Chroniques du Grand Effondrement [Livre 2 – 15-17]

CHAPITRE 15

Des seigneurs de guerre s’assuraient un territoire construit sur une revendication identitaire. Ce repli fut une réponse à l’impuissance du pouvoir central, mais il ne constitua jamais une alternative crédible à l’effondrement général et ne fut, en réalité, qu’un stade intermédiaire du long processus de décomposition nationale auquel il contribua.
Gilles Groussard, Dynamique de la grande crise. Éditions Démos

L’aînée était sortie chercher du bois de chauffage, elle perçut soudain un frôlement derrière le brouillard et plissa les yeux pour tenter d’apercevoir quelque chose. Soudain, la brume se matérialisa. Ses lèvres s’ouvrirent, mais une main écrasa sa bouche. Les yeux acérés rivés sur elle disaient : tu cries et tu es morte. Le canon glacé d’un revolver sur sa tempe, elle cligna les paupières en signe d’assentiment. Lentement, les doigts se soulevèrent. Quatre silhouettes massives émergèrent du brouillard, elle implora encore du regard, elle voulait vivre, exprimant sa soumission totale.

C’est seulement ensuite qu’ils pénétrèrent dans la ferme.

— Sortez de chez moi! cria le père, ou j’appelle la police!

Warner attrapa l’homme par le cou et lui tordit le bras droit jusqu’à ce que le poing touchât son omoplate décharnée. L’homme hurla de douleur. Alors Warner passa sa main entre les jambes et le saisit par les testicules.

— Tu la fermes tout de suite ou je te les fais péter comme des prunes trop mûres. Tu verras le bruit que ça fait.

L’homme haletait, laissant échapper un gémissement étouffé, mais c’était supportable. Après quoi, avec une démarche de canard, Warner l’obligea à aller dans la cuisine.

— Tiens-toi contre le frigo, sac à tripes, dit-il, les fesses et les épaules bien calées, et si tu en décolles d’un centimètre, je t’arrachela gueule. Pigé?

Les deux sœurs furent regroupées dans la cuisine avec leurs vieux. Ils demandèrent où était l’or, la nourriture et l’essence. Warner commença à fouiller les tiroirs, sans cesser de les surveiller d’un œil. Il ne pensait pas qu’ils feraient la bêtise de tenter quelque chose, mais sait-on jamais?

Au delà d’un certain degré de terreur, les gens devenaient aussi imprévisibles que les cyclones. Quand ils eurent trouvé ce qu’ils étaient venus chercher, le Silex égorgea d’abord la mère avant de saigner le père comme un verrat en veillant à ce que les filles assistent à leur agonie.

Le vieux avait agité les jambes avec des convulsions en pleurant. De ses grosses mains de paysan, il essayait de refermer la longue fente d’où un liquide épais s’échappait par saccades comme l’huile trop chaude d’un vieux moteur. Tandis que le sang inondait ses doigts usés, la vie s’était lentement enfuie de ses yeux jusqu’au dernier spasme. Les deux adolescentes terrifiées étaient jolies, elles viendraient grossir leur cheptel.

— Deux beaux sourires kabyles, mais on va avoir trop de filles à nourrir.

— Faudra en vendre certaines, dit un grand balafré, les cheveux ramenés en queue de cheval derrière la nuque, huit c’est trop.

— T’as raison, mais d’abord on regroupe le cheptel ici. On fera le tri après.

Ils laissèrent deux hommes dans leur nouveau fief. Warner insista pour qu’ils dressent le nouveau cheptel sans trop esquinter les filles. Warner, le Balafré et le Silex montèrent dans la vieille camionnette Renault du fermier : un Kangoo hors d’âge, mais équipé de pneus neige et au réservoir à moitié plein.

En arrivant dans la cour de l’ancienne ferme, ils comprirent tout de suite qu’un truc clochait en voyant la porte du garage grande ouverte. Les armes à la main, ils pénétrèrent avec une prudence de Sioux dans la maison vide. C’est en descendant vérifier leur cheptel dans la cave qu’ils trébuchèrent sur un cadavre encore tiède.

— Putain de merde, Adel!

Le Balafré se dirigeait à tâtons, comme une grande bête aveugle. Une longue plainte de gorge montait dans l’obscurité. Il alluma sonbriquet et distingua alors une forme enchaînée qui se tenait la tête dans les mains.

— Et voilà Mourad, les enfoirés!

Mourad leur raconta ce qui s’était passé. L’homme surgi de la campagne enneigée comme un spectre venu de nulle part, la mort d’Adel, la libération de leurs esclaves. Warner était vert de rage.

— On va le retrouver cet enculé de sa race. Fais-moi confiance.

— La nuit va tomber, dit le Balafré.

— T’as raison, on partira demain matin.

Dès l’aube, les quatre hommes prirent place dans le vieux Kangoo. En suivant les traces de pneus, ils découvrirent la grange. Warner posa la paume de la main sur les cendres.

— C’est encore chaud, ils ont dormi ici.

Lucas s’était mis au volant dès que la pénombre avait remplacé la nuit. Il roulait tous phares éteints à faible allure. Le monospace Citroën ouvrait la voie avec Lucas au volant et Landry qui scrutait la route, la main sur son calibre. Puis c’était le minibus conduit par Agathe. Enfin l’Espace avec Philippe, Aurélie et Léa. La campagne était vide comme au lendemain d’une guerre nucléaire. Un gigantesque Ground Zero. Les massacres pouvaientils seuls expliquer ce désert? Ils s’arrêtèrent pour dégager de vagues barrages de branchages, perdant un temps précieux. Ceux qui les avaient édifiés avaient dû perdre patience, congelés par ce vent glacial qui vous collait la mort aux tempes et à la gorge.

C’est Lucas qui, le premier, aperçut le Kangoo dans le rétroviseur. Dans cette campagne déserte, ce ne pouvait être un hasard. Le Renault roulait à vive allure gagnant du terrain sur les trois véhicules. Lucas accéléra. Avec ses deux chaussettes à neige, l’Espace surchargé avait du mal à suivre en raison d’une adhérence insuffisante.

Philippe voyait le Kangoo grossir dans son rétroviseur avec une régularité terrifiante. Soudain, il entendit le crépitement sinistre d’armes automatiques, la poudreuse vola le long du talus. Quand une balle étoila son pare-brise, il se déporta à droite et piqua vers le talus enneigé, il eut juste le temps de redresser d’un coup de volant pour faire un tête-à-queue.Il n’avait avec lui que le revolver confié par Lucas. Tirer sur quatre hommes armés de fusils automatiques revenait à se suicider. Il sortit et leva les mains en signe de reddition.

Les quatre hommes qui sortirent du Kangoo avaient des têtes de couteaux sales.

— C’est celui-ci? demanda le Balafré à Mourad.

— Non, mais peu importe il paiera pour les autres, dit Mourad, le regard mauvais.

Le cœur serré, Philippe vit disparaître au loin le Picasso et le minibus.

CHAPITRE 16

Au bout de cinq kilomètres, Lucas s’arrêta sur le bord de la route.

— Ils les ont pris, dit Landry.

— Je sais, quatre hommes avec des armes automatiques.

— Il faut les retrouver, dit Mona avec une colère blanche dans la voix.

— Impossible, dit Lucas, nous ne pouvons rien pour eux. Nos routes se sont croisées, elles viennent de se séparer. C’est triste, mais c’est désormais le monde dans lequel nous vivons.

— C’est uniquement ma faute si ces truands nous ont trouvés, dit Landry fiévreux, tu peux refuser de venir, mais moi je dois tenter quelque chose sinon je ne pourrais plus me respecter.

Lucas le regardait comme s’il le voyait pour la première fois.

— T’es complètement malade, on ne sait même pas où ils se trouvent.

— Ils sont aux trois étangs, intervint Agathe qui avait gardé le silence jusque là, à chaque fois qu’ils s’emparent d’une ferme, ils s’y installent pour vivre sur la bête.

— Que vont-ils devenir? interrogea Landry avec inquiétude.

— Ils émasculent les hommes valides pour mieux les vendre.

— Des castreurs…? balbutia Landry… Et Aurélie et la gamine?

Agathe ne répondit rien, manifestement gênée.

— Dis-moi, insista-t-il.

— Ils les utiliseront comme vous savez et quand ils en auront assez, ils les revendront à une autre bande, c’est le sort qui nous attendait.

— Il faut à tout prix les sortir de là, répétait Landry hagard.

Un tremblement lui montait aux lèvres, une sensation humide dans les yeux comme des larmes acides qui font mal. Carla et Pierrese taisaient. Chacun avait conscience de la précarité de leur survie dans cet environnement hostile. Lucas gardait le silence.

— Et toi Agathe, demanda Landry, t’en penses quoi?

À son regard, il comprit que l’idée de revoir ses tortionnaires la terrifiait.

— C’est terrible ce que tu demandes, il faut qu’on en parle entre nous.

Les passagères du minibus s’isolèrent. La discussion était animée, mais quand Agathe vint voir Landry, il comprit à son regard gêné que leur décision était prise et qu’elles ne viendraient pas.

— Nous continuons jusqu’à la ferme de mes parents, dit-elle sur un ton gêné, je suis désolée…

— Te fatigue pas Agathe, j’avais déjà compris.

Gênée, elle changea de sujet, expliquant avec un bâton dans la neige où se trouvait la ferme des trois étangs, mais Landry savait qu’il lui suffirait de suivre les traces de pneus sur la route. En voyant le minibus disparaître dans la campagne enneigée, Lucas dit :

— Nous voilà à nouveau cinq comme en quittant Paris. Tu veux vraiment y aller?

— Nous n’avons pas le choix.

— Si, nous l’avons, même si c’est facile pour personne. Tu as sauvé ces filles. Tu n’as rien à regretter. Si nous n’avions pas croisé cette famille, sais-tu ce qu’ils seraient devenus? Pense à Pierre aussi.

Landry ne répondit pas. Il se souvenait de la naissance de Pierre, ce petit être laid et gluant avait changé sa vie. Au début, il s’était occupé du bébé pour conserver l’attention de celle qui d’amante fougueuse devenait une mère inquiète, essayant d’être un point d’ancrage dans ce monde en plein désarroi. Il leur avait fallu une sacrée dose d’inconscience ou d’amour pour jeter un enfant dans ce monde effrayant.

Les traces qu’ils suivaient s’enfonçaient sous une futaie aux arbres immenses. Ils pénétraient toujours plus avant sur la route gelée, fendant de leur étrave une houle forestière qui semblait ne jamais devoir finir. Autour la faible lumière paraissait déformée par la masse des arbres. Elle s’enroulait en contours inquiétants que la neige transformait en ombres malveillantes.Des écharpes de brume patrouillaient dans le sous-bois, enveloppant les arbres, les transformant en apparitions chimériques.

Landry se sentait investi d’une nouvelle compréhension du monde. L’homme n’était qu’un accident de l’évolution qui passerait, comme passe une mauvaise fièvre, une infection éphémère. Cette forêt reprendrait la place qui, de toute éternité, avait été la sienne. Le temps n’avait pour elle aucune importance. Le temps des hommes allait finir, bientôt les dernières lumières des civilisations s’éteindraient pour toujours. La forêt était là avant l’apparition des primates, elle sera toujours là lorsque le monde aura perdu jusqu’au souvenir des hommes.

Ils parvinrent en vue d’une vaste clairière au centre de laquelle se trouvaient des bâtiments agricoles. Landry bifurqua vers un chemin latéral et roula jusqu’à une longère désaffectée sur lequel était cloué un panneau rouillé Office National des Forêts.

— Avec Lucas, nous allons jeter un coup d’œil, dit Landry, en attendant, ne vous éloignez pas du Picasso.

Dissimulés par le couvert des arbres, ils marchèrent jusqu’à la lisière. Les bâtiments délimitaient une cour centrale. Malgré le froid, Landry sentit des gouttes de sueur perler sur sa peau. Un tremblement agitait ses mains, au point d’avoir du mal à tenir son arme.

— Il fait moins dix et je sue comme un porc qu’on mène à l’abattoir, avoua-t-il à voix basse.

L’air commençait à manquer dans ses poumons. Il s’essuya le front avec la manche, s’appliquant à prendre des respirations lentes, profondes, mais son pouls ne ralentissait pas. Il enviait Lucas de rester aussi calme.

Le Kangoo et l’Espace étaient garés dans la clairière. Au bout d’un temps qui leur parut long, un Land Cruiser déboucha de la route forestière. Un homme au visage de faune buriné en descendit, accompagné d’un jeune homme blond un peu gras dont les yeux brillaient étrangement.

Landry ajusta les jumelles. Deux hommes sortirent les accueillir. Il reconnut Warner et Silex. La lumière commençait à baisser. Le nouveau venu parlait avec les deux hommes. Noircies d’un trait de khôl épais, ses pupilles se réduisaient à d’étroites fentesmétalliques. Il parla d’une voix trop douce pour que Landry puisse comprendre ce qu’il disait.

Ce qui surprenait, c’était sa façon de prendre un soin presque maniaque de son physique de Berbère : un bouc noir soigneusement taillé en pointe, des yeux faits, une magnifique crinière noire de démon coiffée en arrière. L’homme n’épargnait rien pour se mettre en valeur, caressant en permanence entre le pouce et l’index un pendentif comme pour puiser en lui une inspiration divine. Le groupe disparut enfin dans un des bâtiments.

— Tu penses comme moi àcette histoire de castration? dit Lucas.

Landry hocha la tête. L’esprit à la dérive en pensant à cette monstruosité.

— Il faut agir vite, dit Landry, le jour commence à baisser.

— Agir vite? répéta Lucas, tu en as de bonnes avec trois revolvers et un fusil à pompe contre des armes automatiques, ton projet est une véritable folie qui va tous nous faire prendre.

— Nous n’avons pas de temps à perdre.

Derrière la congère, ils claquaient des dents, mais la neige permettait une bonne visibilité des contrastes. Warner et Silex ressortirent avec deux adolescentes et verrouillèrent la porte de la longère.

— Ils les prennent pour la nuit, allez on décroche.

Lucas jeta un regard circulaire et traversa la route comme une grande araignée noire sur un drap blanc. Pierre avait disposé des branchages sur le capot du Picasso. Ils prirent en silence un repas froid composé de pâté en boîte et de pain tranché.

Une mélancolie poisseuse imprégnait l’atmosphère. Landry et Lucas se taisaient, inquiets. Ils évaluaient leurs chances de réussite, traversés de sentiments contradictoires. Le plus simple aurait été de fuir pour rouler le plus loin possible sans se retourner. Lucas chercha du regard Carla perdue dans la contemplation des ombres qui grandissaient sur la neige.

Quand la nuit fut totale, ils retournèrent près des bâtiments avec un coupe-boulons. Un groupe électrogène ronronnait dans la nuit.

— Ces salauds ont de l’essence, murmura Landry avec envie.

— Tu te sens comment? s’inquiéta Lucas.

— Mort de trouille, avoua Landry, et toi?

— Pareil, dit Lucas, on peut encore tout annuler, tu sais.

— Non, on n’annule rien.

Les écorcheurs étaient sortis d’une longère délabrée qui devait être la prison pour rejoindre une maison plus récente. Ils se glissèrent dans la clairière et firent sauter le cadenas de la longère. À l’intérieur, un néon était allumé comme dans un poulailler industriel. Lucas reconnut trois formes sur un grabat. Philippe dormait à côté d’Aurélie et de Léa en poussant de petits gémissements de chien battu. Ils les secouèrent. Aurélie se réveilla en sursaut avec l’impression d’étouffer.

— Comment allez-vous? demanda Landry à voix basse.

— Moi et Léa, ça va, mais c’est Philippe, dit Aurélie.

Le soulagement de Landry fut remplacé par un sombre pressentiment. Il s’assit près de Philippe et prit sa main dans la sienne. Elle était chaude, mais inerte. Il força les doigts du dormeur à se refermer sur les siens, mais ils restèrent mous. Cireux. Philippe mit un moment à reprendre ses esprits. Des larmes roulaient sur ses joues. Il regardait Landry en ouvrant de grands yeux — on aurait dit quelqu’un qui saigne et qui ne croit pas ce qui lui arrive — des yeux gonflés, trop volumineux pour ses orbites, une peau luisante qui conférait à son visage l’aspect grotesque d’un masque. Il s’essuya le front. Son autre main avait saisi celle de Landry qui venait de comprendre.

CHAPITRE 17

Le déclin du courage est peut-être ce qui frappe le plus un regard étranger dans l’Occident d’aujourd’hui. Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d’où l’impression que le courage a déserté la société tout entière. Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant-coureur de la fin?
Alexandre Soljenitsyne

Les documents prouvaient les liens de dignitaires de l’Émirat avec les djihadistes opérant en Europe. Ils établissaient les circuits de financement occulte des groupes terroristes. L’ambassadeur à travers le prosélytisme wahhabite finançait les actions terroristes contre les lieux de culte juifs ou chrétiens. D’autres éléments prouvaient l’implication de plusieurs monarchies du golfe Persique dans un vaste trafic d’armes destinées aux extrémistes. Devant des instances internationales, ces documents feraient l’effet d’une véritable bombe. La France pourrait s’en prévaloir pour répudier sa dette, la rayant ainsi d’un trait de plume. Bien sûr, l’émir pourrait toujours prétendre que les factions du palais à l’origine de ces manœuvres l’avaient abusé. Il sauverait sans doute la face, mais le prix à payer serait lourd.

Une copie serait suffisante pour établir la preuve que CheveuxGominés attendait. Cela signifiait pour Alex que les originaux pouvaient rapporter gros s’il les proposait à la vente aux monarchies pétrolières. Mais Rempart disposait d’espions dans les katibas et il ne devait en aucun cas apparaître dans les négociations.

Personne ne devait savoir que le sous-lieutenant Alex Dürr jouait un double jeu. Il refilerait une copie à Cheveux-Gominés pouracheter sa liberté et vendrait à prix d’or les originaux aux baiseurs de chèvre. Mais pour cela, il avait besoin d’un équipier. Il pensa aussitôt au meilleur flic de France. Il fallait admettre que depuis quelque temps le Crabe marchait à côté de ses pompes, mais il gardait, de ses années en banlieue, un vaste réseau de contacts parmi ces voyous devenus soldats de l’islam.

Le Crabe nichait Porte Dorée, plusieurs immeubles n’étaient plus que ruines fumantes. Non contents d’égorger leurs victimes, les groupes criminels avaient incendié les appartements. Des immeubles entiers avaient été consumés par les flammes, mais celui du Crabe tenait encore debout. En frappant à la porte du Crabe, Alex reconnut son grognement habituel.

— Qui c’est?

— C’est Alex, ouvre-moi bordel de merde.

Une barre d’acier fut tirée avec grand fracas. Le vieux portait un survêt rose crasseux du même genre que celui de Fidel Castro à la fin de sa vie. La différence c’est que le Crabe tenait un revolver chargé à la main.

— Alex? Merde alors, qu’est-ce que tu fous par ici?

Une femme menue regardait Alex avec inquiétude. Des cheveux châtains coupés au carré encadraient de beaux traits réguliers. Le Crabe lui avait caché ça. Lui qui, à chaque fois qu’ils se voyaient, aimait raconter de vieilles histoires salaces en remuant les sourcils d’une façon suggestive.

— Et celle avec la junkie sans dents qui taillait les meilleures pipes du 9.3, tu veux que je te la raconte, je sais que tu l’aimes bien celle-là.

Vous travaillez des années avec des gens et finalement vous ne les connaissez pas. Les tourtereaux étaient attablés devant un potau-feu dont le fumet attira le regard d’Alex. Monsieur et Madame Maigret.

— Si t’en veux, te gêne surtout pas, dit le Crabe en posant devant lui une assiette vide. De toute façon, sans frigo, la barbaque ne sera plus bonne dans deux jours. Après, il nous restera le corned-beef. Il montra des cartons sales Hereford empilés dans un coin.

— C’est quoi comme viande? demanda Alex perplexe.

— Je sais pas moi, répondit le vieux sans lever la tête de son assiette, c’est du marché noir. Des viandes qu’il faut faire longtemps bouillir pour en dégorger l’amertume.

Personne n’ignorait que depuis peu de la viande humaine se trafiquait en ville. Il fallait vraiment être affamé pour se résigner à cette abomination.

— Sans regret? finit par dire le Crabe en levant sa tête de l’assiette.

Alex frissonna de dégoût et fixa le fait-tout avec un regard suspicieux.

— Tu sais pas ce que c’est et tu veux que j’enbouffe? Pour qui tu me prends?

— Fais pas ta mijaurée, s’énerva le Crabe, si tu crois que c’est facile de dégotter de la barbaque en ce moment. Si t’en veux pas, au moins n’en dégoûte pas les autres.

Il piqua de la pointe de sa fourchette un morceau de viande bouillie qu’il arrosa généreusement de bouillon. La fille était mignonne avec ses yeux noisette trop grands qui lui donnaient un air inquiet de petit mammifère apeuré. En remarquant le regard d’Alex, le Crabe se souvint qu’il avait oublié de faire les présentations. Comme à regret, il lâcha laconique.

— Chloé est une amie.

À ce mot, la fille ne put s’empêcher de sourire à Alex. En saisissant cette complicité des regards, un éclair de jalousie scintilla dans les yeux jaunes du Crustacé.

— Sa famille s’est fait massacrer par des petites frappes, les mêmes qu’avant, mais avec un uniforme djihadiste. Depuis, impossible pour Chloé de rester seule chez elle. Tu comprends?

Le Crabe en chevalier blanc. Si on lui avait dit ça un jour. Le même Crabe qui avait tant fréquenté les putes. Avant la période spéciale, on les trouvait gare Saint-Lazare, rue Saint-Denis ou dans des camionnettes au bois de Vincennes.

— Je peux vous poser une question? demanda Chloé d’une voix hésitante.

— Dites toujours.

— C’est quoi sa vilaine cicatrice au bras, il n’a jamais voulu me dire.

— Intervention au Mali avec les forces spéciales, il a nettoyé un nid de terroristes à la baïonnette. C’est un modeste le Crustacé.

Le Crabe pouffa de rire. Chloé ne savait pas si c’était du lard ou du cochon. Elle regardait l’estafilade comme intimidée par son homme. Le vieux se remit à dévorer sa viande. Une fois rassasié, il ordonna :

— Maintenant, laisse-nous, tu veux. On a à parler entre hommes.

Discrète, Chloé s’éclipsa. Alex donna un coup de menton.

— Plutôt mignonne, les filles qui sortent avec des vieux cherchent souvent à retrouver l’image du père.

— Génial, répondit le Crabe, j’ai fait équipe avec Terminator et je me retrouve avec une lectrice de Psychologie Magazine. Ça t’a pas réussi la zone sécurisée. Qu’est-ce qui t’amène? J’imagine que t’es pas juste venu manger du pot-au-feu de zombie ou parler psychologie féminine.

Alex comprit que le terme vieux l’avait froissé, alors il en remit une couche pour titiller le Crabe.

— Elle a pas trop les boules d’être avec un vieux?

— Je la baise bien, ça compense, grimaça le Crabe, et au moins Chloé s’est jamais barrée de chez moi. Si tu vois ce que je veux dire.

Alex ignora la pique sur Fatou et expliqua l’affaire : le meurtre du frère de l’émir, ses accointances avec les terroristes qui mettaient le pays à feu et à sang depuis des années, l’attentat du Musée d’Orsay, les papiers retrouvés.

— Rempart veut des preuves de l’implication de puissances étrangères dans le soutien aux salafistes.

— C’est un secret de polichinelle, tout le monde sait ça, dit le Crabe d’un air dubitatif.

— Penser un truc et en apporter des preuves indubitables, c’est pas vraiment pareil. C’est pas à un ancien flic que je vais l’apprendre. Maintenant, écoute-moi, essaie d’intégrer un peu ce que j’ai à te dire. Cette histoire c’est une occasion en or de se barrer de cet endroit de merde.

— Je me barre nulle part, je veux juste qu’on me foute la paix.

— Et tu crois sérieusement qu’on va te foutre la paix ici? T’en es déjà à manger du zombie et ton corned-beef sera vite épuisé. Alors, écoute avant de dire que t’en as rien à foutre. Je t’assure que c’est autre chose que tes plans foireux de bananes. Quand t’auras écouté ce que j’ai à te dire, t’en voudras même pas en compote de tes bananes.

— Qu’on me foute la paix… Je peux pas être plus clair.

Au moment où Alex se levait pour partir, le Crabe l’attrapa par la manche pour le retenir, l’œil sombre.

— Attends, tu peux me donner des détails?

Le vieux mordait à l’hameçon. Il l’écouta dérouler son plan. Hochant la tête de temps à autre pour indiquer qu’il suivait le cheminement tortueux de la pensée d’Alex. L’interrompant parfois pour éclaircir un point de détail, demander une précision. À la fin, il se gratta le haut du crâne. Alex connaissait ce geste. Le vieux faisait sa coquette, il n’avait pas dit oui, mais il n’avait pas dit non et ça, c’était le plus important. Le plan était risqué, mais si ça marchait c’était l’affaire du siècle. À la fin, Alex lui demanda :

— Alors tu marches avec moi?

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