Chroniques du Grand Effondrement [Livre 2 – 2-3]

CHAPITRE 2

Hérissé de colère comme une hyène à l’affût, il sentait le sang lui monter au visage, les veines gonflées de son cou étaient plus tendues que des câbles. Il se resservit un grand verre de vodka, en but une gorgée, la garda un moment en bouche avant de l’avaler, les coins des lèvres tirés vers le bas, les yeux opaques. Soudain, dans un accès de fureur, sa main serra le verre si fort, qu’elle le brisa. Hagard, le Pointu regardait les tessons fichés dans sa paume. Un sang épais et noir maculait le sol de traînées sombres. Quand il eut retrouvé son calme, il nettoya grossièrement sa blessure à la vodka. Ces sagouins le rendaient fou.

— Deux gars! Ils m’ont escarpé deux gars.

Il avait réussi à se libérer en usant ses liens sur une scie à métaux. Georges tournait en rond comme un fauve en cage.

— Ces enfoirés vont le payer cash.

— Tout le monde quitte Paris depuis que ça chie sérieux, dit le Pointu, le problème c’est de savoir où ces connards sont maintenant.

C’est l’Anguille qui eut l’idée de fouiller le cadavre. Le corps martyrisé du mari commençait à sentir fort. Dans ses poches, il trouva le mobile. En vérifiant les applications, il poussa un hurlement de victoire.

— Jim Morrison possède le widget Family.

Par sécurité, beaucoup de familles s’enregistraient sur ce logiciel pour mobile permettant de localiser ses proches. En ouvrant la géolocalisation, une carte apparut avec un point rouge sur l’autoroute du Sud. Un nom s’affichait avec une photo: Carla, la petite loute s’appelait Carla. Elle était entrée dans son âme, dans sa vie. Quelque chose d’étrange vrillé dans ses nerfs malades.— Good Job l’Anguille, reste juste à tirer une caisse, dit le Pointu.

— Et les keufs? lâcha Mamadou, regrettant aussitôt de l’avoir ouverte.

— T’as vraiment de la merde à la place du cerveau, lâcha Georges, les keufs on les emmerde. De quoi tu nous parles? Y en a plus des schmitts. Ces connards rasent les murs.

Ils sortirent dans la rue avec des traverses trouvées dans une remise et se postèrent dans le virage. Mamadou et Ali bloqueraient le passage vers l’avant. Le Pointu et Georges s’occuperaient de l’arrière.

L’Anguille se massa les tempes en fermant les yeux. Il éprouvait les premiers symptômes: ça commençait à chaque fois comme ça qu’une flambée de violence le prenait.

Quand ils virent la Renault Clio, Mamadou et Ali jetèrent la poutre en travers de la route, pendant que la seconde traverse bloquait toute retraite. Georges caressa son Sig Sauer 9 mm comme il l’aurait fait d’un ventre de femme. Une voiture chargée à ras la gueule avec, à bord, un vieux couple un peu mité. Le squelette distingué au volant parut tétanisé en les apercevant, ses rares cheveux dressés sur sa calvitie luisante. L’Anguille lui souriait avec un éclat sadique dans le regard.

— Surprise! Maintenant ouvre-moi, tête de nœud!

Les orbites du chauffeur faisaient l’effet de s’agrandir pour se réfugier au fond de son crâne, comme s’il se transformait déjà en tête de mort. Pas un centimètre carré de sa figure ridée qui ne fût hérissé de terreur. Toutes les parties de son corps, intestin et muscles compris, se tordaient comme ces reptiles drogués au crack avant un combat clandestin. Georges essaya en vain d’ouvrir les portes verrouillées. Il pencha la tête de côté en une posture qui évoquait l’attitude interrogatrice des prédateurs.

— Ouvre cette putain de caisse avant que je m’énerve.

Briser une vitre c’était la certitude de finir congelé avant les cent premiers kilomètres. Il mit pourtant le conducteur en joue.

— Trois secondes fils de pute et je t’abats comme une crevaille.

Son expression cruelle à donner la chair de poule signifiait: Faismoi une fleur, vieux sac à merde, joue au con que je puisse te fumerla gueule comme une grenade de chair. Il commença à compter: un, deux…

Un bruit pneumatique l’informa que le vieux singe avait déverrouillé les portières. Il se rua à l’intérieur et expulsa le couple sans ménagement. Le Pointu glissa ses longues jambes sous le tableau de bord. Ali et Mamadou s’étaient déjà installés à l’arrière, mais Georges ne montait toujours pas. Le Pointu le klaxonna.

— Putain de merde qu’est-ce que tu branles? Monte à la fin.

L’Anguille avait attrapé le chauffeur par le col. Le vieux leva les mains pour se protéger le visage, mais l’Anguille en profita pour lui écraser violemment les testicules avec une béquille du genou. La bouche ouverte, le vieux bascula en avant, cassé en deux. Il ventilait à vide en gémissant.

Georges recula d’un pas, prit appui avec souplesse sur son pied gauche comme pour une démonstration de close-combat avant de percuter sa mâchoire d’une brutale béquille du genou droit. Il y eut une étrange sensation de craquement, le bruit que ferait une planche à l’instant qui précède l’éclatement sous le poids d’un genou. Le bas du visage glissa vers l’arrière comme un tiroir disloqué.

Le vieil homme poussa un hurlement inarticulé qui s’acheva dans un râle, sa tête boula en arrière entraînant le reste du corps dans le fossé. Dans la chute, l’arrière du crâne heurta l’accotement. La vieille se précipita en sanglotant vers le vieux qui, la bouche en sang, vomissait toutes ses tripes. L’air puait la bile, quelque chose de métallique, une odeur primitive qui rappelait la terre retournée. L’Anguille devina sans avoir besoin de regarder que le vomi était plein de sang. Il distinguait mal ses traits tellement l’œil de l’homme était fermé, violacé, le nez écrasé, un visage déformé ressemblant à un gros caillot. Sa respiration bruyante s’étranglait sur quelque chose d’humide coincé au fond de la gorge. Une convulsion le fit trembler un moment avant de s’éteindre. Le Pointu passa la tête par la vitre.

— Maintenant laisse pisser, il a son compte ce suceur de pine.

Immobile au bord du fossé, l’Anguille fixait le couple d’un air morne. Il jouait avec un boulon sorti de sa poche qu’il lançait en l’airde la main droite. La forme gémissait sur le sol glacé, chahutée de souffrance, des larmes coulaient de ses paupières violacées. Il faisait un froid de gueux, un truc à vous figer les os. La femme serra contre elle le corps martyrisé de son compagnon comme elle l’aurait fait d’un enfant mort. Quand son regard croisa celui sans vie de George, ses yeux se remplirent de terreur épaisse. Dans la main du narvalo, le Sig Sauer avait remplacé le boulon. Il arma la culasse. Une balle était engagée dans le canon.

Georges leva l’arme avec lenteur. Le vieil homme eut un renvoi, une matière rosâtre inonda sa veste. Tourné vers le couple, l’Anguille esquissa un sourire d’une étrange douceur. Il souriait ou en donnait l’impression, si l’on ne tenait pas compte du regard: des yeux aussi vides et brillants que des pièces neuves de cinq francs.

— Lui faites plus de mal, supplia la vieille, la voix entrecoupée de sanglots, vous avez la voiture, tout ce que nous possédons est dedans.

La détonation déchira la nuit glaciale, se répercutant entre les barres de la cité voisine comme dans une grande salle de bal vide. Elle s’était tue, frappée de catalepsie, fixant incrédule le corps sans vie de son mari dont le cou tendineux évoquait vaguement un poulet.

— POURQUOI? Pourquoi tu asfait ça? Espèce de salopard.

Georges eut un tic. La rangée de fausses dents en céramique de la femme le mettait mal à l’aise.

— C’est toi sac à foutre qui m’as traité de salopard?

Il sauta dans le fossé pour la saisir à la gorge et abattit la crosse sur son visage dans un bruit de porcelaine brisée. Des morceaux comme du verre pilé sortaient de la bouche ensanglantée par les coups. La femme essayait de se protéger sans y parvenir. Sa dentition se brisait par morceaux et son nez pissait le sang.

— Ton problème numéro un, vieille salope, c’est ta grande gueule.

Sa main continuait à s’abattre, le canon vers le haut, elle n’essayait même plus de se défendre comprenant qu’il allait la tuer. Soudain, le bras de Georges fut immobilisé par une grande main puissante.

— Bordel de merde, cria le Pointu, le visage à deux centimètres du sien, qu’est-ce qui buguedans ta tête? Lâche l’affaire, je suis sûr qu’elle regrette.

L’Anguille lâcha le cou gluant de sang de la femme qui valdingua dans le fossé plein d’eau glacée.

— Magne-toi le cul, bordel de merde, j’ai pas envie de traîner dans le coin, dit le Pointu en le poussant dans la voiture.

— Ces enculés de vieux sucent notre pognon depuis des lustres.

Le Pointu échangea avec Ali un regard d’incompréhension. À quoi bon gaspiller des munitions? Tirer servait juste à les faire repérer.

— Tu fais chier l’Anguille. Explique-moi pourquoi tu t’acharnes? interrogea le Pointu, tu te mets toujours dans des états pas possibles.

— Ça m’a fait du bien de le fumer, énormément de bien, de toute façon, tu peux pas comprendre, soupira l’Anguille pour se justifier.

Il rangea son arme, reprit son boulon, les yeux fixés avec regret sur la forme prostrée dans l’eau du fossé avant d’ajouter:

— Ces baltringues méritaientpas mieux. J’ai raison ou pas?

Personne ne se risqua à le contredire. Il aspira une grande goulée d’air frais.

— La vérité, il a dérouillé grave le vieux Fromage, se risqua Ali.

— Ce tas de rouille pourri pue la pisse de vioques, dit l’Anguille en posant le boulon sur le tableau de bord. Il sortit le mobile volé.

— T’inquiète ma petite beauté, ton Georges est en route. Ça prendra le temps qu’il faudra, mais je finirai par te retrouver.

— Ils sont où exactement ces bâtards? demanda le Pointu.

— Deux cents bornes plein Sud, direction Sens, on va les serrer.

Le Pointu fit rugir le moteur.

— Avec un peu de bol, on les rattrape avant demain soir.

— J’attends que ça Pointu. Que ça… J’te jure. Elle va déguster la salope quand on finira par coincer ces fils de pute.

Il les forcerait à s’arrêter sur le bas-côté, extirperait du véhicule ces salopards, s’amuserait avec eux jusqu’à ce que, fous de douleur, ils le supplient de les achever. Alors il leur viderait les viscères, puis Ali les égorgerait: un lent sourire kabyle, comme au pays. Alors il pourrait enfin profiter de sa chérie et faire d’elle sa chose à lui, toute à lui, loin de la méchanceté du monde.

Le Pointu écrasa la pédale d’accélérateur d’un geste rageur. À l’arrière, Ali et Mamadou fixaient la nuit pleine de lueurs glacées et de colonnes de fumée tendues vers le ciel. Des yeux de gosses devant un éblouissant spectacle de Noël. Le Pointu tourna le bouton de la radio.

Paris, brûle-t-il? Selon nos informations, le Quai d’Orsay, la Conciergerie, l’Université de Jussieu et Matignon sont en flammes. On signale plusieurs tours de la Défense incendiées. Aucune force de l’ordre n’est visible dans les rues. Beaucoup d’appartements sont attaqués par des bandes criminelles. À cette heure, il est encore impossible de faire un décompte exact des victimes. Par ailleurs, une partie des forces armées a pris fait et cause pour Rempart. Un collectif d’officiers appelle le pays à se regrouper derrière Cyrus Rochebin pour former un gouvernement de salut national…

— Quand on s’arrêterabouffer? demanda Mamadou en bâillant.

— Commence pas, dit Georges, tu vois pas qu’on écoute la radio?

Des affrontements ont lieu autour de certaines cités. Ces combats auraient fait plusieurs centaines de victimes. Il semble que les islamistes soient mieux armés que ne l’avait prévu Rempart…

— La vérité, Mamadou a pas tort, on a tous la dalle, dit Ali.

Les mains appuyées au volant, le Pointu étira ses muscles ankylosés par la conduite, un corps long comme celui d’un serpent.

— Bon, ces bâtards sont sûrement pas partis sans graille. Les vioques trimbalent toujours avec eux un max de bouffe, dit le Pointu, après tout c’est le dernier plaisir qui leur reste.

CHAPITRE 3

Comme les lourds barbares d’Alaric violant l’enceinte de Rome, Rempart s’était battu contre un spectre, s’emparant d’un étatmendiant privé de ressources. La facilité même de cette victoire prouvait que la proie n’était plus qu’un ectoplasme vide de tout principe vital. Partout des milices proclamaient leur  souveraineté. Comme l’Empire romain disloqué en royaumes combattants, des seigneurs de guerre démembraient la République.

Cyrus Rochebin, prophète post-moderne, Jack Lanoux, Éditions du Sphinx

— T’aurais dû me réveiller, lui reprocha Lucas qui sirotait à petites gorgées le thé brûlant qu’Odile lui avait servi.

— T’avais besoin de sommeil, dit Landry en s’asseyant à côté de lui. On avait tous besoin de récupérer. Les autres dorment encore.

— Il est quelle heure?

— Neuf heures du soir.

— Faut y aller, on a trop traîné. Je vais les secouer.

Aurélie tapota la joue de Léa, la fillette endormie eut un mouvement de bras comme pour se protéger d’un danger. Ils embrassèrent les Bonnard en sachant qu’ils ne les reverraient probablement jamais. Landry pensa à ses années chez Airbus, au Bristol. Il avait passé sa vie à quitter des gens abandonnant à chaque fois un présent tiède pour un avenir inquiétant.

France Inter parlait de frontières qui se fermaient pour éviter l’afflux de réfugiés. Après avoir assisté au lent déclassement de tout un pays, l’Europe était réveillée par les flammes qui dévoraient la grande maison France. Un incendie qui menaçait de se propager à des voisins également travaillés par le salafisme et les mouvements identitaires. Partout, les signes de radicalisation se multipliaient. Desvilles en Allemagne, aux Pays-Bas, en Angleterre, en Suède avaient dû affronter des émeutes, où des groupes cagoulés très mobiles mettaient à sac des quartiers entiers. Pogrom contre intifada, avait titré le New York Times.

Les voix des journalistes sentaient les nuits blanches, le tabac et les litres de mauvais café. Toute une radio vivait dans l’illusion du passé, animée par une conscience professionnelle en béton armé pour assurer un service public d’information contre vents et marées.

La vie d’avant a sombré, pensa Landry, pourtant le monde fait comme si rien n’avait changé, comme si ce qui arrivait n’était pas la fin de quelque chose. Désormais, chacun se préoccupait du prochain repas ou des mauvaises rencontres: un retour aux fondamentaux.

La génération de Pierre rejetait le monde trompeur de leurs aînés, les élites discréditées et parlait de la violente nostalgie d’avant la période spéciale comme d’un fossile obscène. Avec eux, les choses seraient différentes, plus claires, car ils avaient compris qu’une vie confortable était devenue inaccessible. Seule la survie les obsédait.

Pourquoi faire médecine quand le système de santé s’effondrait? Mieux valait apprendre à survivre en forêt. Toute la hiérarchie du savoir se trouvait soudain bouleversée. Des siècles de civilisation allaient s’effacer en quelques années: la fin d’un monde. La situation serait vite intenable pour la plupart des gens devenus incapables d’assurer leur survie comme ils avaient été incapables d’assurer celle de leur société. Cela signifiait selon les thèses du darwinisme social qu’ils étaient tout simplement indignes de vivre.

Ils roulaient vers Sens: une ville réputée calme qu’ils préférèrent contourner. Aucune lumière, ni activité humaine comme si un couvre-feu avait éteint la ville. Le réseau GSM fonctionnait par intermittence avec un signal très faible d’une barre de réseau.

— C’est l’alimentation des relais, observa Landry, quand le réseau déleste, il ne reste que des batteries lithium à l’autonomie limitée.

Léa dormait dans d’épaisses couvertures en forme de nid, serrant Vanille contre elle comme s’il s’agissait du plus fabuleux des trésors. Carla s’était maquillée. Avant le départ, elle avait emprunté la trousse Sephora de Mona, restant longtemps à brosser ses longs cheveux blonds, le visage inexpressif. Elle avait toujours une douleurdans le regard, mais elle s’accrochait, c’était clair. Un maquillage comme une tentative de rester en vie.

Les yeux rivés sur la route déserte, Lucas évoquait ces fugitifs de film noir américain: un homme traqué essayant d’échapper à une meute de tueurs invisibles. Les voyants du tableau de bord dessinaient le moindre détail d’une barbe de deux jours qui faisait ressortir le bleu de ses yeux.

Il avait confié ses jumelles à Landry pour scruter le cône de lumière blanche. S’il apercevait quelque chose de suspect, il devait le prévenir. Après Sens, celui-ci intervint:

— Arrête-toi là, je vois un truc sur la route.

Moteur tournant, ils s’arrêtèrent, à bonne distance de branchages grossièrement disposés en travers de la chaussée. Lucas manœuvra pour que le faisceau des phares balaye les buissons proches. Rien de suspect n’était visible. Méfiant, il examina la zone verglacée. Avec ce froid, il était peu probable que des bandes veillent.

Landry vérifia que le cran de sûreté de son Ruger était enlevé et il se dirigea lentement vers les branchages. Lucas était debout derrière la portière ouverte, avec le Remington dans lequel il avait glissa des cartouches de chevrotine. Une tension était perceptible dans l’air glacé. Landry traîna les branches sur le bas-côté. Avec sa lampe, il inspecta avec soin le bitume pour s’assurer qu’aucun clou n’avait été placé sur le sol. Ils reprirent la route dans ce Nord de la Bourgogne parsemé de bourgs recroquevillés paraissant inhabités, une région vidée de sa substance économique par la globalisation où des fossiles antédiluviens survivaient tant bien que mal dans des maisons glacées faites d’espace et d’ombre.

L’unique danger qu’ils croisèrent fut une meute d’énormes chiens revenus à l’état sauvage qui les poursuivit sur plus de six cents mètres dans un tourbillon de flaques boueuses. À un moment, Lucas, énervé, pila. Un choc mat à l’arrière lui confirma que la manœuvre avait réussi. La meute allait dévorer le blessé. Landry hilare plaisanta.

— Eh! Abîme pas le Picasso, sinon on nous rendra pas la caution.

Près d’Auxerre, l’obscurité se voila de reflets rouges.

— Des incendies, murmura Landry, tendu.

Depuis la route, ils apercevaient les restes encore fumants d’entrepôts incendiés. Landry voulait contourner la ville, mais, d’une manière ou d’une autre, il leur fallait approcher de l’agglomération auxerroise. Les rues vides offraient le spectacle d’un chaos de devantures fracassées, de marchandises répandues sur le sol.

Après un virage, ils virent un ancien Centre Leclerc tagué qui achevait de se consumer en dégageant une épaisse fumée noire. Sur le parking, de petits groupes vêtus de l’uniforme des cités: sweat à capuches, casquette vissée à l’envers, baggy, baskets aux lacets défaits. Certains très jeunes, tous regardaient l’incendie en se dandinant.

Lucas coupa les phares et Philippe fit de même, roulant à faible allure.

— Mieux vaut déguerpir au plus vite, dit Lucas, j’ose pas imaginer le nombre de ces salopards qui tournent en ville la faim au ventre.

C’est à ce moment-là que Lucas fit l’erreur de s’engager dans ce qu’il crut être un raccourci. Devant un ensemble HLM, des silhouettes étaient rassemblées autour de feux de poubelles qui éclairaient le parking. En les voyant rouler tous phares éteints, il y eut des cris dans la nuit et un mouvement de foule dans leur direction. Sans doute pensèrent-ils à la police ou à des pillards. Dans tous les cas, la haine et l’avidité constituaient des raisons suffisantes pour attaquer des véhicules pleins d’essence. Ici comme ailleurs, le carburant était introuvable.

Lucas enfonça l’accélérateur, mais un groupe déboucha de la droite pour lui couper la route. Il fonça plein gaz en klaxonnant. Le groupe s’écarta au dernier moment pour éviter la masse métallique lancée à pleine vitesse, mais, derrière, Philippe ne put éviter un jeune en capuche.

Aussitôt, une bouffée de haine jaillit des poitrines. Une pluie de projectiles s’abattit sur le Renault explosant une vitre latérale. L’Espace fit une telle embardée qu’il faillit verser dans le fossé réussissant in extremis à redresser sa trajectoire.

Pied au plancher, Lucas laissa avec soulagement les formes hurlantes dans le rétroviseur. Il roulait vite pour sortir de ce guêpieret quitter l’agglomération auxerroise. Le réseau électrique fonctionnait encore par endroits. Les réverbères au sodium plongeaient des quartiers pavillonnaires déserts dans une lumière monochromatique irréelle. À l’intérieur de l’Espace, Léa terrorisée était en larmes, mais son père ne voulait pas ralentir, craignant de perdre le Picasso.

— Lève le pied, intervint Landry, Philippe n’arrive pas à suivre.

Ils contournèrent la masse calcinée d’une camionnette UPS. Une silhouette en uniforme chocolat était couchée au milieu de la route. Carla détourna le regard en avalant sa salive. Une fois hors de l’agglomération, ils s’arrêtèrent devant une supérette qui semblait étrangement intacte pour évaluer les dégâts.

— Une tôle enfoncée et la vitre arrière droite explosée. Vous vous en tirez bien, dit Landry avant d’aller chercher du ruban adhésif.

Il fixa une toile plastique à l’intérieur la doublant d’une couverture pour empêcher l’air glacé de pénétrer dans l’habitacle.

Lucas ne connaissait pas du tout Auxerre. Le mieux consistait sans doute à contourner la ville par l’Est, mais ce n’était qu’une intuition. Le danger pouvait très bien surgir là où personne ne l’attendait.

Ils roulèrent une bonne heure sur une départementale déserte. Le trait droit bleuté de la route brillante de verglas dansait devant les yeux fatigués de Lucas. Pas un véhicule, pas une seule âme qui vive. Poussé à fond, le chauffage dégageait une odeur de plastique brûlé.

— Qu’est-ce qui se passe? demanda Mona en montrant le grésil qui commençait à accrocher la lumière des phares.

— Il neige, dit Landry, pas étonnant avec cette température.

— Tu crois que ça va durer? demanda Mona, inquiète, qu’est-ce qu’on va faire si la neige tient au sol?

— Si ça dure, on devra s’arrête quelque part, intervint Lucas.

— Où ça quelque part? demanda Mona avec agressivité.

— Qu’est-ce qu’en j’en sais moi? Je suis pas ton tour-operator.

Dix minutes plus tard, il neigeait à gros flocons sans discontinuer. La campagne s’était figée dans un silence juste traversé par le bruit étouffé des pneus sur la neige.Le petit convoi avançait de plus en plus lentement. Dans les faux plats, les roues patinaient. Mona avait l’impression diffuse que Lucas prenait n’importe quelle route sans savoir. Il y avait le souffle du chauffage, le bruit des essuie-glaces et la musique que Landry avait mis en sourdine parce que sa tête allait exploser.

— Putain, on se traîne comme une limace crevée, dit Mona.

— Arrête un peu, s’énerva Lucas.

En croyant reconnaître une bâtisse devant laquelle ils venaient de passer, Mona fut persuadée qu’ils tournaient en rond.

— On est déjà passé par là, je reconnais la baraque. Tu sais où tu vas?

— Fais pas chier Mona, il fait nuit et il neige, qu’est-ce que tu peux reconnaître?

Lucas nerveux conduisait le visage collé au pare-brise, les doigts verrouillés au volant. À travers les vitres, Carla regardait le dessin délicat des flocons que le vent faisait tourbillonner. L’Espace fit une série d’appels de phare. Lucas s’arrêta sur le bas-côté. Philippe courut à la portière, le col de sa veste relevé, ses Hush Puppies éculées étaient parfaitement inadaptées à la neige. Quelques flocons se déposaient déjà sur sa petite moustache.

— Mes pneus n’accrochent plus, il faut s’arrêter quelque part.

— J’ai aussi du mal, reconnut Lucas, on s’arrête dès que possible.

Cinq kilomètres plus loin, ils bifurquèrent vers une grange en contrebas. Le Picasso patina dans la bouillasse, ils durent descendre pousser. La porte de la grange était fermée par une chaîne. Landry prit un coupe-boulon dans le coffre pour la faire sauter. La neige étouffait les sons, les enveloppant dans une ouate cotonneuse. La grange ne contenait pas grand-chose à l’exception de piles de bois et d’un peu de foin. Ils firent entrer le Picasso puis poussèrent à son tour l’Espace.

Ils firent un feu. Quand Lucas coupa les phares, il ne resta plus qu’une humanité serrée autour de la chaleur du foyer que les flammes dessinaient en ombres chinoises comme elles l’avaient fait des dizaines de milliers d’années plus tôt sur le calcaire des grottes.

Landry pensa à des chasseurs du paléolithique réfugiés dans unecaverne glacée. Ces ombres dansantes étaient-elles à l’origine de l’art pariétal? Depuis vingt ans, le progrès s’était inversé comme une horloge se dérègle pour tourner à l’envers. Le monde avait successivement redécouvert l’indigence, la pauvreté urbaine du dix-neuvième siècle, la crasse médiévale et maintenant elle se résumait à une poignée d’humains affamés et frigorifiés serrés autour d’un simple feu.

L’âge de pierre après le siècle de fer. Si tout était cyclique dans l’univers, pourquoi le destin des hommes échapperait-il à cette grande loi des marées? Le progrès linéaire n’aurait alors été qu’une illusion d’optique comme celle des premiers hommes croyant la Terre plate.

Landry ferma les yeux avec le sentiment d’être hors du temps. Il avait froid. Autour, l’obscurité les enveloppait, le mercure chutait, l’univers résumé à une caverne glaciale.

Il sentait la tristesse l’envahir. La nuit déformait les choses, en grandissait les aspects les plus sombres. Une nuit remplie de prédateurs écumant les campagnes, comme ces hordes cannibales qui hantaient jadis les forêts préhistoriques en quête de chair humaine. Il imaginait le silex fendre la viande, tranchant les côtes d’un coup sec. Des préhistoriens avançaient que des prisonniers étaient gardés en vie pour de futurs festins: un bétail humain à l’engrais.

— Aide-moi à transporter les billots, demanda Mona à Pierre.

Ils aménagèrent des bancs autour du foyer puis installèrent un vieux grillage sur les moellons pour faire chauffer de la soupe en sachet poser dans une grande casserole. Le potage Knorr les réchauffa un peu. Chacun lapait sa soupe «Secrets de Grand-Mère aux 8 Légumes» en silence, des courants d’air glacé dispersaient la maigre chaleur du feu.

Ils ouvrirent des sardines à l’huile d’olive de marque Sultan qu’ils accompagnèrent de pain tranché et finirent le repas avec des fruits au sirop Saint-Mamet. Avec un sourire d’ange triste, les yeux baissés, absorbée dans une rêverie douloureuse, Carla n’écoutait pas la conversation. Lucas la regardait, pensif.

Philippe sortit une bouteille d’Armagnac. Chacun s’en versa un doigt. L’alcool leur fit du bien, il réchauffait les cœurs et les âmes.Puis Philippe proposa à Landry d’aller fumer une cigarette dehors. Un vent froid se glissa dans la grange quand ils entrebâillèrent la porte.

Les flocons tombaient drus, tissant un épais rideau de silence sur la campagne. Heureusement, le surplomb du toit les protégeait de la neige.

— Elle est mignonne Léa, dit Landry, une petite fée.

— Elle tient de sa mère, c’est une chance…

Philippe souffla dans ses doigts transis pour les réchauffer. Il ressentait un engourdissement et des picotements.

— Putain, je crois bien n’avoir jamais eu aussi froid de ma vie…

En le voyant s’escrimer sur sa roue crevée avec ses paumes tendres et blanches, Landry avait réalisé que Philippe était parfaitement inadapté à la survie en milieu hostile.

— Un sacré bol d’avoir trouvé cette grange, poursuivit Philippe en tirant une taffe.

Autour, la neige enveloppait la campagne étouffant tous les bruits. À des lieux à la ronde, ils étaient seuls comme les premiers hominidés et c’était probablement mieux ainsi.

— Vos parents c’est à Mâcon même? demanda Landry.

— Juste à côté, à dix bornes, on pensait arriver demain, mais maintenant c’est râpé, regretta Philippe en regardant la campagne blanche.

— Surtout si ça continue à tomber comme ça, vous avez écouté les nouvelles?

— Comme tout le monde, j’imagine. Ça fait des années que je répète qu’on va dans le mur en klaxonnant, Aurélie me disait «Arrête d’être aussi pessimiste, pense à Léa, on va bien finir par s’en sortir un jour», s’en sortir, avec ces tocards du gouvernement? Maintenant, on y est dans le mur et ça me fait tout drôle d’avoir eu raison avant tout le monde.

— Toute cette merde, ça s’est pas fait tout seul, dit Landry en tirant sur sa cigarette, avant quand des mecs racontaient que des enfoirés tiraient les ficelles en coulisses, je les prenais pour des cinglés juste bons à enfermer, maintenant je me dis que ces mecs avaient foutrement raison et que c’est moi qui avais de la merde dans les yeux.

— La théorie ducomplot? Je ne sais pas, dit Philippe, j’ai du mal à me faire une idée. Je me demande si les choses ne sont pas plus simples.

— Le propre d’un complot c’est qu’on en saura jamais rien, pas vrai? Bon, je rentre, dit Landry en jetant sa cigarette, il caille vraiment trop.

Il tapa du pied pour détacher la neige de ses semelles. Une lueur traînait sur l’horizon. Le ciel avait pris un éclat particulier. Une nuit d’hiver qui aurait dû plaire aux hommes.

Philippe s’imaginait sur le rivage brumeux d‘un océan arctique. Une tristesse désolée qui donnait envie de pleurer. Pendant un instant, il frissonna et sentit la chair de poule lui hérisser le bras comme si quelque chose en lui pressentait ce qui allait arriver. Près du feu, Aurélie remettait en place les barrettes de Léa. Elle le faisait avec une douceur maternelle, une sorte d’amour instinctif. La gamine rayonnait en sentant les doigts de sa mère dans ses cheveux. Elle l’imitait en attachant dans les cheveux de sa poupée un de ces rubans qu’elle aimait enrouler autour de ses doigts. Quand Aurélie eut fini, Carla vint s’asseoir à côté de la fillette et lui prit la main. Mona avait l’impression d’entendre tout ce qui se passait dans la tête de la jeune femme.

Elle ouvrit le coffre et revint avec un Mars qu’elle tendit à Léa. La petite regarda sa mère pour savoir si elle avait la permission. Aurélie hocha la tête avec un sourire bienveillant. La petite croqua dans la pâte de cacao en souriant à Mona, comme si, désormais, elles étaient amies pour toujours.

— Tu veux une histoire? demanda Carla à l’enfant.

— Pourquoi? Tu connais des contes? interrogea la fillette avec dans les yeux une lueur de joie mêlée de surprise.

— Bien sûr, avant je travaillais dans une maison d’édition qui publiait des contes pour enfants.

— Tu en publieras d’autres? demanda la gamine.

— Un jour peut-être, j’espère.

— Tu connaisBlanche-Neige? Maman m’a offert le livre, mais je ne sais pas encore lire, dit Léa scandalisée.

Elle courut jusqu’à l’Espace et revint avec un illustré qu’elle posa avec autorité sur les genoux de Carla, les yeux brillants de bonheur.

— S’t plaît! Léa s’installa sur ses genoux en suçant son pouce. Carla commença l’histoire d’une belle voix claire. Elle se sentait envahie par la douce présence de la fillette, son souffle tiède, sa chaleur, l’odeur de lait de ses cheveux.

En les regardant, Lucas se dit que, décidément, l’histoire de cette adolescente poursuivie par la haine de sa marâtre plaisait toujours autant aux petites filles. Les enfants adoraient les contes terrifiants. Avec leur instinct de petit animal, ils devinaient que le monde était plus sombre que ce que les grands essayaient de leur faire croire.

— La sorcièreest méchante? demanda Léa d’un air songeur.

— Très, confirma Carla réalisant soudain combien ce conte était fondamentalement horrible, beaucoup de gens sont comme ça.

— Continue, exigea la fillette, le visage gonflé de sommeil, tendant sa menotte vers la vieille au nez crochu tenant une pomme dans sa main.

Le rythme plus lent de la succion du pouce trahissait la somnolence qui la gagnait. Carla caressa son front jusqu’à ce qu’elle s’endorme.

Lucas les regardait pensif. Son regard croisa celui de Carla au moment où elle soulevait le petit corps détendu pour le tendre à Aurélie qui l’installa dans un nid de couvertures aménagé à l’arrière de l’Espace. La fillette dormait déjà à poings fermés rêvant d’un monde de légendes rempli de nains, d’elfes et de sorcières sans imaginer un seul instant que de l’autre côté du mur, le monde réel était bien plus terrifiant que celui des contes pour enfants.

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