Chroniques du Grand Effondrement [Livre 2 – 4]

LIVRE 2 – CHAPITRE 4

Dans toutes les cités voisines, la population avait fui les exactions des kids-soldiers hallucinés de Cardinal Dimanche. Seuls les Blacks étaient restés, n’ayant pas d’autre endroit où se réfugier.

Fatou ne sortait plus que pour chercher une nourriture de plus en plus rare. L’ouest de la ligne de RER B était sous contrôle salafiste et la situation alimentaire y était meilleure en raison d’une aide étrangère considérable en armes et nourriture.

Chaque soir, de belles filles à la couleur chocolat traversaient la voie ferrée pour passer la nuit auprès des djihadistes contre un peu de nourriture et d’argent. Elles étaient chaudement accueillies dans ce quartier où tout ce qui était féminin, jeune et désirable se voilait dès la puberté pour raser les murs et se dérober au regard des hommes.

Entre le vif et remuant quartier Cardinal surnommé avec mépris le Soudan par les salafistes et celui tenu par les bigots barbus, il n’existait pas à proprement parler de ligne de front comme celle que traçait le No man’s land truffé de mines soufflantes entre la zone salafiste et celle sous administration Sang & Or.

Pas de tirs d’artillerie, juste la ligne du RER B désaffectée, dernier vestige d’une modernité au design industriel aussi irréprochable que désormais inutile. Le long de la voie ferrée, des sentinelles tenaient ponts et tunnels pour empêcher les incursions des troupes nuisibles de Cardinal Dimanche.

Sa tante, que Fatou avait connue si joyeuse, si pleine d’une gaieté opiniâtre n’allait pas bien. Khady radotait en permanence, répétant en boucle:

— La France est devenue un pays de rats qui a tué tous mes amis.

Dès que le jour tombait et que les ténèbres enveloppaient la ville, une douceur triste ruisselait de ses yeux. Khady devenait mélancolique et lente. La tristesse la dévitalisait. Sans électricité, les soirées s’étiraient dans une étrange atmosphère qui puait le malheur et la mort. Fatou avait compris qu’elle devrait désormais se débrouiller seule pour trouver un peu de nourriture. Farid, une sentinelle djihadiste à la grosse haleine, lui donnait un kilo de riz à chaque fois qu’elle venait passer la nuit avec lui dans son poste avancé.

Un jour où, après une nuit avec Farid, elle revenait de la zone tenue par les katibas en passant par la rue du Colonel Fabien, un pick-up Toyota chargé d’adolescents la doubla en klaxonnant. Bruyant hommage à son cul somptueux. Des grigris autour du cou, des gosses maigres comme des clous rentraient d’un accrochage en chantant et en battant des mains.

— C’est grande magie! C’est magie Cardinal!

Tous fringués à la mords-moi-le-nœud, pensa Fatou, des treillis de récupération qui leur descendaient jusqu’aux genoux. Quant à leurs semi-automatiques en bandoulière, ils ressemblaient à des jouets trop grands.

La plupart affichaient une dureté à la commissure des lèvres et la méfiance animale des gosses de rue dans le regard. Ils détestaient donner leur âge affichant l’air maussade de ceux qui n’ont pas eu d’enfance. Les filles-soldats étaient souvent les plus cruelles pour tenir leur rang dans la meute. Ce qui ne les empêchait pas de tomber parfois enceintes.

Le Land Cruiser avait pilé face à l’ancienne Caisse d’allocations familiales de la rue Guillaume Apollinaire. Allongés dans la benne, deux blessés gémissaient avec de vilaines blessures au ventre. Un adolescent fin comme un puma fit une grimace en s’adressant à Fatou.

— Ceux-là se sont pris une méchante rafale de balles creuses. C’est sorcellerie de merde, ils ont été maraboutés, c’est pour ça que les amulettes les ont pas protégés. Papa va les désenvoûter.

Le despote noir prétendait que ses fétiches protégeaient des balles, mais des esprits mal tournés instillaient le poison du doute dans les esprits en critiquant la qualité des fétiches, ajoutantsournoisement que Cardinal était bien trop camé pour faire du bon boulot.

— Toi, monte avec nous, ordonna-t-il avec un geste autoritaire.

Fatou ne bougea pas. Alors il pointa sur elle sa kalach.

— Et magne-toi, putain de merde.

Fatou préféra obéir aux yeux vindicatifs pleins de reflets métalliques. Le jeune suintait la drogue à cent mètres, du Captagon trafiqué. Le garçon au visage creusé lui tendit la main:

— Captain Cimetière, mais appelle-moi Captain, ça ira.

Le Toyota revenait d’un raid à l’arrache dans le quartier des Lochères à Sarcelles. Les habitants armés s’étaient défendus avec courage et la razzia avait tourné à la déroute.

En chemin, les autres adolescents lorgnaient avec insistance les fesses de Fatou. Faute de ramener des femmes blanches, de l’essence et de l’alcool, le jeune officier voulait offrir une jolie gazelle noire à Cardinal Dimanche, histoire d’éviter une méchante punition. Fatou comprit vite que les kids avaient réponse à tout. Captain Cimetière avait beau être couvert de grigris, de galons dorés et d’une flopée de médailles, c’était le crevard le plus chelou qu’elle ait rencontré depuis longtemps.

Parmi les médailles, elle reconnut des pièces de monnaie africaines et d’anciennes médailles françaises datant des siècles précédents que Captain avait dû voler chez des Fromages lors de ce qu’ils appelaient des pillages retour pour venger les ratonnades de la capitale.

Le Toyota stoppa devant l’ancienne mairie de Stains: un beau bâtiment d’époque rebaptisé Château Cardinal qui était décoré de crânes humains. La mairie était remplie de gosses hallucinés aux yeux liquides qu’on bourrait de drogues dures avant les envoyer au combat avec, autour du cou, un vague collier de plumes de pigeons malades censé les protéger des balles à ailettes des phalanges Sang & Or ou des balles creuses des katibas.

Captain l’amena devant un grand nègre portant un assemblage hétéroclite de pièces d’uniforme d’opérette et coiffé d’une mitre d’évêque. Cardinal Dimanche ne se séparait jamais de son Beretta plaqué à l’or 24 carats et d’une crosse épiscopale plombée aveclaquelle il frappait violemment tous ceux qui avaient le tort de lui déplaire.

— Toi le sarcastique, arrête ton vice ou Cardinal te tape…

Il avait installé sa cour cardinale dans la salle des mariages. Un mélange baroque de Zaïre période Mobutu assaisonné de sauce haïtienne version Tontons Macoutes. Quand il n’y organisait pas ses orgies trop arrosées avec ses ministres, le lieu servait à rendre une justice approximative tirant sa légitimité d’une prétendue ligne directe avec Dieu.

Maman Brigitte, une vieille face de rat mangeuse d’âmes, traînait dans les parages. Une sournoise avec une tête de hyène enragée. Fatou ignorait qui était vraiment cette vieille sorcière pour le despote noir.

Certains prétendaient que Maman Brigitte était sa mère, d’autres une cousine. Fatou savait juste que cette marabouteuse multicarte devait débarquer par vol direct de l’enfer. Cette lanceuse de mauvais sorts était la plus méchante femme qu’elle n’ait jamais rencontrée.

— Tu vas avoir l’honneur de devenir une des mes épouses, décréta Cardinal en lui prenant le menton, manifestement peu préoccupé par ce que Fatou désirait.

Ses dents trop blanches brillaient dans un visage luisant de sueur à cause des stupéfiants. Une trentaine d’épouses vivaient au premier étage de la mairie. Fatou rejoignit ce vaste harem après une courte cérémonie aussi bizarre que solennelle où Cardinal se mariait lui-même en tirant sur un gros cigare dont il crachait la fumée sur des fétiches plus noirs que du charbon.

Pendant la nuit de noces avec Papa, ce reptile essaya avec elle toutes les perversions possibles. Mais ce sodomite doublé d’un sadique disposait de tellement d’épouses que, dès le lendemain, il la laissa tranquille. Celles qui avaient sa préférence avaient la peau claire: des Mauresques ou des Babtous que lui ramenaient parfois les kids-soldiers ou qu’il achetait à des Tchétchènes avec qui il était en cheville.

Quant aux kids-soldiers, ils attendaient, comme après chaque raid, leurs récompenses ou leurs châtiments avec une grande nervosité. Dans le meilleur des cas, Papa désenvoûtait les maléficesdans une cérémonie pleine de bruit et de fureur avant d’attribuer à leurs amulettes de nouveaux pouvoirs.

Parfois, quand il était bien luné, il nommait un gosse, Captain, Kill-commandant ou ministre-président, accrochant avec gravité un demi-kilo de médailles à son treillis trop large. Les gosses s’en retournaient gonflés à bloc, leurs AK 47 trop grands en bandoulière. Les plus âgés essayaient parfois de se garder en douce des femmes blanches. Une ruse risquée, si les autres caftaient et que Cardinal l’apprenait, et il finissait toujours par le savoir, il éclatait dans une colère terrible: un sale gosse à qui on vient de chaparder son jouet préféré. Les insoumis étaient alors jugés en comparution immédiate avant d’être émasculés.

Quand Papa n’avait pas de coupables sous la main, il inventait des complots à la grande joie de Maman Brigitte accusant les impétrants de sorcellerie. Le bouc émissaire se défendait alors avec la dernière énergie, s’étranglant de désespoir en hurlant:

— C’estpas moi! C’estpas moi!

— Si c’est toi, tête-de-crevette, t’es qu’un enfant du Diable, répliquait Maman Brigitte avec un sourire mauvais, un démon cornu, un vrai pourri qui ment comme il respire, un bonhomme-bâton, les âmes du Vaudou m’ont tout dit. Tu pues le soufre alors je vais te féticher et après flambage pneu.

Alors le visage du gosse se décomposait en hurlant comme un veau.

— Je veux pas crever… pas crever.

Quand il chialait, il faisait encore plus gosse. Une petite bouche tremblant aux commissures en réalisant qu’il n’échapperait pas à l’horrible exécution qui l’avait si souvent diverti par le passé.

Cette fois, il était du mauvais côté de la barrière. Un avertissement à tous les autres, ceux qui regardaient fascinés: tiens-toi à carreau, il est facile de changer de côté. Personne n’était à l’abri du courroux des esprits vaudous intermédiés par Papa Cardinal et Maman Brigitte. Mieux valait faire profil bas quand, après avoir vidé une bouteille de whisky, ces deux-là grommelaient des invocations rituelles.

Selon Maman, la guerre avait réveillé de puissantes forces démoniaques dans les entrailles de la Terre: des forcesmalfaisantes toujours à l’affût d’une proie humaine à l’âme assez faible pour les laisser entrer. Les cérémonies de purification étaient censées contenir ces forces souterraines et éliminer ceux dont elles avaient déjà pris possession.

Pendant les procès, des hommes en sueur battaient avec une vigueur effrayante d’énormes tambours d’exorcistes. Une cadence sauvage qui animait, amplifiait les transes d’un public convaincu de l’urgence de délivrer le monde d’un poids intolérable. Cardinal dansait alors avec des faiblesses d’ivrogne. Une transe pleine de tremblements d’alcoolique qui le conduisait invariablement à un verdict se concluant par une terrifiante sentence: supplice du pneu ou, si le despote était euphorique parce qu’il avait touché de la bonne colombienne, une amputation immédiate réalisée à l’aide d’une machette rouillée: manche longue ou manche courte, selon l’envie du moment, c’est à dire au niveau du coude ou du poignet.

Comme tout le harem, Fatou assistait aux supplices. Cardinal lisait indistinctement un verset de la Bible ou une sourate du Coran où il était question de vengeance. Il avait du mal à faire le tri entre les livres saints. Un grand prêtre pas complètement fixé sur le monothéisme qui convenait le mieux aux kids-soldiers préférant une synthèse personnelle, flottante et colorée entre catholicisme, islam, vaudou et animisme africain Made in Kinshasa plein de maraboutage et de sorcellerie.

Maman Brigitte s’approchait alors du condamné les yeux brillants remplis de méchanceté et se mettait à danser avec de grands gestes pour lui manger l’âme. L’exécution du gosse terrorisé suivait toujours le verdict. Le public se réjouissait du spectacle, rassuré de ne pas être à la place du supplicié. Le tam-tam se mettait alors à battre, puissant, sourd et lent. Cardinal encourageait le batteur en sueur.

— Tape plus fort, tête-de-crevette, que tout le quartier résonne, que tous sachent que Cardinal Dimanche est le seul Maître de justice après Dieu.

Le tam-tam montait plus fort, lancinant, essoufflé. Des masques sacrificiels étaient fixés sur des pieux. Un vieux pneu était alors fixé avec un gros fil de fer rouillé au cou de la victime implorante quisuppliait qu’on la tue par balle. Le gosse avait beau chialer, Papa Cardinal ne cédait jamais. — Par balle, c’est pas une punition.

Puis les tortionnaires arrosaient le pneu d’un peu d’essence. Juste un verre par mesure d’économie. Le meilleur kid-soldier de la semaine avait le privilège de craquer l’allumette qui enflammait le pauvre bougre. Le petit condamné braillait comme un veau, courant partout comme un poulet décapité. Un dératé fou de douleur s’agitant dans tous les sens en hurlant pendant que le caoutchouc en ébullition pénétrait sa chair pour le transformer en torche vivante.

L’agonie durait entre deux et quatre minutes selon la résistance de la petite victime et la marque du pneu. Quand le supplicié s’affaissait, Fatou guettait alors son dernier râle: un souffle court, rauque, une suffocation. Son âme s’envolait dans un faible gémissement, un souffle imperceptible. Tout était alors fini.

— Bridgestone, ceux qui brûlent mieux, affirmait Maman Brigitte.

Personne ne se risquait à la contredire. Mais le gosse en feu qui courait partout c’était dangereux. Une fois, Dimanche avait gueulé:

— Ce fils de putain maraboutée va finir par foutre le feu à mon château.

Le regard brillant, il avait alors dégainé son Beretta 24 carats avant d’abattre le supplicié au beau milieu de la cour. Le gosse avait fini de se consumer sur les pavés dans une odeur de caoutchouc brûlé et de cochon grillé. Il avait eu de la chance, le public aussi. Cette torture était presque aussi douloureuse pour les spectateurs que pour la victime. Un spectacle abject qui avait le mérite de tuer dans l’œuf toute velléité de révolte des troupes enfantines de Papa Cardinal.

Les restes étaient distribués aux chiens du quartier qui n’avaient pas encore été abattus. Avec le caoutchouc, la viande prenait un goût la rendant impropre à la consommation. Quand Papa voulait manger gamin, il ne faisait jamais flambage pneu, mais confiait la victime terrorisée à un boucher hallal. Les mauvaises langues disaient que si Cardinal mangeait ses ennemis, ce n’était pas par férocité, mais pour s’approprier leur âme et leur force. Des kids-soldiers aux visages d’anges faméliques recevaientparfois une partie des abats et de la viande des mains de Maman Brigitte.

— Cette nourriture c’est magie noire. Elle vous rendra forts et cruels, elle fera de vous de grands guerriers en vous protégeant des balles. Et puis viande de nègre c’est meilleur que viande de chien.

Peu avaient le courage de refuser la chair humaine, moins par crainte d’offenser Maman Brigitte que parce qu’ils crevaient de faim. À cet âge-là, les gosses avaient toujours la dalle et, si on oubliait ce que c’était, cette viande était plutôt goûteuse. Bien meilleure en tout cas que celle des chiens galeux à la croupe arthritique qui rôdaient, la queue basse et l’œil traqué. Des clebs aux étranges yeux jaunes que les kids shootaient à la kalach depuis les pick-up.

Quoiqu’en disent certains, la viande humaine restait une barbaque bien meilleure que tout le reste.

Toute la Seine-Saint-Denis craignait ces raids à bord de pick-up où s’entassaient des gosses poussiéreux et drogués qui semaient la mort et la désolation. Le lendemain d’un raid particulièrement meurtrier, excédé par le harcèlement chronique des gosses drogués, l’émir de Sarcelles s’adressa à ses hommes comme l’aurait fait un seigneur du Moyen-âge qui se résigne à vider l’abcès que représente un village de brigands.

— Demain, on passe les glaouis de Dimanche au fer à souder, histoire d’en finir une bonne fois pour toutes avec les malfaisants du Bantoustan. Demain, toutes les filles du quartier nègre seront à vous.

Les katibas attaquèrent aux premières lueurs de l’aube, le meilleur moment pour une offensive fulgurante. Tous les kid-soldiers étaient fracassés ou camés, même ces couillons de sentinelles à la gare Garges-Sarcelles et sur le pont Laennec.

Le feu fut nourri. Les gosses hallucinés tombèrent comme des mouches sous la mitraille, un massacre. Ce furent les filles qui se battirent avec le plus de hargne. Les katibas avaient reçu pour consigne de ne pas faire de prisonniers, juste des prisonnières. Fatou se retrouva dans un camion Chronopost avec d’autres filles en treillis. Elle demanda à la plus âgée:

— Les blédards nous emmènent où?

— J’en sais rien sister mais prépare-toi à sucer du bougnoule.

Le camion s’arrêta plus loin. D’autres femmes montèrent, une dizaine de gouères avec des enfants. Au bout d’une demi-heure, on les transféra dans l’ancien gymnase Barack Obama où un Rebeu en treillis leur cria:

— Donnez tous vos bijoux, votre argent. Si une femme garde une bague, on lui coupe le doigt. Si un enfant garde une chaîne avec une croix, on lui coupe la tête.

L’officier obèse aux cheveux longs et à l’accent arabe qui dirigeait le centre s’appelait Abou Moussa. Il portait un pantalon bouffant et une kamis blanche. Une femme murmura qu’il était syrien et venait d’une ville près de Raqqa.

Fatou le trouvait répugnant et vicieux. Quand cette ordure sortait des toilettes, il se lavait ostensiblement les mains dans l’unique seau d’eau potable à la disposition des prisonnières. Une fois le seau vide, les gardiens firent exprès de ne pas le remplir, les laissant assoiffées pendant qu’eux buvaient tout leur saoul. Toute la journée des gamins pleurèrent.

Le soir, deux blondes antipathiques avec des yeux méfiants se frottèrent en douce le visage de poussière et se dépeignèrent avec des mines de conspiratrices. Fatou les crut d’abord folles, mais, vers minuit, Abou Moussa débarqua avec deux gardiens qui riaient fort. Le chacal sournois se mit alors à choisir avec un zèle de tortionnaire les plus belles femmes. Toujours des blanches. Il prenait le menton des gouères pour leur faire lever la tête et les regarder droit dans les yeux. Puis, il les giflait en ordonnant:

— Baisse les yeux, salope de mécréante.

Les gardiens riaient beaucoup jouissant d’humilier celles qui quelques jours plus tôt les ignoraient. Un bétail humain à leur merci qui allait porter leurs enfants. Celles qui avaient noirci leur visage ne partirent pas avec les amateurs de chair fraîche. Fatou pensa alors: vas-y la ruse, pas folles les deux guêpes.

Le matin, les gardes séparèrent les enfants en âge de marcher des mères. Beaucoup, folles de douleur, les supplièrent. Les soldats les repoussaient à coups de crosse pour qu’elles lâchent leurs enfants.

Un garde sortit même un long boudin noir. Fatou se souvenait d’une clocharde complètement perchée qui se servait de ce genre de matraque électrique près du pont Neuf pour tuer des rats plus gros que des lapins, mais en nettement plus agressifs.

Elles furent transférées au Stade de France et rassemblées sur la pelouse comme pour un triomphe romain. Abou Moussa n’était pas là, les blanches qu’il avait prises pendant la nuit non plus. Les gradins se remplirent progressivement jusqu’à ce que le stade soit bondé. À droite, les hommes, à gauche, les femmes en niqab gantées et accompagnées d’une nombreuse marmaille. Dès huit ans, les gamines étaient accoutrées comme leurs mères.

La scénographie extrêmement soignée s’inspirait des meilleurs producteurs de Hollywood. Fatou n’aurait pas été le moins du monde étonnée si le metteur en scène de la série culte Homeland était soudain sorti de derrière une des nombreuses caméras installées autour du stade pour multiplier les angles de prises de vue.

Il y eu d’abord un prêche par un imam qui insista sur l’importance de la burqua pour protéger la pudeur des femmes, puis il y eut un imposant défilé militaire avec des blindés lourds dont beaucoup semblaient tout neufs. L’absence de musique militaire, considérée comme haram par les oulémas, donnait un côté film muet à la parade.

Installé sur une scène, un vieil homme barbu représentant le tribunal religieux du Califat lut en français une série de fatwas prononçant plusieurs condamnations, précisant à chaque fois l’article de la loi islamique qui avait été violé. Chaque pause était ponctuée d’Allahu Akbar puissants, scandés par la foule nombreuse.

Les premiers verdicts tombèrent: des condamnations au fouet; l’exécution des peines était immédiate. Armés de longues lanières de cuir tressé, les bourreaux s’acharnèrent sur la chair des condamnés avec une joie sadique non dissimulée.

Puis, on traîna deux gouères d’une trentaine d’années, mariées de force à des djihadistes et accusées d’adultère. Elles furent entravées puis placées verticalement dans des trous préalablement creusés dans la pelouse du terrain de foot. Les haut-parleurs diffusaient des sourates sur cet air scandé que Fatou avait si souvent entendu à la mosquée. Des prisonniers céfrans remplirent les trous de sable à l’aide des pelles, ne laissant dépasser du sol que la tête des condamnées. Un bandeau fut noué sur leurs yeux.D’autres femmes, complètement hystériques, se rassemblèrent pour jeter au signal de lourdes pierres sur les femmes enterrées. La foule ne s’arrêta d’applaudir que quand les crânes broyés ne furent plus que des caillots sanglants.

Six hommes en combinaison orange s’avancèrent, les mains liées dans le dos. Ils s’agenouillèrent pour la lecture du verdict. Fatou ne comprit pas si c’était pour apostasie ou pédérastie. Peut-être bien les deux.

Chaque condamné fut égorgé à son tour par le jeune bourreau qui se tenait derrière lui. Puis les corps furent décapités au niveau des premières cervicales. Les têtes ressemblaient à ces masques de caoutchouc que les gosses achètent pour Mardi-Gras ou Halloween.

Chaque supplice était retransmis en HD sur grand écran. Des ralentis détaillaient les passages les plus forts. Des arrêts sur image saisissaient un regard terrifié, la détresse absolue d’un condamné. Chaque exécution se terminait par un plan fixe sur le visage de la victime suivante: sorte de teaser à destination du public qui exultait. La mise en scène macabre recyclait jusqu’à la nausée les codes hollywoodiens de la culture populaire. Les vidéos étaient retransmises en direct sur internet.

Le Califat poursuivait un triple objectif: d’une part, asseoir son pouvoir par la terreur; d’autre part, sidérer ses ennemis, les terrifier en leur montrant ce qui les attendait s’ils tombaient entre sesmains; et enfin témoigner à la face du monde de la puissance nouvelle du Califat sur cette terre mécréante.

Quand Cardinal Dimanche et Maman Brigitte apparurent, les yeux bandés, Fatou sursauta comme si on l’avait poignardée. La charrette s’arrêta près de poteaux dressés au centre de la pelouse. Un homme ligota leurs bras à une poutre horizontale avant de les hisser sur le poteau. Les corps en crucifix, le bourreau s’approcha avec une machine à clouer pneumatique. C’est à ce moment-là que Fatou s’évanouit.

Quand elle se réveilla, elle était allongée dans une cellule humide sans fenêtre et elle tremblait de froid.

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