Chroniques du Grand Effondrement [28-29]

CHAPITRE 28

Il était rentré plus tôt du commissariat et avait immédiatement reconnu l’odeur du crack. Ces yeux couleur d’huître morte, Alex les connaissait par cœur, alors sa fureur avait éclaté comme une grenade.

— Je t’ai prévenue, pas de cette saloperie chez moi.

Fatou avait nié contre toutes les évidences, les yeux rivés sur lui comme des poignards. Le mensonge l’avait rendu complètement fou.

— Tu me prends pour un baltringue incapable de reconnaître cette merde? Je te préviens que c’est la dernière fois.

— T’es pas mon mari avait-elle répliqué, qui tu espour me donner des ordres? C’est la dernière fois parce que je me casse.

Elle s’était levée d’un bond, avait claqué la porte avant de disparaître furieuse dans la nuit comme un prédateur silencieux. Alex sentit sa gorge se nouer et resta seul dans l’appartement vide. Très vite, il regretta son accès de colère.

Depuis le matin, les médias évoquaient des scènes de décapitations, des viols collectifs. Il avait appelé, mais les réseaux mobiles ne passaient plus que par intermittence. Il l’avait cherchée dans tout le quartier, mais Fatou avait disparu dans un pays qui venait de franchir un nouveau palier dans l’horreur.

On collait des affichettes sur les boîtes aux lettres aux noms à consonance arabe avec mise en demeure de vider les lieux sous deux jours.

Dans les quartiers salafistes, les égorgements, les rapts contre rançon se multipliaient. La lente épuration ethnique en marche depuis des années s’accélérait soudain d’une manière brutale.

Le corps en sueur, Fatou était en pleine descente de crack. Le vrai bad trip avec les yeux phosphorescents et les dents quiclaquent. Rue des Pyrénées, un groupe d’hommes en armes sortit de la rue Belgrand et de l’avenue Gambetta: une armée souterraine venue des premiers cercles de l’Enfer et constituée de petits groupes très mobiles qui quadrillaient les rues pour vider à la hâte les immeubles de leurs habitants à coups de crosses. Peu de cris, l’effroi se lisait dans les yeux. La terreur et la résignation immonde des bêtes conduites à l’abattoir.

Quand les Céfrans firent le tri sur la couleur de peau, Fatou fut saisie d’une funeste intuition. Des hommes en treillis les regroupaient rue des Pyrénées. Personne ne protestait. Hommes, femmes, enfants obéissaient en silence. Des somnambules refusant de croire au cauchemar, une masse humaine ahurie persuadée qu’elle allait se réveiller.

Des ordres froids fusèrent, si caverneux qu’ils lui glacèrent le sang. Des voix sèches, décisives qui l’étreignirent avec une force prodigieuse. Elle se sentait pleine d’une pitié infinie pour ce noir bétail rassemblé par des anges aux visages radieux où flottait un vague sourire de mort. Puis, les tirs commencèrent dans la nuit, des lames invisibles transperçaient avec effroi les chairs offertes. Les corps fauchés s’écroulaient au ralenti en mouvements décomposés comme par la magie d’effets spéciaux orchestrés par un cinéaste invisible. Les saccades rythmées par le bruit mécanique des rafales, le crépitement des armes automatiques. Les balles pénétrèrent dans la chair de l’attroupement, faisant gicler les corps sous la violence des impacts.

Des femmes épouvantées tentaient de fuir pour se mettre à l’abri, rattrapées par le souffle brûlant des rafales. Une lueur de folie brillait dans les yeux des paramilitaires, la main crispée sur les M16, les pieds bien écartés, comme ancrés dans le sol pour mieux maîtriser les sursauts de leur arme. Des statues aux contours nets et anguleux, la crosse au creux de l’épaule, le visage impassible.

Les tirs convergeaient vers la foule hagarde. Des démons sarcastiques fascinés par leur puissance de destruction, surpris par la tragique beauté de la mort. Fatou sentit une coulée de sueur lui glacer le dos. Elle n’était plus qu’un gibier traqué, une bête sansdignité dont la carcasse agissait uniquement par réflexe, mue par son instinct de conservation.

Protégée par une femme obèse, elle fit la morte dans l’empilement des corps. L’odeur âcre de la poudre se mêlait à celle de la sueur et des excréments. Les mains collées du sang tiède des cadavres qui la protégeaient, elle pria pour que ces fumiers qui grillaient une cigarette ne passent pas mettre une dernière balle ou qu’un salopard n’ait pas l’idée d’arroser d’essence le tas de charognes, histoire de réchauffer l’ambiance. Mais le carburant coûtait déjà trop cher pour la gaspiller avec des nègres morts.

Le calme revenu, elle attendit longtemps avant de s’extraire du charnier. Surgi de la nuit sans prévenir, l’escadron de la mort était reparti du côté de la station Gambetta moissonner d’autres vies. Elle entendait la déflagration de grenades au carrefour avec la rue Orfila, trois cents mètres plus bas.

Puis, ce fut à nouveau le crépitement des armes automatiques. Un staccato lugubre déjà familier qui montait de toute la ville. Les clameurs, les éclairs rouges, les cris, le souffle rauque des explosions.

La mort partie traquer d’autres proies pouvait revenir en rôdeuse. Il lui fallait un abri. Rue Levert, la porte défoncée d’un immeuble ressemblait à l’entrée d’une coquille vidée de ses habitants. Dans l’escalier, elle enjamba le corps d’un homme en pyjama. Une porte palière était ouverte sur la silhouette d’une femme assise sur un grand lit, les yeux écarquillés, la bouche ouverte comme un poisson mort, incapable de faire un seul geste, d’émettre un seul son: une blanche usée autour de la quarantaine.

Un homme se débraguetta pour pénétrer la femme, le treillis sur les chevilles. Depuis la pénombre du palier, Fatou ne voyait que son dos massif allant et venant en ahanant. Elle se réfugia sans bruit dans la cave de l’immeuble qui avait été pillée. Elle dormit un peu avant de ressortir dans les rues, marchant devant elle sans savoir si elle s’éloignait du carnage ou s’en rapprochait. Elle marchait à l’instinct, toujours au nord: rue Pelleport, rue de Crimée vers les lieux de son enfance, avant cemoment où l’on réalise que ce monde que l’on croyait étrange est en fait tout simplement hostile.

En longeant les Buttes Chaumont, elle vit des cadavres aux cheveux crépus pendus aux grilles: des corps nus, plus maigres que des chats de gouttière, les yeux dilatés, vitreux avec une pancarte La valise ou le cercueil autour du cou. Le museau rouge, des rats énormes grouillaient sous les pendus, se grimpant dessus pour mieux lécher le sang coagulé sur le trottoir. Des bêtes si imposantes qu’un instant, Fatou s’imagina qu’elles allaient l’assaillir, mais elles avaient mieux à faire.

Les visages tuméfiés avec des regards révulsés fixaient le vide. Les victimes avaient été mutilées dans une rage confuse: les hommes émasculés, les femmes éviscérées, leurs membres comme tordus par une presse hydraulique. Des entrailles pendaient, noires, lourdes de sang continuant à se tordre dans une lente reptation mimant une copulation de poulpes noirs.

Bouleversée, elle bafouilla une prière pour que les âmes mortes deviennent des ombres mauvaises qui poursuivent leurs tortionnaires jusqu’en enfer. Elle devait vivre, elle était l’avenir. Mais à Paris, même la nuit ne la protégeait plus, la ville était devenue un piège mortel qu’elle devait fuir à tout prix. Partout, des bandes avinées rôdaient, s’en prenant à tous ceux ayant le malheur de croiser leur chemin. La pierre blanche des façades avait la couleur des stèles tombales.

Dès que la curée commençait, les hommes de proie étaient rejoints par d’autres tourmenteurs attirés par les sanglots des victimes: des charognards venus prendre part aux éviscérations. Quand ces bandes ne pillaient pas un quartier ou des commerces, elles se battaient entre elles. Les militants de Rempart conscients que cette décomposition menaçait le pouvoir qu’ils venaient de conquérir essayaient de reprendre le contrôle de la situation. Une bande criminelle d’une centaine de voyous qui avait mis à sac le quartier des Batignolles fut fusillée pour l’exemple rue de la Condamine. Les corps furent laissés deux jours sur le trottoir pour servir d’exemple.

Rochebin avait désavoué avec la plus grande fermeté toute attaque de particuliers, donnant l’ordre à ses miliciens d’abattre sanssommation toute personne se livrant à des ratonnades ou des pillages.

Au Nord, d’autres criminels se réclamaient de la bannière verte du Prophète pour égorger les kouffar, s’emparer des biens et des femmes des mécréants, comme si la folie restait la dernière liberté. Une haine symétrique de pogroms inversés répondant à la terreur par une terreur encore plus grande. Une escalade hobbesienne qui fit dire aux athées que, refusant de choisir son camp, le Miséricordieux dispensait les souffrances et la folie meurtrière avec une parfaite équité.

Rue de la Villette, des voix poussèrent Fatou à s’abriter dans un café dévasté. Elle s’enferma dans les toilettes, verrouilla la porte. Les yeux fermés, les paupières soudées, elle respirait à fond en repensant aux corps pendus comme des chats aux grilles. Elle sentait les battements de son cœur ralentir.

Avec du papier, elle s’essuya le visage plein d’une sueur à l’odeur de peur. Elle fuma le crystal qui lui restait. Tout de suite, les amphètes lui firent de l’effet: un truc magique. Quand elle ressortit, elle rejoignit le canal Saint-Denis, se cachant chaque fois qu’elle entendait des voix, retrouvant des réflexes de survivante comme toutes les gamines qui avaient grandi dans la zone. Elle voulait que la nuit l’engloutisse afin d’être en sécurité pour enfin atteindre Stains.

L’aube la surprit, ainsi qu’un phénomène inattendu. Elle leva les yeux, étonnée d’être encore en vie au moment où le ciel commençait à pâlir.

Rue Barbusse, elle trouva dans la supérette Dia dévastée une bouteille de Pepsi, des conserves et un poulet écrasé. Elle toucha la peau jaune, grenue puis passa sa main sous son nez. L’odeur fade et légère indiquait que la viande était encore consommable. Elle ne voulait pas débarquer chez sa tante les mains vides.

Seul Alex aurait pu la sortir de là. Elle avait essayé de l’appeler, sans succès à cause du GSM en rade. Même pas une barre de réseau. Avec lui au lit c’était somptueux. Quoi qu’on en dise, ça comptait le sexe dans un couple, c’était même la base de tout. Quand le cul prenait l’eau, le reste ne tardait jamais à partir en live.Elle avait couché avec pas mal de types dans le passé. Le plus souvent des mecs qu’elle ne revoyait jamais, mais Alex avait été le premier à vraiment la faire se sentir femme. Une brute épaisse en apparence, mais justement un vrai mec capable de la dominer, et qui devenait tendre dès qu’elle se lovait contre lui et lui donnait du plaisir comme elle savait si bien le faire.

Sa tante l’accueillit avec des embrassades comme si sa nièce revenait de l’Enfer. Khady, d’habitude plutôt gironde, flottait dans son boubou, le visage tellement creusé par les privations que Fatou eut un instant la sensation de voir la tête qu’elle aurait après la mort.

— La vérité, petite, t’imagines pas comme tu m’as manqué.

— Toi aussi tantine, toi aussi, ça craint sur Paris. Si tu savais…

— Ici c’est pire. Le Clos-Saint-Lazare est à feu et à sang. T’as pas idée. T’as trouvée où la bouffe? Ici y a plus rien, tu peux me croire, walou.

Sa tante posa un regard de convoitise sur la nourriture. Fatou lui tendit le Pepsi et le poulet que Khady découpa pour faire un mafé qu’elles nettoyèrent jusqu’à l’os. Sa tante mit les os de côté pour un bouillon.

Avant les évènements Khady tenait dans une impasse boueuse de Stains une échoppe plus petite qu’une armoire où on trouvait de tout: des petites bouteilles plastique avec du shampoing acheté par bidons industriels de cinq litres, des CD piratés de Papa Wemba ou de Youssoupha, des produits pour blanchir la peau à l’hydroquinone, le genre de trucs interdits en France.

— Ils ont tout pillé à Stains et Garges. J’ai même pas eu le temps de retirer mes économies au Crédit Mutuel. Plus rien ne fonctionne.

— Tu pourrais rouvrir ta boutique Khady.

Sa tante leva les yeux au ciel.

— T’es folle ma nièce, t’as pas idée des malades qui tiennent le quartier.

— Qui tient le quartier? Les Bédouins?

Khady eut un sourire maussade et elle baissa la voix.

— Hamdoulilah! Parle pas de plus grand malheur. Ici le caïd se fait appeler Cardinal Dimanche: un fou furieux toujours défoncé au mox qui commande une milice d’enfants soldats, des crevards duClos-Saint-Lazare ou de la Cité Nelson Mandela. Même le petit Alassane Traoré les a rejoints. Son visage s’était défait.

— T’imagines? Alassane: un gosse que j’accompagnais à l’école. Maintenant il fait le coq en treillis sur son pick-up avec un semi-automatique. Toujours en train de préparer des coups de vice, ils font des raids chez les blédards pour razzier des gazelles. Les salafistes en ont gros sur la patate. Dès que ça se calmera avec Rempart, tu peux être certaine que les barbus débarqueront dans le coin pour leur couper les couilles.

CHAPITRE 29

Un officier loyaliste l’avait informé qu’il allait passer en jugement devant un tribunal militaire sous le chef d’accusation de haute trahison en raison de la politique migratoire menée depuis des années par le Parti socialiste: celle que Rempart surnommait le Grand remplacement. L’histoire lui avait enseigné comment se terminait généralement en période de guerre civile ce genre de procès expéditif.

Sa décision prise, il avait quitté l’Élysée à la nuit tombée en utilisant le souterrain reliant le poste de commandement Jupiter à la rue du Cirque. Son chauffeur l’avait récupéré à l’angle de l’avenue Gabriel. Il roulait maintenant vers l’aéroport du Bourget.

— Vous êtes au courant pour votre ami? demanda Roland en réglant le chauffage.

— Quel ami? demanda le président qui paraissait hypnotisé par la nuit derrière la vitre.

— Maurice Carcassonne, le banquier.

Le président secoua la tête. Roland fut une fois de plus frappé par l’aspect vitreux de ses yeux. De gros yeux d’animal empaillé.

— Il a été arrêté à Villepinte en essayant de gagner Roissy. On raconte que la foule l’a promené nu sur une charrette avant de l’égorger et de pendre son cadavre, place de l’hôtel de ville.

Le président ferma les yeux. Lorsqu’il les ouvrit, Roland le regardait, l’air inquiet. Il se sentit écœuré par ce lynchage, imaginant avec horreur le gros cadavre supplicié de son ami. Il se sentait responsable de ça et de tout le reste, il avait tout essayé pour sortir le pays de l’ornière. Pour quel résultat? Le côté dérisoire de son action politique crevait les yeux. Paris brûlait avec une tragique beauté.

Ce que le Troisième Reich n’avait pu obtenir, lui le socialdémocrate l’avait réussi. Les plaies de la division s’étaient rouvertes,plus purulentes que jamais, infectées par la misère grandissante. L’exercice du pouvoir impliquait en démocratie un immense gâchis de force, d’énergie et d’intelligence dans ces élections auxquelles de moins en moins d’électeurs participaient. Un système frappé de paralysie mortelle et qui était condamné à terme. En permettant au Sénat de voter la dictature, Rome avait compris que la République n’était pas une fin en soi. Même dans l’épreuve, la France ne faisait que rejouer la chute de Rome.

Six mois d’imperium et d’ordonnances auraient pourtant suffi à redresser la barre, mais il n’avait disposé que d’un pouvoir corseté. La France ressemblait à un Gulliver ligoté par sa constitution, par les traités et autres textes supranationaux, sans compter une dette abyssale empêchant toute rupture avec le passé. Un pouvoir malade de son impuissance et devenu incapable d’écarter la menace mortelle qui approchait.

Le couperet s’était abattu sous son mandat. Son nom resterait à jamais maudit. Dans l’intimité du salon doré de l’Élysée, il avait pensé en finir pour retrouver son honneur perdu et au moins réussir sa sortie. Il avait subtilisé l’arme de son garde du corps. Une fois la lourde masse de métal du Heckler & Koch dans la main, il avait été incapable d’appuyer sur la gâchette. Les gens n’imaginent pas le poids de ces choses. Le cinéma ne donne aucune idée de cette masse maléfique. Le métal sent la mort et cette puanteur l’avait effrayé. La mort était une porte trop lourde pour qu’il parvienne à la forcer seul.

Ses jambes avaient soudain eu du mal à le porter. Il avait remis l’arme en place avec de la honte dans le regard. Même cela, il en était incapable. Sa vie lui apparaissait comme ce qu’elle avait toujours été: un échec plein et entier. Ce combat était le dernier de son existence: une lutte sans merci pour reconquérir son honneur perdu.

Des officiers loyalistes de l’armée l’avaient informé que le Falcon présidentiel pourrait quitter le Bourget d‘ici une heure. Il allait enfin fuir cet abattoir funeste. Que peut-on construire dans le chaos?

Il n’était pas le premier. Le 29 mai 1968, le Général s’était éloigné de la tornade nihiliste de mai pour revenir plus fort. Pourtant la situation était difficile, la plupart des cantonnements militairesavaient hissé la bannière Sang & Or de Rempart au-dessus des couleurs nationales. Beaucoup voyaient en Rochebin le seul antidote possible à la désintégration du pays. Des troupes d’active équipées d’armes lourdes convergeaient vers les enclaves musulmanes qui faisaient sécession en se déclarant Terres du califat. Dans les zones de guerre, les familles fuyaient les duels d’artillerie en se réfugiant dans les caves des immeubles. Des combats de rue étaient signalés un peu partout. Une ville à l’équarrissage.

La radio annonça que l’accès à l’autoroute du Nord était bloqué par des barricades. Personne ne savait qui les tenait. La frontière entre criminalité et militantisme islamiste ou identitaire s’estompait. Des criminels prenaient prétexte des combats pour esquinter des innocents et faire un maximum de butin.

— Par Aubervilliers on évitera les regroupements, dit Roland.

Ils prirent la rue de Courcelles puis le boulevard Berthier. Le ciel avait craqué, libérant une averse glaciale sur la ville. La visibilité était quasi nulle sur les Maréchaux. Roland tenta d’augmenter le régime des essuie-glaces. En vain. Il lança un coup d’œil dans son rétroviseur. Porte d’Aubervilliers ils s’engagèrent avenue Victor Hugo. Les lueurs orangées des lampes à sodium striaient son visage. Ils franchirent le pont de Stains. Des attroupements étaient signalés près de la mairie d’Aubervilliers, la voiture tourna pour prendre l’étroite rue du goulet.

À la sortie d’un virage, il les aperçut dans ses phares: des naufrageurs attendant qu’une voiture se prenne dans la nasse. Une rue trop étroite pour faire demi-tour: l’endroit parfait pour une embuscade.

Faute de place pour manœuvrer, Roland enclencha une marche arrière, mais sur l’asphalte mouillé, il dérapa et l’arrière de la Mercedes s’encastra dans un platane. Ils sortirent sous la pluie. Le président ne pouvait s’empêcher de penser à la fin horrible de Maurice.

— Mettez-vous à couvert, cria Roland sous les trombes d’eau, je vais essayer de parlementer.Il actionna la culasse de son arme pour faire monter une balle dans la chambre du canon. Quand les coups de feu déchirèrent la nuit, le président comprit qu’il devait fuir, se perdre dans l’obscurité mouillée.

Il courut à perdre haleine, déjà à bout de souffle, l’impression terrible de cracher ses poumons. Il n’avait pas couru ainsi depuis des siècles. Il trébucha, tomba. La bouche dans la gadoue. Il pleurait, hoquetait, incapable de la moindre pensée cohérente. L’averse martelait son dos. Péniblement, il se mit à genoux, une terre gorgée d’eau. Il haletait, ses pieds ne le portaient plus, son nez saignait, une écume grasse au goût de fer souillait sa bouche. Un grand souffle de tempête soulevait ses côtes, comme si son cœur tentait de briser sa cage thoracique. La pluie transperçait ses os, griffait sa chair comme du sable. Un être boueux ruisselant de sueur et de pluie, le cerveau hagard, vaincu plus encore par l’effroi que par la fatigue qui tombait sur ses reins.

Derrière des buissons, il distingua une remise de jardin comme celles où l’on range des outils. Il se traîna jusqu’à la porte, l’ouvrit. Un gros chat gris détala dans un miaulement apeuré. Il se jeta à l’intérieur dans une odeur de paille et de vieille poussière. Son corps roula entre les bidons rouillés. Il avait à peine repoussé la porte du pied, qu’il entendit, raide de peur, la meute lancée à ses trousses. Le bruit de cavalcade enfla avant de décroître, filant vers les jardins plantés de balançoires du lotissement voisin.

Son cerveau n’était plus qu’un cri de douleur. Une âme exténuée, brisée en mille fragments acérés. Quand le bruit mouillé mourut dans la nuit, un profond silence l’enveloppa. Il posa ses mains sur sa poitrine pour étouffer les battements de son cœur, comme on tente de calmer un proche qui sanglote. Tout s’était passé dans un vague cotonneux, comme si ce n’était pas de lui dont il s’agissait. La cervelle noyée par la pluie avec l’étrange sentiment d’avoir déjà vécu ce moment dans une vie antérieure: la fuite sous l’averse glacée, la meute à ses trousses, la peur d’être pris, tué ou pire de devenir leur chose.Avant lui, des générations de fuyards avaient été traquées: existait-il une mémoire collective de la fuite comme la répulsion innée qu’inspirent lesserpents? La fuite devant la meute ennemie relevait-elle de la même catégorie de comportements sélectionnéspar l’évolution?

Une immense fatigue l’enveloppa, une vague grasse et molle. Le manque d’endurance forcément. Regard flou et embué, il sombra dans un anéantissement de mort. De grosses larmes coulaient de ses paupières closes.

[Fin du Livre 1]

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3 Commentaires

  1. Vu la célérité que vous avez mise à torcher la fin de la publication de cette chronique du grand effondrement, on a l’impression que vous ne croyez pas vous-même à l’intérêt qu’elle peut susciter.
    Vous avez tort, car c’est très intéressant et agréable à lire. J’étais impatient, chaque jour, de lire la suite.
    Ce livre est-il paru en librairie ? Dans l’affirmative, comment se le procurer ?
    La publication d’aujourd’hui se termine par : [Fin du Livre 1]
    Y a-t-il un livre 2 ?
    Allez-vous le publier ?
    Je bave d’impatience.