs demain, un notaire viendra faire les papiers et percevoir des droits de succession? Si demain des hommes plus forts que nous viennent prendre la maison, elle sera à eux. Un point c’est tout, c’est comme ça maintenant.

Même dans le désordre, Landry avait conservé le sentiment factice que les choses appartenaient à des gens, mais c’était une illusion. Il avait laissé tout ce qu’il possédait à Paris; les banques avaient sombré; il avait emprunté le Picasso en laissant un simple mot avant de l’incendier près de Lyon; ils avaient habité chez des inconnus, mangeant leur nourriture, dormant dans leurs draps. Il n’y avait plus de propriété, juste une lutte sans merci pour les dernières ressources disponibles.

Les hominidés étaient revenus à un stade antérieur à l’invention de la propriété. Son père, mieux que lui, avait compris le Nouveau Monde: la seule richesse d’un groupe était sa force, sa cohésion. Il ignorait si la fin de la propriété constituerait à terme un progrès ou serait la cause d’un chaos encore plus grand, mais à quoi bon juger une réalité qui vous échappe.

En poussant la porte, il reconnut sur le panneau les encoches faites à chaque date anniversaire. Sous son prénom, chaque trait était accompagné d’une année gravée dans le bois. Le nom du père était juste à sa gauche, avant d’autres prénoms et des dates qui évoquaient l’histoire, les guerres mondiales. D’autres garçonsavaient grandi dans ce chalet. Beaucoup étaient morts à la guerre. Plus on remontait vers le passé et plus les marques s’estompaient. Comme la mémoire des hommes, le bois absorbait les traces du passé.

Il se souvint avoir gardé dans son mobile le dossier médical de Pierre quand il était petit. Avec un mètre, il entreprit de créer une nouvelle colonne de chiffres à droite de la sienne gravant avec application chaque date pour renouer avec son passé. Dans une vieille boîte à sucre rouillée, il retrouva les petites choses sacrées de l’enfance: un doux reliquaire enfantin. En l’ouvrant, il fut accueilli par une odeur de poussière, d’herbier et d’oiseaux empaillés.

Pendant que les filles se décrassaient, son père et Pierre rattrapaient le temps perdu avec une joie silencieuse qui illuminait leurs yeux complices. C’était un peu comme si un homme venu du passé rencontrait un gosse des villes. Deux mondes étonnés de découvrir qu’un même sang coulait dans leurs veines, qu’ils étaient de la même lignée. Une complicité aiguisée par la ressemblance de Pierre avec sa grand-mère.

L’après-midi, après avoir retrouvé le goût bouleversant des tartines de beurre saupoudrées de cacao Poulain, ils allèrent dans le pré qui s’ouvrait derrière le chalet. Le printemps était venu avec un vrombissement de guêpe, l’herbe poussait, les feuilles des bouleaux brillaient comme des écailles, les champs pleins d’insectes affairés bourdonnaient d’abeilles plus ventrues que des notaires de province. Dans les buissons, des pies sautillaient de branche en branche pour fêter le retour du printemps. Pierre marchait dans l’herbe haute, faisant s’élever un nuage de sauterelles bleues et de papillons blancs jusqu’à un hibou au lourd vol soyeux. Landry le regardait répéter les gestes de son adolescence.

Derrière, Clovis suivait en soufflant, lui aussi retrouvait quelque chose du passé, de l’époque où il était un jeune chiot ivre du parfum des plantes qui coulaient des prés vers le creux des vallées. Leurs pieds s’enfonçaient dans le sol spongieux. Des sources couraient sous le tapis de fougères pour se marier plus bas dans un bruit de ruisseau. Toute la montagne s’égouttait de l’hiver. Les journéess’allongeaient; Landry se sentait libéré de quelque chose qu’il n’arrivait pas à définir précisément.

Lucas et Carla s’étaient installés dans un chalet vide. Son père avait donné à Mona une chemise d’homme à carreaux et un short en jean qui sentaient encore le linge séché au soleil. Les vêtements de Mona étaient tellement pleins de vermine que le père dut se résoudre à les brûler à l’extérieur de la maison.

Sans maquillage, amincie, les clavicules saillantes, Mona ne faisait pas dix-sept ans. Landry avait vécu des mois à côté d’elle sans remarquer sa beauté. Il n’avait pas parlé du métier de Mona, son père n’aurait pas compris que les plus noirs des charbons donnent parfois les diamants les plus purs. Il avait fallu cette fuite pour qu’un désir troublant naisse dans son cœur.

En fin d’après-midi, la radio suisse romande annonça les révélations sur le financement des djihadistes par les pays du Golfe.

À New York, le Conseil de sécurité a fait état d’une communication d’un émissaire du gouvernement provisoire français.

Des documents, pour l’instant non publics, établissent la responsabilité de hauts responsables de plusieurs pays étrangers dans les actions terroristes qui ont touché le pays depuis plusieurs années. De plus, ces documents prouvent le financement d’un important trafic d’armes à destination de la mouvance djihadiste. Les gouvernements mis en cause confirment que des enquêtes internes sont en cours pour rechercher les responsables de ces actions.

Plusieurs offensives militaires ont été lancées contre les zones contrôlées par des groupes salafistes dans les principales agglomérations du pays. Par ailleurs, le Conseil de sécurité a fait part de sa profonde inquiétude au sujet du sort de l’ancien président français précisant que ce dernier détient toujours les codes de la Force nucléaire stratégique.

En Belgique et en Allemagne, les camps de réfugiés excèdent les capacités d’accueil. De violents affrontements sont signalés au camp de Mons entre groupes de réfugiés de tendances politiques opposées. À Berne, le Conseil fédéral a confirmé à l’unanimité la fermeture des frontières avec la France. Les réservistes sont mobilisés pour assurer une surveillance des principaux points de passage…

Tout cela lui paraissait si lointain. Il se rendit dans la chapelle baroque dont le bulbe dominait le village. Il y faisait frais, un parfum d’encens et de bois ciré flottait dans la pénombre. Construite au dixseptième siècle au sortir des guerres de religion, elle témoignait que — quand bien même dussent-elles durer trente ans — aucune guerre n’était éternelle.

Des siècles d’histoire pendant lesquels le monde avait vécu dans le mythe du progrès s’effaçaient. Sur les murs, une ombre grandissait, noyant le long corps pâle du Christ en croix. Landry ne ressentait que la bienveillance du lieu. Les derniers rayons du couchant s’introduisaient dans la chapelle, traçant un chemin poudré éclaboussant l’autel d’or.

Le crépuscule avait toujours été le moment de la journée où Landry méditait le mieux sur le sens de la vie et de cette mort vers laquelle tendait toute chose. Peut-être parce que la nuit était une mort temporaire du monde.

Le sentiment dominant qui l’envahissait était la gratitude, une profonde gratitude pour la main invisible qui avait veillé sur eux, une présence douce et mystérieuse sous la surface du monde avait guidé leur pas. Il sortit le portefeuille pris sur l’homme mort dans les bois. Sur la carte d’identité, c’était bien le visage du narvalo qui s’était enfui, mais cela ne signifiait pas que c’était cet homme qu’il avait tué dans les ténèbres. Peut-être le narvalo était-il tombé plus tôt dans les griffes de la bande du pont. Il comprit qu’il ne saurait jamais la vérité, qu’il vivait désormais dans un monde de plus en plus opaque.

En sortant, il crut reconnaître des visages dans l’ombre frissonnante des arbres, des images que le vent estompait. Plus haut, les sommets se pommadaient de l’orange du couchant. La force qui les avait protégés du danger était-elle la même que celle qui avaitfaçonné ce joyau? Mais alors, pourquoi avoir perdu cette foi qui permettaitde supporter les pires tempêtes de la vie? Depuis qu’il avait retrouvé un soir sa chatte Mousseline, froide et raide dans son panier, il avait perdu la foi. Il venait d’avoir dix ans. La mort d’un être aussi doux et inoffensif lui avait ouvert les yeux. C’était la preuve irréfutable qu’il attendait: Dieu n’existait pas, le ciel étaitvide, aussi vide que la dépouille d’un chat crevé. Un être parfait ne pouvait laisser faire cela. Et si Dieu n’était pas parfait, il n’était pas Dieu. Il ne restait alors plus que la mort comme unique certitude.

Ce soir-là, il comprit, terrifié, que les humains étaient seuls dans l’immensité de l’espace: des insectes accrochés à une sphère rocheuse propulsée à une vitesse folle dans le cosmos au milieu du Grand Rien. Monstres imparfaits produits par les hoquets moléculaires d’une soupe primordiale, nous n’avions ni Créateur, ni destin, ni d’autre sens que celui de notre propre perpétuation. La vie n’était qu’une parenthèse vide et absurde à remplir durant quelques années.

Mona se tenait assise devant la chapelle. Les derniers rayons du soleil baignaient son visage d’une façon telle que Landry avait l’impression que cette lumière venait de l’intérieur de son âme. Elle se taisait, mais son regard parlait comme jamais. Il avait envie de la serrer dans ses bras pour la protéger. S’il existait des lois cachées derrière le grand dessein du monde, il n’aurait pas trop des années qui lui restaient pour tenter d’en percer les mystères. L’amour n’étaitil pas la première de ces lois? N’était-ce pasle sens profond du christianisme? Vers les plaines de France, l’astre solaire amorçait sa descente, plongeant les vallées dans des lambeaux de nuit pendant que des traînées de sang s’attardaient sur les sommets.

Elle avait pris sa main avec un sourire inquiet. Un regard intense, si plein d’espoir qu’il en était à la fois fascinant et angoissant.

— Il fait froid, il nous faut rentrer maintenant, dit-elle en frissonnant.

FIN

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