Chroniques du Grand Effondrement [27]

CHAPITRE 27

Tout s’était organisé très vite. Mona et Pierre préparaient les sacs. Lucas devait récupérer des armes au commissariat. Quant à Landry, il était en route pour proposer à Solange Patureau ce qu’il considérait être un bon deal. Ils avaient l’essence, elle le véhicule. Avec son voisinage à Aubervilliers, son espérance de vie était inférieure à celle d’un girafon blessé cerné par une meute de hyènes affamées.

Il trouva sa porte fracturée et un appartement complètement dévasté. Tout ce qui avait un tant soit peu de valeur avait disparu. Un fumier avait même déféqué sur la table de salle à manger. Il alla jusqu’au meuble. La clef noire était toujours là. Ceux qui avaient pillé l’appartement devaient ignorer l’existence de ce box.

Devant l’immeuble, une bande de morveux tourmentait un vieil ivrogne torse nu. Les gosses riaient aux éclats le poussant dans un jeu cruel. Il entendit l’appel du muezzin dans le bidonville voisin. Il regarda sa montre, c’était Asr: la prière de l’après-midi. Des hommes en se regroupaient. L’endroit commençait à craindre. Sans doute la vieille dame avait-elle déjà fui. Il se souvenait d’un frère à Cognac.

Il s’égara entre les façades lézardées. Tout se brouillait dans sa tête, il n’arrivait pas à trouver l’allée des box. Il allait s’en retourner la mort dans l’âme quand il tomba nez à nez avec la fille noire.

— Tu es venu pour moi? demanda-t-elle avec ironie.

— Je me suis perdu, avoua-t-il en rougissant, tu te souviens?

— De quoi? C’est le garage de la vieille folleque tu cherches?

En moins de cinq minutes, ils étaient à l’entrée de l’allée. Il lui donna un billet et la belette disparut comme elle était apparue. Il fut presque surpris de voir le monospace dans l’état où il l’avait laissé quelques jours plus tôt. Un musée de poche avec sa pièce demaître trônant au centre du lieu. Le moteur partit au premier tour de clef. Il prit soin de laisser un mot, notant son numéro de mobile malgré le réseau en rade.

En son absence, Mona et Pierre avaient rassemblé tout ce qu’ils pouvaient: conserves, linge propre, outils. Au commissariat, Lucas tomba sur son équipier accompagné de paramilitaires en treillis.

— T’as pas envie de participer au grandnettoyage? lui demanda Alex, le regard enthousiaste, désormais ce ne sera plus aux juges de faire la loi.

— Non, je vais me barrer, dit Lucas, je quitte la capitale.

— En quelque sorte, tu te casses au moment de la grande lessive, c’est bien ça? dit Alex avec une expression ironique.

Lucas détourna le regard et se dirigea vers l’armurerie. La pièce était vide à l’exception de munitions de calibre 9 mm dont il bourra ses poches avant de ressortir.

Le jour commençait à baisser. La tension était maximale. Partout des émeutes éclataient dans la confusion, des cadavres jonchaient les carrefours. Vraies ou fausses, des rumeurs de ratonnades se répandaient comme une traînée de poudre, relayées par les djihadistes ou les paramilitaires, ravis de mettre de l’huile sur le feu.

Vers six heures du soir, le monospace rutilant mit le cap sur Nanterre. Devant la Maison de la Radio, des maraudeurs étaient en train de piller le magasin du traiteur Lenôtre.

Mona n’arrivait toujours pas à joindre son père, tombant à chaque fois sur sa boîte vocale sans savoir si c’était la saturation du réseau ou autre chose. N’en pouvant plus, elle tourna le bouton de la radio. La station FM passait Suicide social, un vieux tube du rappeur Orelsan.

Adieu la nation, tous ces incapables dans les administrations
Ces rois de l’inaction
Avec leurs bâtiments qui donnent envie de vomir
Qui font exprès d’ouvrir à des heures où personne peut venir

Elle monta le son, tapant à contretemps sur le tableau de bord.

— Arrête de t’énerver pour rien, dit Lucas.

— J’suis calme. En tout cas, j’essaie de le rester.— Alors arrête de martyriser ce tableau de bord, ça me crispe.

— Je suis hyper calme, dit-elle en tapant plus fort pour le prouver.

Elle resta un long moment sans rien dire avant d’éteindre la radio.

— C’est cette rue, dit-elle trente minutes plus tard.

Près de la voie ferrée, une meute de chiens scorbutiques aux yeux jaunes traînaient escortés d’un essaim de mouches. Des barbelés plus symboliques que dissuasifs protégeaient un pavillon et un maigre potager où poussaient des légumes d’hiver. Mona sonna à l’interphone sans succès. Elle fut saisie d’un mauvais pressentiment. Son père ne sortait jamais. En poussant le portail, elle vit qu’il était ouvert. Ce ne pouvait pas être un oubli, pas un jour comme celui-ci où les pires rumeurs circulaient.

Lucas retourna chercher son calibre dans la boîte à gants. Dans le jardin, aucun bruit, juste le grésillement d’une radio à l’étage. À l’intérieur, tout était sens dessus dessous. En courant vers le soussol, elle trébucha sur une masse molle. Le corps de son père gisait dans une mare de sang coagulé. Un cri terrible déchira le silence. Le cadavre était replié d’une étrange façon: un pantin désarticulé. Il avait été égorgé dans l’escalier avant d’être manifestement traîné plus bas. Les brûlures de cigarettes montraient que ses agresseurs l’avaient torturé pour lui faire avouer ses planques.

Lucas avait souvent été confronté à ce genre d’affaires dans le passé. Généralement, on ne retrouvait jamais les coupables. Il dut s’asseoir pour ne pas laisser paraître son malaise. Il songea à sa mère, à ce qu’il aurait ressenti en présence de son corps supplicié.

— Ces salauds vont payer, dit-il la mâchoire serrée.

Mona aurait voulu pleurer, mais elle restait debout, frémissante, le cœur en cendres, les yeux ardents, secs sans une larme devant ce corps familier étendu sur le ciment. Cette chair nue avait été son père, des mains crispées se raccrochant au vide dans un désir ultime de garder en lui ce souffle qui s’enfuyait. Au moment où ils allaient quitter Nanterre pour une vie meilleure, par une atroce ironie du destin, il n’était plus là.

La cache aménagée dans le sol pour l’essence était intacte. Malgré l’enfer de la torture, son père n’avait rien dit. Elle ignorait qu’il fut si courageux. Jusqu’au dernier moment, on ne connaît qu’unepartie de ce que sont les gens. À ses yeux, son vieux avait toujours été une sorte d’anarchiste avec l’insouciance pour seul luxe.

Deux jerricans étaient serrés, le ventre bombé par le précieux liquide jaune, à côté un sac en toile. Elle l’ouvrit et en sortit un fusil à pompe Remington, des boîtes de munitions et trois revolvers que Lucas identifia comme un Ruger, un Walther P99 et un Beretta 92. Elle ignorait la provenance de ces armes. Sans doute avaientelles toujours été là, à moins que son père ne se soit enfin décidé à suivre ses conseils en s’armant. Mais enterrées, des armes n’avaient jamais sauvé personne.

La tête penchée, comme on contemple une femme alanguie à ses pieds, Landry trouvait beaux ces jerricans gorgés d’espoir: deux bonbonnes gonflées d’un liquide formé des millions d’annéesplus tôt; un trésor mûri dans le ventre de la Terre comme un enfant précieux dont leurs vies dépendraient. Le liquide faisait contre le plastique un bruit étrange, un battement léger, plus subtil que l’eau.

Lucas démonta les armes pour les graisser pendant que Landry emballait le corps dans un drap. Puis, ils portèrent le mort dans le jardin. Ils n’avaient pas le temps de creuser une tombe. Il fallait faire vite. La rigor mortis n’était pas encore installée ce qui signifiait que les meurtriers n’étaient pas loin et qu’ils pouvaient revenir à tout moment. Pierre élargit à la pioche un sillon au fond du potager. Le corps pesait moins de cinquante kilos, ils le glissèrent sans difficulté à l’intérieur de la petite tranchée. Landry dit sans conviction:

— On lui offrira une sépulture quand les choses seront calmées.

Lucas leva les sourcils, incrédule.

— T’es du genre optimiste, où est passée Mona?

Landry leva les yeux vers le pavillon. Il monta à l’étage. Assise sur un lit, Mona regardait de vieilles photos. Les vannes avaient lâché, elle pleurait en désordre. Ses larmes inondant son nez, sa gorge, jusqu’à l’étouffer.

Ici, tout lui rappelait son père, sa vie d’avant, jusqu’à l’odeur des serviettes ou la poussière des vieux Simenon sur les étagères. Tout se brouillait autour d’elle. C’était pour lui qu’elle avait accepté l’inacceptable. Mais au moment de fuir cet enfer, son père gisait là, dans son sang.En sentant la présence de Landry, elle détourna son visage. Mona détestait montrer ses émotions. Lui s’étonnait qu’elle trouve plus indécent de montrer ses larmes que son corps.

— J’arrive, dit-elle en reniflant.

Ils se rassemblèrent en silence autour du tumulus noirâtre. Mona planta le crucifix du salon bien droit dans la terre meuble. Son père n’était pas croyant, mais sans croix, une tombe ne ressemblait à rien. Cela faisait bizarre ce petit crucifix sur la terre humide, on aurait dit la tombe d’un petit enfant ou d’un animal de compagnie. Est-ce que les maîtres mettaient des croix sur la tombe de leur chien préféré?

Tête penchée et mains jointes, comme il l’avait vu faire dans Six pieds sous terre, une vieille série culte, Landry prononça les mots qui lui venaient.

— Seigneur, accueillez Bernard au sein de votre Royaume. Il a toujours été un père et un mari aimant. Il est juste né à la mauvaise époque, celle de la haine et du crime.

Mona se sentit submergée par une tristesse sans fond. Quelque chose se déchira en elle avant de se disperser. Une part de ce qu’elle avait été disparaissait à jamais. Quand tout fut terminé, Pierre vida les jerricans dans le réservoir, fasciné de voir le bel insecte bleuté engloutir une fortune en essence. Mona avait fourré dans la boîte à gants une vieille poupée retrouvée dans sa chambre.

— Je dois parler aux voisins. Ils ont peut-être entendu quelque chose, dit-elle en se dirigeant vers le pavillon mitoyen.

— Je t’accompagne, dit Lucas en vérifiant le chargeur de son automatique: un Glock 21 — un modèle de fabrication autrichienne en polymère ultraléger — quinze balles dans la crosse, plus une dans le canon avec viseur phosphorescent pour la nuit. Un truc qui commençait à dater mais qui n’avait jamais été surpassé.

Quand Ali avait égorgé le voisin, Georges avait été un peu déçu de ne lire aucune terreur dans ses yeux. On aurait dit le vieil homme presque soulagé de quitter ce monde. Le jeune mari était mort de manière moins paisible, son corps gisait dans la cave pendant que, depuis trois heures, la petite loute était tournée à l’étage.

— Faites ce que vous voulez, mais me l’abîmez pas, je suis le seul à pouvoir la punir, décréta Georges avec une lueur de vice dans le regard, le premier qui m’esquinte ma chérie aura à faire à moi.

Dans le salon éclairé, aucun narvalo ne vit les visages effarés qui les observaient depuis le jardin. Lucas comprit à la vue des armes de la troupe qu’il était face aux meurtriers du père de Mona. Il fit signe de se replier vers le portail. Une fois dans la rue déserte, il murmura:

— À deux c’est trop risqué, Landry doit venir avec nous.

Celui-ci terminait de ranger les armes. Lucas lui résuma la situation. Landry prit le fusil à pompe trouvé dans la cache, tandis que Mona s’armait du Ruger et que Lucas complétait son arme de service avec le Walther. Il était convenu que Pierre reste en faction devant le pavillon afin de surveiller le monospace avec le Beretta. Le Picasso risquait d’attirer la convoitise de tous les crevards du quartier.

Tous les trois se glissèrent en silence dans le jardin voisin. Lucas se posta devant la porte d’entrée fracturée pendant que Landry et Mona s’introduisaient par le garage. Elle connaissait les lieux pour y être souvent venue avec son père quand les propriétaires y vivaient encore.

Ils avaient déclenché leur chronomètre pour faire irruption en même temps dans la pièce. Il fallait faire vite: si un narvalo sortait dans le jardin, ils seraient découverts et perdraient l’effet de surprise. La porte s’ouvrit dans un fracas terrible. Lucas se rua dans le pavillon, l’arme au poing.

— Police, on ne bouge plus.

La gorge de l’Anguille se crispa comme si ses muscles échappaient soudain à son contrôle.

Rayan dégaina le premier, aussitôt Lucas appuya sur la gâchette et le jeune beur s’effondra sur le sol. Yanis déboucha de la cuisine. Landry n’attendit même pas qu’il porte la main à son revolver, son Remington déchira le salon d’un bruit terrible. La grande carcasse de Yanis fut projetée contre la cloison. Aucun des narvalos n’avait vu Landry et Mona débarquer dans leur dos.Le Pointu était en nage. Les yeux exorbités, l’Anguille levait les bras avec la tête de celui qui vient de se prendre un grand coup de pied dans le bas ventre. Les effets de l’alcool s’étaient dissipés en un instant.

— Combien êtes-vous? demanda Lucas

— Six… avant que vous débarquiez, répondit le géant, qu’est-ce que vous voulez?

— Qui a tué le vieil homme à côté? questionna Mona.

— Celui-là, bégaya Georges, les lèvres serrées sur un léger rictus.

Il donna un coup de pied dans le corps de Yanis étendu sur le carrelage. Lucas sentait l’angoisse dans sa voix. Mona avait les yeux pleins de fureur.

— Bande de fumiers… J’imagine qu’on est obligé de vous croire. Où est le couple qui vit ici? demanda-t-elle.

— De quoi parlez-vous? dit le Pointu avec une voix flûtée, nous vivons seuls ici. Prenez ce que vous voulez et barrez-vous.

Lucas sentit à l’odeur âcre de sueur que le Pointu s’était légèrement déplacé vers lui, cherchant du regard une solution.

— Je serais toi, je le ferais pas, hurla Lucas en braquant son arme sur la face démoniaque, maintenant à genoux, fils de pute.

Ils les firent mettre à plat ventre, puis ils les ligotèrent avec du câble électrique trouvé dans le garage. En poussant une porte à l’étage, Mona resta médusée devant la forme étendue dans la souillure des draps: une fille nue si pâle qu’elle semblait morte. Tout son corps tremblait. Les yeux de Mona s’ouvrirent, effarés par le spectacle de cette bête pantelante, misérable. Un tumulte confus s’agita en elle. La forte odeur d’alcool lui fit reprendre ses esprits, elle rabattit le drap sur les seins blancs veinés de violet.

Assise sur le lit, elle berça un moment contre elle ce corps inerte, tâchant d’en calmer les angoisses. La peau douce était glacée. Elle réussit enfin à l’apaiser. Dans ses bras, la jeune femme cessa de trembler, elle comprenait que Mona lui voulait du bien.

— C’est moi, Mona, la fille duvoisin, tu me reconnais?

La pauvre empestait l’alcool. Les hommes l’avaient saoulée pour faciliter les choses. Une caméra GoPro installée par Ali avait filmé la tournante. La terreur dans les yeux de la fille était plus éloquente que des mots.

Mona l’habilla comme une enfant. La voisine respirait avec difficulté, un pouls plus affolé que celui d’un passereau. Avec une serviette, Mona lui mouilla le visage, sa bouche enfantine empreinte de dureté. Elle mourait d’envie de crever ceux qui avaient fait ça.

Une fois les types ligotés, Lucas explora le sous-sol et découvrit le corps sans vie du mari torturé à mort. À la vue des profondes brûlures sur le cadavre tourmenté, il alla vomir dans les toilettes. Quand il ne resta plus que de la bile, il se moucha avec du papier toilette, le diaphragme douloureux à force d’avoir vomi. Ce n’était pas la première fois qu’il était confronté à l’horreur, jamais il ne s’était habitué.

La mithridatisation dont parlaient les universitaires était un leurre. Chaque fois, cette violence provoquait en lui un profond abattement. Comment des humains pouvaient-ils être capablesde cela? Ses supérieurs lui avaient conseillé de considérer les crimes sous un angle purement technique. Technique, il avait dû les faire répéter deux fois. Technique, bande d’enfoirés! Fumiers! Qu’est-ce que ça avait de technique de torturer à mort un pauvre type sans défense? Le jour où il ne ressentirait plus rien devant cette obscénité, il serait devenu une machine abjecte, il ne lui resterait alors plus qu’à se tirer une balle dans la bouche.

En attendant, c’est dans le crâne de ces salopards, qu’il avait envie de vider son chargeur. C’est Landry qui dut le calmer en le prenant par l’épaule.

— Fais pas ça, on n’est pas comme eux. Un jour, ils seront jugés.

Par la suite, Lucas regretta sa décision. L’instinct restait la dernière boussole dans ce monde effondré. L’époque n’était pas aux droits de la défense. Bref, à toute l’idéologie victimaire qui avait conduit le pays au bord du gouffre. Ils renoncèrent à enterrer le corps supplicié du mari. Ils avaient déjà beaucoup trop de retard.

Quand ils reprirent la route, il était plus de minuit. Les narvalos ligotés étaient allongés au sous-sol à côté de leur victime.

— Ils finiront bien par se libérer tout seuls, dit Landry.

Mona avait donné un comprimé de Xanax à la jeune femme qui dormait sur le siège arrière enveloppée dans une couverture.Les doigts crispés sur le volant, Lucas avait adopté une conduite prudente, observant la zone de visibilité la plus éloignée qui vibrait à la limite des phares. Le Glock dans le vide-poche le rassurait vaguement sur leurs chances de se sortir d’une mauvaise rencontre ou d’un check-point hostile.

Mona et Pierre étaient à l’arrière avec cette fille dont il ignorait le nom. Le long de la Seine, épaisse et satinée, la situation semblait plus calme. Ils franchirent le pont de Saint-Cloud et prirent la route de la Reine. Il y avait quelque chose d’électrique dans l’air. Devant une supérette Dia éventrée par une voiture-bélier, des silhouettes à la démarche incertaine se disputaient des restes de nourriture. Un chien leva son museau noir de sang et fixa les phares avec étonnement avant de replonger sa gueule dans le ventre d’un macchabée.

— Notre cinquième cadavre depuis ce matin, dit Landry qui n’arrivait pas à détacher les yeux de ce spectacle répugnant.

Les rues étaient criblées de nids de poule le plus souvent bouchés avec un gravier grossier et une truelle de mauvais ciment. Des réparations bon marché, mais qui ne tenaient pas lorsqu’il pleuvait.

Soudain, près du parc des Princes, des silhouettes cagoulées tenant des pitbulls en laisse apparurent dans le pinceau des phares. Des carcasses de voitures calcinées étaient disposées en chicane. En apercevant le véhicule, certains se mirent à hurler: Chouf, chouf! Les gouères…! Ce fut la ruée. Quatre individus se détachèrent du groupe pour se précipiter sur eux, barres de fer à la main. Des chiens sur un lapin.

Lucas passa la marche arrière, ses phalanges contractées sur le volant étaient blanches. Landry avait sorti le Remington et baissé la vitre. Jamais il n’avait vu une voiture aller aussi vite en marche arrière.

Il tira plusieurs fois. Les détonations du fusil à pompe déchirèrent la nuit sans toucher les formes qui se rapprochaient. Landry vit un scintillement tournoyer dans la lumière des phares et s’écraser sur le capot. Vingt centimètres de plus, et le pare-brise explosait.Une silhouette surgit soudain des ténèbres extérieures et se rua dans leur direction, dangereusement proche. Le fusil calé contre l’épaule, Landry prit le temps d’ajuster son tir.

— Je vais bien finir par toucher un de ces salopards.

Le moteur ronfla. Il appuya sur la détente et la cartouche pour gros gibier projeta la forme deux mètres en arrière. Aussitôt, les autres s’arrêtèrent pour converger vers le blessé.

— Je crois les avoir bien calmés, dit Landry.

Lucas tira le frein à main, fit un tête-à-queue avant de prendre le Boulevard Murat. La voiture tangua, manquant verser sur le côté. Derrière, des insultes fusaient dans la nuit, des explosions de haine… Bouffons… On nique votre race de bâtards… Enculés de ta race…

RTL affirmait que des émeutiers très mobiles venus de cités sensibles harcelaient les dernières forces de l’ordre mobilisées, des exactions étaient commises, on évoquait des meurtres, des viols. Des barrages sauvages avaient été installés par des gangs autour des grandes villes pour prendre dans leur nasse les familles de fuyards qui emportaient tout ce qui avait un peu de valeur.

— Si c’était les syndicats ou des milices d’autodéfense, ça pourrait encore aller, mais avec la racaille, le pire est à craindre, dit Lucas.

— Le problème c’est que pour sortir de Paris, l’autoroute reste plus sûre que des rues étroites propices aux embuscades, remarqua Landry, on peut anticiper les embrouilles. Si on prend l’A6 Porte d’Orléans, on peut sortir à Fontainebleau pour éviter la barrière de péage trop facile à bloquer.

Les informations se succédaient à la radio: la base du quatrième régiment de dragons de l’armée à Aubagne a été attaquée par des groupes indéterminés, on compte des dizaines de victimes… Des djihadistes se sont emparés de la préfecture de Seine-Saint-Denis… Des villages sont attaqués par des bandes indéterminées dans la périphérie des villes.

Une violence inouïe venait d’être libérée, Landry eut le vague pressentiment qu’elle allait s’insinuer dans tous les interstices de leur existence et qu’il ne reverrait plus jamais le Bristol.Par les rues du seizième arrondissement, ils roulaient à allure modérée en direction de la Porte d’Orléans. Ils atteignirent la Seine au pont Mirabeau. Landry murmura:

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Le pont était fermé par une barricade tenue par des bandes en armes. Les lumières pénétraient dans l’habitacle par flashes intermittents. Lucas tourna à gauche pour longer la Seine et tenter de passer par le pont suivant. Rive gauche, tout le quartier Front-deSeine était en flammes. L’incendie gagnait inexorablement la province où la situation devenait très difficile: une alliance de groupes djihadistes — dont Ansar Al sharia — classée comme organisation terroriste par les États-Unis, annonce dans un communiqué avoir pris le contrôle de l’aéroport de Lyon Saint-Exupéry.

Les longues colonnes noires des incendies montaient dans la nuit, semblables à des piliers maléfiques soutenant un ciel d’orage. Ils traversèrent au Pont d’Iéna contrôlé par des groupes en uniforme d’élèves officiers de l’École militaire. Des canons de 20 mm avaient été disposés au pied de la tour Eiffel et sur les hauteurs du Trocadéro pour combattre des ennemis invisibles.

Ils s’engagèrent avenue Bosquet, puis avenue Duquesne: des zones pour l’instant encore épargnées par les pillages.

— Les larges avenues sont plus difficiles à bloquer, constata Lucas.

Avenue de Breteuil, des familles s’affairaient autour de vieux véhicules. Là aussi, la fuite s’organisait dans la panique. Sur le parvis de la tour Montparnasse, ils entendirent des échanges nourris d’armes automatiques.

Lucas quitta l’avenue du Maine pour couper en direction d’Alésia. En voulant éviter les rassemblements autour de commerces éventrés, ils se retrouvèrent rue Gassendi, le Picasso était bloqué derrière un Renault Espace immobilisé.

Landry craignit d’abord à un traquenard, mais il changea d’avis en voyant la maladresse de l’homme en doudoune sans manches quis’activait autour de sa roue crevée sous le regard anxieux de sa compagne. Lucas passa la marche arrière.

— Je pourrais peut-être lui donner un coup de main, osa Landry.

— Et si c’est un piège? s’inquiéta Lucas.

— Avec une gosse à l’arrière, ce serait la première fois, remarqua Landry qui venait d’apercevoir une gamine sur un rehausseur.

Lucas s’arrêta à une quinzaine de mètres pour se laisser du champ. Landry sortit armé du fusil à pompe. En voyant le Remington, le type en doudoune laissa tomber sa manivelle: un moustachu chétif, le crâne dégarni et un regard trop fraternel pour ne pas être terrorisé. Un visage sur lequel rôdait une perpétuelle inquiétude.

La rue paraissait calme, Landry fit signe à Lucas qu’il allait donner un coup de main au type. Ils n’avaient pas de temps à perdre en faisant demi-tour.

Plus la nuit avançait, plus les rôdeurs risquaient d’émerger de leur gueule de bois de la veille et de rappliquer pour la curée.

— Besoin d’aide? dit-il à l’homme en sueur.

— Ce ne serait pas de refus, répondit le conducteur de l’Espace, impossible de débloquer cette maudite roue.

Au moment où Landry terminait de boulonner la roue de secours, un groupe déboucha d’une porte cochère. Le plus grand trimbalait un tapis roulé. Son long cou et ses épaules déjetées en arrière lui donnaient l’air d’un charognard. Les yeux du grand vautour brillèrent de convoitise en voyant les deux véhicules. Les bagages arrimés sur le toit signifiaient une destination lointaine et donc des biens de valeur et des réservoirs pleins d’essence. Les pillards échangèrent à voix basse, les lèvres presque immobiles; un murmure insupportable suintait des bouches entrouvertes.

La confrontation silencieuse bascula quand Lucas s’avança dans la lumière des phares, sortit son Glock et le posa sur le capot tiède de la Renault. Un geste réalisé avec une détermination froide qui signifiait: on possède des calibres, fils de putes ; et on n’hésitera pas à s’en servir.

Sa manivelle à la main, le moustachu était pétrifié. Il donnait l’impression d’un type observé par un fusil à canon scié prêt àl’abattre. Ses paupières papillonnaient sous l’effet de la peur. Une fraîcheur, se dit Lucas. Trop doux, trop frêle, le genre de zig pas armé pour la vie de plein air.

Les groupes se toisèrent un moment qui parut interminable. Landry pensa à l’âge de pierre: deux clans préhistoriques se rencontrant dans une clairière au hasard d’une chasse à l’auroch. Les pillards hésitaient, refroidis par le flingue posé sur le capot. Ils entendirent crier dans les étages. Le plus maigre du groupe, une tête de fouine renifla fort, cracha avant de faire signe à ses complices. En un instant, la bande avait disparu au coin de la rue.

— Faut pas traîner, dit Lucas, je suis sûr que ces crevards vont revenir avec des potes à eux. Le butin est trop tentant.

Il glissa son Glock dans sa ceinture et aida l’homme à replier le cric. La famille descendait vers le sud comme eux.

— Roulons groupés, proposa l’homme, à deux on sera plus fort.

Lucas échangea une grimace avec Landry. Une fois au volant, il lui dit:

— Seuls, on est plus discrets. Sans compter la gosse qui voudra faire pipi. Cette famille, elle va juste nous ralentir, c’est tout.

Landry ne partageait pas son point de vue.

— C’est un plus, un second véhicule en cas de pépin. Et puis, on n’est pas encore devenu des bêtes. De toute façon, personne ne peut les empêcher de nous suivre, et mieux vaut pas traîner dans le coin. On avisera plus tard.

Ils s’engagèrent avec appréhension sur l’autoroute.

— La voie est trop large pour être facilement bloquée, dit Lucas.

Le ruban de bitume sur lequel la voiture s’enfonçait dans la nuit se déroulait étrangement vide. De loin en loin, des feux de voitures éclairaient la nuit entre des bâtiments séparés de pelouses mitées. Une odeur âcre de cramé pénétrait l’habitacle. Un gigantesque autodafé de ce qui avait été l’agglomération parisienne: immeubles, églises, écoles. Une ville entière saisie d’une pulsion macabre, Landry aussi avait souvent rêvé qu’une tempête emporte tout, que tout s’écroule et soit balayé, vitrifié. Il chercha dans la playlist enregistrée jusqu’à ce qu’une voix profonde et mélancolique monte, On the road again… Again… On attendait que la mort nous frôle… Il fallait bien un jour qu’on nous pende…

Lucas roulait à 60 kilomètres/heure l’œil rivé sur l’indicateur de consommation instantanée: petit mécanisme affolé dont dépendrait leur survie. Autour, le paysage avait la gueule de bois: au cours des dernières décennies, la laideur s’était infiltrée dans cet espace suburbain qui n’était plus la ville sans être encore la campagne. Des hangars appelés centres commerciaux, des panneaux publicitaires, des îlots de poubelles sélectives, des squelettes d’arbres piqués sur des parkings déserts.

À deux heures du matin, ils mirent la radio. La situation s’aggravait à travers tout le pays. Une sombre litanie: Lyon, Marseille, Nice, Tourcoing, Grenoble. Partout des émeutes, des affrontements, des centaines de morts. Un fourgon de policiers envoyé débloquer un barrage au niveau de Paray-Vieille-Poste avait disparu dans la zone. Les structures républicaines étaient en train de se dissoudre pour se reformer sur une base ethno-religieuse.

Une réunion en urgence du Conseil de sécurité avait lieu à l’ONU, mais il apparut rapidement qu’aucun pays n’était prêt à risquer ses troupes au sol dans le guêpier d’une guerre civile. Ceci d’autant plus que les pays voisins étaient également confrontés à des communautés musulmanes nombreuses et revendicatives. Pakistanais au Royaume-Uni, Marocains au Benelux, Turcs et Syriens en Europe du Nord.

À Toulouse, le commissariat du Mirail avait été pris d’assaut par trois cents jeunes armés de cocktails Molotov, plusieurs policiers étaient portés disparus et des armes avaient été volées. Tout le nord de Marseille basculait dans la sécession depuis que l’iman algérien de la principale mosquée du quartier avait prêté allégeance au Califat mondial et lancé un violent appel à la guerre sainte contre les kouffar.

Des accrochages violents étaient signalés un peu partout dans tout le grand Sud-Est: à Lyon, notamment aux Minguettes et au Mas du Taureau, ainsi qu’à la Villeneuve dans la banlieue de Grenoble ou à Nice dans le quartier de l’Ariane.

Le nord du pays n’était pas épargné dans une litanie sans fin d’émeutes urbaines: Amiens-Nord, les Tarterêts, le Val Fourré, laCroix rouge à Reims, la Meinau à Strasbourg, Mulhouse. Seule la Bretagne semblait moins touchée.

Un peu partout dans les régiments d’active de l’armée de terre, des défections étaient observées. Les soldats de confession musulmane désertaient pour rejoindre les groupes salafistes pendant que le gros des troupes faisait allégeance à Cyrus Rochebin, autoproclamé depuis la veille chef du gouvernement provisoire.

Un peu avant Limeil-Brévannes, Lucas mit son clignotant et s’engagea sur la bretelle de sortie en direction de la N 7.

— L’odeur de brûlé a disparu, constata Mona avec soulagement.

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