Chroniques du Grand Effondrement [Livre 2 – 18-19]

CHAPITRE 18

L’aube pointait, mais il faisait encore sombre. Au carrefour Barbès-Chapelle, ils croisèrent un convoi militaire revenant du front: hommes et matériel paraissaient usés, les soldats armés d’AK 47 antédiluviens marchaient en silence. Alex pensa que c’était un mauvais présage pour la suite des opérations. Métro Château rouge, la voiture s’engagea dans une rue défoncée laissant sur la droite la Goutte d’or complètement incendiée. Les mauvaises langues disaient que depuis le grand carnage, Château rouge n’avait jamais aussi bien porté son nom. Il avait fallu trois jours entiers pour évacuer les carcasses qui infectaient l’air à des kilomètres à la ronde. Entre Marcadet et Simplon, ils doublèrent un long troupeau d’hommes en uniformes dépareillés marchant en sens inverse vers le Nord.

— Ils envoient les réservistes, dit le Crabe, c’est pas bon signe.

Plus près du front, les destructions étaient impressionnantes.

— C’est là que mon unité tenait sa position et que les combats ont été les plus violents, dit Alex en montrant les immeubles décapités de la rue Myrha, les duels d’artillerie ont pilonné le quartier pendant six heures. On approche duNo man’s land. Tu comptes faire comment?

— Impossible de passer en surface, dit le Crabe, la zone est truffée de mines antipersonnel. Des trucs t’imagines même pas, des horreurs cachées sous la poussière qui bondissent quand un bouffeur de couscous marche dessus, ça monte à plus d’un mètre du sol avant d’exploser dans un bruit de fin du monde en éliminant toute forme de vie dans un rayon de trente mètres. À chaque fois, une katiba entière y passe. Les melons sont réduits en bouillie comme des rats dans une moissonneuse-batteuse. Et crois surtout pas que garder le pied dessus empêche quoi que ce soit. La seule chance du mec c’est de se plaquer au sol.

Le plan du Crabe était simple: s’approcher au plus près de la ligne verte, traverser le front par le réseau des égouts pour déboucher à l’air libre hors de la zone minée. Grâce à ses contacts, des hommes des katibas les attendraient près d’une position djihadiste.

Au milieu des avenues, la Peugeot slalomait entre les trous d’obus remplis d’eau croupie. La lumière faisait briller les ardoises des toits. Grâce à l’ordre de mission remis par Cheveux-Gominés, ils franchirent un premier barrage au niveau de la rue du Roi d’Alger et un second check-point plus imposant Porte de Clignancourt.

De vieux blindés AMX cernés de sacs de sable étaient positionnés de chaque côté du boulevard d’Ornano. Les bannières Sang & Or claquaient au vent. Des troupes nombreuses encadrées par des officiers nerveux, plus anxieux que des centurions romains faisant face aux hordes barbares sur la frontière de Germanie.

Certaines unités avaient perdu le tiers de leurs effectifs dans les combats très violents des premiers jours. L’inexpérience expliquait en partie ces pertes élevées, mais pour Alex, l’erreur avait été de maintenir en poste certains binoclards.

Depuis, les choses s’étaient stabilisées: un équilibre précaire menacé à chaque instant par la reprise des duels d’artillerie. Les artilleurs commençaient toujours par un tir de réglage avant de déchaîner leurs batteries, pulvérisant une seconde plus tard un immeuble de cinq étages.

Ils s’arrêtèrent près d’un vieux camion chinois Dong Feng barbouillé façon camouflage dont le rétroviseur extérieur servait de miroir à un jeune soldat, torse nu, qui se rasait avec soin. L’officier de garde lut attentivement l’ordre de mission avant de disparaître dans une casemate.

Le Crabe lui lança un regard interrogateur.

— Il va passer un coup de fil pour checker, dit Alex.

— T’as l’air nerveux.

— Il a jamais été prévu que je m’approche de la zone ennemie pour mon enquête, mais rien non plus ne m’a été strictement interdit. Peut-être qu’il veut juste vérifier l’authenticité du document…

Des hommes de troupe fumaient, allongés derrière des empilements de sacs de sable au pied d’immeubles étayés à la hâte.Le conflit s’installait dans la durée, loin de la guerre de mouvement annoncée à grand renfort de déclarations martiales. Chaque camp s’enracinait sur ses positions naturelles, esquissant un début de partition territoriale.

Si les frontières avaient été mieux respectées, on n’en serait pas là, se dit Alex. Peut-être que de nouvelles lignes apporteraient la paix comme en Yougoslavie ou au Caucase: des zones longtemps déchirées par des guerres fratricides jusqu’à ce qu’une frontière ne sépare les haines séculaires. Même si les salafistes expliquaient que la terre de l’islam était partout où se trouvaient des musulmans, un jour la ligne verte serait peut-être la frontière entre un Califat en zone Nord et la vieille ville européenne au Sud. Même si le terme officiel était Zone occupée, certains dignitaires Sang & Or parlaient parfois en privé de Territoires perdus pour désigner les quartiers séditieux sur lesquels flottait la bannière verte du Prophète.

Des soldats les observaient. Sous les casques d’acier, une grande nervosité était palpable. L’officier revint enfin. Sa chapka lui donnait un air sévère de commissaire politique de l’Armée rouge.

— Vous êtes certains de vouloir continuer? C’est infesté d’enculés de snipers par là-bas. Une patrouille s’est fait méchamment allumer hier. Vous ne ferez pas deux cents mètres.

— Vous en faites pas pour nous, dit Alex sur un ton mystérieux.

Au-delà s’ouvrait une porte menant vers les ténèbres des mondes extérieurs. L’officier les salua comme s’il s’attendait à ne plus jamais les revoir. Une odeur d’égout emplissait l’air de cette apocalypse d’amoncellements de gravats, de toits crevés, d’immeubles sectionnés.

— Vu de près c’est impressionnant, dit le Crabe qui n’en revenait pas.

Parfois, un appartement tranché net apparaissait avec son papier peint et ses portraits fixés au mur. Un décor de théâtre suspendu, fracassé attendant une troupe de comédiens fantômes. Les artilleurs s’étaient tellement acharnés sur ce quartier martyr, qu’on avait l’étrange impression de pénétrer dans une de ces cités mortes qu’on exhume au cœur des déserts du Proche-Orient. Le Crabe se tourna vers Alex:.

— Il y a dix ans, une voyante de la Foire du Trône m’a dit qu’un jour, on en viendrait à s’entretuer, mais je voyais pas ça comme ça.

Ils dépassèrent la carcasse d’un drone Predator abattu par la DCA avant de couper le contact derrière un mur effondré.

— Au cas où un de ces connards d’artilleurs aurait l’envie soudaine de faire un carton sur le dernier objet en état de marche de la zone, rigola Alex.

Depuis le sol, on devinait le tracé de la ligne verte grâce aux grandes nuées de corbeaux freux qui survolaient la zone. Le Crabe fit une grimace.

— Les charognards, c’est jamais bon signe.

Il dégagea avec le pied une plaque de fonte couverte de poussière.

— L’entrée de Fort Knox. En attendant tu mets ça.

Il jeta deux gilets pare-balles en kevlar sur le capot. Il y avait quelque chose de flippant dans l’air. Comme si la tension palpable entre les deux armées séparées par ce désert urbain se condensait dans cet endroit sans vie.

— À quoi ça sert dans un égout? protesta Alex.

— Tu mets ça ou on n’y va pas. Pas question d’y aller cul nu.

Alex haussa les épaules et enfila son gilet. Il décapsula une boîte de Red Bull et la tendit au vieux. Un bon shoot de glucose et de caféine ne pouvait pas leur faire de mal. Quand ils eurent fini de se la partager, le Crabe fit glisser la plaque. Le faisceau de la lampe éclaira une échelle métallique scellée au béton. Ils s’enfoncèrent dans le noir en suivant de la main la paroi. Un étroit boyau courait vers le nord sous les lignes. Les yeux du Crabe brillaient étrangement, l’action l’avait revigoré et il se cramponnait. Ils n’entendaient que le bruit de leur respiration rendue plus difficile, plus courte en raison de la lourdeur de l’air nauséabond.

— Merde fait chier, lâcha Alex en marchant dans un trou d’eau.

— Accroche-toi mec, c’est pire après, dit le Crabe, et mate un peu la taille des bestiaux, c’est pas la crise pour tout le monde à ce qu’on dirait.

Une eau noire coulait dans une rigole. De gros rats agressifs trottaient devant eux dans un bruit de pattes griffant le ciment. Leurs manteaux graisseux luisaient dans le faisceau des lampes. Alex n’avait jamais vu autant d’intelligence dans les prunelles pestiférées qui les observaient. Depuis les combats, cette maudite race proliférait, se nourrissant de cadavres, se reproduisant dans ces ténèbres gluantes et tièdes comme dans la gésine d’un grand ventre. À chaque fois que les hommes s’entretuaient, le rongeur en profitait pour avancer ses pions. Que ton règne vienne…

Le vieux avait emporté des masques en coton pour filtrer les miasmes fétides. Une précaution d’autant plus justifiée que des cas de peste avaient été rapportés dans le quartier Picpus. Ils progressaient dans l’obscurité, juste troublée par le faisceau des lampes. Dans cette atmosphère confinée, le risque de maladies était réel.

Ils devaient trouver au plus vite la plaque d’égout débouchant derrière les lignes djihadistes. Le Crabe hésita à un embranchement. Alex trouvait que leur progression s’éternisait. Soudain, le Crabe heurta une paroi dans le noir. Le choc lui coupa le souffle. À n’importe quel moment, une sentinelle en embuscade dans le boyau pouvait ouvrir le feu.

— On y est, fit le Crabe en levant sa lampe à la verticale pour attraper un cercle sombre.

Alex monta le premier et déverrouilla la plaque. Le froid manqua le faire défaillir. Il prit une profonde bouffée d’air frais. Le Crabe le rejoignit à son tour. Au milieu des ruines, ils arboraient une expression hébétée, comme si un médecin leur avait administré un sédatif léger dont l’effet commençait à se faire sentir.

Ils mirent un moment à reprendre leurs esprits puis rejoignirent une rue encombrée de gravats. Une vieille béhème série 7 était garée devant un entrepôt Garonor. À l’intérieur, quatre Maghrébins avec des bandanas jouaient à des jeux vidéo sur leurs portables.

— Le comité d’accueil, dit le Crabe, regarde-moi ces baltringues, ils se la jouent Rambo avec leurs déguisements à la con.

— T’as raison, je les sens pas ces merdeux, t’es sûr de ton type?

— Kowalski? Autant qu’on peut l’être d’un émir. Il a commencé comme soldat pour un caïd. Un an plus tard, dix revendeurs charbonnaient pour lui. Un type trop rusé pour ne pas susciter la jalousie.Alex se souvenait de la lourde odeur de mox qui emplissait les squats: un truc tenace qui collait aux fringues.

— Le genre à se démerder. Juste la bonne proportion de ruse et de fourberie pour survivre en cité. Quand un caïd commençait à lorgner avec insistance dans sa gamelle, Ko le balançait sans l’ombre d’un scrupule. Du Win-Win comme on dit. Comment ils disentles biologistes? Une mycose…

— Une symbiose, je crois, dit Alex.

— C’est ça une symbiose. Quand des zigs montaient sur un casse, il me tuyautait. En échange, je laissais son bizness prospérer, mais un jour tout a changé. Tu te souviens de Goncalves? demanda le Crabe.

— Le type retrouvé égorgé avec sa paire de glaouisdans la bouche? Une affaire de gonzesses si je me souviens bien. Il avait débauché des petites gazelles appartenant à Maskhadov, un Ossète qui s’est fait buter un an après. Goncalves avait revendu les filles à un Camerounais avec lequel il était en cheville pour qu’il les dresse et les mette au turbin.

— T’appelles ça une histoire de gonzesses? Moi une affaire de putes j’appelle plutôt ça une histoire de fric. Toujours est-il que Ko était mouillé dans l’affaire. Là, je pouvais plus rien pour lui. « Game over, mec t’as passé la ligne jaune ». J’ai jamais su le fin mot de l’histoire, mais il a pris dix ans.

— Il s’est converti en taule?

— Où veux-tu que ça soit? C’est là-bas que les Bédouins les endoctrinent en leur retournant le cerveau pour les radicaliser.

— Sincère?

Le Crabe éclata de rire, étalant tout le désastre de sa dentition. Il dut reprendre sa respiration avant de répondre.

— T’es parfois un grand naïf Alex, Ko sincère? Tu parles! Le zig trop mariole pour marcher avec ce tissu de conneries. Tu connais la taule: les mecs isolés servent de vide-couilles aux grands-frères, aux boobas. Il a juste voulu sauver son cul de la concupiscence de ses codétenus. J’ai connu un Corse, Toussaint, dehors c’était un coriace. Après un mois de taule, tous ces enfoirés se relayaient à tour de rôle dans son rectum en l’appelant Florence. À Fleury, Ko s’est tenu à carreaux pour les réductions de peine. Les barbus yconnaissent un rayon question tours de vice. Endormir la méfiance en attendant d’être le plus fort, ces bâtards appellent ça la taqîya. Finalement c’est ce qu’ils ont fait. Attendre d’être les plus forts, les plus nombreux. Une fois dehors, je pensais que Ko laisserait tomber les conneries.

— Tu veux dire les Bédouins?

— Mouais, leurs trucs de prophète à la con, mais Ko s’est recyclé en lançant des contributions religieuses volontaires auprès des commerçants. Si un connard donnait pas, il se faisait traiter de kaffir et sa vitrine dégringolait la nuit suivante. Crois-moi les commerçants percutaient vite. Le monde changeait, Dieu était devenu le meilleur des alibis pour racketter les connards.

— Sauf que personne portait plainte.

— Tu comprends vite quand tu veux. Quand cette merde a commencé, Ko a compris qu’il y avait un max de pognon à se faire, mais que, pour ça, fallait être du bon côté du manche. Là-dessus, fais-lui confiance, mais reste que le zig est réglo.

— Réglo, tu rigoles? T’as entendu parler des décapitations du Raincy?

— Ko affirme que ses gars sont hors du coup et j’ai tendance à le croire. Chez eux, c’est un sacré bordel, même avec un treillis, ces mecs restent des putains de baiseurs de chèvre. Chaque caïd a sa petite katiba de coupe-jarrets, sa franchise de la haine. Les Rabzas enculent les Blacks et ceux de l’Est enculent tous les autres. À part, une ou deux katibas d’Albanais et de Tchétchènes, la plupart n’ont aucune expérience militaire. Y a rien de plus con qu’un bigot barbu. À part peut-être un négro. Ces mecs c’est juste des charognards attendant la bonne occase que constitue la capture d’une crasseuse bien foutue. Rien à voir avec la discipline de fer des phalanges Sang & Or. Tu le connais son secret à Ko?

— Je t’écoute.

— Le fric, juste le fric mec, comme toujours.

— Le fric? Développe, je panne que dalle.

— Son autorité sur les katibas vient de l’aide étrangère. Le pognon du Golfe transite par lui. C’est comme qui dirait une sorte de trésorier-payeur général si on veut. Même les droits communs viennent aux assemblées, aux chouras comme ils disent, pourtendre la main. C’est Ko qui dispatche, inutile de te dire qu’il y a du coulage.

— Tu disais qu’il était réglo?

— Réglo à sa façon. Je le connais et je l’aime pas, mais je dois reconnaître qu’il m’a jamais fait d’enfant dans le dos. C’est pas rien.

La béhème fit deux appels de phare. Un jeune armé d’un M16 vint vers eux. Crâne rasé, collier de barbe noire, regard fiévreux.

— Ya Cheikh, hé le vieux… le colonel Abderrahmane t’attend. Je vais lui dire que tu es arrivé, dit-il en sortant un talkie-walkie.

Pour éviter d’être identifié par les espions de Rempart, il était prévu qu’Alex attende ici pendant que le Crabe négociait. Le Crabe fixait un œil sombre sur la béhème. Les vitres ouvertes laissaient passer du raï merdique à plein tube. Il ne donnait pas cher de sa peau en cas de tour de vice. Une balle dans la nuque et ce serait Game over. Les types parlaient entre eux, mais le sens de ce qu’ils disaient lui échappait. Ce n’était pas les mots eux-mêmes, juste que ces paroles n’étaient rattachées à aucune réalité. La ligne verte séparait deux mondes différents, deux univers irréconciliables.

L’allemande démarra en trombe laissant sur le parking Alex avec deux jeunes en parkas noires qui s’étaient présentés comme des Shebabs, des« jeunes combattants ». Le remix de Cheb Hasni emplissait tout l’espace. Il pensa à Chloé, il voulait vivre. Cette fille était la meilleure chose qui lui soit arrivée depuis longtemps.

CHAPITRE 19

De tout temps, l’homme n’a rien fait d’autre que d’essayer de comprendre l’ordre du monde, force est de constater qu’il y est rarement parvenu.
Petit traité d’anthropologie, J.M. Declerc, éditions universitaires de Bruxelles

Malgré les antalgiques donnés par Mona, Philippe se tenait recroquevillé sur le siège passager: les nerfs à vif. Un arc douloureux qui se propageait de son aine à sa moelle épinière. Une souffrance qui lui révulsait les yeux.

Le long de la route, l’ombre de peupliers s’étirait sur la terre gelée. Léa dormait profondément, bouche ouverte. Au loin, des chiens aboyaient.

À un carrefour, l’Espace obliqua vers un clocher avant d’être arrêté par un barrage de bidons tenu par trois quinquagénaires armés de fusils de chasse.

— Arrêtez le moteur, dit un grand échalas aux cheveux poivre et sel en dirigeant sur eux le canon menaçant d’un fusil Manufrance.

La respiration de l’homme formait de petits nuages dans l’air froid. Un visage aussi maigre que celui d’un oiseau avec de petits yeux sans vie enfoncés dans leur orbite, des lèvres minces, un nez crochu et des cheveux si fins qu’ils ressemblaient à un plumage ébouriffé.

Il les fit sortir. L’homme semblait nerveux. Landry déglutit péniblement, le sol oscillait sous ses pieds comme un bateau en pleine mer.

— Merde Gérard, tu me remets pas? dit Philippe.

L’homme au fusil semblait faire un effort cérébral qui le dépassait. On pouvait presque entendre le cliquetis de rouages dans sa tête. Soudain, son visage s’éclaira.

— Putain Philippe, bien sûr. Tu viens voir tes parents? Ne t’en fais pas, ils sont en sécurité. Le village s’est organisé. Personne ne passe.

Des chasseurs du dimanche faisant les malins avec de vieilles pétoires sorties des greniers. Lucas pensa qu’il aurait suffi d’un groupe d’écorcheurs déterminés pour anéantir la petite communauté.

Les parents de Philippe vivaient dans un lotissement qui avait mal vieilli. Sur les toits exposés au Nord, la neige s’accrochait en plaques épaisses. Philippe ne parla pas de sa castration, évoquant juste une mauvaise blessure au ventre. Jacques, le père, poursuivit à longues enjambées une poule terrifiée que la mère en blouse à fleurs avait prévu de faire cuire avec des pommes de terres et des légumes d’hiver. Pendant que le plat mijotait, Aurélie débarbouilla Léa noire de crasse.

— Je veux que tu sois nette comme la coquille d’un œuf, ma puce. Après, ce sera à mon tour, dit-elle, c’est agréable de se sentir propre.

Philippe s’était allongé, il traversait de gros passages à vide. Sa plaie s’était mise à suppurer, obligeant Aurélie à la désinfecter toutes les heures. Jacques expliqua à Landry comment la région s’était vidée.

— Les gens ont peur parce que la vallée de la Saône est trop passante, ils préfèrent la profondeur des forêts. Moi, je reste, quitte à me battre. Toute ma vie est ici, qu’est-ce que je ferais en forêt?

Après le repas, Jacques emmena Landry jusqu’au clocher qui dominait le village. Le soleil avait percé les nuages et promenait sur la galerie de saints de pierre de la façade le glacis de sa lumière acérée.

— Du roman bourguignon du douzième siècle, dit-il avec fierté, si un jour l’église devient une mosquée comme Sainte Sophie, j’espère ne plus être là pour voir ça.

L’intérieur sentait la pierre blanche et le vieux livre, il faisait sombre comme dans ces cavernes sur les parois desquelles CroMagnon s’inventait de nouvelles divinités et des mythologies d’aurochs et de rhinocéros laineux. Un écho à ces époques antédiluviennes où les hommes étaient saisis d’effroi quand l’hiverdurait trop longtemps ou quand d’autres humains plus cruels les traquaient comme un pauvre gibier. Les fresques de la nef décrivaient une lutte dantesque contre le Mal.

— Connaissez-vous l’origine du mot diable? demanda Jacques en se tournant vers Landry.

— Non je l’ignore.

— En grec diabállô signifie « Celui qui divise ». C’est la division de la France qui a causé tout ce malheur, il existe beaucoup de sagesse cachée dans les mots.

Jacques était agrégé d’histoire, il avait longtemps enseigné au lycée Gabriel Voisin de Tournus. Il expliqua que ces fresques étaient censées être prophétiques, sans révéler à Landry qui des démons griffus ou des anges blonds l’emporterait à la fin des temps.

— Et le mot religion?

— Non, vous allez me trouver ignorant.

— Ce qui relie les hommes. La rupture de ce lien explique le succès de l’islam et des églises évangéliques. Vous savez, le monde visible est l’expression d’une pensée, d’un projet que nous sommes incapables de comprendre. Malgré ce qui arrive, j’ai confiance dans le dessein de Dieu. J’attends de voir ce qui va se passer. Je crois qu’à travers tout ça, Il veut nous dire quelque chose.

Sur son visage flottait un sourire énigmatique. Landry contemplait le Christ en croix. D’autres Dieux plus conquérants venus des forêts profondes et des déserts s’apprêtaient à prendre la place de ce Christ agonisant.

Athée, Landry ne croyait pas que l’Univers fût régi par une quelconque conscience supérieure. Pour lui, le chaos du monde récusait toute tentative d’explication faisant intervenir une superstructure morale. Pourtant, il sentait qu’il existait un visage du monde caché au plus grand nombre, quelque chose que l’on découvrait en le palpant par petites touches au contact d’autres hommes. Une sorte d’harmonie dissimulée par la poussière du chaos.

Sinon, comment expliquer que l’Homme ait besoin de s’inventer des Dieux pour conjurer l’absurdité de sa présence dans l’univers? Le but principal de l’existence n’était-il pas de comprendre le sens caché du monde, de son impermanence? Dieu avait le mérited’apporter une réponse simple au Grand Vide, même si tout cela était aussi illusoire que temporaire.

Comme l’eau d’une marée, le monde nous remplissait pour un temps, nourrissait notre âme, avant de se retirer, nous laissant désemparés face au vide existentiel: un creux de l’âme que l’on passait sa vie à combattre sans jamais ne remporter que d’éphémères victoires. La magie de Dieu était de transformer notre vide intérieur en un espace chaud et accueillant, mais, à la fin, le vide l’emportait toujours, comme dans ce cosmos infini qui lui inspirait un si profond malaise: une solitude glaçante qui le terrifiait.

Ils traversèrent une place plantée de marronniers. Sous la statue hébétée d’un poilu appuyé sur son Lebel, un monument aux morts dressait l’interminable liste des Morts pour la France de la paroisse.

— Ils sont morts pour une cause juste, dit Jacques.

— Les causes justes sont celles qui gagnent, dit Landry, ce sont les vainqueurs qui décident de ce qui est juste ou pas.

Après la Première Guerre mécanisée, l’Europe avait connu le bolchevisme et le nazisme: un siècle drogué aux idéologies totalitaires. Les empires coloniaux effondrés, la construction européenne avait été une tentative bureaucratique de ressusciter une Europe agonisante, sans jamais parvenir à empêcher le déclin du continent. La globalisation avait accéléré l’effacement européen, l’obsolescence d’un continent trop cher, trop vieux, trop faible.

L’effondrement de la France était l’aboutissement d’un vaste processus de reflux historique qui lui rappelait ce jeu offert par un oncle. Le principe consistait à enlever à tour de rôle des éléments d’un empilement de bâtonnets de bois sans faire tomber l’ensemble.

Au début, les choses étaient faciles, mais, plus la tour devenait instable, plus elle menaçait à chaque retrait de s’effondrer sur ellemême. Chaque pièce retirée n’avait en apparence aucun effet, mais elle préparait l’effondrement final. Désormais même le temps paraissait s’être disloqué. En rentrant, Jacques évoqua, l’air soucieux, les mauvaises nouvelles venues de la région lyonnaise.

— L’agglomération de Lyon est infestée de djihadistes. Un émir a réuni des fiefs à Vaulx-en-Velin, Vénissieux, Villeurbanne et Bron où il applique la charia la plus brutale. Les prises de guerre sont traitées avec une cruauté inimaginable. Les hommes qui ne sont pas exécutés sont castrés. Femmes et enfants sont vendus comme esclaves. Quant aux homosexuels, ils sont jetés du haut de la tour de la Part-Dieu. Il lève des katibas pour assiéger le centre-ville. Si Lyon tombe, ils feront la jonction avec Givors et Saint-Étienne et remonteront vers la Bourgogne libre par la vallée de la Saône.

L’ambiance du dîner fut assez sombre. Le lendemain, quand le chant ébouriffé du coq les réveilla, une plume passée à travers la taie d’oreiller énervait la joue de Landry. Ils eurent droit à des œufs à la coque, puis Landry sortit avec Philippe dans le jardin griller une cigarette.

— Comment tu te sens?

Il voulait parler normalement, mais il mettait trop de compassion dans sa voix. Philippe étudiait le sol comme s’il cherchait quelque chose qui ne s’y trouvait pas.

— Tu tiens vraiment à le savoir? dit-il en tournant la tête.

— Pourquoi tu dis ça?

Il hésita puis avec une voix brisée par le chagrin dit:

— Je ne suis plus un homme, tu peux comprendre ça?

Il laissa échapper un horrible sanglot, aussitôt ravalé, comme pris d’une immense pitié pour lui-même. Un gosse tremblant de tout son corps, enfouissant son visage entre ses mains. Landry ne savait pas quoi dire. Certaines souffrances ne se partageaient pas, celle-ci allait progressivement le rendre maboul jusqu’au jour où, n’en pouvant plus, il se ferait sauter le caisson. Landry l’avait compris dès le premier instant. Il n’y avait rien à ajouter.

En allant embrasser Léa, Lucas vit que la fillette refusait de lâcher Carla. En tendant les bras pour la saisir, sa main effleura le sein de la jeune femme qui ne parut pas du tout gênée. Avec un sourire, Carla se pencha et retira une brindille accrochée à sa veste. Il sentait la chaleur de sa polaire s’exhaler en lourdes bouffées.

En suçant son pouce, la petite fixa Carla, l’air grave:

— Tu me raconteras la suite des contes quand on se reverra?

Carla était une inépuisable source de légendes pleines de châteaux obscurs, de soldats en cotte de maille, de princesses et de grands loups gris.

— Ici tu vas bien t’amuser, les poules, les lapins et Pipo, le vieux chat.

— Je préfère tes contes, répliqua la fillette.

Elle préférait le rêve à la réalité. Tous en étaient là. Léa la regardait rêveuse, le regard voilé par la frange soyeuse de cils curieusement longs et arqués pour une enfant. Des cils de femme, pensa Carla. Elle posa sa main sur son épaule, ce corps fragile fait d’os creux et de petites chairs battantes. La fillette s’était remise à sucer son pouce: un oiseau.

Carla sentit son cœur se serrer en pensant aux dangers qui menaçaient cette vie fragile et confiante. Dans les yeux de Léa flottait une forme de gravité. Une gamine trop intelligente pour ne pas percevoir l’angoisse des adultes. Carla aimait les enfants. La douce affection de Léa réveillait en elle ce désir enfoui au plus profond de son âme.

Au moment de partir, ils s’embrassèrent en promettant de se revoir. Se mentant à eux-mêmes. Tous conscients que les ténèbres à venir rendraient cette promesse illusoire. Léa se tenait d’une main à la jambe de sa mère en tétant son pouce avec une expression grave et timide, ses cheveux blonds, tout juste lavés, brillaient noués dans un chouchou de velours noir.

— Promets de revenir, exigea-t-elle sur le ton tyrannique des enfants.

— Je te promets, petit bout de chou, ne t’inquiète pas, dit Carla en riant avant de déposer un baiser sur le front soyeux de la gamine. Elle voyait bien que Léa ne la croyait pas. Tous leurs gestes sentaient les adieux définitifs.

Philippe insista pour les accompagner jusqu’au barrage. Ils n’avaient fait que quelques pas hors de la maison lorsque l’énormité de ce qui lui était arrivé lui tomba sur le dos avec une brutalité terrible. Il essayait de faire bonne figure, mais n’y parvenait plus. Loin du regard d’Aurélie, de ses parents, tout remontait. Il revivait la mutilation honteuse, les yeux avides de Chamil sur son sexe, le tranchant de l’acier dans sa chair, le giton blond qui regardait l’amputation en fumant une Marlboro. Ses lèvres tremblaient. Les couleurs du ciel et des arbres se confondaient tandis que ses yeux se gonflaient de larmes.Landry le serra contre lui, en frère d’armes, de toutes ses forces pour étouffer les sanglots de Philippe. Sa longue plainte de bête blessée.

Puis ils montèrent dans la voiture. Aurélie leur avait glissé un pâté de lapin et du pain frais. Landry sentit le regard de Philippe les suivre. Il avait l’étrange impression que lui aussi allait pleurer. Cette sensation persista longtemps.

Parvenus au sommet d’une colline dominant la large vallée de la Saône, ils s’arrêtèrent pour contempler une dernière fois le village perdu au milieu de la morne étendue glacée. À cette heure, les écorcheurs aiguisaient leurs armes pour partir en chasse et fouiller les campagnes avec méthode. Des bêtes humaines vivant au sein des vastes sapinières qui s’étaient déployées sur le pays depuis que le secteur agricole avait été démotorisé.

Landry se demanda s’il n’avait pas été naïf en prenant la route. Sa quête n’était peut-être que celle d’une chimérique Jérusalem céleste. Depuis cette colline, il réalisait toute la fragilité de ces petites communautés défendues comme des villages carolingiens par une poignée de pères de famille armés de fusils de chasse. Un gibier à la merci d’un coup de main nocturne.

Le monospace prit la route du pays des hautes neiges. Un temps glacial était revenu comme un coup de massue asséné depuis la lointaine Sibérie, mais le redoux avait au moins permis de dégager les routes. Ils s’arrêtèrent devant une station-service en ruine pour consulter les cartes.

— Il faut traverser le Rhône d’une façon ou d’une autre, dit Landry soucieux, je ne vois que Jonage si on veut éviter Lyon.

La départementale déserte traversait les marais gelés des Dombes où flottait un sentiment d’abandon plus profond que tout ce qui leur avait été donné de voir jusque là. Ils traversèrent le Rhône à Jonage, presque étonnés de ne voir personne.

C’est seulement quelques kilomètres plus loin, en s’engageant dans un virage serré, qu’ils aperçurent le semi-remorque en travers de la route. Lucas voulut faire demi-tour, mais une camionnette Ikea avait déjà été poussée à une centaine de mètres derrière eux, bloquant toute possibilité de retraite. Lucas s’immobilisa au volant, pétrifié.

— Et maintenant, on fait quoi? Quelqu’un a une idée? Ce segment de route n’offrait aucune voie latérale, aucune possibilité de fuite. La nasse parfaite pour un guet-apens.

— Maintenant la question c’est: comment on se sort de là, dit Mona.

Lucas coupa le moteur. Ils ne pouvaient s’approcher des barrages sans s’exposer. Il fallait attendre l’obscurité avant de tenter quelque chose.

Vers dix-sept heures, le souffle du crépuscule avait refroidi l’air. Des pans de paysage baignaient dans l’ombre. La lumière était tombée de manière si insidieuse que personne ne s’était rendu compte qu’une semi-pénombre enveloppait la campagne. Dans ce clair-obscur, ils pouvaient entrevoir des formes autour de lumières vacillantes. Si leurs tourmenteurs allumaient des braseros, cela signifiait qu’ils n’avaient pas l’intention de lever le camp. Ces lueurs dansantes rappelaient ces terrifiants contes d’enfant où un imprudent voyageur s’égare au cœur d’une forêt impénétrable.

— Tu penses qu’ils sont combien ces bâtards? dit Landry.

— Au moins une demi-douzaine de chaque côté, dit Lucas, si on ouvre le feu, ils répliqueront des deux côtés à la fois. Pas sûr qu’on y gagne.

— Tu penses qu’ils vont tirer?

— Ils l’auraient déjà fait s’ils ne craignaient pas d’abîmer leur butin.

— C’est nous leur butin? demanda Carla inquiète.

Lucas acquiesça.

— Nous et la voiture.

Carla se rendit compte qu’il lui fallait faire un effort pour empêcher ses dents de claquer. « C’est davantage l’humidité que le froid », se dit-elle. Bien qu’elle sache, au fond d’elle-même, que ce n’était ni l’un ni l’autre.

Avant que la nuit fût complète, une lueur mouvante s’attarda à l’ouest. En sentant une odeur de fumée, ils comprirent que c’était Lyon qui brûlait: une agglomération de deux millions d’âmes. Landry pensa aux propos de Jacques sur les avancées des émirs salafistes dans le Rhône. Grandes ou petites, les villes tombaient ou se vidaient de leurs habitants. Les unes après les autres, les lumières s’éteignaient ; un monde ancien se dissolvaitprogressivement dans une étrange twilight zone emportant des millions de destins.

Pierre contempla un moment le spectacle beau et inquiétant du rougeoiement du ciel, avant de revenir aux silhouettes menaçantes qui se faufilaient. Par moments, des voix leur parvenaient depuis les barricades. Pour l’instant, aucune ombre n’approchait, craignant à juste titre que les passagers du Picasso soient armés. Lucas se sentit sournoisement envahi d’une sinistre certitude.

— Dès qu’il fera nuit noire, ils attaqueront, dit-il.

— Pourquoi tu dis ça? demanda Mona soudain tendue.

— Parce que c’est ce que je ferais à leur place. Nous sommes proches des Dombes, tout autour il y a des étangs, la brume va se lever avec la nuit.

Le brouillard chargé d’humidité qui montait de la campagne était encore léger, se réduisant pour le moment à un halo autour des phares et à des volutes sur la chaussée mouillée, mais Mona comprit que dans une heure, il serait à couper au couteau. Les pillards eurent la même intuition, car il y eut un regain d’activité au moment où la lumière disparut. Des phares s’allumèrent près des barrages, projetant des cylindres coniques ressemblant à ceux de lampes torches dans une pièce enfumée. utour, les arbres se réduisaient à de vagues formes fantomatiques. Landry se sentait tout d’un coup terriblement fatigué. Tous ces efforts pour finir dans un simple traquenard de coupeurs de route.

— Nous n’avons pas le choix, dit Lucas, il faut abandonner le monospace et charger les sacs avec un max de bouffe, des munitions et une bâche servant d’abri.

Le visage de Mona venait de se pétrifier.

— T’es complètement malade, tu as vu ce qu’on va devoir porter.

— On va en laisser la plus grande partie.

— C’est à combien ton bled? demanda Mona se tournant vers Landry.

Elle n’avait pas dit ton bled de merde, mais elle l’avait pensé si fort que Landry avait cru l’entendre.

— Deux cents bornes. En marchant bien, une grosse semaine. Elle le regarda, complètement interloquée. Dès le départ, elle avait eu un mauvais pressentiment. Lucas lui avait forcé la main et puis il y avait eu Nanterre. Elle sentit la colère monter dans sa gorge.

— Tu déconnes, n’est-ce pas? Dis-moi que tu déconnes.

Elle le regardait avec des yeux comme des points d’interrogation. Landry haussa les épaules sans répondre. Devant eux s’étendait ce monde nocturne hostile, mais la colère leur faisait oublier la terreur qu’il pouvait ressentir.

Tout le monde avait la mine grave à l’idée de cette longue marche dans le froid et sous la pluie glacée avec des bardas trop lourds. Mais tous savaient qu’en restant ici, ils perdraient la vie ou pire, la liberté.

Quand l’obscurité fut totale, Lucas mit de la musique pour faire croire à une présence humaine. Chacun rassembla son courage pour préparer son sac dans un silence de mort. Ils se limitaient à l’essentiel, écœurés à pleurer à l’idée de tout ce qu’ils abandonnaient derrière eux. Près des barricades, les ombres devenaient fébriles. Lucas attrapa son barda.

— Un truc se prépare. Si vous êtes tous prêts, fichons le camp.

— Merde, tu vas laisser tout ça à ces chacals? protesta Mona.

— T’as une meilleure idée?

— Y foutre le feu.

— Je pense qu’ils nous laissent une issue pour éviter le combat, mais s’ils voient le Picasso en feu, ils attaqueront pour sauver ce qu’ils peuvent.

— Laisse, j’ai une idée, dit Mona, on enfonce un chiffon dans le réservoir pour servir de mèche lente.

— T’es sûre de ton coup?

— Si la mèche est assez longue, on sera loin quand ça pétera.

Elle déchira une chemise qu’elle tressa comme une natte avant d’en introduire une extrémité dans le réservoir. Pendant ce temps, profitant de l’obscurité et de la brume, les autres se laissèrent glisser sur les herbes mortes du talus, essayant d’être silencieux malgré les armes et des sacs trop lourds. Mona et Lucas se tenaient accroupis près du réservoir. Elle imbiba d’essence la mèche improvisée, puis en alluma l’extrémité avec son briquet.

— Vite, maintenant on se tire.Elle saisit Lucas par le bras et l’entraîna brutalement à travers les broussailles, tel un professeur en colère traînant un élève récalcitrant chez le proviseur.

Ils coururent, la respiration lourde et haletante à cause du poids des sacs. Quand une grande lueur éclaira la nuit, ils se jetèrent à terre, en sueur, incapables d’aller plus loin. Puis ils entendirent l’explosion. Mona en nage resta un instant bouche bée puis elle éclata d’un bon rire franc qui venait du ventre. Elle avait les larmes aux yeux, mal à l’estomac et plus encore au diaphragme. Une joie nerveuse si soudaine qui contrastait tellement avec sa colère et le tragique de la situation que tout le groupe ne put se retenir. C’était l’idée d’avoir à la fois tout perdu et d’imaginer la tête des pillards devant la carcasse fumante du Picasso. Alors tous, allongés dans les hautes herbes, furent à leur tour pliés de rire.

C’est Landry qui le premier reprit ses esprits en disant qu’il fallait s’arrêter, que les coupeurs de route risquaient de les entendre. Toute la nuit, ils marchèrent vers l’Est dans un terrain lourd et difficile, s’orientant à l’aide d’une boussole jusqu’à ce qu’une brume grise plus froide qu’un drap mouillé annonce l’aube et qu’ils ne puissent plus mettre un seul pied devant l’autre.

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