Chroniques du Grand Effondrement [Livre 2 – 8-10]

CHAPITRE 8

Il fut réveillé par la vision de milliers de millions d’étoiles en lente rotation autour de ce monde absurde dans lequel les hommes vivaient, aimaient, luttaient avant de mourir. Certains astres étaient si anciens que leur lumière venait d’un temps où l’humanité n’existait pas encore, un temps où le règne des grands sauriens s’étendait sur toute la terre.

Il ouvrit les yeux, un froid si vif qu’il eut l’impression que son corps était pénétré jusqu’à l’os par une onde de douleur. Sur l’instant, quelque chose en lui se sentit déçu d’être vivant. Vivre signifiait que le combat n’était pas terminé, qu’il fallait remettre ça. Il avait dormi trois heures tout au plus. Dehors, il faisait encore sombre. Son bras gauche engourdi refusait de lui obéir, il se servit de sa main droite pour le déplacer comme on le ferait d’un membre mort.

Il pensa aux dernières heures: la fuite de l’Élysée, le souterrain, son chauffeur qui l’attendait pour gagner Le Bourget, les détonations dans la nuit, les zonards qui s’attaquaient aux pavillons comme des meutes de loups affamés.

Il avait la terrible sensation d’être dans un de ces jeux ultraviolents à l’imagerie numérique assez puissante pour simuler le réel. Une horreur si réaliste qu’elle pouvait vous entraîner dans sa folie.

Quand il ferma les yeux, le ciel se dégagea d’un coup. Il baignait soudain dans une lumière orange au-dessus d’une mer de nuages, se demandant ce que pouvait bien signifier cet étrange halo à l’horizon. Tout allait reprendre sa place à sept mille mètres d’altitude dans le confort cotonneux d’un Falcon présidentiel.

Au fur et à mesure que le sang irriguait à nouveau son bras, celuici se fit plus douloureux. Le sang apportait la vie et la vie apportait la douleur.Allongé, les yeux ouverts, il se massa lentement le bras pour ranimer la circulation. Au bout d’un moment, les fourmillements disparurent, son bras redevint sensible et fonctionnel. Il était temps de décider ce qu’il devait faire.

Il ouvrit la porte de la cabane dans laquelle il avait trouvé refuge. Des voix parlaient dans la rue dans cette langue brutale mêlant le verlan et le parler rebeu: ce sabir né au fil des années dans ces quartiers se détachant progressivement du corps de la nation. Il avait suffi à ces hommes d’identifier sa cocarde tricolore pour comprendre la valeur de leur proie.

Comment avait-il été assez bête pour circuler avec cette cible sur son pare-brise? Plus le temps passerait et plus ces hommes élargiraient le périmètre de leur traque. Les mailles du filet se distendraient un peu, ménageant des interstices dans la nasse. Il pensa à Maurice, à Roland, son chauffeur. Les détonations lui avaient glacé le sang. Il avait rencontré Amélie, la fragile femme de Roland, et ses deux enfants lors de l’arbre de Noël de l’Élysée. Qu’allaient-ils devenir?

Il gelait. Il avait beau se couvrir de foin, ça ne l’empêchait pas d’être glacé jusqu’aux os. Il devait trouver un moyen de rejoindre l’aéroport du Bourget.

Toutes les katibas n’obéissaient pas à un émir unique. Certaines étaient affidées à des puissances étrangères. Ses services l’avaient souvent informé de financements occultes par le biais d’associations culturelles, de fondations religieuses. D’autres groupes, plus radicaux, suivaient une logique propre, qu’elle soit mafieuse, religieuse ou ethnique, mêlant les codes selon l’opportunité du moment, refusant d’être inféodés à un califat dirigé par ceux qu’ils considéraient avec une moue de mépris comme des marionnettes corrompues par le pétrole. Ils affirmaient vouloir établir en France des émirats indépendants basés sur une stricte application des règles coraniques.

Quand une lumière grisâtre filtra à travers les planches mal dégrossies, il comprit que le jour s’était levé. Les voix s’étaient évanouies avec l’aube. La traque se déplaçait ailleurs.

Il ignorait combien de temps durerait ce répit. Peut-être un piège pour le pousser à se découvrir. Pourtant, pour la première foisdepuis la veille, les battements de son cœur ralentirent un peu et la peur reflua, laissant place dans sa poitrine à une intense sensation de soif et de faim. Son organisme semblait traiter les urgences vitales séquentiellement.

La cabane ne contenait que de vieux bidons rouillés. Il entrebâilla la porte avec précaution. Un jardin boueux mal entretenu le séparait d’un de ces pavillons ouvriers qui enlaidissaient le monde. Aucune lumière, aucun bruit derrière les volets clos. Entre les pavés autobloquants, une herbe fine poussait. La porte du garage était cadenassée. Une rafale de vent le frigorifia, il remonta le col de son costume humide en claquant des dents.

Dans la cabane, il finit par dénicher une barre métallique qu’il réussit à glisser entre les battants de la porte du garage faisant levier de tout son poids, sans succès. Il déplaça la barre pour la rapprocher de la serrure.

Le craquement fut terrible. Tout le quartier va rappliquer, pensa-til. Il se réfugia hors d’haleine dans la remise, mais rien ne se passa. Le quartier était désert. Où donc étaient passés tous ces gens? Au centre du garage, une flaque grasse. Les occupants avaient dû fuir devant les gangs qui désossaient le quartier maison par maison. Il ouvrit le robinet, s’aspergea la nuque d’eau glacée et se frictionna vigoureusement le visage. Penché, il but goulûment de longues gorgées qui lui glacèrent la trachée, jusqu’à en être ballonné.

Renaissance et Partage avait initié une mécanique funeste dont Rochebin, dans sa folie visionnaire, avait déjà perdu le contrôle. Pour la première fois depuis des années, il comprit avoir lui aussi fait fausse route. Certains pensent que les grandes révélations viennent de l’esprit, c’est le plus souvent inexact. C’est par le corps et la souffrance que l’homme accède à la vérité.

Le Bouddha et le Christ l’avaient compris avant tous les autres. Seule la souffrance est assez puissante pour éclairer le monde d’une lumière assez aveuglante pour modifier les angles de la perception. Il devient alors impossible de feinter, de tordre ce réel inscrit en lettres de douleur dans nos chairs palpitantes.

Comme la plupart des gouvernants, François s’était longtemps cru capable de tromper le réel, se contentant de demi-mesures,aménageant l’existant pour mieux le préserver. Tout se dégradait autour de lui, mais un semblant d’ordre subsistait dans les villes. En s’éloignant des centres urbains, l’état s’évaporait dans la laideur urbaine de banlieues sans fin. Plus loin, le pays retournait progressivement à l’état sauvage, de vastes zones sombraient dans la violence. Une France rétrécie qui rappelait le maigre domaine royal des premiers Capétiens, quand seules les terres visibles depuis le donjon du Louvre payaient tribut, abandonnant le reste du royaume aux coupe-jarrets.

Alors que François apparaissait comme un ennuyeux comptable jonglant avec les découverts bancaires, Rochebin s’était donné le beau rôle avec son béret de révolutionnaire et ses treillis de salon: un héros hollywoodien qui faisait frémir son auditoire en proposant des solutions dont le simplisme n’avait d’égal que la brutalité.

Le Général avait raison: les Français étaient des veaux, des êtres amorphes, rétifs à la complexité du réel. Un peuple naïf élisant des aventuriers assez cyniques pour lui masquer cette vérité qu’il refusait de voir et surtout d’affronter. Un mensonge d’état dont le peuple était autant le complice que la victime.

Contrairement à ce qu’ils croyaient, les Français n’étaient pas meilleurs que les autres nations. Leur soif d’absolu se résumait à un caddie rempli et à quelques poncifs donnant du monde une vision rustique suffisante pour tenir vaille que vaille jusqu’à la mort. Quant à leur passion égalitaire, elle n’était que la forme collective et hypocrite de la jalousie. Les vrais penseurs n’étaient qu’une minorité infime: une anomalie statistique. À se demander si la fascination française pour les intellectuels ne venait pas précisément de leur rareté. On ne vénère jamais autant que ce qui est rare et singulier.

Les masses réclamaient des solutions simples à la perplexité que suscitait le dérèglement du monde. Tant pis si ces solutions n’avaient aucune pertinence, comme ces islamistes trouvant en Allah la réponse à toutes leurs questions: une solution unique, universelle élaborée par un cheikh crasseux vivant treize siècles plus tôt dans un désert brûlant.

Le Miséricordieux y pourvoira, le couteau suisse de la pensée de la naissance à la mort. Mustapha Kemal avait parlé de l’islamcomme de la théologie absurde d’un Bédouin immoral, d’un cadavre putréfié qui empoisonne nos vies. Ces simples mots l’auraient condamné aujourd’hui à une mort des plus atroces.

Au rez-de-chaussée, une salle à manger vieillotte: tapisserie à fleurs, napperons brodés, tableaux au canevas. Le miroir lui renvoyait le visage mal rasé d’une de ces épaves qui hantaient les rues à la nuit tombée.

— Merde, quelle gueule de déterré, s’entendit-il marmonner d’une voix rauque.

Des bibelots d’Italie prenaient la poussière dans une armoire vitrée. Le kitsch absolu, pensa-t-il, à la vue d’une gondole électrique. Sur un meuble, une photo encadrée avec marqué fête de l’Huma: un couple et un garçonnet un peu gros. Des couleurs passées, nimbées d’une tristesse diffuse.

Il se souvenait y être souvent allé dans sa jeunesse: La Courneuve et sa gadoue quand il pleuvait, l’odeur des merguez frites, les folkeux andins en poncho jouant en boucle El Condor pasa ou Forever young de Joan Baez, les filles en jeans et baskets sous le ciel adolescent du samedi après-midi. Des militantes mal épilées qui sentaient la sueur et le patchouli, pas farouches pour un sou dès l’instant où il faisait l’effort de leur parler révolution prolétarienne et développement durable. Une odeur de kermesse flamande entre frites et gaufres au sucre glace.

Comme tout cela était daté. Un monde englouti, une préhistoire. Il ferma les yeux pour ne pas effaroucher la fragile magie des images. Les plus belles années de sa vie, un monde neuf s’offrait alors à lui, débarrassé de l’abjecte dépendance de l’enfance, mais encore libre des responsabilités que ne tarderait pas à apporter l’âge adulte. Les limbes de la vie, une fissure dans la pesanteur de l’existence. Charlotte et sa lourde poitrine sous un pull mohair. Rue de la Reine Blanche, sa chambre de bonne dont le seul luxe était une petite télé chinoise d’occasion aux images chaotiques.

Elle avait ôté son pull pour libérer ses seins et lui en offrir la pointe vanillée à savourer. Des hanches magnifiques et un sexe serré comme le poing du Che. Le genre à vous damner un saint, et à vous empêcher de fermer l’œil de la nuit.Le matin, ils s’étaient installés, épuisés et ravis, devant deux grands crèmes avec des croissants au Canon des Gobelins à l’angle du Boulevard Saint-Marcel. Une folie pour son maigre budget d’étudiant. L’impression que tout le monde savait pourquoi ces deuxlà étaient éreintés.

Où était Charlotte maintenant? Une silhouette rasant les murs pour éviter les agressions? Un corps ramassé à l’aube dans un terrain vague? On mourait beaucoup depuis peu. Pour elle aussi, cette nuit devait être un de ses plus beaux souvenirs. La jeunesse est d’autant plus merveilleuse qu’elle est éphémère, sans doute le seul instant magique de la vie: un diamant pur au milieu de la fange de l’existence. Après, vivre déçoit toujours, comme tout ce qui est trop sérieux.

Dans la cuisine, un réfrigérateur LG débranché, porte ouverte. Apparemment, les propriétaires étaient partis pour longtemps. Au premier étage, trois chambres, celle de l’enfant n’avait pas servi depuis des lustres: un musée domestique avec photo encadrée sur la table de nuit. Il ignorait ce que ces gens étaient devenus. Un jour, ils avaient fui l’endroit où ils avaient passé toute leur vie pour se jeter sur les routes et s’enfoncer dans ce pays devenu un abattoir à ciel ouvert.

Il fut saisi d’une nausée. Un voile noir se posa sur son âme. Il mourait de faim au point de ne plus être lucide. Ses entrailles se tordaient comme une pieuvre prisonnière d’un chalut. Il dut s’asseoir pour ne pas tourner de l’œil, incapable de se cristalliser sur une décision à prendre. Il fallait qu’il avale quelque chose, n’importe quoi.

Dans la cave, il dénicha quelques pommes de terre fripées, un bocal de cornichons et une boîte de thon périmée. Il remonta en serrant son précieux butin contre sa poitrine. Il ouvrit le butane et mit à cuire sa maigre moisson de pommes de terre. Aucune odeur suspecte ne se dégageait du thon à l’huile.

Dès que la fourchette s’enfonça dans les patates qui dansaient dans l’eau bouillante, il les sortit avec une écumoire et commença à les manger brûlantes sans même les éplucher. Il dévora les cornichons et le thon, arrosant les pommes de terre de toute l’huile de la boîte pour qu’elles s’en imbibent.Pour la première fois depuis la veille, il se sentit d’humeur gaillarde. Comme souvent, la dernière émotion chassait la précédente. Elles n’étaient que les moyens dont disposait son organisme pour faire face au présent. La peur avait laissé place à la faim et voilà qu’il frissonnait. Cette maison à l’odeur de moisi était plus glaciale qu’un frigo de boucher. Et surtout, ses vêtements étaient humides.

Dans un placard, il dénicha assez de Cognac pour remplir la moitié d’un verre à moutarde. Assis sur l’affreux canapé du salon, à siroter en fermant les yeux, on aurait presque pu le prendre pour un invité patientant au salon en attendant ses hôtes occupés en cuisine. L’alcool le réchauffa un peu et lui fit envisager l’avenir sous un angle plus positif. La sensation de vertige qui l’avait saisi avait disparu. Après tout, il était en vie, à l’abri, et il avait dîné comme un prince.

Tout à son enthousiasme, il se prépara un bain en faisant chauffer de l’eau. Le savon faisait une mousse fine et parfumée sur sa peau. Un réseau de bulles irisées dans lesquelles des couleurs se mêlaient pour mieux se décomposer selon les immuables lois de l’optique.

Il prolongea le bonheur amniotique. Une douce chaleur pénétrait son corps, franchissait la barrière de ses muscles noués pour en dissoudre les tensions internes.

Quand l’eau fut tiède, il se rinça pour éliminer les dernières traces de savon. Il pensa au long ruban de temps qui s’était déroulé depuis sa jeunesse. À l’époque, personne n’avait eu le sentiment de vivre une époque faste. Tout le monde se plaignait déjà d’une crise dont personne ne voyait l’issue.

Avec le recul, il était sidéré par la longue suite d’erreurs commises. Que ce soit sur la politique énergétique, la dette, l’immigration, les retraites ou l’Europe, les gouvernements de tous bords n’avaient cessé d’aligner les décisions funestes, un abîme vertigineux, à douter de la démocratie: ce système politique capable d’engendrer de tels désastres.

Plus le pouvoir échappait à la sphère politique, plus celle-ci multipliait les intrusions dans le domaine privé, réglementant jusqu’aux pensées et opinions, ressemblant à ces pères sansautorité qui multiplient les interdictions pour mieux masquer leur impuissance sur l’essentiel. En réalisant l’héritage que sa génération laisserait à ses enfants, il ne pouvait se départir d’un profond sentiment d’échec et de honte. Il devinait qu’un jour non seulement sa politique d’ouverture serait incomprise, mais qu’elle serait l’objet d’un profond dégoût.

Son esprit était moins vif que dans sa jeunesse, une pensée plus lente, mais également plus réfléchie. Était-ce cette lenteur qui l’amenait à saisir ce qu’il avait été incapable deconceptualiser? La sagesse venait-elleavec l’âge? Après tout, les philosophes grecs n’étaient pas des gamins en culottes courtes. Il fallait user sa volonté sur le réel pour prendre conscience des illusions de ce monde trompeur.

La plupart des erreurs avaient pour origine une approche idéologique du monde. Que l’on parle de main invisible du marché, d’avantages concurrentiels ou de lutte des classes, le manque de pragmatisme était le vice le plus répandu. Les hommes se tournaient vers des pensées magiques pour expliquer le dérèglement du réel, préférant remuer du concept comme un chaman agite une vague marionnette de raphia plutôt que se fier à leur simple bon sens.

Mais cette évidence était à l’époque une hérésie. Seuls quelques lanceurs d’alerte avaient crié dans le désert. Les médias les avaient vite réduits au silence en les bannissant des plateaux de télévision pour leur préférer les habituels charlatans de la pensée officielle. Des années durant, la société avait été rongée par d’invisibles termites affectant jusqu’à ses fondations. À l’instar du héros de la lettre volée de Poe, les politiques cherchaient ailleurs des solutions qu’ils avaient sous les yeux.

Personne n’avait rien vu, ni surtout rien voulu voir, ce qui au fond était pire. Que ce soit le tarissement des énergies fossiles, les vagues migratoires massives, l’insécurité croissante, l’asphyxie fiscale, tous les voyants étaient au rouge, mais sa génération avait pudiquement détourné le regard.

L’hypocrisie était pire que le cynisme, non seulement on mentait aux autres, mais on se trompait soi-même. Penseurs, médias, politiques, personne n’avait vu venir ces signes avant-coureurs qui auraient dû les alerter. Si quelqu’un avait eu plus de courage lorsquec’était encore possible, les choses auraient peut-être pu être différentes.

Il se sécha dans une serviette élimée et enfila un vieux peignoir rayé. Sa peau sentait la savonnette premier prix. Dans un tiroir, il dénicha un ancien flacon de Hugo Boss XY dont le contenu s’était depuis longtemps évaporé. En appuyant sur le poussoir, quelques molécules oubliées s’échappèrent lui rappelant que son père utilisait ce parfum. Il s’allongea et ferma les paupières pour mieux concentrer sa réflexion.

La maison limitait l’espace autour de son corps, comme un canot de sauvetage perdu dans l’immensité d’un océan hostile. Dehors, un vent spectral mitraillait de pluie les volets. Sa respiration soulevait ses côtes, une mauvaise sueur se déposait sur son front. Il n’aspirait qu’à une seule chose: l’abrutissement du sommeil. Pour l’atteindre, il devait d’abord faire le vide dans sa tête.

Il se réveilla avec un arrière-goût désagréable dans la bouche. Il était seize heures à sa montre et il avait dormi d’un sommeil noir, agité, intemporel. Ses rêves remontèrent dans sa mémoire consciente avec une lenteur effroyable.

La femme dont il avait rêvé n’était pas la sienne, pas cette épouse avec laquelle il ne faisait plus l’amour depuis des années et qui s’était réfugiée à Boston au début des évènements, mais une de ces ambitieuses qui gravitaient dans les allées du pouvoir: une communicante rêvant d’accrocher un gros gibier à un tableau de chasse déjà bien fourni.

Il revit le balancement animal de ses hanches, Sarah dirigeait le service politique de BFM TV une chaîne d’information en continu. Dans son rêve, la journaliste avait la grâce prudente de la gazelle qui approche du marigot à la saison sèche. Son cou gracile tendu comme une proie qui flaire le danger.

La première fois, leurs étreintes animales avaient été dépourvues du moindre sentiment. Deux bêtes qui s’étaient reconnues, s’accouplant en silence, mais non sans brutalité: une lutte à mort. Il lui offrait du pouvoir, elle lui ouvrait son corps. Une simple transaction marchande qui rendait les choses plus faciles. Le commerce n’avait-il pas été inventé pour cela? Faciliter leséchanges de toutes natures. Il avait compris depuis longtemps que les sentiments compliquaient tout.

Par deux fois, il aperçut à travers les volets des groupes d’hommes en armes dans la rue. La nuit tombait. Un sentiment maussade chassa sa bonne humeur. Il se rassura en constatant qu’ils ne fouillaient pas les maisons. À l’aveugle, cela aurait pris trop de temps. Ils se contentaient d’occuper les carrefours.

Puis, il pensa à l’avion. Terrible obsession. Pourquoi avait-il oublié son téléphone satellitaire dans la voiture? L’aéroport du Bourget était une des dernières zones tenues par des forces loyalistes. Il n’avait aucune envie de ressortir pour crapahuter dans la nuit et redevenir le gibier de ces nouvelles chasses du comte Zaroff. Les consignes du pilote étaient de patienter jusqu’au matin, pas plus à cause de groupes indéterminés qui déployaient des batteries sol-air dans tout le nord de l’île de France. Il ne pouvait rester ici, pour attendre quoi d’ailleurs?

Sept kilomètres le séparaient du Bourget. Même en étant prudent, cela ne prendrait pas plus de deux heures. Il devait profiter de l’obscurité, demain il serait trop tard. Là comme ailleurs, les isolats loyalistes en sursis seraient balayés par les salafistes ou les identitaires.

Quitter le pays pour mieux le reconquérir. De Gaulle n’avait rien fait d’autre. Londres, Baden-Baden, fuir pour revenir plus fort. Après tout, il restait le seul dirigeant légitime du pays ou plutôt de ce qu’il en resterait quand tous ces psychopathes auraient terminé leur curée.

L’effondrement avait provoqué une stupeur planétaire. Aucun pays n’oserait intervenir dans une telle poudrière, les banquiers étaient pris à la gorge. Ne voulant céder sur rien, ils allaient perdre sur tout. Un pays dévasté ne rembourserait rien, même pas un kopeck d’intérêts.

Mais le chaos ferait bouger les lignes et les banques devraient revoir leurs positions, accepter un moratoire, concéder des facilités de paiement, rééchelonner les échéanciers, accorder de nouvelles lignes de crédit. Salaires, retraites, aides sociales seraient à nouveau versés et l’ordre serait restauré.Quant aux paramilitaires, les combats de rue n’auguraient rien de bon. Les Français regretteraient l’ordre ancien en découvrant que le Chaos désignait chez les Grecs un gouffre sans fond.

Le second principe de thermodynamique établissait que toute transformation irréversible produisait de l’entropie. Dans un système fermé, ce désordre ne pouvait que croître à l’image du lent pourrissement en cours depuis des décennies dans les sociétés occidentales.

L’urgence était de stopper ce processus, mais l’Europe pouvaitelle encore échapper à son destin? À partir de quel stade cette décomposition répugnante deviendrait-elleirréversible? Il l’ignorait comme il ignorait si un point de non-retour, une singularité existait. Il avait fallu des millénaires pour bâtir un monde vivable, mais quelques jours suffiraient pour tout détruire. Au cours de sa longue histoire, la France avait traversé de nombreuses épreuves dont le pays s’était à chaque fois relevé. Il voulait croire que ce serait encore le cas.

Ses adversaires l’avaient traité de collabo à cause de sa politique migratoire. Il avait parié sur la force d’attraction de la nation française, persuadé que, comme par le passé, son universalité était capable de fabriquer des Français. Mais la plupart des catastrophes viennent d’extrapolations erronées. Peu d’hommes étaient capables de penser les ruptures qu’elles soient technologiques ou politiques. Personne n’avait vu venir les révolutions française et russe, l’arrivée de l’électricité ou d’internet.

En bon Français, il avait péché par orgueil. Les outils, les idées du passé ne fonctionnaient plus. Au fil des années, l’assimilation s’était muée en rejet comme quand un système immunitaire s’emballe pour rejeter une exogreffe. La détestation mutuelle avait grandi: une fleur vénéneuse nourrie par la défiance, attisée par l’extrémisme de ceux qui refusaient que le ressentiment s’apaise, confondant amour de soi et haine de l’autre. Un fossé accentué par la période spéciale qui, en laminant l’économie du pays, avait répandu la lèpre du chômage.

Il s’était trompé: si les lois de la physique étaient immuables, celles s’appliquant aux sociétés étaient plus capricieuses. Des réactions temporaires, fugaces, relatives et, au fond, obscures,parce que profondément humaines, faites d’une pensée pleine d’angles morts.

Son costume dégageait une odeur de vase et de plantes pourries. Il fouilla des placards qui sentaient l’antimite et la vieille confiture. Dans une armoire remplie de fripes sans âge, il finit par mettre la main sur un jean trop court, une chemise à carreaux, un pull et des pataugas. Pas vraiment la grande classe, mais c’était confortable, propre et surtout sec.

Il se contempla dans un miroir n’arrivant pas à admettre que ce type songeur et lui-même ne faisaient qu’un. Jusqu’ici, il avait eu une tête de président ; maintenant, il avait celle d’un de ces retraités ne sortant jamais sans son cabas, en quête permanente d’une improbable opportunité de nourriture bon marché.

Il n’avait jamais éprouvé un tel sentiment de dissociation. Il n’était pas l’homme dans le miroir ;comment aurait-il pu? Un simple étranger qui lui prêtait son apparence le temps de rejoindre le Bourget, c’était tout.

Il quitta le pavillon sous un ciel sans étoiles. En marchant vers le Nord-Ouest, il espérait atteindre l’aéroport avant deux heures du matin.

CHAPITRE 9

Rempart fut une supérette de la pensée où chacun trouvait le produit qu’il était venu chercher sans que ceux-ci ne forment un ensemble programmatique cohérent. C’est peut-être là qu’il faut chercher les raisons de son succès et les causes de sa fragilité.
Cyrus Rochebin, prophète post-moderne, Jack Lanoux, Éditions du Sphinx

Son bataillon avait subi de lourdes pertes sur le front Nord. Ceux d’en face décapitaient ou émasculaient systématiquement les prisonniers qui tombaient entre leurs mains dans une stratégie de la terreur. Ses hommes épuisés avaient été relevés la veille au soir et ils bénéficiaient d’une permission de quatre jours. Lui se sentait comme ces ampoules en bout de course qui grésillent avant de rendre l’âme. Un épuisement du corps et de l’âme.

Quand on sonna à sa porte, il prenait en silence un petit déjeuner comme il les aimait: œufs brouillés, pain, café très fort.

— C’est pas vrai? dit-il en reposant la fourchette qu’il allait porter à sa bouche. Il pensa immédiatement à Fatou, à la dernière image d’elle quand elle avait surgi de l’entrée de son immeuble pour rejoindre la rue: ombre furtive s’enfonçant dans les ténèbres de la jungle urbaine. On aurait dit une pauvre chatte noire craintive et solitaire.

Il ne put cacher sa déception en découvrant sur son palier deux inconnus sanglés de cuir neuf attendant avec la calme confiance de ceux qui ont tout leur temps. Il salua celui qui avait le grade de capitaine.

— Sous-Lieutenant Alex Dürr, à vos ordres mon capitaine.

— Pouvons-nous entrer, sous-lieutenant?

Il crut immédiatement à un problème avec son unité. Certains de ses hommes avaient commis des exactions lors du nettoyage des cages d’escalier de Barbès et Rochebin avait annoncé qu’il ne laisserait plus rien passer. Depuis le début, l’affaire était mal engagée. Par calcul politique, les Sang & Or avaient laissé au début les pillards dévaster la capitale pour mieux rappeler à la population que, sans eux, elle était exposée aux pires exactions. Non seulement la guerre tournait à la farce macabre, mais les premières offensives qui devaient être une partie de campagne avaient complètement foiré face à un ennemi parfaitement équipé.

Une fois passée l’hécatombe des premières vagues d’assaut, les combats s’étaient enlisés, se limitant à une guerre de position ponctuée d’escarmouches où chaque camp défendait son périmètre avec une prudence de boutiquier. L’officier lui tendit une enveloppe: — Vous êtes attendu à la sécurité intérieure.

— Cela a quelque chose à voir avec mon unité?

— Pas que je sache, répondit l’homme au profil de rapace, mais je n’ai aucune information sur la nature de cet entretien.

Alex ignorait ce qui lui valait l’exécrable honneur de cette convocation. La sécurité intérieure était en charge de l’épuration des zones libérées. Des listes de personnes ayant collaboré avec l’ennemi avaient été établies. Des hommes politiques, des journalistes de gauche, des artistes engagés, des francs-maçons que des hommes cagoulés embarquaient à l’aube sous les yeux de leur famille impuissante.

On parlait de galeries souterraines creusées par la police secrète où les gens disparaissaient. Personne ne connaissait la vérité, mais chacun savait que les suspects ne revenaient jamais et qu’il était dangereux d’en parler, et même d’apparaître se soucier des ennemis de la nation. Après tout, le pays était entré dans une guerre totale qui serait longue et à l’issue incertaine et bien plus d’hommes tombaient sur le front.

Le chauffeur était un chauve ventripotent entre deux âges. La voiture se dirigea vers le centre de la capitale. À l’horizon, des colonnes de fumée montaient dans le ciel sans qu’Alex sache s’il s’agissait de nouveaux accrochages en cours. Les rumeurs les plusfolles circulaient sur les offensives visant des poches de résistance. Personne ne savait vraiment ce qui se passait à l’exception de Rochebin lui-même, mais les troupes se heurtaient partout à une résistance farouche. Désormais, plus personne ne se risquait à prédire l’issue de combats dont l’intensité avait surpris.

Le chauffeur évita les quartiers mal sécurisés. La voiture roulait avenue Daumesnil comme au fond d’une tranchée ouverte à la pelleteuse sous un ciel couleur d’eau sale. Le long des trottoirs, des carcasses de véhicules calcinés étaient alignées comme des jouets cassés délaissés par les enfants d’un géant. À l’angle de la rue Montgallet, une camionnette Pizza Del Arte s’était encastrée dans la devanture d’un magasin d’alcool.

Autour, des spectres hagards fouillaient les décombres au milieu du verre cassé. Plus loin, des mendiants tendaient leurs mains noueuses vers les rares véhicules militaires qui circulaient. Certains si usés par la misère que leurs visages semblaient laisser passer la lumière. D’autres ressemblaient à des métronomes humains se balançant comme des Juifs en prière.

Le chauffeur hésita à un carrefour devant la gare de Lyon. Toute la charpente avait été dévastée par un incendie et le beffroi ressemblait à un chicot carbonisé. Un vieux en short s’approcha la main tendue: une paire de guiboles blanches et osseuses de vieux marathonien, un regard de somnambule.

— Laisse tomber vieux, j’ai plus une thune, dit Alex le regard fuyant.

L’homme était silencieux. Les yeux posés sur le vide, égarés dans des contrées floues et cotonneuses qui évoquaient la mort. Le chauffeur embraya pour s’engager à gauche. La voiture roulait sans s’arrêter aux feux que l’effondrement du réseau électrique avait mis au repos. Le boulevard avait l’air de ne jamais vouloir finir. Il l’imaginait s’arrêtant net au bord d’une falaise surplombant un sombre océan arctique. Sur les trottoirs, des gosses morveux jouaient au foot pieds nus.

Plus loin, un groupe de femmes brandissait des portraits de disparus. Alex pensa aux massacres, aux dizaines de milliers de déplacés que la purification ethnique avait générés. Seul cet espoir ténu semblait les garder en vie.Sur une place, de pâles fakirs hindous semblaient encore bien plus loin dans l’anéantissement avec leurs visages osseux abîmés par les privations. Chrysalides humaines n’espérant plus de la vie que la métamorphose finale, libératrice.

— De pauvres fous, dit le capitaine, qui se souciede leur peine?

Alex ne put s’empêcher de penser au Survivant: Charlton Heston en médecin militaire, unique rescapé d’une apocalypse qui, chaque nuit, subissait l’assaut de morts-vivants cannibales. À la vue ces zombies décharnés, mangés de vermine grelottant dans de mauvais manteaux, Alex réalisa que désormais, rien ne pouvait plus être écarté. La catastrophe annoncée depuis des décennies était arrivée avec une brutalité inouïe. En quelques jours le pays vermoulu s’était effondré. Beaucoup l’avait prédit, espéré ou craint. Les plus sages avaient prié secrètement pour conjurer l’avenir.

Quand l’inéluctable s’était produit, personne ne l’avait pas cru. Peut-être même était-ce toujours le cas. Aucune déflagration ne s’était produite dans son corps. Juste ce spectacle au-delà de l’imaginable: des morts-vivants errant au milieu des décombres, usant leurs journées à grappiller des restes de nourriture.

Le plus surprenant n’était pas que tout se soit désagrégé, mais au contraire que certaines choses continuent de fonctionner. Les barricades édifiées par des gangs afro-maghrébins avaient été déblayées par des unités d paramilitaires qui avaient abattu sans sommation les pillards.

Alex ignorait si cela traduisait un début de reprise en mains ou s’il s’agissait des derniers soubresauts d’un monde à l’agonie. Les rues offraient la vision surréaliste d’une morgue à ciel ouvert où des artistes contemporains adeptes de la performance auraient disposé des corps au hasard, les repliant dans des postures indécentes.

Certains desséchés par le froid avaient rétréci: des mains noirâtres, plus petites que celles d’un enfant, sombres copies de ces Incas momifiés exhumés de tumulus précolombiens.

Longtemps, Alex avait pesté contre le laxisme judiciaire. Maintenant que la grande lessive commençait, il était beaucoup trop tard. La France avait toujours eu une guerre de retard, celle-ci n’avait pas échappé à cette malédiction de l’histoire.En passant un octroi désert, la simple idée qu’une zone spéciale ait un jour existé le fit sourire. Quelques jours plus tôt, le monde se divisait en intra-muros et extra-muros et maintenant, tout le monde avait déjà oublié cette partition ubuesque. Passée la nuit d’ivresse, la ville s’était réveillée avec une gueule de bois monumentale. Un univers urbain réunifié dans le chaos. Partout des commerces brûlés, à commencer par les pawnshops: ces prêteurs sur gages qui avaient payé le plus lourd tribut aux émeutiers.

Les confins barbares avaient absorbé le centre, ses commerces, ses superbes appartements au mobilier de créateurs. Il restait des avenues aux arbres disparus, des gribouilles grelottants aux cheveux d’étoupe sale et au sourire ébréché. Les faubourgs avaient gagné la partie.

Avenue Marigny, des bannières Sang & Or impeccables claquaient dans le vent. Une série de casemates avec chevaux de frise filtrait une maigre circulation. Plusieurs vieilles automitrailleuses Panhard stationnaient cernées de sacs de sable. Des hommes en uniforme circulaient dans ce vaste espace venteux. Un officier passait en revue un peloton au repos: manches retroussées, mains croisées dans le dos, jambes écartées. Dans trois jours, Alex devrait reprendre ce genre d’exercices. Le chauffeur montra patte blanche à un planton avant de pénétrer dans le complexe. Un échalas au visage maigre et intelligent inspecta avec soin leur véhicule à l’aide d’un berger allemand avant de parler dans un talkie-walkie et de replier une herse. De gros groupes électrogènes couleur camouflage tournaient dans une cour. L’auto se gara à distance d’un bâtiment. L’officier se tourna vers lui:

— Nous continuons à pied. Depuis qu’un camion plein de Semtex a été intercepté, aucun véhicule n’est autorisé à pénétrer le périmètre.

Un second soldat effectua avec soin une fouille au corps et les accompagna au dernier étage d’un bâtiment administratif. Des portraits de Rochebin étaient fixés au mur. Omniprésence du chef en César charismatique. Rochebin en portrait de pied, haranguant les masses, le geste volontaire tout en énergie concentrée. Des clichés choisis pour la puissance qu’ils dégageaient.L’officier au profil d’oiseau de proie disparu, Alex dut patienter dans une antichambre. Une mouche bleue volait autour de lui. Exceptionnellement grosse, recherchant un lieu où pondre ses œufs pour propager son génome dans d’autres mouches à viande. Les mouches grouillaient depuis que les ordures n’étaient plus collectées. Dans l’incessante lutte darwinienne entre les espèces, diptères et rats connaissaient une prospérité soudaine.

L’insecte était en train de nettoyer avec vigueur pattes et ailes quand une femme en treillis entra pour l’introduire dans une vaste pièce meublée d’une table et de deux chaises. Le genre brune bandante, fière de son sex-appeal et d’une poitrine qui gonflait sa toile camouflage. Deux obus qui devaient sauter au visage de celui qui avait le droit de dégrafer son corsage. Elle lui rappelait Sunny Leone, une pornostar du siècle dernier.

Il se souvenait d’un boulard où la belle Sunny se tapait toute une équipe de football américain. Des maousses dont un nain particulièrement vicieux monté comme un âne. Personne n’évoquait jamais la vie sexuelle du lider maximo mais Alex avait toutes les raisons de croire qu’un homme comme lui, dans la force de l’âge, n’était pas insensible à une fille bien foutue.

La pièce était profonde, basse de plafond, les fenêtres donnant sur une cour intérieure diffusaient une lumière anémique. Blanches à l’origine, les peintures étaient devenues grisâtres: un simple bureau de passage. Pour des raisons de sécurité liées aux attentatssuicides, les visiteurs n’étaient pas autorisés à pénétrer dans le bâtiment de la sécurité intérieure.

L’homme en civil qui entra accrocha imperméable et chapeau à une patère. Il se lissa les sourcils et lui jeta un regard sans vie. Son visage s’organisait autour d’une mâchoire aux muscles saillants. Un sourire fixe, constant, renforçait au lieu de l’atténuer le sérieux du visage, une raie sur le côté reprenait une coupe en vogue chez certains aristocrates hongrois sous François-Joseph. Chacun de ses gestes trahissait l’organisateur froid et minutieux. Comment cet esprit méthodique pouvait-il se coltiner le chaos du monde?

C’est curieux, se dit Alex, les hommes courent des années après le pouvoir et quand ils le possèdent, ils s’étonnent de voir la réalité leur échapper. Ils réalisent alors que leur rêve se dérobe comme unebelle femme trop longtemps désirée qui s’avère décevante au lit. Ils doivent s’adapter, composer avec ce monde qu’ils rêvaient de changer.

Pour Alex, le véritable pouvoir ne résidait pas dans une illusoire machine administrative ou une théorie politique plus ou moins fumeuse. Le véritable pouvoir émanait des corps, des regards.

Comme tous les instinctifs, il devait ressentir les choses, les êtres. L’homme leva vers lui des yeux trop clairs de recruteur de secte. Un regard transparent qui tentait de percer son âme. Il ne se présenta pas, mais toute son attitude solennelle dégageait une odeur fade de tribunal militaire.

— Vous voulez boire quelque chose?

Il s’exprimait avec énergie. Son regard ne cillait pas. Les replis roses de ses yeux l’examinaient attentivement: une araignée.

— Un expresso, dit Alex, le café de troupe a un goût de kérosène additionné de mort-aux-rats.

— Quelle est selon vous la raison de cet entretien? interrogea l’homme. Sa langue était trop petite pour sa bouche, comme une pièce détachée remontée par erreur sur la mauvaise machine.

— Je ne sais pas, la situation militaire sur le front Nord?

— Pas vraiment, même si c’est plus difficile que nous ne le pensions. Les islamistes n’ont pas été rejetés à la mer, mais ils ne progressent plus.

Il lui proposa une Winfield et en alluma une, l’air soucieux.

— Je serai franc avec vous. Nos troupes se heurtent à une résistance acharnée pour une raison simple.

— Laquelle?

— Les djihadistes sont massivement armés par l’étranger, dit l’officier, c’est la raison de votre présence ici.

Alex ne put réprimer une grimace. À chaque fois que le mot djihadiste était prononcé, les emmerdements n’étaient jamais loin.

— Je ne comprends pas ! Qu’est-ce que j’ai à voir avec tout ça?

En posant les tasses, la femme en treillis lui adressa un beau sourire. Son infaillible instinct informa Alex d’une ouverture possible qu’il ne pourrait probablement jamais concrétiser, en tout cas, pas aujourd’hui. Il respira l’odeur exquise du café frais.Son interlocuteur le fixait comme Rochebin fixait son public dans ses meetings. Dans les structures autocratiques, les subalternes imitent inconsciemment les intonations, les expressions du mâle dominant. L’homme laissa le silence agir. Quand il jugea Alex suffisamment préparé, il prit la parole:

— Vous allez tout simplement pouvoir nous aider…

Il fit une pause et prit une gorgée de café pour permettre à ces mots de mieux pénétrer l’esprit d’Alex pendant que celui-ci sirotait son double expresso, heureux de plonger le nez dans la vapeur réconfortante. L’officier posa ses mains bien à plat devant lui: deux pâles étoiles de mer. Il observait ses réactions comme le ferait un psy avec un patient.

— Le Prince Abdallah, ça vous dit quelque chose?

À sa façon de poser la question, Alex comprit que l’homme savait tout. Il hocha la tête. Cheveux-Gominés ouvrit sa sacoche pour sortir un dossier qu’il posa sur le bureau. Tout était là en photos: le corps dénudé, le visage fracassé, la cervelle rose étalée sur le drap. Une lourdeur malsaine emplit la pièce, creusa les traits. Alex avala sa salive en grimaçant.

— Le frère de l’émir? Bien sûr que je me souviens.

— J’en étais certain et j’en suis heureux.Où en est l’enquête?

L’homme tenait toujours ses mains bien à plat sur le bureau. Un croupier de casino attendant le moment de retourner ses dernières cartes.

— C’est à dire que ça n’a pas progressé des masses, suite aux évènements et à ma mobilisation, se défendit Alex.

Il était surpris que la conversation s’engage sur cet assassinat. Il lui semblait que des choses infiniment plus graves avaient eu lieu depuis cette matinée pluvieuse.

— Et bien, nous aimerions que vous repreniez cette enquête qui n’a pas… progressé des masses. Comme vous dites.

L’homme avait dit cela avec un sourire glacé, le regardant droit dans les yeux. Alex sentit que son regard tentait de s’enfoncer sous sa
peau.

— Dans le contexte actuel?

— Justement, vous conviendrez que ce contexte difficile nécessite quelqu’un d’expérimenté.

— Je ne comprends pas, dit Alex, ignorant le compliment et sentant déjà une grosse galère en perspective.

— Retrouver un assassin, ça vous paraît déplacé pour un flic?

L’officier faisait penser aux univers carcéraux décrits dans les films noirs.

— Vous pensez que ce meurtre a un lien avec la situation actuelle? demanda Alex perplexe.

— Nous ne pensons rien, mais ne négligeons aucune piste. Nous ignorons la raison de cet assassinat et cela nous gêne au sujet d’un pays qui joue un rôle central dans le soutien aux séparatistes.

— Qu’attendez-vous exactement de moi? demanda Alex en se grattant la tête, perplexe.

L’homme ressemblait à ces bourreaux de masse excommuniant leurs contemporains avant de les anéantir froidement. Son regard suggérait qu’en cas d’échec, il lui réserverait une place prioritaire dans le prochain convoi ferroviaire pour la Nouvelle Sibérie.

— J’attends simplement de vous ce qu’on attend d’un flic: reprendre l’enquête et la mener à terme. D’importants documents ont disparu. Un ordre de mission vous permettra de circuler sur tout le territoire, enfin dans les zones libérées, dit-il avec un soupir de regret, vous récupérerez votre voiture, de l’essence et une avance.

Alex ne supportait pas son attitude autoritaire. Cette façon de lui faire sentir sa dépendance. Il eut la surprise de s’entendre répondre:

— La piste est froide, c’est impossible, je refuse.

Cheveux-Gominés n’eut pas l’air surpris. Un sourire effleura ses lèvres crispées. Une fissure découvrant une rangée de petites dents pointues comme celles d’un brochet qui signifiait: OK gros malin. Si tu veux jouer au con, on va être deux et t’es pas sûr de gagner.

L’homme se leva pour gagner la fenêtre, les mains dans le dos. Une fois devant la vitre, sans la quitter des yeux, il fit un geste de la main pour l’inviter à le rejoindre. Sans un mot, il leva le doigt vers une douzaine de corps de toutes races se balançant à un gibet installé au centre de la cour.

— Il ne dépend pas de nous de choisir l’époque où nous vivons ni la fonction que le destin nous attribue. La seule chose en notre pouvoir est de jouer avec talent le rôle que des forces invisibles ont choisi pour nous.

En disant cela, il s’était tourné vers lui, se tenant très droit, le visage à quelques centimètres du sien, le fixant avec une ironie glacée. Un organisme vivant désagréablement proche, lui prenant presque l’haleine de la bouche, si proche qu’Alex pouvait sentir l’odeur de savonnette de sa nuque. Le bleu du regard s’était obscurci pour atteindre une froideur absolue qui semblait ne devoir s’arrêter sur aucun obstacle. Un regard qui n’était pas vide, mais au contraire très vivant, si terrifiant de vie qu’il en était obscène. Un regard qu’Alex n’eut aucun mal à interpréter et qu’il ne put soutenir longtemps, s’obligeant à détourner les yeux vers la pénombre de la cour. Un demi-sourire transfigura le visage de l’homme.

Alex sentait monter en lui un besoin impérieux de le tuer, mais avec les hommes en armes au pied de l’immeuble, il n’aurait rigoureusement aucune chance d’en sortir vivant.

— Vous disposez de quatre jours, ajouta l’officier en conclusion.

Son regard s’était soudain fait lointain, presque indifférent. En quittant le bureau, Alex sentit des yeux dans son dos. Il déguerpit en frissonnant et avec une furieuse envie de vomir. Une fois dehors, il grommela:

— Quatre jours, mon cul, rien ne prend quatre jours dans ce chaudron.

C’était un sacré boulot, déjà difficile en temps normal. Il fallait se frayer un chemin dans la tête de l’assassin, se mettre à sa place, être attentif au moindre détail. Et quand finalement on y parvenait, on pouvait emprunter un raccourci, couper l’un des méandres de sa pensée, voir sa proie et un beau matin, au moment où le suspect s’y attendait le moins, lui tomber sur le râble.

CHAPITRE 10

Rechercher un meurtrier dans cette masse urbaine grise où chaque jour des centaines de victimes étaient trucidées sans autre forme de procès était une absurdité absolue. Mais si Alex prouvait qu’il avait fait tout son possible, alors Cheveux-Gominés lui lâcherait peut-être la grappe.

La conversation lui avait laissé dans la bouche un arrière-goût de terre morte. Il détestait qu’on lui force la main. Enquêter dans une ville à feu et à sang où la moitié de la population avait disparu. Sans chauffage ni nourriture, les survivants évoquaient un peuple de fantômes plus légers que la cendre sans assez de chair pour y accrocher leurs regrets ou leur mélancolie. Des zombies fraîchement déterrés qui sentaient la pisse, tout droit sortis du Livre des Morts avec leurs longs visages spectraux, leurs airs de chiens crevés et leurs mains blanches interminables flottant comme des algues mortifères.

Un sous-officier le conduisit au garage central. La Peugeot était là, toujours aussi pourrie, mais le plein avait été fait. Il fut saisi par une sensation désagréable à l’idée de rouler seul dans cette ville sépulcrale. Une suée d’angoisse picota son cuir chevelu. Beaucoup d’armes circulaient en ville et certains quartiers restaient incontrôlés.

Il caressa son arme pour se rassurer: carcasse en chrometungstène, fenêtre d’éjection biseautée, percuteur en alliage titane, course de détente raccourcie. Idéale pour le combat rapproché. Ce qui s’appelait une belle bête.

Il s’obligea à respirer et affermit son doigt sur la détente du revolver qu’il gardait posé à la place du mort. Il avait envie de foutre le camp de cette ville au plus vite, de fuir n’importe où, le plus loin possible. Les uniformes avaient changé, mais dessous, c’était lesmêmes crevures qu’avant. Il avait été naïf de croire le contraire. Il les détestait tous, il n’aurait pas fallu insister beaucoup pour qu’il fasse demi-tour pour lui régler son compte.

En rentrant chez lui, il serrait le volant avec amertume. Il avait mis son iPhone sur lecture aléatoire des playlists. Cet appareil récupéré sur un soldat mort lui avait ouvert des horizons musicaux insoupçonnés: de la musique noire américaine, du jazz, du funk. Tout ce qu’il avait jadis englobé dans le concept général de musique de négros.

Boulevard Malesherbes, un vieux fou enroulé dans une couverture militaire le salua en soulevant un mug. Figé dans une majesté frappante, il regardait passer les rares véhicules avec un regard détaché et las: un roi grec drapé dans sa toge. De plus en plus de types ondulaient de la toiture. Les privations, la peur, l’aboiement des duels d’artillerie ; la tension était permanente.

Devant la Madeleine — dont le toit s’était effondré sous l’impact d’un tir de mortier — il tourna vers l’Opéra Garnier. La façade était constellée d’impacts d’armes automatiques. Les grands magasins du quartier Haussmann avaient tous été pillés et le gouvernement provisoire y avait installé des réfugiés chassés des zones de combat de Seine-Saint-Denis. Il continua en direction de Belleville.

Plus de la moitié des monuments de la capitale avaient été en partie détruits avant que le front urbain ne se déplace au nord du périphérique. Les dégâts étaient considérables, et probablement irréversibles.

Dans son appartement, il constata que le courant n’était pas revenu. Il y avait peu d’espoir, le feu avait détruit la plupart des transformateurs et le Califat avait fait sauter plusieurs lignes à haute tension alimentant la capitale. Mais le quartier avait encore de l’eau grâce au réservoir de Ménilmontant qui alimentait le quartier par gravité. Mais sans pompage, les réservoirs allaient vite se vider. Il s’aspergea le visage pour reprendre ses esprits. Popeye lui fit la fête avec des yeux humides de bête soumise. Sa présence douce et absurde avait quelque chose de rassurant au milieu de ce chaos généralisé.

— Il a faim le pépère, dit Alex en jouant avec lui.Il ouvrit une boîte de Pedigree récupérée dans les décombres fumantes d’un Lidl.

Popeye manqua s’étouffer tant il crevait de faim. Ce spectacle l’apaisa un peu, mais sans faire disparaître son désarroi.

Il pensa aux grappes de pendus, à cette enquête en forme de bâton merdeux. Il se déshabilla et s’allongea nu. Popeye vint le rejoindre en grognant. Il prit une cigarette sur la table de chevet et l’alluma.

Cette chambre l’apaisait. En l’isolant du reste de l’univers, elle lui procurait un sentiment factice de sécurité: quatre murs entre lesquels rien ne pouvait lui arriver. Une dangereuse illusion que de nombreuses victimes avaient payé de leur vie.

Pourtant il dormit mal cette nuit-là. Il s’était réveillé pour se rouler une clope. Il avait regardé la rue vide à quatre heures du matin avant d’ouvrir une bouteille de Chivas pur malt provenant d’un pillage dans le quartier de Charonne. Il s’était allongé en la gardant à portée de mains.

Les souvenirs se mélangeaient dans sa tête comme l’eau d’un torrent boueux. La seule image qui surnageait, c’était le visage de Fatou, son caractère de cochon, son humeur impétueuse, inégale, balançant entre une profonde détresse et de soudains accès de gaieté. Son rire résonnait encore à ses oreilles. La seule fille à l’avoir sorti de l’égoïsme sceptique avec lequel Alex abordait l’existence. Elle avait disparu, comme tout le reste, comme toutes les bonnes choses: le téléphone, l’électricité, l’essence, la nourriture. Il était passé à la Sécurité militaire du XXe arrondissement. Avaient-ils entendu parler de quelque chose? Avait-on identifié une dénommée Fatoumata Dialloparmi les nombreux corps ramassés en ville? Il n’y avait rien, mais il savait que ça ne voulait rien dire. Un connard en uniforme couleur de merde l’avait reçu. L’homme était assis à une petite table derrière un Mac Book Air antédiluvien. Un petit homme net et propre, la raie bien droite, des lunettes à monture écaille et la même dégaine que ces sacs de tripe qui avaient dirigé le pays pendant des décennies, le menant consciencieusement à une ruine certaine avec une constance effrayante.La tête de nœud avait même osé un « pas de nouvelles, bonnes nouvelles » qui avait failli le mettre en rogne. Le genre de sagesse populaire à la con envers laquelle il nourrissait déjà les plus grands doutes en temps normal. Et la situation était tout, sauf normale.

Il avait serré les dents et marqué un temps d’arrêt, prenant sur lui. Le regard qu’Alex lui avait lancé en sortant lui fit à proprement parler froid dans le dos.

Il regrettait s’être emporté après Fatou. Il était heureux avec elle. C’est la dope qui l’avait rendu fou furieux. Il ne croyait pas à l’usage récréatif de ce poison. Rien que l’odeur de chlore typique du crack et il avait envie de pendre une grappe de dealers par les glaouis.

Il avait vu tant de filles crackées, rongées par cette saloperie. Des junkies complètement barrées, capables de vider les couilles de tout ce qui bandait et de tailler des pipes à un clochard sale comme un peigne juste pour obtenir leur dose de mox. Et quand elles arrêtaient, elles devenaient hargneuses ou taciturnes. Vivre avec une junkie c’était le ménage à trois assuré: le mec, la fille et la dope. Un truc absolument ingérable. Face à la dope comme centre du monde, tout le reste devenait accessoire.

Il se souvenait de filles qui prenaient des acides au réveil pour tenir le coup. Un enfer quotidien. Les montées ça pouvait encore aller, mais les descentes… Et surtout le manque, quand le besoin de trouver sa dose obscurcissait tout.

Il n’avait aucune envie de vivre une histoire avec des morceaux de mox dedans. Le problème c’est qu’il y avait aussi le reste, sa main trempée d’elle quand ses doigts commençaient à la baiser, ses convulsions quand elle jouissait. Une sensation neuve, différente de celle connue avec les autres filles, le visage d’ébène de Fatou de profil sur l’oreiller, les yeux fermés dans une expression intérieure indéchiffrable et égoïste.

Il se demandait si elle s’était réfugiée à Stains. Un bon flic apprenait que c’est toujours là où il avait passé les meilleurs moments de son enfance qu’un homme en cavale cherchait refuge.

Paris avait toujours été une ville éreintante, méchante, sujette à des flambées de violence soudaines, mais depuis les évènements, la capitale était devenue une fosse mortelle pour une jeune Noire. Il conservait l’adresse de sa tante dans un coin de sa mémoire: Khady Diallo, 9 allée Paul Claudel, Cité-jardin Clos-Saint-Lazare.

Cité-jardin. Plus les endroits sentaient la pisse et la misère, plus on les affublait de noms poétiques comme si ce vernis pouvait changer de quelque manière que ce soit la nature des choses.

L’époque avait longtemps cru que les mots pouvaient masquer la réalité des choses, mais le réel avait fini par se venger. Quand ça se calmerait, il essaierait de savoir. Il désirait se retrouver au lit avec elle, même s’il était peu probable que des quartiers mixtes soient un jour à nouveau possibles. Juste sentir ses mains fines sur sa peau, le pressant, le palpant, le caressant comme elle savait si bien le faire quand elle partait dans ses délires.

Juste toucher ses cheveux si durs qu’ils cassaient les dents des peignes en plastique. Juste sentir ses muscles sinueux sous l’odeur âcre, violente de sa peau. Juste percevoir le bombé de ses lèvres contre sa nuque, son haleine douce et chaude entre ses dents merveilleusement blanches dont elle était si fière. Juste l’entendre murmurer en lui chatouillant le lobe de l’oreille de la langue:

— Fais-moi tout ce qui te passe par la tête, rajoutant dans un souffle rauque, surtout les pires…

L’ange noir n’avait laissé qu’un vieux tee-shirt qu’il avait pris soin de ne pas laver. Le nez dedans, il retrouvait son odeur. Il se souvenait l’avoir emmenée rue de Ponthieu au Chapeau rouge, une boîte à striptease pour touristes. Elle portait le pantalon de cuir noir très serré qu’il lui avait offert et qui la faisait paraître encore plus mince et fragile.

Fascinée par le corps des filles se succédant sur la piste, elle s’était penchée vers lui en enfonçant les ongles dans sa cuisse. Elle avait murmuré:

— Tu crois que je pourrais être danseuse?

— Tu as un corps absolument fantastique, lui avait-il répondu.

Il était sincère tant le souvenir de son corps demeurait présent en lui. Pourquoi était-il hanté par ces pensées charnelles?— Cette petite pute t’a marabouté, lui aurait dit le Crabe sarcastique avec son sourire édenté.

En attendant, il devait ne penser qu’à l’enquête, procéder à l’inventaire des éléments en sa possession, réunir ses idées dans un ensemble cohérent. Il se passa la main sur le visage et se concentra.

Les choses paraissaient simples à première vue. Le soir de la réception de l’émir, son frère avait ramené une fille dans sa résidence en passant par une entrée discrète. Le genre de type qui sillonnait la ville en quête de filles et d’aventures déjantées. Quelques heures plus tard, on l’avait retrouvé raide mort avec sa cervelle répandue un peu partout dans la chambre.

L’absence de caméras n’était pas un oubli, mais un choix délibéré, un argument commercial. Beaucoup de touristes ramenaient des mineures. Un goût de la chair fraîche inchangé depuis que le monde est monde.

La police était tolérante, mais personne n’était à l’abri du tour de vice d’un flic ripou exigeant une forte somme pour éviter les embrouilles. Il se racontait que certains flics étaient de mèche avec des mineures pour piéger des touristes naïfs. C’était la raison pour laquelle la discrétion de l’Opéra Prestige était appréciée.

Mais à un moment précis de la soirée, un truc avait déraillé. Une altercation, sans doute une histoire de fric comme souvent avec les putes. Beaucoup de filles étaient borderline, ou carrément sous speed. Toujours est-il que les choses avaient carrément dégénéré. La fille s’était-elle sentie menacée? Était-elle là en service commandé? Alex l’ignorait.

Il n’avait aucune réponse logique à ses questions. Il savait juste que l’homme avait été frappé avec un lourd cendrier et que l’assassin avait eu la présence d’esprit d’effacer ses empreintes. Un détail qui éliminait d’emblée la camée en manque.

Il avait quatre jours. Quatre putain de jours pour retrouver une fille dont il ne savait rien dans une immense agglomération livrée à la violence et au pillage. En y réfléchissant bien, ce que lui demandait Cheveux-Gominés était absolument effrayant.

Au bout d’un moment, une pensée lui vint. Les seuls à avoir été sur place étaient les gars de l’identité judiciaire. Le téléphone étaiten rade alors il décida de se rendre quai de la Rapée. Il n’avait jamais reçu les résultats des analyses et ignorait même s’il restait du monde là-bas.

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