Chroniques du Grand Effondrement [24-26]

CHAPITRE 24

Aucune civilisation n’échappe aux lois darwiniennes où l’extinction est la règle et la survie l’exception.
Le crépuscule de l’Occident, ouvrage collectif, Éditions Champs magnétiques

Le temps s’était dégagé, comme si lui aussi célébrait ce jour de fête. Un ciel clair, plus dur qu’une plaque d’acier. Toute la ville était de sortie pour cette journée particulière: la première après la grande manifestation de vendredi qui avait, de fait, aboli la zone sécurisée. La veille avait été marquée par un immense chaos, mais, dès le samedi, ceux qui n’avaient jamais pu passer les octrois vinrent découvrir les berges de la Seine. Une foule heureuse d’accéder au Saint des Saints.

Le soleil montait à l’horizon. On entendait des rires, des cris: un peuple de promeneurs échappés de leur quotidien se rendant à une kermesse par une belle journée ensoleillée. Certains, le moral au beau fixe, avaient même fait un effort vestimentaire pour l’occasion. On croisait des groupes endimanchés un large sourire sur le visage. Les zonards se côtoyaient sans agressivité dans une sorte de trêve tacite. Des ramasseurs de mégots qui se seraient battus la veille pour une bouche de chaleur se promenaient sur le pont des Arts en provinciaux émerveillés. Des musulmanes voilées aux mains gantées traînaient une glacière pour aller pique-niquer en famille aux Tuileries.Des vieilles dames sortaient de chez elles à petits pas pour revoir, les yeux humides, la ville de leur jeunesse, l’endroit où elles avaient connu l’amour à vingt ans, l’ancien bureau où elles avaient vécu leurs plus belles années. La ville bruissait d’un joyeux désordre fait à la fois de larmes et d’émotion.

Depuis l’Élysée devenu une prison dorée gardée par des paramilitaires, le président captif observait cette cohue avec un sentiment mêlé. Comment rester insensible à la joie enfantine qui se lisait sur cesvisages? Mais il ne pouvait laisser libre cours à la joie. Le devoir d’un homme d’État était de dépasser l’émotion pour accéder à une conscience rationnelle du monde. Or les premiers effets de ce qui se produisait sous ses yeux étaient déjà manifestes: plus un seul touriste dans les rues, juste cette cohue débonnaire et désargentée qui ne ferait pas travailler les commerces de la capitale. Sans compter des présences plus inquiétantes au milieu des familles allant pique-niquer: gangs des faubourgs, jeunes fondamentalistes barbus, identitaires aux crânes rasés.

Il pensa à ce chanteur à la voix usée du siècle dernier et fredonna ses paroles:

Les loups ont envahi Paris.
Attirés par l´odeur du sang
Il en vint des mille et des cents
Faire carouss´, liesse et bombance
Dans ce foutu pays de France

Pourtant, même les loups respectaient une sorte de trêve de Dieu. Les cœurs les plus trempés ne pouvaient rester insensibles à la beauté de ces avenues minérales.

Chacun sentait en lui l’immense fierté d’appartenir à la nation qui avait bâti cette cité de pierre blanche. Mais derrière la fierté pointait un arrière-goût amer. Cette richesse rendait leur dénuement encore plus cruel.

Pourtant, rapidement, la douce chaleur des astres d’hiver écarta cette amertume de cœurs rendus plus légers par la lumière. Un peuple se sentant soudain l’héritier d’une grande nation.Pendant quelques heures, le temps fut comme suspendu. On aurait presque pu croire que les choses allaient s’arranger, qu’avec la fin des zones spéciales, le pays se réconcilierait enfin avec luimême.

Au milieu de la foule joyeuse, le pas de Solange Patureau avait pris une allure de promenade. Elle respirait soudain un air plus pur que celui de son quartier.

En franchissant l’octroi désaffecté, elle ressentit un frisson mêlé d’inquiétude et de bonheur sans savoir si c’était le mordant du froid, le bleu trop vif du ciel, l’orgueil ou simplement l’attente. Longtemps, elle avait cru qu’elle s’en irait sans revoir le café de son premier rendez-vous avec celui qui allait devenir son mari. La première fois qu’ils l’avaient fait, il lui avait dit:

— J’ai envie de mourir, plus jamais nous ne pourrons être aussi heureux.

Elle pensait à lui en marchant dans les rues, les yeux embués de bonheur. Comment avait-elle pu rester si longtemps loin de cette beauté si proche dont la seule contemplation donnait le courage d’affronter l’avenir? Le peuple qui avait construit cette ville ne pouvait être devenu ce ramassis de miséreux.

Elle marcha jusqu’à la Comédie française qui tenait une place à part dans son cœur, c’est au Nemours que Jean avait fixé leur premier rendez-vous. Elle avait vingt ans et étudiait en lettres modernes à la Sorbonne. Lui en avait vingt-trois et faisait son droit à Assas.

Elle se laissait porter par la foule qui envahissait les rues. Le cœur de la ville battait à nouveau entre Rivoli et Opéra, comme si un sang neuf eut afflué de toutes parts par les majestueuses trouées. Un rai de bonheur passa sur son visage. Non seulement le Nemours était toujours là, mais il était plus élégant que dans son souvenir. Elle s’installa à une table comme l’aurait fait une riche étrangère visitant Paris. Il est vrai qu’il n’y en avait plus beaucoup, la plupart avaient disparu, refusant de partager l’offrande de pierre somptueuse et fière. Comme si, en envahissant la ville, les zonards la rendaient à tout jamais laide et sans intérêt. Peu importe, se ditelle, pour la première fois depuis des années, Paris est rendu aux Parisiens.— Un chocolat chaud, s’il vous plaît! demanda-t-elle au garçon.

Les prix étaient exorbitants, mais elle voulait s’offrir ce plaisir, ne serait-ce qu’une seule fois. Chacun pressentait que les jours à venir seraient terribles. Cette belle journée rappelait l’œil du cyclone: cet étrange instant suspendu où l’on croit que la tempête s’apaise alors qu’elle vous cerne de toutes parts, reprenant son souffle pour mieux fondre sur vous et vous broyer entre ses puissantes mâchoires, un intermède magique dont il fallait profiter tant les menaces se massaient à l’horizon. Quelque part, une ancienne porte s’était ouverte dans les couloirs du temps libérant les monstres enfouis au plus profond de nos cerveaux reptiliens.

Quand la grande tasse fumante arriva, elle vit à côté un petit financier.

— Cadeau de la maison, dit le serveur avec un sourire, aujourd’hui c’est un jour un peu spécial.

Elle approcha l’épaisse faïence de ses lèvres. Un parfum amer de cardamome et de cacao la plongea aussitôt dans un doux ravissement, une bouffée de nostalgie presque douloureuse: des caillots de mémoire venus de cette époque bénite où la ville n’était qu’insouciance, calme et bonheur.

Juin 1989, elle marchait dans les rues, jeune et belle, les regards des hommes s’attardaient sur ses vingt ans. Personne n’imaginait alors ce que Paris deviendrait. Non, personne n’aurait pu imaginer cela.

Elle respira les arômes épicés, l’amertume légère du chocolat la pénétra d’une ivresse raffinée. Une bouffée de bonheur dont elle se rappellerait plus tard avec un sentiment horrifié, à l’issue de cette longue, très longue journée.

Elle ferma les paupières pour mieux apprécier l’intensité capiteuse de la tasse crémeuse. Une sensation enivrante, comme une clef ouvrant les coffres oubliés de sa mémoire. Elle n’était plus une vieille taupe crevant de faim dans un deux-pièces glacé d’Aubervilliers, mais une étudiante aux beaux yeux limpides vêtue d’une robe légère en coton imprimé.

Jamais Paris ne fut si éblouissant que cet été-là. Elle avait vingt ans. Une jeune femme sur laquelle se retournaient les hommes dans la douceur complice d’un beau mois de juin. La vie devant soi.C’était la fin de l’année universitaire. Les examens terminés, Paris promettait un bel été de terrasses ensoleillées, de filles en jupes audessus du genou. Jamais elle n’avait été plus belle qu’en ces instants, réalisant le pouvoir de son corps sur le désir des hommes. Elle l’avait rencontré près de la machine à café. Le genre barbe de trois jours et regard ténébreux. Il l’avait observée à distance, son gobelet de café tiède à la main.

Les étudiants parlaient des évènements en Chine, de l’Europe de l’Est, pressentant vaguement que le monde était à l’aube d’un bouleversement majeur. Elle l’avait trouvé beau, mais ce n’était pas l’avis de Stéphanie, sa meilleure amie. Il avait joué l’indifférent alors sous prétexte de s’inscrire en droit, elle lui avait extorqué son téléphone, se plaignant que Lettres modernes ne menait à rien. Il fumait des Gauloises blondes et buvait trop de café. De belles mains, un regard qui avait fait baisser le sien. Il l’avait appelée le soir même, affirmant vouloir la revoir. Elle marchait dans la rue inondée de cette lumière des longues soirées que Paris n’offre qu’en juin: une jeune fille résolue à vivre une vie magnifique.

Le passé ne meurt jamais tant qu’on persiste à en entretenir la mémoire, un temps éternel qui ne disparaîtra qu’avec nous. Tant que son cœur continuera à battre, personne ne pourra l’empêcher de se souvenir de ces moments merveilleux.

Les vannes du tumultueux fleuve du passé grandes ouvertes, les souvenirs affluaient à la surface de sa mémoire. Elle n’en tirait que les meilleurs instants, une marée douce, bénéfique: sa chambre de bonne sous les toits, rue Monsieur-le-Prince, les murs biscornus, le lit trop étroit, leur première nuit d’amour, incapables de compter combien de fois ils l’avaient fait, le corps de l’autre comme un continent inconnu, un monde nouveau à explorer sans relâche. Baisers voraces et fous rires, cachés sous la couette. Les surnoms aussi mignons que ridicules qu’on se donne. Jamais Sabine n’avait rien éprouvé de semblable.

La première fois, elle avait jeté ses bras autour du cou en le serrant sauvagement, le visage enfoui dans l’odeur de cuir de son blouson, fermant fort les yeux d’où coulaient des larmes. Quand elle s’était écartée pour les essuyer du revers de la main, elle avait dit:je ne pleure pas tout le temps. Il avait éclaté de rire en disant: j’espère bien.

Être amoureuse rendait bête, mais c’était si doux de régresser ainsi. Coucher ensemble à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, se promener au bord de la Seine, la tête sur son épaule, s’embrasser sur les ponts au moment où le soleil se lève, offrant sa lumière argentée au fleuve.

Être les premiers clients des boulangeries quand resplendit la clarté blanche de l’aube. Ces croissants brûlants que l’on déchire en amoureux, flânant le long des quais déserts. La respiration douce et nonchalante de la ville blonde qui s’éveille, le silence du petit jour, les pas des marcheurs résonnant sur le pavé.

Il lui semblait que c’était trop, qu’elle étouffait de bonheur, prononçant son prénom avec une ferveur presque douloureuse. La vie comme une longue dérive à deux, l’être aimé à ses côtés, son ombre tiède, son souffle chaud, passionné, fébrile, son visage comme un lent refuge. Les tumultueux baisers, sa langue enrobante, mouillée, agile. Sa salive chaude. Les scènes aussi, les pleurs parfois. Les réconciliations sur l’oreiller dans la chaleur voluptueuse des draps, plonger dans le corps de l’autre, comme dans un lac d’été. Les glaces Berthillon sur l’île Saint-Louis. Marron glacé, sa préférée. Stèph qui fait la tête parce qu’elles ne se voient plus, qu’elle n’a plus de temps pour elle, jalouse de cet intrus prenant soudain trop de place, toute la place. Elle qui s’en fout, sentant que l’amour d’un homme la rend plus forte, plus déterminée, plus belle, que son existence prend une épaisseur nouvelle, une densité particulière, pleine de cette énergie qui vous métamorphose.

De tout cela, il ne restait plus rien, juste cette ville congelée au bord du gouffre. L’odeur du sang et de la guerre qui vient. Et cette solitude de vieille, dont elle crevait plus sûrement que de toutes les privations. À un moment, le pays s’était trompé et avait fait fausse route.

Elle resta longtemps devant sa tasse vide tâchée de brun, les yeux ailleurs, caressant de ses doigts secs le flanc de faïence froide,fixant le va-et-vient des clients comme si elle espérait croiser les fantômes de son passé.

Elle mordit dans son dernier morceau de pâtisserie et regarda par la vitre, se demandant si c’était bien à elle que tout cela arrivait, s’il y avait bien une vie réelle dans laquelle les gens se promenaient dans les rues de Paris et entraient dans des cafés bruyants.

CHAPITRE 25

La foule qui traînait dans les rues avait encore enflé: des charrettes; des vendeurs de merguez, de marrons; des camelots proposant tout et n’importe quoi dans une odeur de maïs grillé; des familles portant leurs gossesendormis; des tapins affluant des faubourgs, fiers de leurs jeunes organes rôdant à la recherche des touristes disparus. Ceux-là mêmes qui avaient filé en direction des aéroports.

Toute la basse prostitution des quartiers pauvres tenue à l’écart de la ville par les écluses humaines des octrois sortait de gourbis sentant la bière éventée, la pisse de travelos et la ganja pour se répandre dans le centre-ville.

Depuis le tournant de l’après-midi, la lumière n’avait plus aucune chaleur. Les couleurs semblaient avoir déserté le monde. De lourds nuages aux formes fantastiques annonçaient la fin prochaine de l’intermède festif.

Deux Narvalos dansaient sur le trottoir avec une solide blonde aux joues cramoisies. Une bouteille à la main, ils bousculaient les gens avec des colères de bêtes captives qu’on vient de détacher. Des camées aux yeux étranges frôlaient les passants dans une odeur de mauvais alcool. D’autres, déjà soûles, cuvaient, accroupies comme des chiennes. Des voix brûlées par la gnôle, des bris de verres éclataient sur le trottoir, des altercations de souteneurs avinés surveillant leur bétail humain ou se disputant une bonne place pour leurs gagneuses. Des couples éphémères se formaient, disparaissaient dans des ruelles floues trempées d’obscurité.

Rongé par l’inquiétude, Landry hâtait le pas pour aller gare Saint-Lazare. L’école de Pierre fermait, faute demoyens, d’enseignants, de nourriture. L’argent se raréfiant, un par un, chaque rouage de la grande machine sociale se grippait. Un sociologue prétendit que les consignes de grève n’expliquaient qu’en partie cet effondrement:

— C’est par lassitude que ceux qui faisaient tourner le pays ne se sont pas levés ce matin. Usée par les crises, la France autrefois riche et productive a compris que tout cela ne servait plus à rien. Ce n’est même pas une révolte, juste un retrait, le désengagement d’un peuple laminé par des années de privation. Une désertion faite de méfiance et d’insoumission, comme celle du manœuvre découragé qui jette sa pelle, enfile sa parka pour rentrer chez lui, la mine basse et les mains dans les poches.

Le ciel s’était couvert. Sans police, Landry craignait le pire. Avec le soir, une sale ambiance s’infiltrait dans les rues, remplaçant la légèreté qui régnait depuis le matin. Une étrangeté tragique enveloppait la ville comme ces ciels noirs quand le vent tourbillonne avant l’orage. Des groupes désœuvrés se formaient. Dans le métro, peu de rames circulaient et les haut-parleurs annonçaient une grève illimitée dans une cohue indescriptible.

À trois cents mètres à peine, Madame Patureau consulta sa montre, plus qu’une heure de jour. Si elle avait continué, elle aurait croisé Landry et les choses auraient sans doute pu être différentes. Mais elle se sentait percluse de fatigue et voulait juste rentrer. La moindre pensée l’épuisait. Les gens s’en retournaient chez eux. La faune commençait à changer. La station de métro du Quatre-Septembre étant fermée, elle prit la rue de Richelieu qu’elle ne reconnut pas. Elle décida alors d’emprunter un raccourci dont elle se souvenait. Elle se trompa de chemin, les rues étaient identiques avec leurs immeubles taillés dans ce calcaire blanc dont on fait les tombeaux. Elle crut reconnaître un carrefour, coupa à travers un lacis de ruelles, se perdant un peu plus. Il lui fallait rentrer. Les rues se ressemblaient toutes, des travaux avaient modifié les repères du passé.

Dans sa tête, les choses devenaient confuses et pénibles. La capitale était devenue une ville étrangère dont l’image se reflétait dans sa mémoire comme dans un miroir brisé. Après vingt minutesde marche, elle dut se rendre à l’évidence. Elle s’était encore trompée à un embranchement.

Dans un bruit de tonnerre, des tenanciers de cafés tiraient leurs rideaux métalliques. Des groupes d’individus se formaient, des voix murmuraient dans la pénombre. Une foule d’ombres vagues et chuchotantes. Elle sentit un début de panique dans sa poitrine. Elle était folle de s’être aventurée aussi loin.

À mesure qu’elle avançait dans les tranchées des rues, elle remarquait des groupes. Était-ce des curieux cherchant comme elle le chemin de leur foyer? À l’asphalte irrégulier sous ses semelles, elle devinait qu’elle avait quitté la zone sécurisée. Un piétinement confus se pressait dans les venelles sombres. Elle se sentait vulnérable, déplacée: une intruse. Ce sentiment l’agaça. Un comble dans la ville où elle était née. Mais où était-elle donc? La plupart des plaques de rue avaient été volées. Les frôleurs venaient du centre de Paris, des individus rentrant chez eux après avoir fêté cette journée exceptionnelle.

Elle fit demi-tour sans savoir si c’était la meilleure chose à faire. Des hommes tristes faisaient la queue sur le trottoir défoncé. Derrière le mur, elle imaginait une odeur fade de maison d’abattage. Plus loin, il y avait des travaux et pas mal de poussière dans les rues. La tête si lourde qu’elle avait l’impression qu’un ouvrier venait d’y couler un bloc de plomb en fusion. Elle voulait retrouver son petit immeuble lépreux d’Aubervilliers, cadenasser sa porte avec la barre d’acier, s’allonger sur le couvre-lit et dormir… dormir.

Les passants se faisaient plus rares. Le bruit de ses pas dans la nuit. Des hommes seuls la dévisageaient sans gêne, des regards narquois devinant sa détresse. Toute hésitation pouvait la trahir, la perdre. Marcher avec assurance, faire comme si elle habitait par là, prendre les rues avec détermination, sans hésiter, sans même savoir si ses pas l’éloignaient un peu plus de chez elle. Des voies sombres où pas une fenêtre des façades ne s’éclairait. Elle était épuisée et avait mal partout.

Sur un trottoir, des silhouettes conspiraient dans l’ombre, s’agençant avant de se séparer. Des spectres glissaient dans les rues comme dans un cauchemar.À cause du désordre créé par l’ouverture des octrois, toute la vase de la banlieue remontait à la surface. Elle n’était jamais venue par ici, n’imaginait même pas que ce pût être pire que dans son quartier, un ailleurs rempli de spectres sortis tout droit des zones inférieures de l’enfer.

C’est en tournant dans une ruelle qu’elle eut vaguement conscience d’une présence derrière elle. Rien de concret, ni mouvement d’ombre, ni respiration, juste le sentiment périphérique d’un regard malveillant posé sur elle.

Elle pensa avec la chair de poule aux cauchemars de son enfance quand elle se réveillait en sueur au milieu de l’épaisseur de la nuit, les draps trempés en hurlant: Il y a quelque chose sur mes pas, une créature étrange aux doigts aussi glacés que des tiges après le gel, ne la laissez pas m’attraper. La créature se tenait derrière elle. Une horreur sacrée venue des confins glacés de l’univers.

Généralement, son cauchemar prenait fin au moment exact où elle se retournait, mais cette fois-ci, il ne se dissipait pas comme dans ses rêves d’enfant, il prenait de l’ampleur, rongeait tout son esprit. Une bête malfaisante.

Elle s’obligea à prendre une profonde inspiration pour se calmer. Des doigts brûlants s’enfoncèrent dans ses yeux, elle faillit hurler avant de se rendre compte que ce n’était que sa sueur. C’est à ce moment précis qu’elle sentit la présence se rapprocher et qu’elle se retourna.

CHAPITRE 26

Lorsque les Athéniens ne voulurent plus contribuer à la société, mais essentiellement recevoir de la société, lorsque la liberté qu’ils souhaitaient consistait à être libérés de toute responsabilité, alors Athènes cessa d’être libre.
Edward Gibbon

Le lendemain, le temps s’était remis au gris. La ville baignait dans une lumière pâle comme la chambre d’un mourant. Passée la joie de la belle journée de printemps où toute la banlieue avait déferlé sur le centre de la capitale, la réalité reprenait ses droits. Paris s’était réveillée avec une gueule de bois monumentale et des rues jonchées d’immondices comme ces débris qu’abandonnent les marées d’équinoxe sur l’estran.

La télévision n’émettait que par intermittence, les réseaux téléphoniques et internet étaient en rade. Dans les entreprises, les administrations, une grande partie du personnel manquait à l’appel sans que l’on sache si ceux-là étaient en grève, s’ils n’avaient pu venir faute de moyens de transport ou s’ils avaient fui la capitale.

RTL rapporta de nombreux accrochages entre milices identitaires et islamistes en pleine ville. Sciences Po, rue Saint-Guillaume, et le Grand Orient de France, rue Cadet, avaient été incendiés pendant la nuit par des groupes indéterminés.

Plusieurs quartiers musulmans étaient en ébullition. Les tentatives pour former un gouvernement d’union nationale échouèrent en raison de la volonté de Rempart de dissoudre l’Assemblée nationale et de faire passer le prisonnier de l’Élysée en cour martiale.

Il apparaissait clair que Rochebin misait sur l’aggravation de la crise pour se poser en ultime recours. Dans la course à la guerrecivile qui se jouait depuis des années, les identitaires avaient décidé de prendre l’initiative pour éviter d’être submergés sous le nombre par la démographie. Les théologiens salafistes n’avaient-ils pas annoncé la couleur en expliquant publiquement que le monde se divisait en Dar al-Islam, ou domaine de la soumission à Dieu, et Dar al-Harb, le domaine de la guerre? Et l’Europe appartenait clairement au domaine de la guerre.

Les grilles du métro étaient baissées, la grève illimitée annoncée la veille se poursuivait. Personne n’imaginait alors qu’elle ne prendrait jamais fin. Tout ce qui portait un uniforme et détenait une parcelle d’autorité s’était volatilisé.

Un peu comme si une maison rongée par des termites depuis des années s’effondrait un beau matin dans un nuage de poussière grise à la stupeur de ses occupants: rien n’est plus surprenant que l’inéluctable quand il met trop longtemps à se produire.

Tom Bennett, le correspondant du New York Times, parla d’un sentiment de sidération, employant le premier l’expression de Collapse Day qui fit fureur à l’étranger. Seuls de rares observateurs lucides de la société française avaient anticipé la gravité des fractures sociétales. L’un d’eux, envoyé du quotidien De Telegraaf, titra: La France rattrapée par la réalité.

La fin des octrois refermait une étrange parenthèse. Comment avait-on cru préserver cette bulle de prospéritéau centre du chaos? L’effondrement n’était que le terme logique d’un lent et inéluctable processus de désintégration: l’avis officiel de décès de ce cher vieux pays comme le rappelait Boris Smernov, le chroniqueur francophile de Novaya Gazeta.

Au regard de l’aggravation rapide de la situation, les ambassades étrangères évacuaient en urgence leurs ressortissants. Des correspondants de guerre utilisaient des fixeurs pour filmer les violents combats qui faisaient rage. Des flots de réfugiés fuyaient les quartiers assiégés. Aux frontières, des colonnes de réfugiés commençaient à affluer sous l’œil des caméras des chaînes de télévision. Les reportages diffusés sur CNN, Fox News et Al Jazeera montraient des visages de civils européens fixant les caméras avec stupeur. Des regardsmarqués par la fatigue et la peur qui rappelaient les images en noir et blanc de la débâcle de juin 1940.

Le premier journaliste tomba rue de Flandre sous les balles d’un sniper: un Canadien de Montréal travaillant en free-lance pour BBC World News et CBC News qui venait d’envoyer le texte suivant:

«D’intenses affrontements font rage entre milices rivales. L’évacuation des ressortissants étrangers s’accélère. Après l’enlèvement et le viol d’une touriste cette semaine par un groupe armé et la découverte il y a deux jours du cadavre d’un diplomate américain décapité par un groupe djihadiste, les États-Unis ont annoncé des vols spéciaux pour évacuer les derniers Américains bloqués dans la capitale française.

Face à l’aggravation de la situation, le chancelier de la République fédérale allemande a annoncé l’évacuation du personnel de son ambassade. Le Royaume-Uni, le Japon et la Russie ont également fermé leurs représentations et évacué leurs diplomates.

L’ambassade du Qatar, tout comme celle des Émirats, devrait rester ouverte. “Rester en France signifie jouer un rôle sur les questions géopolitiques les plus importantes de ces prochaines années: la paix, la sécurité des communautés musulmanes et la question de la dette” a justifié l’émir du Qatar.

La dégradation de la situation est survenue après deux jours de relative accalmie alors que de violents combats ont repris dans certains quartiers périphériques tenus par les mouvements djihadistes.

Certains analystes évoquent le spectre d’une bataille d’Alger au sujet des affrontements entre paramilitaires et djihadistes dans certains territoires perdus de la République».

La carte illustrant le reportage, où Lille et Marseille avaient été interverties, fit beaucoup rire les spectateurs qui connaissaient un peu la France. Chaos et sidération étaient les termes les plus fréquemment utilisés pour qualifier la situation française, les autres étaient somalisation, intifada, pogrom, cellules islamistes dormantes, djihadisme.

Les chancelleries des pays voisins étaient prises de vertige face à ce conflit civil majeur qui faisait craindre la création d’un vaste vide étatique au cœur de l’Europe, sans compter les flots de réfugiés sepressant aux frontières et les risques de contagion au sein de communautés musulmanes majoritaires dans de nombreuses capitales européennes.

Dans un éditorial remarqué, et qualifié de courageux par certains commentateurs lucides, Hans Glück, le correspondant allemand du Frankfurter Allgemeine Zeitung souligna la part de responsabilité de son pays dans l’effondrement économique français:

«Il est tentant de voir dans le chaos français le résultat de plusieurs décennies de choix politiques désastreux, mais cette vérité ne saurait dédouaner des voisins qui, comme l’Allemagne, profitèrent de cette faiblesse pour tailler des croupières aux secteurs industriels français encore debout, aggravant ainsi l’effondrement économique de la France.

Une indéniable “mauvaise joie” habite le cœur de certains de mes compatriotes: une Schadenfreude de voir enfin la “Grande Nation” humiliée. Mais ne nous voilons pas la face, nous ne sommes pas pour rien dans cette situation et nous ne sommes pas à l’abri des violents affrontements intercommunautaires qui ravagent notre voisin et qui, demain,peuvent s’étendre de l’autre côté du Rhin».

Avec la fin du cordon de protection qui défendait le centre de la capitale, Paris venait d’être réunifié par le fer et le sang. De nombreux cadavres furent retrouvés dimanche matin après cette nuit martyre. Égorgés, fracassés à coups de barre de fer, le crâne éclaté et la colonne brisée comme du verre.

Dans l’euphorie de la journée ensoleillée de samedi, des flâneurs s’étaient égarés dans des quartiers qui leur étaient aussi étrangers que pouvait l’être Alger ou Rio. Ceux qui avaient connu le Paris d’avant s’étaient perdus, trompés par leur mémoire.

Parmi les corps ramassés au petit matin dans le caniveau, personne ne fit attention à celui de Solange Patureau. L’homme trapu qui chargea sa dépouille dans le vieux fourgon de la morgue remarqua juste le sourire d’apaisement sur son visage. Une vieille femme soulagée de quitter enfin ce monde. Le bref rapport de police précisa: égorgement avec un objet tranchant de type cutter; ajoutant le vol au motif du crime, car ellene possédait rien sur elle. Le rédacteur ignorait que le voleur ne s’était emparé que de la monnaie d’un chocolat épicé, mais il mentionna une dent en or arrachée et l’annulaire gauche sectionné. Solange Patureau n’emporterait pas au Père-Lachaise le dernier souvenir de son mariage. Son corps vint grossir un amoncellement de cadavres entassés entre deux allées proches du Mur des Fédérés.

Les manœuvres qui empilaient les corps constatèrent avec soulagement que, grâce au froid mordant, l’odeur restait supportable. En raison du grand nombre de cadavres et des difficultés d’identification, les anonymes finirent dans des fosses communes enrichissant la terre fertile du vieux royaume de France.

Vers le métro Convention, Landry reconnut deux collègues de Lucas qu’il connaissait de vue. Habillés en civil, les flics rasaient les murs en fixant le bout de leurs chaussures, animés par le seul souci de ne pas se faire remarquer. Ce qui le choqua le plus fut cette bassesse et cette mauvaise trouille qui rodaient sur leurs visages.

Quand il referma la porte palière, Mona dormait dans sa chambre. Elle traîna toute la matinée en chaussettes sous la couette. Sans maquillage, on lui donnait seize ans.

Il regarda I-Télé. La Sorbonne était en flammes et plusieurs musées étaient attaqués par des groupes armés indéterminés. Aux rapines avait succédé une mise à sac systématique de la ville. Des exactions contre les civils étaient rapportées. Rempart accusait les djihadistes, qui accusaient les groupes paramilitaires identitaires.

Vers onze heures, la diffusion s’interrompit dix minutes puis reprit. Pierre mit la table quand Lucas rentra. Les trois colocataires et Pierre se retrouvèrent pour déjeuner. Tous crevaient de faim, mais aussi d’inquiétude.

— Ils disent quoi sur I-Télé? demanda Landry.

— Les casernes sont vides, répondit Lucas, pour les administrations. Tous partis du jour au lendemain en emportant tout ce qu’ils pouvaient: armes, munitions, imprimantes, ordinateurs…

— Et du côté de Rempart?

— Rochebin veut juger le président pour haute trahison, des listes de traîtres appelés collabos circulent. Il veut s’installer à l’Élysée,mais il n’y a plus ni budget, ni administration, ni armée sur lesquels s’appuyer: une tête sans corps.

— Donc, si je résume, on est dans une merdenoire?

— Des voitures piégées ont explosé devant plusieurs églises en banlieue nord, les civils sont harcelés et des accrochages ont lieu avec Rempart. Sans compter que des quartiers ont proclamé la charia. Rien qu’en Seine-Saint-Denis, il y aurait déjà des centaines de morts. T’es vraiment sûr que tu veux pas finir les pâtes?

— Non vas-y. Tu tiens ça d’où? Ils n’en parlent pas sur Inter.

— France Inter a toujours minimisé les affrontements intercommunautaires, dit Lucas, Alex a des potes chez Rempart.

— Logique dans un sens, ils veulent la charia depuis toujours.

— Alex pense que Rochebin va lancer ses troupes d’assaut sur les zones islamistes pour tester les défenses des barbus.

— Ils feraient mieux d’assurer la sécurité des rues, râla Mona.

— Pour lui, l’urgence n’est pas la criminalité de droit commun, mais le sécessionnisme islamiste. Les Bédouins auraient reçu des armes de l’étranger, c’est pour ça que Rempart a décidé d’agir vite.

— Les pays du Golfe?

— Personne ne sait vraiment, mais du matos flambant neuf alors que Rempart doit se contenter des vieux coucous de l’armée.

Lucas racla la sauce bolognaise dans le plat.

— Sans police ni armée, la situation va vite se dégrader. Une fosse aux lions. Bientôt, il n’y aura plus rien à bouffer. Le ventre vide, le meilleur des hommes devient une hyène enragée.

Les autres regardaient Lucas, l’air pas rassurés.

— Pendant la nuit, la porte de l’immeuble a été fracturée, ajouta Landry, j’ai fait une réparation de fortune, mais n’importe qui peut pénétrer dans la cage d’escalier d’un simple coup de pied.

Mona pensive faisait rouler entre ses doigts un bout de mie de pain pour lui donner la forme allongée d’un ver grisâtre.

— Il faut se barrer tant que c’est encore possible, dit Lucas.

— Pour aller où? questionna Landry.

— T’aspersonne à la campagne? Tu m’avais parlé de ton père.

— Sois sérieux Lucas, tu sais à combien c’est, les Alpes ? Plus de six cents bornes. On les faitcomment?

— Il faut trouver une caisse! dit Lucas.Fuir Paris était soudain devenu un désir violent, une évidence.

— Et ta Peugeot de service? demanda Landry.

— Impossible, Alex a les clefs. De toute façon, elle est trop pourave pour un long trajet. Elle tombe sans arrêt en rade.

Landry pensait au monospace de Madame Patureau.

— Je connais bien une dame qui possède un Picasso tout neuf.

— Exactement ce qu’il nous faut, s’emballa Lucas, c’est grand ces trucs. Après, reste quand même le problème de l’essence.

Landry chercha les yeux de Mona qui s’acharnait sur un autre morceau de pain qu’elle évidait avec le pouce et l’index. Elle évitait son regard et se leva, prenant prétexte de débarrasser la table pour aller en cuisine. La conversation tournait toujours autour du carburant.

— De l’essence, Mona en a bien un peu, lâcha Pierre.

Mona fusilla l’adolescent d’un regard noir. Elle croisa les bras, sur la défensive: pour qui se prenait ce morveux?

— En quoi ça me concerne? Vous vous tirez, je rentre chez mon père.

Elle éventra un paquet de cigarettes, prit une clope, la mit du mauvais côté et alluma le filtre avant de la jeter dans son assiette d’un air excédé. Elle n’avait aucune envie de s’embarquer sur des routes transformées en coupe-gorges en abandonnant son père à Nanterre.

— Alors, vends-nous un peu d’essence, osa Landry.

Il la sentait travaillée par une grande tension intérieure.

— Laisse, soupira Lucas, de toute façon, nous n’avons pas les moyens de la lui acheter.

Vexée, elle avait foncé droit sur la table.

— Tu dis ça parce qu’une pute ne pense qu’au fric, c’est ça? Les jerricans sont chez mon père. S’il vient, je fournis l’essence: quarante litres.

Lucas esquissa un sourire, il l’avait eue à la fierté.

— Même en faisant gaffe, c’est pas assez, dit Landry

— On complétera en route, répondit Lucas, l’important est de foutre le camp, tu sais combien de corps ont été retrouvés ce matin ?

— Europe 1 parle de trois cents victimes.

— Les chiffres officiels sont bidonnés pour éviter une panique. La préfecture parle de plus d’un millier…

— Mille! Putain de merde…

— Alors onpart quand? demanda Mona.

— Tu voulais pas partir, et maintenant tu tiens plus en place, se moqua Lucas, on bouge cette nuit si on peut.

Il y eut un long silence. Chacun pensait à la même chose. La guerre civile qui se profilait depuis des années venait de commencer.

Selon BFM TV, des bandes bloquaient certaines cités sans que l’on sache s’il s’agissait de groupes d’autodéfense ou de gangs. Les octrois à peine disparus, de nouvelles barrières se mettaient en place comme au Moyen-âge, quand des seigneurs instauraient un droit de passage sur leurs terres.

L’ombre qui s’étendait sur le pays gagnait chaque jour en puissance. Les nouvelles alarmantes évoquaient des exactions, des affrontements à l’arme lourde près de quartiers infestés de salafistes.

— Ce soir, ça va être chaud. La perspective du pillage va attirer toute la racaille des cités. Plus tard, ça se calmera. Après les viols et l’alcool, les cousins seront mûrs.

Entre deux standards de jazz, France Inter évoquait l’attaque de plusieurs commissariats en Seine-Saint-Denis et dans le Val-d’Oise et des barrages sauvages sur les axes routiers autour des grandes villes.

— Le retour des coupeurs de routes et des bandits de grand chemin. Les miliciens de Renaissance & Partage affirment qu’ils débloqueront les rues si la police en est incapable. Tu vois le bordel qui s’annonce…

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