Chroniques du Grand Effondrement [Livre 2 – 22-24]

CHAPITRE 22

La nuit précédente, de nouveaux pillages éclatèrent près du boulevard Magenta. La milice avait ouvert le feu sans conviction. Il était illusoire de vouloir maintenir un semblant d’ordre face à une population aussi affamée. Des paramilitaires accusés de s’être livrés au pillage furent fusillés pour l’exemple dans les jardins du Palais Royal, mais les trafics continuaient, parfois sous la supervision d’officiers véreux.

La nourriture arrivait difficilement des campagnes en raison de l’insécurité et de la mauvaise volonté des paysans. Rempart dut envoyer une division se répandre dans la Beauce et la Brie pour réquisitionner les rares stocks agricoles disponibles. Les soldats furent mal accueillis. Il y eut des échauffourées, des coups de feu, des morts.

Quand Alex se présenta avenue de Marigny, Cheveux-Gominés, les traits sombres et crispés, était en train de téléphoner. Alex pensa : cet enfoiré de suceur d’amphètes ne s’est pas rasé et n’a pas fermé l’œil de la nuit. La brune aux yeux vifs prépara les cafés comme s’il était un vieil habitué. L’homme lui fit signe d’avancer, l’air soucieux. Le regard qu’il posa sur Alex avait perdu l’assurance de leur première rencontre. Un homme parvenu au bout de quelque chose.

Rempart avait déclenché une nouvelle offensive sur le flanc est dans un contexte où la situation sanitaire se dégradait. La division mécanisée Charles Martel et la division Jeanne d’Arc avaient été mobilisées pour écraser les troupes du Califat.

Malgré le succès de cette offensive qui desserra un peu l’étau djihadiste, il se murmurait dans les sphères du pouvoir qu’une juntese préparait à prendre les rênes des opérations. Rochebin serait cantonné à des fonctions honorifiques. D’autres rumeurs parlaient d’une désinformation orchestrée par l’ennemi pour déclencher une répression préventive.

— Vous avez le dossier? demanda Cheveux-Gominés qui venait de raccrocher.

Alex lui remit les documents.

— C’est bien, très bien, murmura l’officier examinant les documents avec intérêt

Puis il leva les yeux vers lui. Alex eut le sentiment que son regard se glissait jusque sous sa peau.

— Et le reste?

— Celui qui possède les documents est prêt à négocier.

— Nous ne négocions jamais, vous devriez le savoir.

— Réfléchissez, ses demandes ne sont pas démesurées.

— Je vous écoute.

— En vous remettant ces documents, il prend de gros risques. Les salafistes mettront sa tête à prix. Il souhaite disposer d’un avion afin de quitter le territoire avec ses proches. Ici les choses vont vite devenir intenables pour tous ceux mêlés à ce dossier. Moi compris.

— Intenable, la situation l’est pour tout le monde. Il a fallu cinq siècles aux Rois de Castille et d’Aragon pour reconquérir l’Espagne. Qui a jamais prétenduque ce serait facile? Pour l’avion, je vais voir ce que je peux faire.

En sortant, Alex alluma sa troisième cigarette de la journée. Depuis qu’elles étaient introuvables, il fumait avec parcimonie, essayant de calculer le moment où sa réserve serait épuisée. Malgré cela, il avait en permanence un sale goût dans la gorge comme si un vieux sanglier avait chié dans sa bouche.

En se rendant chez le Crabe, il vit de nouveaux attroupements enfler près des postes militaires.

— Ça sent le brûlé, va falloir penser à accélérer le mouvement, dit le Crabe en lui ouvrant la porte.

— Je sais, répondit Alex, t’en es où avec tes crouillats?

— On aura le fric demain soir. Ton officier peut nous avoir un avion?

— Il affirme que oui, mais nous leur remettrons les documents sur le tarmac. Je ne fais aucune confiance à ce suceur de pine.

La partie devenait plus serrée. En restant en France, ils n’échapperaient ni aux tentacules des Sang & Or ni à celles des katibas quand leur double jeu apparaîtrait au grand jour.

Le lendemain matin, la Peugeot fut parcourue d’un long frisson avant de se décider à démarrer.

— La batterie est comme le pays, de plus en plus faible, dit le Crabe, une voiture qui ne démarre pas, ça peut te coûter la vie.

— Te bile pas grand-père, quand cette caisse lâchera, on sera loin d’ici, t’as réfléchi à ce que tu comptais faire avec ta part le Crabe?

— M’appelle pas grand-père et évite de parler de l’Après, ça porte la poisse.

— Tu connaisla Thaïlande? Tu dirais quoi de musarder sur une moto de location le long des plages avec dans la nuque le souffle chaud d’une petite pute.

— Je sais pas, je connais pas. De toute façon, je déteste Paris, je crois l’avoir jamais aimée cette vieille putain. Paris c’est pour les riches. Nous les flics, on servait juste à empêcher les pauvres de leur faire la peau. J’ai compris ça trop tard. Faudrait que j’en parle à Chloé.

Alex le regarda avec un sourire attendri.

— Paraît qu’en plus, ils ont de bons dentistes là-bas.

Le Crabe haussa les épaules avec une grimace. Ils prirent la direction du Nord. Pas un mot ne perturba le trajet, aucun n’avait l’esprit à bavarder. Les militaires postés aux barrages les laissèrent passer. À la sortie de l’égout, la même béhème attendait pour les escorter jusqu’à la mairie.

— Cette fois-ci, je viens avec toi, dit Alex en regardant le Crabe.

— Je vois que la confiance règne.

— Il s’agit pas du fric, mais d’autre chose. Un truc personnel à régler.

— Libre à toi de te griller avec la sécurité intérieure.

Kowalski et son porte-flingue étaient déjà là. À la vue d’Alex, Ko esquissa un sourire ironique.

— T’es plus le seul intermédiaire à ce que je vois. T’as les documents?

— Le fric d’abord…

Kader poussa une grosse valise pleine à ras bord de riyals.

— Vous voulez compter?

— Je te fais confiance, répondit le Crabe.

Ko sourit comme si cette remarque était incongrue. Le Crabe déposa la mallette récupérée par Prisca. Ko l’ouvrit et feuilleta les documents.

— Benh… semblerait qu’il y ait un petit problème, dit Ko.

— Quel problème, c’est pas prévu qu’on ait un seul petit problème, absolument aucun problème, ni gros ni petit.

— De qui tu te fous le Crabe, tu me prends pour un jambon, il manque une page sur deux, dit-il en se grattant le crâne.

Le Crabe se passa lentement la langue sur les lèvres.

— T’appelles ça un problème, moi j’appelle ça de la prudence. Le reste quand nos fesses seront au sec derrière la ligne verte, c’est non négociable. Sinon suffirait que tu nous fasses égorger pour récupérer le tout.

Ko serra les mâchoires, le visage lugubre.

— Tu me doubles et t’es un homme mort, un putain d’homme mort.

— Je suis réglo Ko, j’ai toujours été réglo, t’es bien placé pour le savoir.

— Je suis aussi bien placé pour savoir que les temps changent.

Alex prit alors la parole, pour la première fois :

— J’ai une demande supplémentaire.

— C’est quoi cette embrouille? dit Ko en se tournant vers le Crabe.

CHAPITRE 23

La création de vides étatiques fut un phénomène nouveau de la Somalie à l’Afghanistan en passant par le Mali, la Libye, la Syrie, la Centrafrique, l’Irak ou le Congo. Ces états zombies se disloquèrent en zones d’influence. Chaque groupe s’arrogeait un fief, un embryon de structure étatique. La France fut simplement le premier état européen à être affecté par cette évolution historique.
Précis d’histoire contemporaine, tome VII, Clio Éditeurs

Au début, elle pleurait jusqu’à ne plus avoir de larmes à verser, maintenant je n’entends plus dans la cellule voisine que des râles saccadés et le piétinement des lourdes bottes des djihadistes. Chaque nuit me rappelait qu’au-delà de la lutte entre les races pour s’emparer des ressources et des outils de production, au-delà de la lutte pour l’espace vital, le véritable enjeu des guerres était biologique et concernait la reproduction. Comme chez les primates, les anciens dominés voulaient s’emparer de l’accès aux vagins des jeunes femmes des dominants, ils voulaient en faire leurs choses sexuelles et des ventres pour porter leur progéniture. Le viol de guerre qui se pratiquait à grande échelle n’était rien d’autre que cette pulsion biologique brutale.

Depuis l’enlèvement des Sabines, rien n’avait changé. Quand Anis est venu me voir, j’ai compris qu’il y avait des tensions entre eux.

— Fatoumata c’est un prénom rebeu, la fille du Prophète. Tu te rendscompte? Une musulmane transformée en kehba, en sac à foutre! Putain de Tchétchènes, ces kouffar boivent de la vodka, mangent du halouf et ne pensent qu’au fric.Même cet homme bon, qui m’offre parfois une cigarette, n’a pas dit une femme, juste une musulmane. Je lui ai demandé où partaient les camions. Il m’a dit vers l’étranger. Je crois qu’au fond il n’en sait rien.

La cloison est mince entre les cellules. J’ai appelé une nuit où je la croyais morte parce que cela avait duré trois heures. Un défilé ininterrompu qui m’arrachait l’âme. J’avais même l’impression qu’on faisait payer les hommes pour un moment avec la fille.

Une voix m’a répondu, fatiguée, mais nette, portée par la tuyauterie métallique. J’ai sondé le mur pour trouver le meilleur endroit où coller mon oreille. C’est près du tube de métal froid. Le reste ne vaut rien. Un son clair et l’étrange impression d’être assis dans le noir à côté d’elle.

— Je sais que tu t’appelles Fatoumata, tu as quel âge?

— Dix-huit ans. Qui êtes-vous?

— Un prisonnier comme toi.

— Les prisonniers partent tous en camion.

— Tu es bien là toi?

— Moi c’est différent, tu sais bien pourquoi ils me gardent…

Une voix triste comme venue de très loin. Je savais bien sûr.

— Pour moi c’est différent. Je doute que mon charme leur plaise beaucoup.

Je l’entendis rire, sa voix s’anima un peu, ce qui me fit plaisir. Depuis des jours, le seul être humain à qui j’avais parlé était mon gardien.

— Pourquoi ils te gardent ici? s’étonna-t-elle.

— Ils espèrent une rançon ou autre chose, je ne sais pas.

— Qui paierait pour toi? demanda-t-elle d’une voix sceptique.

— J’occupais un poste important avant.

— Un poste important? De quoi tu parles?

— C’était avant, ça n’a plus beaucoup d’importance aujourd’hui.

J’ai compris qu’elle avait été capturée dans les guerres tribales qui déchirent la zone nord. En fuyant les gigantesques ratonnades de la capitale, elle a fini dans les filets de ceux se prétendant ses coreligionnaires. Une preuve supplémentaire que la religion n’est qu’un prétexte à la violence et au désir de domination des groupes.Fatoumata m’a appris que la moitié de Paris est en cendres. Des combats violents opposent les milices Sang & Or aux katibas le long du périphérique. La Seine-Saint-Denis est tombée en quasi-totalité dans les mains salafistes : des groupes disparates qui s’allient ou se combattent selon leurs intérêts du moment. Deux branches coexistent : une religieuse composée de moines-soldats prêts à mourir pour leur foi et la Oumma, l’autre composée des droits communs occupés par un business frénétique de pillage et de prédation. Ceux-là ont juste troqué le sweat à capuche pour la qamis et la calotte en dentelle des compagnons du Prophète.

Beaucoup sont nés ici et ont grandi dans ces territoires perdus, d’autres — originaires du Maghreb, du Levant, d’Afrique ou du Yémen — sont venus avec des filières djihadistes pour mener la guerre sainte en Europe en commençant par l’homme malade du continent. Entre les djihadistes et les criminels, les premiers sont les pires. Profitant du prétexte religieux, tous les psychopathes de la Terre affluent par milliers en France pour faire le Djihad, la guerre civile permet d’assassiner et de torturer en toute liberté. Là comme ailleurs, ils profitent du vide politique. Avec les mafieux, on peut toujours s’entendre, les autres vous abattent pour un mauvais regard.

Tétanisés par la peur des émeutes, les pays européens ne bougent pas. Ils craignent que la guerre civile ne s’étende aux agglomérations d’Amsterdam, de Bruxelles ou de Berlin. Mais si la France bascule, ils seront en première ligne.

Une nuit, j’ai été réveillé par des éclats de voix. J’ai cru qu’ils étaient à nouveau en train de la tourner comme dit Anis. Un moteur de camion a démarré. Des ordres ont résonné dans la nuit. Une fois le silence revenu, elle n’était plus là. Je ne crois pas en Dieu, mais j’ai prié pour elle.

CHAPITRE 24

Landry fit un mauvais rêve. Il était poursuivi par quelque chose qui avait le même rire de crécelle que l’Anguille, le tueur de Nanterre. Il s’était réveillé en sueur avec une sensation de malaise comme il n’en avait jamais ressenti auparavant. La cage thoracique comme rétrécie autour du cœur. Il s’assit au pied d’un hêtre, cala son dos contre le tronc pour respirer à fond. Tout semblait fonctionner normalement. Tout sauf cette sensation d’un corps rétréci autour de ses organes.

Autour, il faisait nuit noire, le mercure avait encore chuté. Un terrible sentiment de solitude l’étreignait. Bien qu’athée, il bafouilla une prière improvisée :

— Aidez-nous Seigneur, je Vous en prie.

Même Lucas qui paraissait si fort avait besoin de lui. En tant que plus âgé du groupe, il devait veiller sur eux et les conduire en sécurité jusqu’au village. Près de lui, les autres dormaient, immobiles comme des morts. Le corps replié pour donner moins de prise au froid.

Depuis le départ, la solitude lui pesait. S’il mourait maintenant, il n’y aurait aucune femme pour le pleurer, pour regretter sa chaleur. À Paris, le quotidien l’avait empêché de penser à ces choses, mais sur la route le sentiment d’exil intérieur, de solitude l’avait rattrapé.

Mona toussait plus fort. Il aurait donné tout l’or du monde pour une douche chaude et un expresso brûlant si ce genre de choses existaient encore en France. Il se déplia, moulu de courbatures pour ramasser une brassée de bois mort. Plus loin, des troncs abattus par une tempête évoquaient des ossements blanchis de géants. Comme si un grand dinosaure était venu agoniser le long des sapinières.Autour, des corps étendus comme des épaves, des formes s’agitant dans un demi-sommeil, poussant des cris étouffés, se retournant pour chasser le froid qui sournoisement s’insinuait sous les vêtements comme un mufle humide de bête curieuse. Chacun se débattait avec ses ténèbres intimes.

Landry faisait souvent le même rêve. Une foule qu’il ne pouvait distinguer marchait dans une nuit totale. Tous semblaient chercher ou fuir quelque chose. Était-ce la lumière, l’aube ou simplement le salut? Il n’était jamais parvenu à le savoir. Parfois, il entendait une chute dans la nuit. Un marcheur avait cessé sa quête, il n’y avait rien à faire, aucun secours n’était possible. Il avait juste l’angoisse d’être le prochain.

Il était parvenu à la conclusion que ce rêve n’était qu’une métaphore de la vie : nous marchions seuls dans les ténèbres, une quête qui ne prendrait fin qu’avec la délivrance de la mort.

Mona, la gorge enflée toussait depuis deux jours. Malgré la bâche qui les protégeait vaille que vaille du vent glacé et de la pluie, elle avait pris froid. Comment aurait-il pu en être autrement? Chaque matin, la campagne se réveillait couverte de gelée blanche. Il leur fallait un effort surhumain pour ranimer le sang engourdi dans leurs artères gelées. Une envie d’hiberner, de ne plus jamais se réveiller les saisissait alors.

Landry en était au stade où plus rien ne vous touche. Pourtant, comme chaque matin il vit paraître les premières lueurs de l’aube avec un sentiment de délivrance. Les yeux de Mona brillaient de fièvre. Carla s’était assise près d’elle, la calmant comme on le ferait pour un enfant, massant ses mains gercées, son visage.

Chaque quinte de toux ébranlait sa carcasse d’oiseau trop légère. Tous souffraient pour elle, conscients qu’elle ne pourrait pas continuer longtemps ainsi, à dormir dans ces bois glacés.

Autour l’obscurité commençait à se dissoudre. Le paysage offert à leur regard présentait une désolation accablante : une grande étendue grise avec un horizon lourd de nuages bas. Les branches brillaient de givre formant une nécropole glacée avec la voûte céleste en guise de pierre tombale.

Pierre étira ses jambes ankylosées et se leva pour venir près du feu.

— Dors encore un peu, murmura Landry, la journée sera longue.

Pierre ne parlait jamais de son lycée ni de ses amis d’ailleurs. C’était le monde de l’adolescence, celui où les pères ne sont pas les bienvenus.

— Il fait trop froid, répondit Pierre, je n’arrive pas à dormir.

Pour la première fois, Landry remarqua le pli de volonté barrant le front de son fils. Il donnait de la dureté à ses traits où l’enfance s’attardait. Pierre tisonna les braises et remit du bois. Le feu se mit à fumer consommant plus de chaleur qu’il n’en donnait. Landry resta un moment silencieux contemplant le ciel au levant. La brume s’enroulait dans les branches, flottant sur le sol en lambeaux opaques.

Soudain, du plus profond des bois noirs, fusa un bruit sec et répété qui les fit frissonner. Ce son inquiétant s’interrompit aussi mystérieusement qu’il était venu. Dans leurs regards, la peur, cette répulsion horrible des êtres devant la souffrance et la mort, était revenue.

Chacun revivait l’incident de la veille. En y repensant, ils l’avaient échappé belle. Mona s’était arrêtée en haut d’une côte pour reprendre son souffle. Les journées de marche avaient ajouté de la sévérité à ses traits.

En plissant les paupières, elle avait contemplé la plaine vitrifiée par le givre. Une rafale plus forte avait glacé sa cornée, troublant son regard de larmes. Et soudain, elle les avait vus sortir du brouillard. Une brève apparition dans le flou salé des larmes. Elle avait dégluti avec difficulté, restant absolument immobile dans l’attitude à la fois tendue et gracieuse d’un chien d’arrêt. Son bras hésitant s’était alors levé vers l’horizon, comme pour palper son inquiétude.

Lucas avait sorti les jumelles de son sac et ajusté la focale. Une dizaine de hautes silhouettes se détachaient sur le blanc de la campagne. Ils eurent juste le temps de se réfugier dans une végétation humide chargée d’odeurs qu’ils imaginaient être celles des fougères et du bois pourri. La bande en armes approchait à bonne vitesse, marchant droit sur eux. Impossible de savoir si les individus les avaient vus ni quelles étaient leurs intentions, maisaucun d’entre eux n’avait l’intention de leur poser la question. Par une trouée, on apercevait, grâce aux jumelles, le haut d’un clocher calciné à cinq ou six kilomètres.

La bande passa à cinquante mètres à peine de leur cache. Par chance, la troupe ne possédait aucun chien et n’avait pas croisé leurs traces. Landry gardait les yeux braqués sur Mona. Le petit muscle de sa paupière se contractait comme un passereau pris au piège d’une main. Mona tenait bon, sans tousser, mais les dents de Carla se mirent à claquer si fort que Landry lui plaqua la main sur la bouche. Par prudence, ils restèrent un moment à couvert avant d’obliquer dans la direction opposée à celle prise par les chasseurs.

Lucas grogna, se retournant dans son sommeil. Landry se mit à rire

— Toi au moins le froid ne t’empêche pas de dormir.

Lucas étira ses membres engourdis, mit un peu d’ordre dans ses vêtements froissés qui fumaient dans le froid. Il était silencieux, encore perdu dans sa nuit. Landry savait qu’il lui fallait toujours un peu de temps avant d’entrer dans la journée. Ses cheveux et sa barbe drue étaient parsemés de brins de mousse.

Pierre mit de l’eau à chauffer pour le thé matinal qui chassait de leurs bouches le goût métallique de la nuit. Ils avalèrent le liquide bouillant à petites gorgées. L’herbe brillait de givre et de la brume dansait entre les arbres. Après leur bivouac arctique, le thé brûlant, sucré ranimait leurs métabolismes endormis. Ce moment marquait pour eux la frontière entre le jour et la nuit. Des conversations enrouées se nouaient alors, portant sur le sommeil, bon ou mauvais, sur la pluie à venir, sur la distance restant à parcourir.

Le feu qui se mourait un peu plus tôt, craquait à nouveau lançant de belles gerbes d’étincelles. Une fois son thé avalé, Lucas émergea enfin de sa nuit. Il se débarbouilla, une symbolique toilette de chat où il se passait la nuque à l’eau glacée avant de se frotter vigoureusement le visage.

Une bonne humeur imprégna toute la matinée. Les sacs, vides de nourriture, étaient plus légers. Vers midi, le ciel s’ouvrit un peu. Ils s’arrêtèrent, frappés par l’ampleur du paysage. Ils distinguaient quelque chose au-delà d’une plaine sombre mouchetée d’arbres griffus qui paraissaient en lambeaux : de maigres bosquets debouleaux, de trembles qui tachetaient la campagne de touffes grisâtres. Les premiers épaulements d’un puissant relief apparurent enfin derrière la brume. Une vision éphémère qui éveilla dans leurs cœurs une ferveur nouvelle.

Un moment, leurs jambes se firent plus légères, leur pas plus allants. Ils ignoraient ce qu’ils allaient trouver au bout de leur quête : peut-être un village dévasté comme ces nécropoles provinciales qu’ils évitaient soigneusement. Chaque étape les entraînait plus loin dans l’épuisement. Ils étaient sans ressort, crasseux. La civilisation tenait à peu de choses : un toit, un peu d’eau et une nourriture chaude. Le reste relevait de l’accessoire. Ce qu’ils ressentaient étaient d’ordre physique : la faim, le froid, la soif, la douleur. Le pire c’était les pieds, les ampoules aux chevilles qui s’infectaient.

Ils avançaient comme des machines programmées pour atteindre les limites de cette nuit qui recouvrait le monde. Un grand linceul déployé à l’infini où les jours perdaient toute consistance. Ils se levaient avec le soleil et marchaient jusqu’à la tombée de la nuit. Le bivouac du soir était le meilleur moment de l’étape, ce repos des corps durement gagné. Ils restauraient leurs carcasses avec une soupe chaude, laissant les muscles se dénouer, les corps se détendre. Un instant simple et merveilleux. Ils choisissaient avec soin un lieu sec à couvert, si possible sur une hauteur pour voir venir le danger, évitant ces creux glacés où le froid s’agrégeait en masses humides.

À chaque fois que la peur leur tombait dessus, ils essayaient d’en rire, comme lorsqu’une meute de chiens sauvages les suivit un jour durant et que Lucas leur demanda si une fondue chinoise les tentait. Le rire était le meilleur des antidotes, le seul capable de chasser leurs démons.

Un jour faste, ils trouvèrent un gros lièvre pris au collet et à moitié gelé. Ils le vidèrent et le firent cuire sur la braise. Ce fut alors le plus merveilleux des festins. Puis, ils emballèrent précieusement les os pour agrémenter le bouillon des soupes lyophilisées en sachet qui constituaient leur pitance quotidienne.

Un autre jour, ils trouvèrent sous un pommier des fruits gelés qu’ils mirent à cuire avec un reste de sucre. C’était acide, pas très nourrissant, mais cette compote bricolée avait le goût de l’enfance.

En fin d’après-midi, la chance tourna. Au-dessus de labours, une nuée sombre tourbillonnait en larges cercles. S’il y avait des freux, il y avait sans doute une bête morte, de la viande que le froid rendrait consommable encore longtemps.

En approchant, ils virent des corbeaux disposés en sentinelles effrayantes sur la terre fraîchement retournée. Les volatiles sautillaient entre les sillons, se chamaillant avec des cris éraillés. Les bêtes au plumage d’un beau noir luisant s’écartaient avec une mauvaise volonté évidente. Une intelligence inquiétante se devinait dans leurs yeux jaunes.

Soudain Lucas s’enfonça d’un coup avec un craquement sinistre. Il tira, mais d’invisibles mâchoires retenaient son pied.

— Un piège à loups, un putain de piège, ma cheville est en sang, cria-t-il.

Landry crut lire de l’ironie dans la prunelle d’un volatile comme si l’oiseau les avait volontairement attirés dans ce piège. Il commençait à devenir fou.

 

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