Chroniques du Grand Effondrement [Livre 2 – 5-7]

CHAPITRE 5

Une civilisation répugne généralement à adopter un bien culturel qui mette en question une de ses structures profondes.
Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Flammarion.

L’air paraissait se durcir comme ces brouillards froids qui flottent au-dessus de la neige. Il possédait des facettes, des angles tranchants comme l’acier.

Quelque chose voulut se déployer derrière la brume, mais, au moment où il allait voir ce que c’était, Landry ouvrit les yeux et tout disparut. Une toux sèche secoua un des corps douloureux qui changea de position pour se recroqueviller comme pour retourner dans la cavité amniotique initiale.

Carla s’était réveillée vers trois heures du matin en hurlant, poursuivie par une chose inhumaine. Mona l’avait bercée contre elle pour la calmer et la jeune femme avait fini par se rendormir.

À chaque éveil dans un lieu étranger, Landry mettait un moment à réaliser qu’il n’était pas dans son lit. Il fit craquer sa nuque, jeta du bois sur les braises et se mit à les tisonner vigoureusement. La lueur faisait briller le blanc de ses yeux dans son visage sombre. Autour du feu qui recommençait à craquer, on entendait des raclements de gorge et des toux grasses. Il était encore tôt, mais Landry savait qu’il ne pourrait pas se rendormir.

Il alla jusqu’à la porte de la grange, l’entrouvrit. Le vent le gifla. La campagne était couverte d’une épaisse couche de neige. Pour épargner l’eau de la bonbonne, il prit une casserole pour la remplir de neige et la poser sur le feu avant de rajouter le lait concentré Nestlé et une poudre chocolatée. Une bonne odeur commença à se répandre dans la grange. Lucas se redressa en se frottant le visage.

— Tu vas pas me croire, mais j’ai jamais aussi bien dormi.

— C’est le froid, dit Landry, bien couvert, on dort comme un loir. Tu veux de l’eau pour ta toilette?

Il remplit une seconde casserole et la mit à chauffer. Une fois l’eau tiède, Lucas alla se débarbouiller dans un coin de la grange. Quand tout le monde fut réveillé, Landry servit le chocolat brûlant et fit circuler du muesli.

— Dans mon village, on dit que c’est le mieux pour tenir en hiver.

— C’est comment dehors? demanda Philippe qui chauffait ses paumes contre sa tasse.

— Vingt centimètres de neige fraîche, répondit Landry, impossible de repartir sans équipements avant le redoux.

— Merde, c’est trop con, ragea Philippe, mes parents ne sont pas loin, on aurait pu arriver aujourd’hui. T’as écouté la radio?

Lucas alla jusqu’au Picasso et mit la radio, mais il n’y avait plus que de la musique. Du funk de la Motown qui tournait en boucle. Il ignorait la raison de ce silence, mais il les déprima, les coupant un peu plus du reste du monde.

— Ils prévoyaient du redoux en fin de semaine, intervint Mona, qu’est-ce que ça me soûle d’être là.

— Je crains qu’on n’ait pas le choix, remarqua Lucas.

Il regardait Carla boire son chocolat par petites gorgées. Ses mains fines, aristocratiques paraissaient taillées dans un bloc d’ivoire. Par moments, quand elle ignorait être observée, son regard se chargeait de mélancolie.

Dans sa carrière, Lucas avait souvent croisé ces regards qui avaient affronté le mal. Au fond, c’est sans doute pour cela qu’il avait choisi ce métier, pour contenir la poussée barbare qui menaçait de submerger le monde. Il avait échoué, se réveillant chaque jour dans un monde plus obscène que celui dans lequel il s’était endormi.

Quand cela avait-il commencé à craquer? La question d’un début avait-elle d’ailleurs un sens? Qui était capable de dater un reflux historique? Autant essayer de saisir la naissance d’une vague. Celle-ci est contenue dans la mer avant même d’être visible, avant d’avoir conscience d’être différente du reste de l’océan. Plus il remontait dans le temps, plus les jours apparaissaient clairs et lumineux. L’espoir se conjuguait au passé alors que le futurressemblait à une immense armée menaçante. Certains prétendaient que ce chaos prendrait fin un jour, guettant le prochain cycle ascendant avec la foi du Croyant attendant le retour du Messie, convaincus que le monde ne pouvait être ce lieu terrifiant où les femmes refusaient d’enfanter.

Le petit déjeuner fini, Aurélie lava les tasses et fit chauffer de l’eau pour la toilette des femmes. Dans un coin de la grange, elle avait tendu de vieux sacs de jute sur un fil de fer délimitant ainsi une sorte d’espace intime.

— Putain, s’énerva Lucas, qu’est-ce qu’on va bien pouvoir foutre pendant trois jours? Même pour couler un bronze, il faut aller se geler le cul dehors.

— Apprends le tricot, répondit Landry, tout ce que je sais, c’est qu’il est hors de question de reprendre la route. L’avantage c’est que la neige nous isole des chacals et que nous avons assez de bouffe pour tenir.

Quand le jour fut complètement levé, Landry glissa son arme dans sa ceinture et sortit explorer les environs. Quelques jours plus tôt, le métal froid d’un Ruger 9 mm contre ses muscles abdominaux l’aurait rendu extrêmement nerveux. Désormais, cette masse métallique le rassurait et il n’aurait pu imaginer sortir sans elle.

Dehors, un jour fantomatique suintait des nuages. Il ne neigeait plus, mais le froid n’en était que plus mordant. Un paysage mental évoquant un monde extraterrestre ou ces univers absurdes que les dormeurs bâtissent dans leur sommeil ou plutôt leurs cauchemars. Aucun bruit, juste ce silence qui étouffait les sons, les étranglait: une campagne morte, sans animaux, sans hommes, sans Dieu même.

Il resta un moment l’esprit vide, aimanté par l’étrangeté de l’horizon. Puis il s’ébroua, comme au sortir d’un mauvais rêve et marcha jusqu’à la route pour vérifier la hauteur de poudreuse. Avec le redoux prévu, dans deux jours elle serait à nouveau praticable. Il décida de pousser plus loin. Peut-être étaient-ils proches d’un village? d’une vieille ferme même déglinguée? Avec un peu de chance, il tomberait sur des paysans comme les Bonnard.

Il marcha deux kilomètres avant d’arriver en vue de bâtiments sombres et austères qui se dressaient dans la campagne immobile.En approchant, son instinct l’alarma sans raison apparente. Il y avait quelque chose d’inhumain dans cette masse sans vie, sans couleurs. Un étrange paysage de planète glacée orbitant aux confins du système solaire.

Tout était silencieux, si personne ne vivait derrière ces murs, ils pourraient peut-être y dormir. Sans qu’il en devine la cause, un inexplicable sentiment d’alarme s’infiltrait en lui comme un lent poison.

Il s’étonnait de ne pas entendre aboyer. La plupart des paysans possédaient de féroces molosses pour se garder des bandes de chemineaux qui ravageaient les campagnes. Ce silence de cimetière l’inquiétait. Il hésita à faire demi-tour. Quelque chose clochait dans ce hameau fantôme, mais quoi au juste? Un malaise d’autant plus profond qu’il n’arrivait pas à en identifier la cause. Parfois, c’est un bruit qui vous alerte, à d’autres moments, seul le silence est lourd de menaces.

Se persuadant que l’hiver lui jouait des tours, il décida d’approcher de cette ferme spectrale qui l’intriguait. Il n’était pas venu jusqu’ici pour renoncer au dernier moment. Le corps de ferme n’était qu’à trois cents mètres, il n’était pas plus sinistre que cette campagne enneigée. S’il était inhabité, tant mieux, ils pourraient s’y abriter. Ce serait toujours mieux que la grange borgne où ils survivaient en préhominiens.

Il progressait en s’abritant derrière les buissons enneigés. Tout était silencieux, mais son malaise augmentait. Une fois dans la cour, il entendit des voix. Immédiatement, il se jeta dans une remise aux planches disjointes. À travers les interstices, il vit deux individus sortir d’un hangar métallique.

Le premier grand comme si l’on avait taillé son torse d‘un seul bloc dans un chêne. Le second frappait par sa physionomie aiguë: un regard tranchant comme un silex, une bouche sans lèvres. Sans savoir pourquoi, ces voix l’avaient effrayé. Il aurait pu aller vers elles, se présenter, demander l’hospitalité. Pourtant, avant même de les apercevoir, la brutalité de leurs intonations l’avait alerté. L’impression désagréable qu’on lui enfonçait la lame d’un couteau sale entre les côtes.

— C’est pour quand les trois étangs? dit le grand.

Avec sa large face écarlate encadrée de grandes oreilles décollées, ses lèvres épaisses et ses gros yeux à fleur de tête, l’homme faisait penser à un garçon boucher.

— Aujourd’hui, c’est à cinq kilomètres. Le couple a deux filles.

— Quel âge? demanda le garçon boucher.

— Quinze, seize ans…

Le silex grimaça un sourire vicieux. Un sourire à bouffer de la merde. Le garçon boucher lâcha un petit rire avant de demander.

— Qui va garderla ferme?

— On verra bien. De toute façon, avec la barre et les chaînes, on est tranquille. Et puis avec cette neige, qui va s’amuser à traîner dans le coin.

— Que tu dis, on va bien aux trois étangs nous autres.

— Nous autres, c’est pas pareil, on est chez nous dans le coin.

— Je vais rendre visite à nos petites protégées, dit le garçon boucher.

L’homme se dirigea vers une porte, tira un lourd loquet et disparut dans l’encadrement. Le silex avait sorti de quoi se rouler un joint. Le résultat final était assez proche d’une crotte de chien séchée. Surpris par une bourrasque, l’homme se réfugia sous l’avancée de la remise, gratta une allumette, la protégeant dans le creux de ses mains puis tira une bouffée avec une profonde expression de jouissance sur le visage. Tournant le dos à la remise, il fixait la campagne en silence.

Landry tremblait, la main crispée sur la crosse du Ruger, allant jusqu’à retenir sa respiration. Chaque son de son organisme semblait faire un vacarme terrifiant. Le silex était si proche que, sans la cloison de planches disjointes, il aurait pu lui toucher la nuque. Puis la porte métallique s’ouvrit. Le boucher réapparut en tenant fermement par le bras une brune au visage rond. À la vue des dents superbes, des yeux fendus et de la peau mate parfaitement tendue sur les pommettes, Landry pensa à une princesse ouïgoure. Malgré le froid, la beauté nomade était vêtue comme en été: short rose et débardeur I love Paris. Avant de refermer le battant, le boucher cria au Silex qui fumait.

— T’es sûr, pas decrasseuse?

— Jamais le matin, Warner, répondit Silex avec un étrange rire pointu, je suis du soir, mais te gêne pas pour moi.

— Je me gêne pas Ducon, je te demandais avant de refermer.

Le dénommé Warner poussa le loquet et prit dans un baril deux épis de maïs qu’il tendit à la fille qui se jeta sur la nourriture avec une avidité fiévreuse qui sidéra Landry. Ses mains arrachèrent les fanes pour mordre à même le grain.

— Nos belettes ont la dalle, dit le plus maigre, tu comptes aussi nourrir celles d’enbas? La phrase s’acheva dans une toux glaireuse de fumeur.

— Je veux juste éviter que celle-ci s’évanouisse en pleine action.

— Ça leur fait pas de mal de jeûner, il reste pas grand-chose de toute façon. On verra ce qu’on trouve aux trois étangs.

Les deux hommes et la fille disparurent dans la maison. Le vent s’infiltrait à travers les planches, Landry claquait des dents sans oser bouger. En regardant sa montre, il s’aperçut qu’il était déjà depuis quarante minutes dans ce réduit. Malgré le froid, une sueur malsaine lui collait au visage. Il s’essuya le front avec la manche glacée de sa parka.

Une demi-heure plus tard, Warner ramena l’Asiatique et referma le loquet de métal, tirant sur la porte pour vérifier qu’elle était fermée. Landry était frigorifié par son immobilité forcée. Au moment où il allait quitter la remise, cinq individus sortirent dans la cour. Il distinguait mal leurs visages à cause des passemontagnes. Ils attachèrent une corde à une luge sur laquelle étaient arrimés des fusils et des outils.

Landry les vit s’éloigner lentement en direction du nord.

CHAPITRE 6

Une fois le groupe disparu vers cet horizon rappelant une grande banquise, Landry se dirigea avec précaution vers la porte métallique. Les hommes avaient parlé d’une ferme à cinq kilomètres. Avec la neige, il leur faudrait près d’une heure et demie pour l’atteindre et autant pour en revenir.

Il disposait d’assez de temps, mais sa crainte venait de la présence éventuelle d’un gardien derrière ces façades tristes. Depuis les fenêtres, sa silhouette sombre dans la cour enneigée faisait une cible idéale. Les filles n’étaient peut-être que des appâts. Il posa la main sur la crosse rassurante du Ruger, partagé entre la peur et le sentiment de révolte qu’il avait ressenti devant cette pauvre fille que l’homme avait emmenée comme un carnassier emporte une proie pour s’en repaître à l’écart.

Il tira le loquet et poussa le battant comme il l’avait vu faire. La porte ouvrait sur un escalier raide à se rompre le cou. Pas d’électricité, juste une lampe torche sur une étagère. Il tira la porte derrière lui, puis descendit les marches avec la hantise de ce qu’il allait découvrir en bas.

Au bout d’une trentaine de marches, un sol en terre battue dur, humide menait à une seconde porte. En l’ouvrant, il fut saisi par la puissante odeur d’urine et d’excréments qui venait de l’étroit boyau. À mesure qu’il progressait dans le couloir fétide, le faisceau de sa lampe tremblait, trahissant sa peur. Il déboucha enfin dans une vaste salle voûtée qui avait servi de cave à vin s’il en jugeait par les vieilles barriques. Posés sur une table, des instruments de torture, des pinces, des fouets, des masques de cuir. Contre le mur, une croix de bois avec des chaînesassez solides pour y attacher un homme. On aurait dit l’antre maléfique d’un bourreau du Moyen-âge. La terre battue était plus noire sous la croix. Il s’agenouilla pour toucher la poussière de l’index. Elle était visqueuse, collante comme un caillot qui grumelait entre ses doigts.

Les survivalistes avaient raison, l’homme redevenait ce qu’au fond il n’avait jamais cessé d’être: un carnassier préhistorique, bourreau de ses semblables, une bête à la barbarie intrinsèque comme en témoignaient les crimes qui fascinaient une société qui n’était jamais parvenue à éradiquer une violence fondatrice gravée au plus profond de ses gènes.

Soudain un frôlement l’alerta, quelque chose de vivant respirait le même air que lui. Ses intestins et tous les muscles de son corps se nouèrent. Quelque chose bougea dans la pénombre avec un gémissement étouffé. Il souleva le faisceau hésitant de la lampe pour se jeter en arrière dans un cri, pétrifié d’horreur.

Des formes humaines étaient enchaînées au mur dans une vision dantesque. Il serra la crosse de son arme, terrifié par le spectacle abject de ce maigre bétail humain.

Rapidement, la pitié l’emporta sur la peur. Les créatures souterraines l’observaient, encore plus terrifiées que lui. Des visages si blafards qu’ils semblaient appartenir à une race de goules aux regards d’une surprenante fixité pleine d’épouvante.

Il leva la torche vers son visage.

— Ne craignez rien. Je m’appelle Landry et je vais vous sortir de là.

Le mélange d’espoir et de terreur sur les visages était horrible.

— Par pitié, libérez-nous avant leur retour, dit une voix faible.

La femme assise sur ses talons était pâle comme un linge. Les yeux hors de la tête, elle semblait au bord de l’évanouissement.

— Comment êtes-vous tombées entre leurs griffes? demanda Landry.

— Ils nous ont capturées lors d’attaques, répondit la voix tremblante d’une des femmes.

— Lors d’attaques? répéta Landry inquiet, qui sont ces hommes?

Ses yeux fixaient la forme d’un regard hébété.

— Des écorcheurs, expliqua le visage noyé d’obscurité, ils s’en prennent aux fermes isolées, réduisent les survivants en esclavage.

Elles étaient au nombre de six. Il reconnut l’adolescente émaciée au faciès mongol. Des lèvres épaisses, des pommettes saillantes à percer la peau, une ébauche de nez et des yeux tellement plissés qu’ils paraissaient la faire souffrir. Il aurait pu l’imaginer sans peine avec ses cheveux bleu-noir lisses comme des plumes d’oiseaux chevauchant dans des steppes glacées en dévorant de la viande crue attendrie sous la selle.

Toutes avaient le pied droit meurtri ou couvert de plaies purulentes provoquées par une menotte fixée à une longue chaîne scellée au mur. Il devinait sans peine à quels jeux immondes ces femmes étaient destinées.

Une litière de paille était grossièrement disposée au sol. Dans un coin, des couvertures sales pliées, une bassine d’eau avec une louche. Dans l’angle opposé, un grand seau débordait d’excréments. Son visage se crispa en une moue de dégoût. Les chaînes permettaient à ces animaux humains de se rendre aux deux endroits. En approchant, la fade pestilence de latrines devint insupportable. Il s’immobilisa pour s’habituer à cet air qui empestait l’urine, les matières fécales et quelque chose qui rappelait une odeur de porc ranci.

Les visages qui le fixaient étaient à la fois remplis d’espoir et de crainte. L’élément le plus faible était la chaîne reliant les anneaux des menottes. Il dut se résoudre à remonter chercher un coupe boulon dans la ferme. Au moment d’ouvrir la porte débouchant dans la cour, il entendit avec effroi un bruit de conversation. Dehors, deux individus discutaient à haute voix. Apparemment, ils ne s’étaient pas rendu compte de sa présence. Il avait eu le réflexe de tirer la porte derrière lui et la neige de la cour était striée d’assez de traces de pas pour que les siennes ne se distinguent pas des autres.

Après un moment, tout redevint silencieux. Fausse alerte, se dit-il, mais un homme pouvait venir à tout moment chercher une proie. La main sur son revolver, il savait qu’il ne devait pas tirer à l’extérieur. Le bruit ne manquerait pas d’attirer l’attention du reste de la bande qui devait être encore assez proche pour entendre la détonation etrebrousser chemin pour porter secours à leurs complices. Et puis la neige n’arrangeait pas son affaire, car les écorcheurs ne mettraient pas longtemps à retrouver la grange. Non seulement il était coincé, mais il engageait la vie de ses compagnons.

En entrebâillant la porte pour vérifier si la cour était déserte, la lumière éclaira un trousseau de clefs posé sur une planche. Il se sentit stupide. Il aurait dû penser que les hommes disposaient de clefs pour libérer leurs proies. Il redescendit ouvrir les menottes. Dans la pénombre, les visages lui sourirent.

— Vous avez mis le temps, nous avons cru que vous aviez filé, dit une femme.

— Il y avait des hommes dans la cour, expliqua-t-il.

Les femmes étaient toutes costumées comme des actrices de X s’apprêtant à jouer dans un porno roumain: un sinistre carnaval. Elles grelottaient.

— Vous aviez quoi sur le dos quand ils vous ont capturées?

— Ils nous ont habillées à leur goût, expliqua la jeune Asiatique, nos vêtements sont dans la ferme. Ils nous appelaient leurs putes. Et puis, c’était une manière de nous garder ici. Ils savent que nous serions vite congelées en cas d’évasion. Les plus rétives étaient droguées.

Des seringues hypodermiques usagées traînaient dans un coin de la cave. Landry se souvint en frissonnant d’un documentaire animalier qui l’avait marqué enfant: une guêpe parasite paralysait une larve d’insecte pour en faire une provision vivante de chair fraîche pour sa progéniture.

Outre le froid, le problème était de s’éloigner sans laisser de traces. Sans compter le fait qu’il n’y avait pas de place pour les six jeunes femmes dans le Picasso et l’Espace. Il fut saisi d’un immense sentiment d’abattement.

Soudain il se figea. En haut des escaliers la porte s’ouvrit dans un fracas métallique. Les filles jetèrent vers l’escalier des regards affolés. Le cauchemar recommençait. Une bouffée d’angoisse lui serra la gorge comme un nœud coulant, ses bronches se contractèrent dans un urgent besoin d’air frais. Déjà, l’oxygène sifflait dans ses poumons réduits à deux poches acides. Une peurpanique de gamin confronté à des monstres lui nouait le ventre. Les voix résonnaient déjà en haut de l’escalier.

— Ce trouduc de Warner a encore oublié de tirer le loquet, dit une voix exaspérée, heureusement qu’elles sont enchaînées. Laquelle tu veux?

— La plus jeune, la brune qu’on a chopée dans la ferme proche du canal de Bourgogne. Dis-moi, y avait pas une lampe torche ici avant?

— Warner déconne grave après s’être fait sucer le jonc. Laisse tomber, j’ai la mienne. Et si on s’en prenait deux chacun?

Les lourds souliers ferrés mordaient le calcaire de l’escalier. Landry sentit sa respiration devenir plus dense, il ferma les yeux sans parvenir à organiser ses pensées. Tout s’embrouillait dans sa tête. Les pas approchaient, terrifiants. Il avait dix secondes tout au plus pour décider de la marche à suivre. Ils étaient deux. Il devait frapper le premier et profiter de l’effet de surprise pour rétablir l’équilibre. Une sueur collante lui coulait dans les yeux, la même que celle qui rendait ses mains si moites que le métal de sa crosse semblait poisseux.

Au moment où le faisceau lumineux balaya le mur, les filles avaient repris leur place contre la paroi. L’obscurité avait acquis une telle épaisseur que la lumière électrique peinait à en dissoudre la substance.

Un grand escogriffe au visage renfrogné, maigre comme un vautour précédait un homme plus râblé vêtu d’un anorak des surplus militaires. Leurs carrures s’encadrèrent dans la porte. Le regard aimanté par les femmes, ils n’aperçurent pas la silhouette plaquée dans un recoin sombre.

— Le premier qui bouge est mort, hurla Landry qui savait que dans cette cave profonde, la détonation serait inaudible dans la cour.

Le grand se retourna, plus vif qu’un serpent, esquissant un geste pour dégainer… Espèce de salopard, hurla Landry. Une détonation terrible résonna dans la cave. Le corps s’effondra sur la terre battue dans un bruit mat. Celui qui tenait la lampe torche avait levé les mains, tremblant comme une feuille. Ses yeux de poulet n’exprimaient rien d’autre que de l’effroi.Pour la seconde fois, Landry se sentit peu affecté d’avoir ôté la vie d’un homme. Il aurait cru que tuer l’ébranlerait plus que cela. Il ressentait même une légère euphorie à l’idée d’avoir éliminé un salopard de la surface de la planète. Peut-être ce sentiment de puissance était-il dû à l’adrénaline qui inondait son système circulatoire.

Si l’écorcheur encore en vie lui en avait donné le moindre prétexte, il n’aurait pas hésité un seul instant à l’abattre. Et peut-être même avec une secrète jouissance. Était-il en train de sombrer dans la barbarie ou bien celle-ci l’avait-elle toujours habité? Un obscur trésor enfoui dans les profondeurs de son cerveau reptilien, un diamant noir attendant juste la lumière du mal pour briller d’un éclat funeste.

Il n’avait pas le temps d’analyser ses sensations, ce frisson d’excitation presque sexuelle en lui. Le moment était mal choisi pour disséquer ses états d’âme. Le survivant se nommait Mourad. Landry lui passa les menottes dans le dos. Ils remontèrent en le poussant devant eux. Dans la cour, les six prisonnières semblaient comme fusillées par la lumière de ce jour pourtant si faible.

— Vous êtes encore combien dans la maison? demanda Landry.

— Il ne restait que nous deux, répondit l’homme d’une voix mal assurée, les autres sont montés sur un coup, ils rentreront ce soir ou demain matin.

— Amène-nous là où sont les vêtements de ces femmes.

Dans la cuisine de la ferme, des portraits témoignaient qu’une famille bourguignonne unie avait vécu là avant que la bande à Warner ne s’empare du bâtiment. Landry n’osa demander à Mourad ce qu’ils étaient devenus. Désormais cela n’avait plus guère d’importance. Comme des guêpes folles de sucre, les captives fouillèrent les placards pour chercher cette nourriture qui leur avait tant manqué, se jetant sur tout ce qu’elles trouvaient de comestible avec une avidité animale qui le mit mal à l’aise.

Mourad montra le placard avec leurs vêtements. Elles s’habillèrent, enfilant bottes et bonnets. Landry leur expliqua comment le hasard l’avait mené dans cette ferme. Agathe, la plusâgée, avait une gouaille timide et de grands yeux dorés d’où se dégageait une autorité naturelle.

— Comment vous ont-ils prises? demanda Landry.

— Chaque histoire est différente. Emeline et moi circulions dans un minibus pour tenter de gagner la Suisse. Les autres passagers ont été égorgés au bord de la route. Ils n’ont gardé que nous deux.

En entendant prononcer son prénom, une fille aux lèvres tuméfiées se tourna vers Landry avec un sourire timide. Ses bras étaient constellés de brûlures de cigarettes.

— Les autres ont été capturées dans des fermes, poursuivit Agathe, ils émasculent les hommes valides pour en faire des eunuques et emmènent les femmes en captivité. C’est Chamil qui s’en charge, un type qui circule dans un SUV Toyota toujours accompagné d’un blondinet un peu gras. Dans la région, il est surnommé le boucher de Vénissieux, il fait déshabiller les captifs mécréants en disant:« Laissez-moi admirer mes magnifiques bébés blonds ». Il lorgne alors leurs parties génitales avec une fascination impudique. Il lui arrive de siffler d’admiration devant les organes qui pendent obscènes:« Dis donc mon salaud, tu en as une sacrée paire toi. Va falloir me raser tout ça ». Il utilise des pinces de castreurs de verrats et revend, à bon prix, les eunuques que les marchands appellent entre eux des sauterelles.

Un frisson d’horreur parcourut l’échine de Landry, comme à chaque fois que sous l’écorce civilisée perçait une brutalité animale faite de crocs luisants et de griffes acérées venue des temps d’avant l’hominisation.

Tout le monde avait entendu cette rumeur sur le trafic d’eunuques, mais beaucoup croyaient à une de ces nombreuses légendes urbaines qui hantaient le pays depuis des années ou d’une désinformation des identitaires. Les gens parlaient de tout et n’importe quoi, surtout de ce dont ils ne savaient rien. Les rumeurs n’aiment rien tant que l’ignorance propice aux mensonges les plus grossiers.

Parce que les maîtres craignaient pour l’honneur des femmes, ils payaient un eunuque au triple d’un homme. Pour la première fois, l’insécurité des villes n’était rien, comparée à celle de ces vastes espaces abandonnés nommés campagnes où la population se barricadait à la nuit tombée, ne dormant que d’un œil avec un fusil de chasse chargé.

— Il y a des chaînes à neige dans cette ferme? demanda-t-il à Mourad.

— Nous ne sommes ici que depuis trois semaines, répondit l’homme.

Tels des criquets, la bande nomade se déplaçait en parasites de ferme en ferme, s’installant dans un domaine le temps d’en consommer toutes les ressources.

Mourad fut enchaîné dans la cave. Agathe lui lança haineuse:

— Et estime-toi heureux qu’on te laisse l’eau et le seau à merde.

Landry tira le loquet avant d’explorer les hangars agricoles. Il finit par mettre la main sur quatre vieilles chaussettes à neige de type universel. Deux par véhicule c’était un peu juste, mais à basse vitesse, ils pourraient s’éloigner assez pour se mettre hors d’atteinte de la bande. Si un véhicule restait bloqué, l’autre pourrait le tracter. En ouvrant une porte coulissante, il tomba sur un vieux minibus Nissan.

— Vous l’avez retrouvé? C’est celui dans lequel nous roulions quand ils nous ont capturées, dit Agathe qui se tenait debout derrière lui.

Elle sortit du coffre un jeu de chaînes neuves que Landry installa. Les filles montèrent et le minibus s’engagea sur le petit chemin menant à la départementale.

Au bout de quelques minutes, la silhouette sombre de la grange se découpa sur l’horizon. De l’extérieur, il était impossible de soupçonner une présence humaine. Les traces de pneus de la veille avaient été recouvertes par la neige. Il laissa le minibus derrière un bosquet enneigé en bord de route. Ils passèrent par le bois veillant à ne laisser aucune trace en ligne droite entre la route et la grange. C’est Lucas qui lui ouvrit la porte.

— Putain c’est toi ! On se faisait tous un sang d’encre.

— Je vous ramène des invitées, dit Landry.

À l’intérieur, le petit groupe frigorifié était serré autour d’une flambée. Pierre se jeta dans ses bras. Pour la première fois, Landry réalisa combien ses muscles s’étaient développés depuis son adolescence.

CHAPITRE 7

Peu à peu, j’ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États, ni les classes ni les partis, mais qu’elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l’humanité.
Alexandre Soljenitsyne, l’archipel du Goulag

— J’en ai marre de la campagne, dit Mamadou, quand est-ce qu’on graille? On crève la dalle, et puis j’en ai rien à foutre de cette zouze.

— Je me fous de la crasseuse, mais ces baltringues ont buté nos potes, et on devrait les laissers’échapper? C’est ça que tu proposes? demanda le Pointu, alors moi je dis qu’on les retrouve et qu’on les crève, aussi simple que deux et deux font quatre.

— La vérité, j’ai juste la dalle, c’est pas compliqué à comprendre.

— Tu sais quoi Mamadou? Chaque fois que tu l’ouvres c’est pour sortir une nouvelle connerie. J’en ai plein le cul, dit le Pointu, si tu continues à faire chier c’est toi qu’on va finir par bouffer.

— Ouais, renchérit Ali, moi aussi j’en ai plein le cul. Pourquoi tu vas pas baiser ta mère?

— Putain, c’est rien de le dire, ajouta l’Anguille, depuis Paris, t’arrêtes pas de nous les briser avec ta bouffe. T’es libre de te casser, personne te retient.

— Et je rentre comment Ducon?

— Fais du stop, répondit Ali qui se marrait comme une baleine.

— Toi fous-moi la paix, explosa Mamadou, espèce de petite suceuse. La vérité, vous me faites tous chier, on traverse des trous à rats paumés sans un seul péquin, que des baraques vides, sans compter qu’on bouffe des conserves de porc depuis Paris.

Georges jeta un coup d’œil sur l’écran du mobile. Le point rouge avait encore disparu, ça arrivait souvent. Les batteries du réseau mobile s’épuisaient, rendant les signaux intermittents trop faibles pour que l’application transmette les coordonnées GPS de la fille. La dernière fois, le point rouge était apparu au sud d’Auxerre.

— On va s’arrêter dormir, dit le Pointu, moi je pique du nez.

— Si on s’arrête, on pourrait peut-être trouver un restaurant, ajouta Mamadou avec une vibration d’espoir dans la voix.

— T’as qu’à choisir dans le Michelin, se marra Ali.

— Ferme-la, sombre connard, j’encule ta mère et elle me suce après.

Dix kilomètres plus loin, le Pointu pila dans les graviers. Quelques bâtisses grises se serraient autour d’un hôtel-restaurant aux volets clos couronné de l’enseigne Jupiler. Aucun signe tangible de vie.

— Il leur reste sûrement de la bouffe, rêva Mamadou.

Ils vérifièrent leurs armes et les chargeurs d’un geste sûr avant de descendre. La bise glacée leur donna un coup de fouet, raidit des corps engourdis par la route. Ils sonnèrent, bien sûr personne, juste le vent dans les persiennes.

— Bordel de merde, dit Mamadou, on ferait mieux d’aller voir plus loin.

— Tu te trompes, dit le Pointu, je parie qu’il y a quelqu’un.

— Arrête de charrier Pointu, dit Ali, c’est désert.

— Ouvre tes yeux et sers-toi pour une fois de tes neurones. Laisse-moi te poser une question: cette poignée de porte, elle est comment pour toi?

Ali haussa les épaules.

— J’en sais rien moi, putain, elle est normale cette lourde.

— T’as encore plus de merde dans les yeux que dans le crâne. L’hiver a été pourri et on est au bord de la route. Alors…?

— C’est propre, la poignée est propre, dit Ali en regardant le Pointu avec la satisfaction de l’élève qui a su répondre à son instituteur.

— Et?

— Et quoi? Zarma je sais pas… Merde, demande un peu aux autres, à Mamadou, pourquoi tu lui demandes pas à Mamadou? Histoire de changer un peu. Je l’ai jamais vue de toute ma vie cette putain de porte.

— Laisse tomber Ali, t’es pas récupérable.

Ils contournèrent la masure pour dénicher dans une baraque à outils un impressionnant pied-de-biche. D’un puissant mouvement, Mamadou fit sauter le chambranle. Dans la maison, les volets étaient clos et la plupart des meubles revêtus de housses bariolées. Un intérieur sombre, mais pas froid. Une tiédeur qui confirmait le pressentiment du Pointu. Une lueur cruelle alluma son regard.

— Quand le nid est tiède, les oiseaux ne sont jamais loin.

Ils se mirent à explorer la grande maison pleine d’ombre. Une grotte déprimante où les habitants avaient déjà renoncé à la vie. Le genre d’endroit que même le soleil d’été ne parvenait pas à réchauffer: un tombeau scellé par de lourds rideaux empêchant la maigre lumière de pénétrer.

À moins que ce ne soit pour éviter que celle du dedans ne soit visible de l’extérieur, pensa le Pointu. Il perçut un léger bruit de toux étouffée venant du sol.

— Ali, dit-il, en pointant l’index droit vers le sol.

— Quoi? dit Ali
— T’as rien capté mec? demanda le Pointu, remarque c’est normal que tu captes rien, déjà tu vois rien…

— Fais pas chier Pointu.

— Personne t’a jamais dit que ça rendait sourd? Tu veux que je tedise ce que je crois? C’est Dieu qui te punit. Si tu continues à te toucher en permanence tu perdras tes cheveux et tu te couvriras de cloques noirâtres en devenant complètement con. Encore que t’aies pas un effort démesuré à fournir dans ce domaine.

— Vous allez voir si je suis sourd.

En ouvrant la porte de la cave, Ali eut l’impression de respirer un parfum de femelle fanée. Son regard se coula dans le noir pour venir se poser sur une ombre.

En entendant les pas dans l’escalier, une bouffée de terreur avait envahi la femme. Dans les trente-cinq ans, un visage régulier, un peu
dur, mais pas dénué de charme.

— Que voulez-vous? supplia-t-elle les yeux dilatés par l’épouvante, je vous en supplie.

Ali se contentait de sourire en l’attrapant par le bras. Quand ils exigèrent à manger, la femme parut rassurée. Cela signifiait qu’ils ne lui feraient aucun mal. En tout cas dans l’immédiat. Elle voulait croirequ’ils s’en iraient après et qu’ensuite, tout redeviendrait comme avant.

L’homme de la cave n’arrêtait pas de la reluquer comme un affamé pendant qu’elle s’activait en cuisine. Chacun de ses regards lui laissait dans la bouche un goût métallique, comme si elle avait sucé de la monnaie rouillée.

Elle prépara une omelette avec des champignons en conserve, posa un reste de fromage sur la toile cirée et ouvrit une boîte de corned-beef. La bande s’était installée dans l’ancienne salle du restaurant routier. Debout près de la porte de la cuisine, elle les regardait manger avec dans les yeux un sentiment de peur qui commençait à exciter Georges. Elle savait que son sort dépendait de ce qui palpitait dans le cerveau malade de ces maraudeurs débarqués comme des furets dans un terrier de lapins. Elle avait saisi leurs gestes ambigus. Une fois repu, Georges s’essuya les lèvres du revers de la main et se leva.

— Je vais en haut voir s’il y a du fric ou des bijoux.

— Laisse béton, dit le Pointu, Nanterre t’apas suffi? Tu penses trouver quoi dans cette taule?

L’Anguille ne répondit rien, il monta à l’étage, ouvrit portes et armoires. Une seule porte lui résista. Quand il redescendit, Ali se grattait les fesses en matant celles de la femme qui débarrassait la table.

— Une des pièces est fermée, dit-il.

— C’est juste un débarras qui ne sert plus, répondit-elle en jetant un regard vers le Pointu, il n’y a aucun objet de valeur.

— Si tu m’ouvres pas, je saurai le faire, dit Georges en saisissant le pied-de-biche posé sur un meuble.

En lisant la détresse dans les yeux de la femme, L’Anguille comprit qu’une fois de plus son flair ne l’avait pas trahi. Elle s’essuya les mains dans un torchon, sortit une clef de sa poche et le devança dans l’escalier. La pièce était vide: une banale chambre d’adolescente autant que Georges puisse en juger d’après les posters fixés aux murs.

— Qui dort là d’habitude? demanda-t-il en plissant les paupières.

— Ma fille quand j’en ai la garde.

L’Anguille leva le nez humant l’air en chien de chasse.

— Ta fille? Et où elle est ta fille?

— Chez son père depuis les évènements.

Sa confusion était palpable, il l’avait sentie dès la première minute. Cette femme leur cachait quelque chose. Quelque chose ou quelqu’un. Elle parla du divorce. Georges n’écoutait pas. Plus elle se répandait, plus il devinait qu’il avait vu juste. Il prit le pyjama sur l’oreiller. Un effluve de jeune fille s’en exhalait, un parfum sucré qui flottait dans l’air, libre, invisible. Quelque chose de doux qui réveillait de violentes pulsions en lui: l’odeur vague, encore tiède de la nuit précédente.

Il se pencha sur la clarté des draps. La même senteur. Son corps se redressa comme un loup en alerte et son long bras se projeta sous le lit avec un large mouvement circulaire comme ces hommes du Nord qui pêchent le saumon à la main dans les torrents glacés. Sa poigne brutale se referma sur une chose tiède et organique: une serre de rapace broyant un corps hurlant, une proie qu’il tira de sous le lit et jeta dans la lumière au milieu de la chambre.

— Chez son père, espèce de sac à foutre.

La gamine poussait d’horribles hurlements. Recroquevillée de terreur, elle se jeta contre la femme. L’Anguille entendit une cavalcade dans l’escalier. Les trois autres découvrirent la fille en pleurs et sa mère apeurée.

— Comment tu t’appelles? demanda le Pointu.

La gamine ne répondit pas, fixant sa mère les yeux remplis de terreur.

— Elle s’appelle Bénigne, mais tout le monde la surnomme Ponette.

— Laisse-la parler, je veux l’entendre. Toi, réponds quand je te parle.

Georges avait le regard encore brillant de sa victoire. Des yeux sans paupières, pensa la femme. Une fois de plus, il avait eu raison, et le Pointu tort. L’Anguille leva la main pour la gifler quand la mère cria.

— Arrêtez, vous ne voyez pas qu’elle est muette. Ponette est née comme ça. Elle ne vous entend pas et est incapable de parler.

Elle l’avait ramenée devant elle, croisant ses bras pour mieux la protéger.

— C’est mal ces cachotteries, dit Georges levant à nouveau le bras pour la frapper, mais il se figea. Le Pointu retenait son poignet avec une force terrible.

— Suffit l’Anguille, tu te calmes. Toi prends-la pour t’aider en cuisine, dit-il à la femme en posant une main sur son épaule, et donne-lui à manger.

Ponette le regardait sans crainte. Elle avait saisi son geste et le fixait avec cet air grave sans a priori qu’ont les enfants quand ils dévisagent un nouveau venu pour savoir si c’est un être bon ou méchant.

Georges serra les dents, se tassa, la respiration coupée. Il se sentait sali. Il fallait toujours qu’il l’humilie devant les autres. Qui avait débusqué la bécasse pendant que le Pointu se remplissait lapanse? L’oiseau lui appartenait c’était sa prise de guerre, c’était la loi des truands. La muette n’était plus vraiment une gamine, mais déjà une petite femme qui faisait saliver toute l’équipe. Sa poitrine commençait à poindre. Deux ans à peine et ce serait une magnifique femelle aux seins troublants bien plus désirable que la mère. En contemplant ces femmes, le Pointu sentait que leur présence diffusait quelque chose de doux et de lumineux: la rassurante chaleur d’un foyer comme il n’en avait jamais connu.

Elles descendirent dans la cuisine, suivies d’Ali dont les yeux avaient quitté le ventre de la femme pour glisser vers la gamine réfugiée dans ses jupes. Quand Ponette croisa ce regard brûlant de concupiscence, une angoisse voila ses yeux sombres: une lente panique. Elle se rapprocha alors de sa mère comme si elle voulait disparaître en elle.

— Tu as de quoi se laver? demanda le Pointu.

— Suivez-moi.

La salle de bains sentait le moisi. Elle tourna les robinets.

— Il n’y a plus d’eau chaude, mais je peux vous en faire chauffer. La bonbonne de butane est encore pleine.

Puis elle le regarda dans les yeux, avala un peu de salive, passa la langue sur ses lèvres sèches avant de parler d’une voix étranglée.

— Je sais que vous êtes des hommes, mais je vous en supplie, ne touchez pas à Ponette. C’est encore une gamine. Je vous ferai la cuisine, vous pourrez vous laver et dormir ici. Si vous souhaitez une femme, je ferais tout ce que vous voulez. Vous entendez? Tout. Je me plierai à vos désirs sans résister. Je ne demande qu’une seule faveur: laissez Ponette tranquille.

Le Pointu la regardait avec une fixité étrange. Il lisait quelque chose de sauvage dans ses yeux, quelque chose de plus dur que la peur qui implore. Il y avait de la douleur et c’était justement ce qui rendait cette femme intéressante, qui faisait en quelque sorte qu’on avait envie de l’apprivoiser. Un souvenir papillonna dans son esprit. Ce visage lui en rappelait vaguement un autre, mais il ne se souvenait plus lequel. Il savait juste que cette personne était une bonne personne.

Dans sa mémoire, le visage qui flottait était lié à des sensations mortes, très anciennes, un sentiment de bien-être et d’apaisement comme il en avait rarement connu dans sa vie, trimbalé entre les familles d’accueil. Ces traits anciens, était-ce la mère qu’il n’avait pas connue ou une de ces femmes élégantes de l’orphelinat qui l’avait recueilli tout petit? Ou bien une de ces matrones qui prenaient en pension des gosses de l’Assistance pour arrondir leurs fins de mois? Il ne savait pas, c’était beaucoup trop ancien, trop profondément enfoui dans sa mémoire. Il se souvenait en particulier d’une femme qui promenait toujours un chat en laisse. Il savait juste que ce visage ancien ressemblait à celui de la femme debout en face de lui.

— Personne ne touchera Ponette, je vous donne ma parole. Et personne ne vous touchera non plus.

La femme lui sourit, mais il perçut une tristesse dans ses prunelles sombres, quelque chose de fluide vacilla en lui, comme la surface d’un étang caressé par la brise. Une vague de bien-être remonta vers son cœur.

Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas connu cela. Il s’arracha enfin à sa contemplation pour descendre annoncer à son équipe qu’ils pourraient se décrasser. Une fois sa toilette finie, il alluma un cigare et décréta simplement:

— Personne ne touchera aux femmes.Ali et Georges furent saisis d’un mélange de stupeur et d’incrédulité. Mamadou était repu, son sourire béat annonçait déjà le sommeil. Personne ne protesta. Le ton ferme de sa voix, l’expression glacée dans ses yeux disaient qu’il valait mieux ne pas discuter cet ordre. En tout cas, pas pour l’instant, pensa l’Anguille.

Elle prépara les lits, la maison était grande, il y avait assez de couchages. Quand ils furent installés, elle entra dans la chambre de sa fille. Ponette dormait déjà, suçant son pouce dans son sommeil. Elle ramena la couverture sur le corps tiède, déposa un baiser aussi léger qu’un souffle sur son front avant de caresser ses cheveux emmêlés.

Dans son lit, pour la première fois depuis longtemps, le Pointu sentait un apaisement dans son cœur, l’impression étrange d’avoir retrouvé la maison de son enfance, celle gravée très loin dans sa mémoire. L’odeur des jours soyeux revenait par bouffées dans sa mémoire fracassée.

Il ne parvenait pas à trouver le sommeil, se retournant sans cesse. Une insomnie qui ne naissait pas d’un souci, mais de la vague d’émotions qui gonflait son cœur. Cette femme s’était comportée comme une véritable mère, pas comme celle qui l’avait abandonné à la naissance.

N’en pouvant plus, il se releva et marcha comme un automate jusqu’à la chambre de la femme. La poignée pivota, elle n’était pas verrouillée. La femme était nue au milieu de son lit, les yeux ouverts. Il la trouvait belle: une chair chaude, épaisse, si différente de celle de ces junkies efflanquées que les crevards de banlieue se revendaient comme des maquignons, ces squelettes travestis en putains, la gorge glacée, le flanc nerveux avec des mamelles comme de petites outres vidées par le mox.

Elle non plus n’avait pas réussi à s’endormir. Il sentait une lourdeur douloureuse dans cette femme qui l’observait avec un étrange sourire, plein d’attente.

Il referma la porte, se dirigea sans bruit vers cette odeur qui lui ouvrait les bras. Du bout des doigts, il caressa son visage: une peau blanche si douce qui tranchait avec son cuir tanné par les épreuves. Sa vie avait toujours été un sport de combat et il aspirait soudain à un peu de repos.Il se sentait enveloppé par une chaleur qu’il avait du mal à reconnaître. Délicatement, il plongea son nez dans ses cheveux pour se saouler de son parfum, une sueur légère et grasse qui lui rappelait quelque chose d’ancien: la première sensation à s’inscrire dans son cerveau immaculé, l’odeur primale, épaisse, sucrée. Pour la première fois depuis longtemps, il goûtait un apaisement immense, une douceur infinie, un grand calme, silencieux et plat, comme ces embryons heureux avant même d’avoir conscience d’exister.

Dans ses bras, il jouissait de ne plus être. Elle l’attira doucement contre sa peau crémeuse. Il se laissait faire, la prenant par les épaules, surpris de sa fragilité, nouant ses bras autour d’elle pour la protéger des tourments du monde, ses lèvres sur les siennes. Son corps contre la chaleur animale de ses seins, contre sa poitrine, son front moite, contre sa bouche au goût d’eau et de soleil. Quelque chose bougea au fond de lui, un vaste mouvement comme une maison cadenassée depuis des années dans laquelle une inconnue ouvre soudain les persiennes pour faire entrer la lumière de midi. Son âme souterraine sentit le souffle du dehors: un air chaud, parfumé comme celui d’une garrigue surchauffée.

Il bouillonnait de tensions contradictoires, de courants aussi intenses qu’incompréhensibles. Il se sentait vivant, enfin vivant, comme il ne l’avait jamais été aussi loin que remontait sa mémoire. Un séisme qui le bouleversait jusqu’à le soulever de terre, créant des montagnes, des lacs, des océans sous la brume maléfique que ce cataclysme chassait.

Plus tard, son corps blanc et lisse s’endormit contre le sien. Un visage fondu de douceur. Elle savait qu’il était un dangereux tueur, mais elle respirait régulièrement, confiante. Lui dans l’incomparable odeur de sa peau, humant sa poitrine comme si elle lui donnait le sein: du pain frais, une femme paisible, grasse, fondante. Sa femme, déjà partie pour un lointain voyage en égoïste.

Au matin, sa décision était prise. Il avait fait pas mal de conneries dans sa vie et peut-être était-ce la dernière, mais sa voix ne trembla pas quand il annonça à ses trois acolytes que sa route s’achevait ici,sans s’attarder sur les voluptés ensommeillées et maternelles que lui prodiguait Louise.

Georges esquissa un vague sourire sans oser commenter sa décision. Quand le Pointu plongea ses yeux dans les siens, il n’y lut que mépris et sarcasme. Après tout, l’Anguille avait toujours voulu être le chef de meute. Il lui cédait volontiers sa place. Désormais, sa vie était ailleurs, loin des maraudes assassines.

Il avait longtemps cru être impropre à toute vie normale: irrécupérable. Il avait suffi d’une odeur ancienne pour qu’il choisisse la rédemption et la lumière. Le monde entier dans une simple odeur de femme.

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